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Hara-Kiri/05

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Paul Ollendorff (p. 112-130).

V

Juliette Saurel


Léa s’était vite lassée d’effeuiller des roses sur le crâne de Valterre ; d’un mouvement automatique, relevant la nappe, accumulant les serviettes, elle s’arrangea un oreiller pour dormir. Alors, Sosthène Poix étant absorbé par son drame, Juliette et le prince demeurèrent seuls face à face et, pendant un moment, se regardèrent sans mot dire.

Juliette Saurel réfléchissait. Elle songeait au passé, et, sur le point de risquer une tentative hardie, elle hésitait.

L’histoire de sa vie était assez banale. Fille de petits bourgeois du Marais, médiocres, honnêtes et routiniers, elle avait reçu par raccroc une éducation assez brillante dans une institution aristocratique. Plusieurs fois, une de ses intimes amies de pensionnat, très riche, l’avait invitée à passer chez elle le temps des vacances, et là, elle se familiarisait avec un luxe, une prodigalité, une élégance, inconnus des rentiers du Marais. En elle, le souvenir de ces horizons de fortune et de bonheur était toujours demeuré resplendissant et, sans abandonner l’existence minutieuse et végétative qu’elle dédaignait, elle conservait comme une vision chère, l’image embellie par la distance, d’un avenir qui lui était fermé. Puis un jour, la banqueroute d’un gouvernement ayant à peu près ruiné son père, à dix-huit ans, elle se trouvait en face de ces deux alternatives : être toute sa vie une sage et honnête institutrice, sorte de souffre-douleur, de domestique hybride aux gages d’une famille riche, ou bien rouler carrosse en négociant sa vertu ; porter des lunettes bleues en buvant de l’eau rougie, ou bien donner le ton à la mode en sablant le champagne dans les coupes de Baccarat.

Toutes réflexions faites, elle préférait le champagne et c’est pourquoi, huit jours après, elle était la maîtresse d’un jeune bourgeois en train de liquider par avance les économies paternelles, et dinait pour la première fois chez Bignon. Elle y dina pendant deux ans et eut un fort joli petit appartement rue Laffitte.

Un beau jour, alors que le coffre-fort de son amant, était encore très ventru, elle s’éprit follement d’un poète de la rive gauche, sorte de bohème plein de talent qu’elle avait aperçu dans une réunion et qui la séduisit par sa verve fougueuse. C’était Houdart. Elle ne prit point grand temps pour réfléchir. Une semaine après, s’étant procuré l’adresse du poète, elle grimpait un matin son escalier, lui déclarait délibérément son amour et se donnait à lui. Houdart trouva l’aventure fort amusante. Cette maîtresse inattendue lui semblait appétissante et surtout très différente de ses petites amies du quartier Latin. Sans lui demander d’autres explications, il voulut la garder avec lui. Il fallait qu’elle fût véritablement empoignée ; car, malgré l’aspect peu engageant de la mansarde, elle accepta tout de suite et, huit jours durant ; ils demeurèrent là, très contents l’un de l’autre, se faisant seulement apporter des vivres du dehors. De temps en temps, Houdart se levait pour écrire des vers. Au bout de cette semaine, le poète emmena sa nouvelle maîtresse et la présenta à ses amis. Dans le quartier, on la trouva très bien, quoique un peu poseuse. On la surnomma la Duchesse.

Pendant l’intervalle, Juliette avait appris que son ancien amant, furieux de sa fugue extravagante, venait d’installer dans l’appartement de la rue Laffitte une de ses amies. Elle ne s’en inquiéta guère. Du reste, un hasard bien extraordinaire mettait Houdart à la tête de quelque argent, arraché à un oncle de province, sous prétexte de cautionnement à déposer. Par malheur, à vivre dans les brasseries et à Bullier, à faire la noce, à payer des diners aux amis, le magot fut vite épuisé. Alors on traversa une période difficile. Houdart, habitué pour sa part à ces coups du sort, en prenait philosophiquement son parti et inventait des expédients invraisemblables pour déjeuner. Juliette Saurel regretta alors quelquefois le breuvage des institutrices qui, du moins, était de l’eau rougie. Cependant elle ne se décidait pas à abandonner son poète dont la fantaisie l’amusait et pour lequel elle se sentait une véritable passion. Afin de gagner ses repas, elle se fit bonne de brasserie et servit des bocks, avec son allure hautaine, ses lèvres dédaigneuses, méritant plus que jamais son surnom de Duchesse.

