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Guy Mannering/5

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 49-54).


CHAPITRE V.

LE LAIRD.


Vous avez fait paître sur mes domaines, pillé mes parcs, et coupé le bois de mes forêts, volé le linge de ma maison suspendu à mes fenêtres ; vous m’avez enlevé toutes mes marques de distinction, ne me laissant que l’opinion des hommes, et le sang de mes veines pour montrer au monde que je suis un gentilhomme.
Shakspeare. Richard II.


Lorsque la barque qui portait le capitaine l’eut mis à son bord, les voiles commencèrent à s’enfler, et le vaisseau à prendre le large. Il tira trois coups de canon pour saluer le château d’Ellangowan et, toutes ses voiles déployées, prit le vent qui soufflait de terre.

« Ah, ah ! dit le laird qui avait cherché Mannering quelque temps, et qui venait de le joindre, les voilà partis, les voilà partis, les libres négociants ; le voilà parti le capitaine Dirk Hatteraick, et la Yungfraw Hagenslaapen, moitié Mankois[1], moitié Hollandais, moitié diable ! Baissez le beaupré, hissez la grande voile, celle des huniers et du perroquet, du kakatoès et des grecques[2] ; et le suive qui peut ! Ce gaillard, monsieur Mannering, est la terreur de toute l’excise et des croiseurs de la douane ; ils ne peuvent rien contre lui ; il les bat ou les désarme ; mais en parlant d’excise, je viens vous chercher pour déjeuner ; et vous allez prendre du thé, qui… »

Mannering savait que les idées du digue M. Bertram se succédaient sans aucune suite,

Comme des perles d’Orient
Qui tomberaient à tout venant.


En conséquence, avant que leur cours l’eût emporté plus loin, il l’arrêta par quelques questions sur Dirk Hatteraick.

« Oh ! c’est un… un assez bon camarade, quand personne ne le tourmente, contrebandier quand ses canons forment son lest, corsaire, ou pirate même, lorsqu’ils sont montés. Il a fait plus de mal aux gens de la douane lui seul que tous les coquins qui viennent de Ramsay[3].

— Mais, mon cher monsieur, si tel est son caractère, je m’étonne qu’il trouve protection et encouragement sur cette côte. — Eh ! monsieur Mannering, le peuple veut avoir du thé et de l’eau-de-vie, et on ne s’en procure dans le pays que par cette voie, et c’est un compte bientôt réglé : on vous laisse devant votre porte un ou deux barils d’eau-de-vie, et une douzaine de livres de thé, au lieu qu’il faudrait recevoir, à la Christmass[4], un diable de long mémoire de Duncan Robb, l’épicier de Kippletringan, qui demande de l’argent comptant ou un billet à courte échéance, tandis qu’Hatteraick prend du bois, des planches, de l’orge ou tout ce qu’on lui donne. Et je veux vous raconter une bonne histoire sur cela : il y avait une fois un laird, c’était Macfie de Gudgeonford ; il avait un grand nombre de poules de redevance, ce sont celles que les fermiers paient à leur propriétaire, c’est une espèce de rente en nature ; mes poules sont toujours en bien mauvais état, Luckie Finniston m’en a envoyé trois la semaine dernière qui faisaient honte à voir, et cependant elle a douze bows en semence pour les nourrir ; en vérité, son mari, Duncan Finniston… il est parti de ce monde. Nous devons tous mourir, monsieur Mannering, c’est une grande vérité, et en parlant de mourir, vivons en attendant, car voici le déjeuner sur la table, et Dominie prêt à dire le benedicite. »

Dominie prononça donc une prière qui excédait en longueur toutes les paroles que Mannering lui avait entendu dire jusqu’ici. Le thé, qui venait naturellement de la cargaison du noble capitaine Hatteraick, fut déclaré excellent. Mannering fit entendre, mais avec la délicatesse convenable, le danger qu’il y avait à encourager des hommes d’un tel caractère ; « ce ne serait que dans l’intérêt de l’excise que je supposerais… — Ah ! les gens de l’excise ; » car M. Bertram n’embrassait jamais une idée abstraite ou générale, et dans son esprit considérait comme étant l’excise, les commissionnés, les surveillants, les contrôleurs, les officiers à cheval qu’il connaissait ; « les gens de l’excise peuvent faire attention à eux, personne n’a besoin de les secourir, ils ont des soldats pour les assister ; et quant à la justice, vous serez surpris de ce que je vais vous dire, monsieur Mannering : croiriez-vous que je ne suis pas juge de paix ? »

Mannering affecta l’air d’étonnement qui lui était ainsi prescrit, mais il pensa en lui-même que l’honorable tribunal n’était pas beaucoup à plaindre d’être privé du secours de son joyeux hôte. M. Bertram était maintenant sur un des sujets peu nombreux qui lui tenaient au cœur, et il poursuivit avec quelque énergie.

