Aller au contenu

Gwen, princesse d’Orient/09

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 105-117).


IV


Sanda entra de son pas glissant dans la pièce où Mme de Penanscoët songeait, enfoncée dans les coussins d’un profond divan.

— Sa Hautesse Han-Kaï est de retour, ma princesse.

Nouhourmal se souleva en regardant attentivement la physionomie préoccupée de sa suivante. Celle-ci poursuivit en baissant la voix :

— Il s’est rendu tout à l’heure près de son père. Ils ont parlé du grand soulèvement qu’ils préparent… Mais Ajamil dit que Han Kaï avait une figure étrange, comme durcie, et qu’il y avait de la haine dans ses yeux, parfois, quand il les portait sur son père.

— Il a naturellement compris que c’était Ivor qui menaçait l’existence de sa femme, murmura la comtesse. Mais pourquoi ce second départ subit ? Est-il retourné là-bas ? Se serait-il passé quelque chose de défavorable pour la jeune femme ?

— Ajamil trouve que Sa Hautesse avait une physionomie très altérée, très changée, dit Sanda.

Nouhourmal secoua la tête, puis demeura un long moment pensive. Elle dit enfin :

— Il est temps que je lui parle… que je lui raconte tout. Ma vengeance est à point.

Un éclair de joie cruelle passa dans les yeux noirs.

— … Demain, j’irai le trouver. Après cela, Ivor de Penanscoët saura qu’une de ces femmes tant méprisées par lui a eu le pouvoir de détruire l’œuvre préparée depuis tant d’années, maintenant tout près de son aboutissement. Et il saura aussi… autre chose, qui le blessera dans la seule affection dont il ait jamais été capable.

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, quand Wou, le lendemain, entra dans la salle de laque rouge et informa son maître que la princesse Nouhourmal demandait à le voir.

Dougual donna l’ordre de faire entrer sa mère. Il se leva du fauteuil où il fumait, jeta sa cigarette dans un cendrier voisin et il fit quelques pas vers la porte, avec un empressement involontaire.

Qu’avait-elle à lui dire, cette mère si peu connue, qui l’avait averti du péril menaçant Gwen ?… qui savait peut-être d’autres choses encore ?

D’un coup d’œil, Mme de Penanscoët discerna sur la physionomie du jeune homme cette altération dont lui avait parlé Sanda. Elle demanda à brûle-pourpoint :

— Est-il arrivé quelque chose à Gwen ?

Dougual tressaillit et son visage se contracta.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que tu as la mine d’un homme qui souffre.

— Matériellement, il ne lui est rien arrivé… Mais nous n’en sommes pas moins deux malheureux… par la faute de…

Il n’acheva pas sa phrase, mais sa main s’étendait dans la direction du palais où habitait le comte de Penanscoët.

— Par la faute de ton père ? dit Nouhourmal.

Elle s’avança et mit ses doigts étincelants de bagues sur le bras de Dougual.

— J’ignore ce qui motive ta souffrance. Mais peut-être ce que je vais te dire changera-t-il la situation.

— Ce que vous allez me dire ? répéta Dougual. Quoi donc ?

Elle s’assit et Dougual rapprocha d’elle un siège où il prit place. Une attente anxieuse brillait dans les yeux du jeune homme.

— Il y a vingt-neuf ans, commença la comtesse, ma sœur Priamvara était unie au comte Riec de Penanscoët, et moi, le même jour, au frère cadet de celui-ci, Ivor.

« Un an plus tard, à quelques semaines d’intervalle, nous mettions chacune au monde un fils.

« À cette époque, le rajah de Pavala venait d’instituer comme héritier de sa souveraineté Riec de Penanscoët, qui lui avait sauvé la vie. »

Ici, Dougual interrompit la comtesse :

— Riec ?… Mais mon père m’a toujours dit que c’était lui…

Un ironique sourire vint aux lèvres couleur de sang.

— Riec fut d’abord désigné. Mais il mourut subitement quelques mois plus tard. Ce fut alors que le rajah nomma Ivor son héritier.

« Priamvara survécut peu à son mari. Le petit Ivor — Riec lui avait donné le nom de son cadet — fut confié aux soins des femmes qui s’occupaient de mon fils, sous ma surveillance.

« À cette époque, Ivor et Appadjy avaient déjà jeté les bases de leurs ambitieux projets. Le petit Dougual en était le pivot. Tous deux avaient l’intention de l’élever pour le destin qu’ils lui préparaient : la domination du monde asiatique. J’avais pénétré leur dessein et je m’en réjouissais pour mon enfant.

« Pendant une absence de mon mari, les petits garçons, qui approchaient de deux ans, tombèrent sérieusement malades. Bientôt, Dougual fut mourant. Affolée de désespoir, j’allai en informer Appadjy. Je lui dis que, non seulement j’allais perdre mon enfant, mais qu’en outre je redoutais qu’Ivor, après cette mort, donnât le titre d’épouse légitime à une autre femme dont il venait d’avoir un fils. Je sentais depuis quelque temps que sa passion pour moi diminuait et je savais que mes rivales étaient nombreuses. Bref, c’était une créature désespérée qui venait se confier à Appadjy.

