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Gwen, princesse d’Orient/16

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Tallandier (p. 177-187).


XI


Cinq mortelles semaines.

Pendant la première, la tempête avait sévi presque sans interruption. Sur les récifs de la côte, un vaisseau et deux barques de pêche s’étaient brisés. La vieille maison, tassée dans un repli de la lande, supportait sans dommage cet assaut, comme elle le faisait depuis quatre siècles. Gwen, rendue malade par tant d’émotions, tant d’angoisses et peut-être aussi par le narcotique absorbé, ne quittait pas sa chambre où la servait Mevada. Très abattue, elle restait étendue dans un fauteuil, inactive, rongée par une terrible anxiété, par cette incertitude affreuse du sort de Dougual et du petit Armaël. La tempête, en outre, la fatiguait extrêmement, brisait ses nerfs déjà si éprouvés. Elle ressentit un soulagement quand, un matin, elle vit le temps calme et un clair soleil entrer dans la chambre par la fenêtre dont Mevada ouvrait les lourds volets.

« Il faut que je réagisse… il faut que je reprenne des forces ! » songea-t-elle.

Au déjeuner, elle s’obligea à manger, puis, bien que ses jambes fussent encore fléchissantes, elle descendit et s’assit devant la maison.

« Pourvu que je ne voie pas cet affreux Willy ! » pensait-elle.

Mais Willy ne se montra pas. Gwen n’aperçut que Mevada et Lang, le jeune boy chinois, qui lui jeta au passage un regard curieux.

Le lendemain, au lieu de s’installer devant la maison, dans la petite cour, elle contourna le logis et alla s’asseoir sur la lande, face à la mer. Elle voulait se rendre compte de la façon dont la surveillance était exercée à son égard.

Mais elle n’aperçut ni Willy, ni la métisse, ni Lang. Et cette constatation l’amena à conclure, non sans une plus grande angoisse :

« Pour me laisser ainsi seule, libre, après tout, de m’enfuir en courant à travers la lande, il faut qu’ils soient bien sûrs de me tenir par la crainte du mal qu’ils peuvent faire à mon enfant… Et c’est donc, aussi, qu’ils le tiennent véritablement en leur pouvoir ? »

Elle passa l’après-midi en plein air, tendant toute son énergie à garder quelque espoir que ces deux hommes eussent menti, au sujet du meurtre de Dougual et du rapt de l’enfant, se répétant :

« Il faut que je reprenne des forces, morales et physiques, et puis que je cherche un moyen pour savoir, pour sortir de cette épouvantable situation. »

Mais quoi qu’elle fît, la terrible pensée revenait, lui représentant son Dougual bien-aimé étendu sans vie, assassiné par son oncle ou son cousin. Alors, frissonnante, glacée, elle ne voyait plus devant elle, au lieu de la lande ensoleillée, qu’un morne, sinistre désert et, sur la mer lumineuse, il lui semblait qu’un lugubre voile de deuil s’étendait à l’infini.

Ce fut le lendemain de ce jour que Mme Dourzen vint à Ti-Carrec.

Ses filles voulaient l’accompagner. Mais elle leur opposa un refus.

— Non, non, mes petites. Cette Gwen est maintenant une femme perdue, et il ne serait pas convenable que des jeunes filles comme vous allassent dans la demeure où elle habite.

Laurette riposta avec un rire narquois :

— Oh ! vous retardez, maman !… Et puis, pensez-vous que, dans nos relations… tenez, Mme Guénédoch, par exemple…

— Ce n’est pas la même chose, pas du tout la même chose. Mme Guénédoch est un peu légère, c’est vrai…

— Un peu !… Vous êtes indulgente !

— Mais Gwen !… cette fille qui porte notre nom, hélas !… Non, mes enfants, je ne veux pas que vous ayez des rapports avec elle !

En arrivant à Ti-Carrec, Mme Dourzen trouva Willy qui fumait en faisant les cent pas dans la cour, suivi d’un affreux chien jaune, le seul être pour lequel il parût avoir quelque affection. Il l’accueillit par ces mots :

— Vous venez voir la prisonnière ?

— Mais oui, monsieur… si vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Aucun… au contraire. Son tuteur ne vous a pas accompagnée ?