« Non, monsieur, le nom de Godefroy Bertram d’Ellangowan n’est point inscrit sur la liste des membres du dernier tribunal, quoiqu’il y ait à peine un rustre dans le pays ayant assez de temps pour employer une charrue qui ne puisse se rendre aux sessions trimestrielles, et écrire un J. P.[5] après son nom. Je sais à qui j’en suis obligé. Sir Thomas Kittlecourt a été assez bon pour me dire qu’il m’aurait fait nommer, si je n’avais pas voté contre lui à la dernière élection : et parce que j’ai préféré donner ma voix à mon sang, à mon cousin au troisième degré, au laird de Balruddery, ils me rayèrent de la liste des francs tenanciers ; et puis vint une nouvelle nomination de juges de paix, et je fus laissé de côté. Et ils prétendent que c’est parce que je laissais Davie Mac-Guffog, le constable, décerner les mandats, et conduire les affaires à son gré, comme si j’étais un homme de cire : mais c’est une pure calomnie, car je n’ai décerné que sept mandats dans ma vie, et c’est Dominie qui les a tous écrits ; et si ce n’avait été cette malheureuse affaire de Sandy Mac-Gruthar’s que les constables gardèrent deux ou trois jours dans le vieux château là-bas sur la hauteur, au lieu de l’envoyer dans la prison du comté, ce qu’il était juste de faire : cela m’a coûté assez d’argent. Mais je sais bien ce que cherche sir Thomas Kittlecourt, il voudrait bien me placer dans l’église de Kilmagirdle, comme si je n’avais pas plus de droits à être sur le devant de la galerie en face du ministre, que Mac-Crosskie de Creochstone, le fils de Deacon Mac-Crosskie, le tisserand de Dumfries ? »

Mannering reconnut la justice de toutes ces plaintes.

« Eh ! monsieur Mannering, il y eut encore une histoire au sujet de la route et du fossé du parc à moutons. Je savais que sir Thomas était derrière tout cela, et je dis clairement au clerc des arbitres que je voyais le pied fourchu[6], et qu’ils le prissent comme ils le voudraient. Un gentleman ou plusieurs gentlemen auraient-ils voulu établir et faire passer une route à travers le fossé d’un parc, et perdre ainsi, comme un agent le leur fit observer, deux roods de bon pâturage de bruyère ? Et il y a aussi l’histoire sur le choix du collecteur des taxes. — Certainement, monsieur, il est extraordinaire que l’on ait pour vous si peu d’égards dans un pays où, si l’on en juge par l’étendue de leur château, vos ancêtres ont dû jouer un rôle important. — Cela est vrai, monsieur Mannering ; je suis un homme simple et je ne fais pas attention à toutes choses ; et je dois même vous dire que je ne les retiens pas aisément dans ma mémoire ; mais je voudrais que vous eussiez entendu mon père raconter les combats de nos ancêtres les Mac-Dingawaies, qui sont les Bertram d’aujourd’hui, avec les Irlandais et les Highlandais qui vinrent d’Ilay et de Cantyre dans leurs berlings[7] ; comme ils allèrent à la Terre-Sainte, c’est-à-dire à Jérusalem et à Jéricho, avec leurs clans qui les suivaient ; ils auraient mieux fait d’aller à la Jamaïque, comme l’oncle de sir Thomas Kittlecourt ; et comme ils ont rapporté des reliques semblables à celles des catholiques, et un drapeau qui est en haut dans le grenier. S’il se fût agi de tonneaux de vin muscat ou de poinçons de rum, le domaine vaudrait mieux aujourd’hui. Il n’y a du reste qu’une petite différence entre la vieille maison de Kittlecourt et le château d’Ellangowan : je doute qu’elle ait une façade de quatre pieds. Mais vous ne déjeunez pas, monsieur Mannering, vous ne mangez point ce qui vous est servi ; permettez-moi de vous recommander ce saumon fumé, c’est John Hay qui l’a attrapé, il y aura samedi trois semaines, dans la rivière au dessus du gué d’Hempseed, etc., etc., etc. »