Enfin, elle se lassa de la vie de bohème, et, tout en conservant au fond une certaine tendresse pour Houdart ; elle accepta les propositions d’un jeune gommeux sortant du pensionnat des Jésuites, qui se lançait et qui était devenu éperdument amoureux d’elle dans la brasserie où il se grisait journellement. Elle retourna sur la rive droite. Deux ou trois fois, à sa prière, Houdart vint encore lui rendre visite, puis il trouva que c’était un trop long voyage et elle ne le vit plus. Peu à peu, elle-même l’oublia, dans l’entraînement : de cette vie de plaisirs continuels qui reprenait avec un charme nouveau. L’élève des Jésuites était très jaloux. À la suite d’une querelle, elle le quitta dignement et, malgré ses prières, ne voulut point revenir.

Alors commença la période la plus misérable de son existence, une autre dèche, celle de la rive droite, moins drôle et moins propre. Elle, la Duchesse, on la vit aux Folies-Bergères, quelquefois chez Hill’s, à la Brasserie Fontaine, chassant à l’homme comme la dernière rouleuse. On la posséda pour des louis. Elle eut quelques amants passagers, fort peu sérieux.

C’est à ce moment qu’elle se prit à réfléchir. Avec cette même froideur qu’elle avait mise à décider si elle serait vertueuse ou vierge folle, elle discuta sa situation. Elle reconnut qu’elle n’était plus toute jeune, que bientôt le cap du déclin serait passé et qu’alors s’avancerait à grands pas cette misère noire qu’elle redoutait. Il s’agissait de ne pas faire comme la cigale, mais d’imiter la fourmi et de s’amasser quelque chose pour la saison d’hiver. Tant d’autres, plus jeunes qu’elle, moins intelligentes et moins belles avaient su se procurer des rentes, un château et des voitures.

Il faut avouer qu’elle avait bien mal employé son temps. Cependant, rien n’était perdu encore ; au contraire, jamais peut-être le moment n’avait été plus favorable : Sa beauté, un peu mièvre autrefois, était devenue majestueuse, pleine de rondeurs plastiques. Elle tirait de la toilette un secours savant. Enfin, elle avait une précieuse expérience de la vie et des hommes. Pour peu qu’elle le voulût, son avenir, avec ces éléments, se pouvait facilement assurer. D’abord, il fallait être lancée, chose aussi difficile pour une femme qu’il est malaisé à un homme d’arriver. Valterre s’en chargea. En un mois, grâce à lui, elle fut connue du monde des viveurs. Alors elle fit son choix : Elle se défiait des jeunes gens, les vieux lui paraissaient plus faciles à plumer, plus généreux et moins exigeants. Et puis ceux-là, on est sûr de ne pas les aimer…

Froidement elle décida qu’elle aurait un vieux, et, corollaire indispensable, une voiture à elle. Riant effrontément, avec des allures de grande dame, elle proposa donc le marché au père Gibard, associé d’une forte maison de confection, très amateur de petites femmes. Le vieil israélite, plissant son masque bête, la regarda un moment de ses yeux gris habitués à estimer des complets. Puis il murmura.

— Faudra voir.

Ce soir-là, Juliette fut étincelante. C’était à un souper. Elle fit une dépense extraordinaire d’esprit. Au dessert, le père Gibard, enthousiasmé, très allumé, ses grosses lèvres tremblotant comme celles d’un chien affamé ; voulut la reconduire. Elle posa ses conditions et, sous le coup de fouet irrésistible de ses désirs, il accepta.

Pour le coup, Juliette avait sa voiture. C’était déjà un résultat. Mais elle s’était grandement trompé en croyant le vieux juif capable de certaines folies. Il tint sa parole avec une probité commerciale, payant régulièrement à sa maîtresse la pension convenus, n’exigeant du reste qu’une fidélité apparente, mais ne lâchant pas un centime en dehors de son marché. Un homme scrupuleux.

Ce n’était pas là ce que Juliette Saurel avait espéré. À ce compte, elle vivrait convenablement, mais n’amasserait rien pour l’avenir. Il lui fallait un amant ayant une grande fortune et capable de se laisser ruiner. Elle le chercha. Elle en était là, lorsque inopinément un hasard la mit en présence du prince Ko-Ko. Immédiatement, son idée fixe lui revint à l’esprit, et elle pensa que Fidé pouvait être le phénix qu’elle rêvait. Un prince chinois vivant à Paris, cela devait être riche étonnamment et semer l’or par les fenêtres. Elle fut gracieuse, séduisante, à tout hasard, et se promit de creuser la question. Habilement, pendant la soirée elle questionna Valterre. Celui-ci, déjà gris et n’attachant aucune importance à ses paroles, lui donna des détails : Ko-Ko était un prince japonais immensément riche, mais ne dépensant pas beaucoup jusqu’ici… C’était une sensitive, un vrai héros de roman…

Tout à coup Valterre criait bruyamment à haute voix :

— Dites donc, prince, voici Juliette qui désirerait faire l’éducation de vos millions !