— Non. C’est préférable, car il a parfois des velléités d’indulgence, et ce serait déplorable en la circonstance, la jeune personne ayant absolument besoin d’un châtiment exemplaire.

— Je suis charmé de voir que nous nous entendons aussi bien.

Un sourire d’ironie cruelle soulevait la lèvre de Willy, et Mme Dourzen ne put contenir un petit frisson en rencontrant ces yeux d’un bleu dur où passait une lueur de joie mauvaise.

— Venez, elle est par ici, ajouta le jeune homme.

Gwen, comme la veille, était assise sur la lande. Elle travaillait à une broderie commencée par sa mère et qu’elle avait retrouvée dans le tiroir d’une commode. Au bruit des pas, elle tourna légèrement la tête. Un peu de sang lui monta au visage quand elle reconnut Blanche Dourzen.

— Je vous amène une visite, dit la voix railleuse de Willy.

Gwen se leva. Elle redressait la tête en regardant approcher cette femme, son ennemie, dont elle voyait le regard luisant de malveillance s’attacher sur elle.

— Je n’ai pas besoin de cette visite, dit-elle avec hauteur.

— Mais moi, j’ai le droit et le devoir de vous la faire, puisque je suis la femme de votre tuteur, répliqua Blanche, très acerbe, car cet accueil la piquait fortement.

— Pardon, c’est mon tuteur qui aurait ce droit… et surtout ce devoir. Mais vous… je ne vois vraiment pas ce que vous venez faire ici.

— Péronnelle ! Effrontée ! Voyez-vous ce toupet de me parler ainsi ! Vous devriez mourir de honte à ma vue, misérable créature !

— Honte de quoi, madame ?

— Honte de quoi ? Elle ose le demander !

Suffoquée, — ou feignant de l’être — Mme Dourzen se tournait vers Willy qui écoutait avec un mauvais sourire sur les lèvres.

— … M. de Penanscoët avait bien raison en la traitant de perverse et en voulant qu’elle fût éloignée de son fils !

— Son fils !… Dougual n’est pas le fils de ce monstre, grâce au Ciel !

Gwen jetait cette protestation avec véhémence.

— … Son père était Riec de Penanscoët, que fit mourir Ivor.

— Quoi ? Que dit-elle là ?

Willy eut un rire bref.

— Oh ! elle ne craint pas d’employer la calomnie ! Toutes les armes lui sont bonnes. Et elle vous assurera aussi, sur la foi du serment si vous y tenez, qu’elle est la femme légitime de Dougual.

— Oui, je le suis ! dit fièrement Gwen. Nous avons été mariés à Pavala, par un prêtre qu’a fait venir Dougual.

— Naturellement ! Vous n’êtes pas la première qui ait raconté un mensonge de ce genre. Mais Mme Dourzen est une femme trop intelligente pour vous croire.

Blanche se rengorgea.

— Non, certes, je ne la crois pas ! Je ne puis rien croire d’elle, après la scandaleuse façon dont elle nous a faussé compagnie.

— Alors, que venez-vous faire ici ?

La voix âpre, le regard méprisant, Gwen se redressait, toisant la femme.

— … Oui, que venez-vous faire, puisque d’avance votre conviction est établie, puisque, dans votre conscience impeccable…

Une écrasante ironie pesa sur ce mot.

— … Vous m’avez jugée, condamnée ? Ces deux hommes vous ont raconté ce qu’ils ont jugé utile pour leur cause criminelle et vous les avez crus, sans examen — trop heureuse de me croire coupable, moi que vous détestez. Vous trouvez tout naturel qu’ils me retiennent ici, loin de mon mari — qu’ils m’ont dit avoir tué — loin de mon enfant, qu’ils prétendent tenir en leur pouvoir. Vous ne cherchez pas à savoir qui, d’eux ou de moi, dit la vérité, et si je ne suis pas la victime d’une odieuse machination. Eh bien ! continuez donc d’être leur complice, mais ne m’infligez pas l’injure de votre présence.

Et, tournant le dos, Gwen se dirigea vers la maison, où elle disparut.

— Quelle furie ! Quelle furie !…

Willy eut un rire bref.

— Ah ! elle vous en veut, naturellement !… Elle sait bien que, sans vous, sans votre complicité, comme elle dit, nous aurions des difficultés pour la retenir ici.