Le laird, que son indignation avait retenu pendant quelque temps sur le même sujet, se lança de nouveau dans ses phrases vagues et sans suite, qui donnèrent à Mannering le temps de réfléchir sur les désagréments de cette position qu’il regardait une heure auparavant comme digne d’exciter l’envie. Il voyait un gentilhomme campagnard dont le bon naturel semblait être la qualité la plus estimable, se tourmentant lui-même, et murmurant contre les autres, pour des motifs qui, pesés avec les maux réels de la vie, auraient paru bien légers dans la balance. Mais telle est la juste distribution de la Providence, elle assigne à ceux qui sont exempts de grandes afflictions, de petites vexations qui suffisent pour troubler la sérénité de leur vie, et chaque lecteur peut avoir observé que ni l’apathie naturelle, ni la philosophie acquise, ne peuvent rendre les gentilshommes de campagne insensibles aux désagréments qu’ils éprouvent dans les élections, les sessions trimestrielles et les assemblées d’arbitres.

Curieux de connaître les usages du pays, Mannering profita d’un moment de silence du bon M. Bertram, pour demander pourquoi le capitaine Hatteraick semblait avoir un si pressant besoin de cette Égyptienne.

« Oh ! c’était pour bénir son vaisseau, je suppose. Vous devez savoir, monsieur Mannering, que ces négociants sans patente, que la loi appelle contrebandiers, et qui n’ont aucune religion, ont en revanche de grandes superstitions, et qu’ils croient aux charmes, aux sortilèges et à d’autres absurdités semblables. — Vanité et pire encore ! dit Dominie ; c’est un trafic avec le mauvais esprit. Les sortilèges, les charmes, les talismans sont de son invention ; ce sont des flèches choisies dans le carquois d’Apollyon. — Tenez-vous en paix, Dominie, vous parlez toujours (disons en passant que c’étaient les premières paroles, excepté le benedicite et les grâces, que le pauvre homme eût prononcées pendant la matinée), monsieur Mannering ne peut dire un mot avec vous ! Et ainsi donc, monsieur Mannering, puisque nous parlons d’astronomie, de charmes, et d’autres choses semblables, avez-vous eu la bonté d’observer ce dont nous parlions hier soir ? — Je commence à penser, monsieur Bertram, de même que votre digne ami ici présent, que j’ai joué avec un instrument tranchant ; et quoique ni vous ni moi, ni aucun homme raisonnable, ne puisse ajouter foi aux prédictions de l’astrologue, cependant il est arrivé quelquefois que ses recherches dans l’avenir, entreprises par plaisanterie, ont souvent par leurs résultats produit des effets sérieux et désagréables sur les actions et les caractères ; je désirerais donc, vraiment, que vous me dispensassiez de répondre à votre question. »

On doit facilement penser que cette réponse évasive ne fit qu’irriter la curiosité du laird. Mannering, cependant, avait résolu dans son esprit de ne pas exposer l’enfant aux inconvénients que pouvait entraîner pour lui la connaissance d’une mauvaise prédiction. En conséquence il remit le papier entre les mains de M. Bertram, et l’invita à le garder pendant cinq ans sans briser le cachet, jusqu’à ce que le mois de novembre fût expiré. Lorsque cette date serait arrivée, il lui laissait la liberté d’examiner l’horoscope, certain que si cette époque se passait heureusement on n’aurait aucune croyance dans les autres prédictions qu’il contenait. M. Bertram fut obligé de se contenter de faire cette promesse, et Mannering, pour s’assurer de sa fidélité à la garder, le menaça des plus grands malheurs s’il négligeait ses avis. Le reste du jour que Mannering, sur l’invitation de M. Bertram, passa au château d’Ellangowan, n’offrit rien de remarquable ; et le lendemain au matin le voyageur monta sur son cheval, fit ses adieux avec politesse au laird hospitalier et à son ami le maître d’école, souhaita toutes sortes de prospérités à sa famille ; puis, tournant la tête de son cheval vers l’Angleterre, il disparut aux yeux des habitants d’Ellangowan. Nous le ferons disparaître aussi à ceux de nos lecteurs jusqu’à une époque plus avancée de sa vie, où il reparaîtra dans cette histoire.

  1. Manks, c’est-à-dire l’île de Man, située dans la mer d’Irlande, à égale distance des côtes d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande. a. m.
  2. Termes de marine. a. m.
  3. Ville de l’île de Man. a. m.
  4. Fête de Noël. a. m.
  5. Lettres initiales signifiant juge de paix. a. m.
  6. Le diable. a. m.
  7. Galères à demi pontées dont il est parlé dans la Légende de Montrose. a. m.