Elle secouait dédaigneusement sa tête orgueilleuse.

— Mon cher, ce n’est pas moi qui vais aux millions.

Le prince jetait sur elle un regard de flamme, puis l’orgie continuait…

Maintenant, restés seuls debout, à peine grisés par les vins capiteux, ils se regardaient comme deux duellistes avant d’engager le combat. Elle faisait ses dernières réflexions, ne voulant pas commettre un nouvel impair. Lui, suivait des yeux la ligne sinueuse de son corps de déesse et se sentait envahir par la chaude fièvre du désir.

Cette fois, c’était bien la femme qu’il avait rêvée, la créature occidentale, riche de charmes physiques possédant tout l’attrait du mystère intellectuel, la puissance de volonté, l’aisance du maintien et de la conversation. Elle était vraiment séduisante avec son teint mat d’espagnole, ses grands cheveux châtains, ses yeux de flamme et ses poignets finement ciselés. Cette femme, les viveurs de Paris les plus connus la désiraient et il pourrait la posséder, lui le fils de Taïko-Naga. Que signifiaient les paroles de Valterre ? Juliette Saurel consentirait-elle donc à le prendre pour amant ?

Au même instant la jeune femme lui disait en montrant les autres, avachis sous l’ivresse :

— Alors, vous trouvez ça drôle, vous ?

— Hum ?… pas précisément. — Eh bien ! moi, ça me dégoûte… Tenez, regardez-moi Valterre, et Manieri, et l’autre avec son drame… Ont-ils l’air assez idiot ?…… Ils appellent ça s’amuser… Eux, des gens intelligents, ils ne sont contents que lorsqu’ils se sont rendus pareils à des brutes…

— C’est très bien, répondit le prince, et je crois que vous avez raison, Mais alors, pourquoi venez-vous ?

— Eh ! le sais-je ? On s’ennuie seule, on se retrouve avec d’anciens amis, on a du plaisir à les revoir et on demeure… Peut-être espère-t-on que leur système de vie aura changé et qu’on éprouvera des sensations nouvelles. Puis, on se laisse entraîner à faire comme eux. On commence à l’Opéra, on finit chez Baratte… quelquefois sous la table. C’est alors que revient le dégoût, qu’on regrette — comme moi en ce moment — d’être venue et qu’on se sauve — comme je vais le faire.

Elle se leva pour sonner le chasseur.

— Vous m’avez converti, reprit le prince, et, en partant, vous m’enlevez la seule raison que j’aie de demeurer ici. Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

— Comme vous voudrez, répondit tranquillement Juliette.

Et elle sonna.

Dans la voiture, Fidé, transporté d’amour, baisait les mains de la jeune femme qui s’abandonnait un instant, puis brusquement, d’un mouvement nerveux, s’enveloppant dans ses fourrures, interrompait ces protestations d’amour.

— Laissons cela, mon bon, et autant que possible, ne disons pas de bêtises. Nous en avons assez entendu ce soir… Parlez-moi plutôt de votre pays, cela m’amuse.

— Volontiers.

Alors, d’une voix très douce, tendrement appuyé contre la jeune femme dont il sentait la chaude moiteur à travers les vêtements, il répondait à ses questions. Pris d’une sorte d’attendrissement poétique, il narrait les doux épisodes de son enfance, au cher pays natal et, parfois, sous l’impression de ces réminiscences, s’oubliait jusqu’à employer des termes japonais. Juliette l’écoutait attentivement, demandant quelle était au juste la situation de Taïko-Naga, de quoi se composait leur fortune, quelles étaient les lois, là-bas ; éparpillant au hasard de la causerie, sous les gentilles fleurs de son babillage, un inventaire de commissaire-priseur.

Elle paraissait fort intéressé, si intéressée qu’il put l’accompagner chez elle, sous prétexte de continuer son récit. Lui, se faisant tout humble, l’entourait d’attentions, de caresses, sentant de plus en plus gronder en son sein la passion et les désirs fougueux. L’atmosphère d’amour qui remplissait le salon du joli petit appartement, les parfums troublants épandus dans l’air, lui montaient à la tête et le grisaient. Dans ce milieu coquet qui lui allait si bien, entourée de ces meubles en bois noir aux sculptures délicates, de ces petits tableaux dont les cadres étincelaient, enfoncée dans un sofa moelleux, elle lui semblait plus splendidement belle et, tout à coup, plantant là le Japon, il se jetait comme un fou à ses genoux et lui parlait d’amour, demandant en grâce qu’elle lui permit de rester.