« Le brahmane, après un court instant de réflexion, me regarda en face et me dit :

« — Tu n’as qu’une chose à faire : puisque le fils de Riec a toutes chances de guérir, fais-le passer pour Dougual. Officiellement, le petit Ivor sera mort. Le secret restera entre toi et moi. Ainsi, Ivor croira avoir conservé son fils et ne te répudiera pas, comme il le ferait, en effet, si Dougual mourait.

« J’étais si passionnément attachée à mon mari que j’acceptai aussitôt l’idée de ce mensonge. »

Dougual se redressa, les mains crispées à la chimère d’ébène qui formait l’accoudoir de son fauteuil.

— Alors… moi, je ne suis pas « son » fils ?

— Non, tu es le fils de Riec et de Priamvara.

Une exclamation de bonheur s’échappa des lèvres de Dougual. Sa physionomie, tout à coup, semblait transfigurée.

— Pas son fils ! pas son fils !… Ah ! quelle délivrance !… Figurez-vous que, par une révélation posthume de sa mère, Gwen avait appris que la malheureuse femme avait été empoisonnée par Ivor de Penanscoët — ou du moins par ses ordres…

— Je m’en doutais bien, dit Nouhourmal. Et autrefois, il lui a infligé son odieux esclavage, il lui a fait endurer d’affreuses tortures morales, comme à bien d’autres… comme à moi-même. Car je fus aussi la folle esclave de mon attachement désordonné à cet homme, qui semblait posséder quelque philtre infernal. Pendant des années, j’acceptai tout de lui, les pires abaissements, les humiliations sanglantes. Et puis, un jour, sous une plus terrible souffrance, je me réveillai de cet odieux asservissement. Et alors, ce fut la haine qui entra en moi.

Nouhourmal se tut un moment. Sa voix conservait les notes calmes et lentes habituelles ; mais l’étroit visage marmoréen frémissait un peu, et les yeux noirs luisaient dans l’ombre des paupières peintes.

— … La haine pour celui qui avait bafoué tant de fois mon amour et par qui j’avais connu la déchéance morale… Une haine secrète et implacable. Je songeai dès lors à la vengeance. Il fallait l’atteindre au point le plus sensible. Et ce point, c’était son fils.

Elle eut un rire bas et sardonique.

— … Celui qu’il croyait son fils. Par ton intelligence, par tes dons physiques, tu réalisais toutes les ambitions paternelles. Demain, il faisait de toi le plus puissant des souverains…

« Mais quand il saura qu’il n’a plus de fils… que tu es le fils de Riec — de son frère Riec qu’il a fait mourir…

Dougual eut une sourde exclamation :

— Vous dites ?

— Riec mourut par le poison, comme la mère de Gwen. Il avait une nature honnête et droite qui gênait Ivor ; puis celui-ci voulait prendre sa place d’héritier du rajah. D’ailleurs, tous ceux qui l’ont gêné, il les a écartés, implacablement. Un jour, il s’en est vanté devant moi, cyniquement. Il m’a même raconté toute l’histoire de cette malheureuse Varvara Tepnine… Oui, c’est un être démoniaque, ton oncle Ivor !

— Mon oncle ! Il n’est que mon oncle !

L’accent de Dougual vibrait d’une sorte d’ivresse. Le jeune homme se leva, fit quelques pas, nerveusement, à travers la pièce. Puis il s’arrêta devant Mme de Penanscoët.

— Cet homme… ce misérable… je ne veux plus rien avoir de commun avec lui. Ainsi donc, c’en est fini de l’avenir qu’il m’a préparé… J’abandonne tout, je rejette tout. Qu’il se fasse donc, lui-même, empereur d’Asie, s’il l’ose !… Mais il se trouvera quelqu’un pour se mettre en travers et proclamer ses crimes à la face du monde !

Une sourde haine faisait frémir la voix du jeune homme.

— … Ah ! je comprends la singulière impression qu’il produisait sur moi ! Une impression d’antipathie, d’hostilité… Inconsciemment, je détestais celui que je croyais être mon père. Et c’était parce qu’il était le meurtrier de mon père véritable.

— C’était aussi parce que, en dépit de l’éducation donnée par lui, ton âme restée noble, au fond, était repoussée par cette âme de ténèbres.

Nouhourmal se leva en parlant. Son regard étincelait d’une sorte de joie farouche.

— Tu lui échappes tout à fait maintenant, Dougual ! Je t’appelle toujours ainsi, n’est-ce pas, car je ne pense pas que tu souhaites prendre ton véritable prénom d’Ivor ?

— Non… Oh ! non…

— J’ai vécu depuis des années dans l’espoir de voir ce jour, d’assister à l’effondrement de ses plans, à la ruine de ses ambitions. Je savais que ce serait le pire pour lui… Et j’ai attendu, patiemment, l’instant où tout serait prêt, où il se croirait arrivé au but…

Elle eut un rire bas, à la fois sardonique et douloureux.