— Je suis tout à votre disposition, cher monsieur, si vous avez besoin de moi, dit Mme Dourzen d’un ton pénétré. Évidemment, ayant été si mal reçue, je ne reviendrai pas sans être appelée… d’autant plus que c’est une chose pénible pour moi de me trouver en contact avec cette personne. Encore, si elle éprouvait quelque honte, quelque regret… Mais ce cynisme… ce cynisme !

— Bah ! elle ne chantera pas toujours si haut. Quelques mois de solitude à Ti-Carrec la changeront, vous verrez.

— Espérons-le !… Mais allez-vous donc demeurer ici pour la garder, monsieur ?

— Je viendrai seulement, de temps à autre, passer quelques jours. Mevada est très sûre. Mais, mieux que toute surveillance, la crainte de représailles exercées sur son fils la maintiendra dans la sagesse.

Quelque chose dans le ton de Willy et ce mot de « représailles » firent tout de même passer un petit souffle de gêne, d’inquiétude, sur la conscience peu sensible de Blanche Dourzen.

— Elle peut se dire que c’est là une menace en l’air… qu’en réalité elle ne risquerait rien…

— Elle sait très bien, au contraire, que mon père ne parle jamais en l’air et qu’elle risquerait tout.

Il appuya sur ce mot « tout ».

Cette fois, Blanche eut un petit frisson. Elle détourna les yeux de ce regard qui l’effrayait tout à coup et prit hâtivement congé, avec une conscience moins tranquille que lors de son arrivée.

Dans sa chambre, Gwen allait et venait, essayant de calmer ses nerfs excités par cette entrevue. L’odieuse femme ! Elle venait jouir de son malheur et l’insulter, après l’avoir condamnée sans vouloir entendre sa justification. Et cet Hervé Dourzen, ce pleutre qui laissait faire, qui demeurait paresseusement à l’écart ! Ah ! il savait bien ce qu’il faisait, Ivor de Penanscoët, en s’assurant l’aide, la complicité de ceux qui auraient dû être les protecteurs, les soutiens de l’orpheline et par qui elle n’avait connu que dureté, mépris ou lâche indifférence !

Quand elle se sentit plus calme, elle s’assit près de la fenêtre ouverte. Devant elle, au loin, s’étendait la houle ensoleillée de l’Océan. Des barques de pêche passaient dans la lumière, leurs voiles tendues par la brise qui s’élevait. La tête renversée contre le dossier du fauteuil, Gwen aspirait les senteurs salines qui lui étaient si familières. Les yeux clos, elle revivait les années de sa petite enfance, passées ici près de sa mère… puis l’atroce chose, le meurtre de Varvara Dourzen, et ensuite son esclavage chez les Dourzen de Coatbez. Seuls, les moments passés chez Mlle Herminie avaient été une détente dans sa triste existence.

Mlle Herminie… Ah ! si elle pouvait lui faire savoir qu’elle était ici… lui demander de s’informer du sort de Dougual et de l’enfant !

Hélas ! c’était impossible ! M. de Penanscoët le saurait et si, vraiment, Armaël était en son pouvoir…

Un frisson glaça Gwen. Elle savait, elle, de par l’affreuse expérience de sa mère, qu’Ivor était capable de « tout ».

Les mains jointes, elle priait, jetant vers le ciel de silencieuses, éperdues supplications, quand un bruit de moteur la fit un peu tressaillir. Elle se leva et regarda en l’air. Un hydravion passait, à faible altitude, tout vrombissant. Elle le suivit du regard, tandis que des larmes venaient à ses yeux, en souvenir des voyages avec Dougual, dans l’un de ces avions si remarquablement perfectionnés que les Penanscoët faisaient construire pour eux, d’après les plans d’un ingénieur italien dont ils avaient acheté l’invention pour une très grosse somme.

D’en bas monta une voix cruellement railleuse :

— Ce n’est pas votre Dougual qui vient vous chercher, ma chère. Il vous a enlevée une fois, mais, maintenant, c’est fini. Il faut vous résigner à terminer vos jours ici.

Gwen s’écarta brusquement de la fenêtre. Une soudaine terreur la saisissait. Car — ainsi que Blanche Dourzen tout à l’heure — l’accent de Willy lui avait paru receler, sous la joie mauvaise, une étrange menace.