— … J’étais informée de tout par Ajamil, qu’il croyait entièrement dévoué à lui et qui épiait, qui écoutait avec une incroyable adresse. D’ailleurs, Ivor ne se défiait pas de moi, car il se figurait que je l’aimais toujours comme autrefois. J’ai eu le courage de ne jamais le détromper à ce sujet.

— Et Appadjy, quel rôle joue-t-il dans tout cela ? Pourquoi vous a-t-il conseillé cette substitution d’enfant ?

— Appadjy a été mon tuteur et a toujours eu pour moi autant d’attachement qu’en comporte sa nature sèche et personnelle. Il me donna ce conseil et m’aida dans son accomplissement, pour calmer mon désespoir, mon angoisse. À lui, il importait peu que l’un ou l’autre des deux enfants survécût, que ce fût le fils de Riec ou celui d’Ivor, pourvu qu’il pût le préparer pour la future souveraineté de l’Asie. Car lui, comme Ivor, n’a depuis des années que ce but : constituer l’empire asiatique. Chez tous deux, l’idée est devenue une sorte de fanatisme. Aucun scrupule, d’ailleurs, n’a jamais arrêté Appadjy. Il ne fera pas le mal pour le mal, comme son ami Ivor ; mais il ne reculera pas devant le plus grand crime dès qu’il y trouvera un intérêt quelconque… Au demeurant, un homme avec lequel il faudra prendre tes précautions, si tu jettes à bas ses desseins ambitieux.

— Je les prendrai… Nos sujets, fort heureusement, sont beaucoup plus attachés à moi qu’à Ivor. Celui-ci les a habitués à me considérer comme une sorte de divinité, et cette situation va me servir contre lui. Demain, les deux amis seront enfermés jusqu’au jour où je jugerai suffisamment apaisée l’agitation soulevée par eux. Alors, je relâcherai Appadjy. Mais… l’autre, le misérable criminel, restera emprisonné jusqu’à la fin de sa vie. Et ce sera une dure prison. Je saurai lui faire expier ses forfaits, ne craignez rien !

— Tu le dois ! dit ardemment Nouhourmal. Le sang de ton père, de Varvara Tepnine et d’autres, crie contre lui… Un mot encore : méfie-toi de Willy.

— De Willy ? répéta Dougual avec surprise.

— Ivor l’a chargé de savoir — de tâcher de savoir tout au moins — où est cachée Gwen.

— Et il a accepté ?

— Oui… Encore un être inquiétant, celui-là, Dougual. Il est à craindre qu’Ivor lui ait transmis un triste héritage moral.

— La menace de mort contre Gwen dont vous m’avez averti venait bien, n’est-ce pas, de cet homme que je croyais alors mon père ?

— Oui. Ajamil avait surpris un entretien entre lui et Appadjy, et me fit aussitôt prévenir par Sanda. Il n’avait connu la première tentative d’empoisonnement qu’après son échec, mais savait qu’elle serait recommencée, sous cette forme ou sous une autre.

— Ce monstre a vraiment accumulé sur lui tous les motifs de châtiment !… Celui-ci, dès demain, commencera pour lui.

— Que vas-tu faire, Dougual ?

— Appadjy et lui seront arrêtés, enfermés dans un cachot et surveillés très étroitement. Privé de ces deux animateurs, dont on attendait le signal, le grand complot s’effondre… Quant à moi, je vais chercher ma chère Gwen, et nous vivrons en partie ici, en partie dans quelque endroit de l’Europe que nous choisirons.

— Et tu ne regretteras pas le destin que t’avaient préparé ces deux hommes ?

— Je ne serais pas sincère en vous répondant négativement. Ils ont tout fait pour que l’ambition domine en moi, et je n’ai jamais eu l’idée d’un autre avenir que celui-là. Mais cela importe peu. J’ai assez d’énergie et assez de ressources en moi-même pour trouver ma voie dans une autre direction. Gwen m’y aidera, avec son cœur si chaud, son intelligence si délicate.

— Oui, je crois qu’elle doit être la femme qu’il te faut. Je te souhaite tout le bonheur possible, Dougual… Quant à moi, maintenant que ma vengeance est accomplie, je vais retourner dans l’Inde et y vivrai dans la retraite. Mais j’espère que tu viendras m’y voir avec ta femme ?

— Nous irons tous deux vous remercier, ma tante. Et notre demeure sera toujours la vôtre.

Nouhourmal tendit ses deux mains à Dougual en l’enveloppant d’un regard où paraissait une lueur d’émotion.

— Je regrette que tu ne sois pas mon fils… Mais, hélas ! de quelles tares morales avait pu hériter le pauvre enfant qui n’est plus ? Tout est donc mieux ainsi… Bonsoir, Dougual. Et prends toutes tes précautions contre ces deux êtres, diaboliquement habiles.

Elle quitta la pièce, en y laissant un pénétrant parfum d’ambre. Dougual, les yeux éclairés d’une ardente joie, s’approcha d’un précieux petit bureau de laque ancienne et, prenant un feuillet de vélin, commença d’écrire :


« Ma Gwen bien-aimée,


« Il nous arrive un grand bonheur… »