Mais Juliette Saurel s’était levée dans une attitude superbe, indignée :

— Vous aussi ! dit-elle. C’est donc pour cela que vous avez voulu m’accompagner et que vous me parliez d’amour. C’était pour parvenir à votre but, coucher avec moi, me faire servir à l’amusement d’une nuit… Ah ça, pour qui me prenez-vous ? Pourquoi ne m’offrez-vous pas un louis tout de suite ? En vérité, c’est là ce que vous appelez une affection sincère ! Vous me voyez un soir et vous vous dites : Tiens, voilà une femme qui est amusante. Si je couchais avec elle… Mais c’est trop, à la fin. Vous vous êtes mépris, mon bon. Je ne suis pas à vendre. Je n’appartiens à personne et ne serai point à vous davantage…

Le prince, fou d’amour, se traînait à ses pieds, protestant de la sincérité de son affection, de la grandeur de sa passion. Il l’aimait plus que tout au monde. Si elle voulait, il lui sacrifierait tout et ils seraient l’un à l’autre…

— Tout ça, ce sont des mots, mon cher. Si vous désirez me prouver votre amour, partez. Vous me reverrez demain…

Mais il ne pouvait se décider à la quitter. En parlant elle avait enlevé nerveusement une épingle de sa coiffure et ses longs cheveux châtains étaient tombés en cascades sur ses épaules. À chaque mouvement ils ondulaient, merveilleusement attirants. Oh ! qu’il la trouvait belle, la charmeresse ! Maintenant il lui parlait doucement, sur un ton de prière attendrie. Il sentait bien qu’il lui appartenait pour toujours. Dès le premier instant qu’il l’avait vue, il l’avait aimée. Oh ! elle pouvait se rassurer ; il ferait tout ce qu’elle voudrait. Elle avait bien tort de penser qu’il pût la mépriser, la prendre pour une femme comme Cora ou Léa. Il l’adorait et la respectait. Dans un instant il allait partir. Seulement il voulait la voir encore un peu, lui parler, se faire pardonner sa demande de tout à l’heure. Il l’aimait tant !

Juliette s’était calmée. Pensive, elle le laissait parler, paraissant s’attendrir. Tout à coup elle éclata en sanglots et se plaça debout devant lui :

— Écoute, dit-elle, tu es le premier qui m’ait parlé ainsi… Tes paroles me troublent..… J’ai eu des amants et j’ai cru les aimer… Mais aujourd’hui !… C’est une vie terrible… L’existence se passe entre le désir, le mépris et l’indifférence… Je t’aime peut-être…

Il voulut lui prendre les mains.

— Laisse, dit-elle, ils les embrassent, eux !…

Elle était magnifique dans ce mouvement de délicate pudeur. Après un moment de silence, elle reprit :

— Tu es bon, délicat… Je t’aime peut-être… oui… Je n’aurai pas d’amant, mais tu ne seras pas non plus le mien… J’aurais trop peur de flétrir ce sentiment… Si ça devenait comme les autres, ce serait à se tuer.


Puis lui serrant la main, le regardant fixement, elle ajouta avec véhémence :

— Dis, m’aimes-tu réellement ? Te sens-tu la force de m’aimer sans que je sois ta maîtresse ?… Essaie… Alors je te croirai. Pars et reviens me voir… Tu me connaitras mieux…

Éperdu, fasciné, il protestait de la pureté de son amour. Une oppression délicieuse lui serrait le cœur. Oh ! oui, il l’aimait… Il était prêt à tout pour mériter l’affection de cette femme extraordinaire. Lentement, il se leva, déposa un long baiser sur le poignet de Juliette et sortit en lui disant :

— Je vous aime et je vous obéis, Juliette. Je pars…

Dans la rue, il allait, chancelant comme un homme ivre. Il éprouvait des envies de chanter, de crier sa joie aux rares passants. Dans un très grand attendrissement, il trouvait à toutes choses l’air de fête qui était dans son cœur. Il aimait, il aimait pour la vie, de toutes ses forces, de ses sens et de son âme, avec son étrange nature d’Oriental imbu de parisianisme…

Après son départ, Juliette Saurel demeura un instant pensive. Son front s’était plissé sous l’influence d’une préoccupation profonde. Lentement, elle essuyait et lavait à l’eau parfumée son beau visage sillonné de larmes, puis, entrant dans la chambre à coucher, où resplendissait un lit tapissé de glaces, avec des cadres dorés, elle murmurait rêveusement :

— C’est assommant… Mais cette fois-ci, je crois que j’ai trouvé le bonhomme qu’il me fallait … Pourvu que Valterre… Nous verrons…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Cora ouvrit les yeux, le matin, prise d’un engourdissement, elle fut un moment avant de rassembler ses idées. Lentement, elle lança autour d’elle un regard circulaire. Sur un canapé aux nuances passées, Otto Wiener était vautré, les jambes en l’air, la tête appuyée sur le dos de Manieri qui pressait dans ses bras les charmes énormes de Timonnier, avachie sous un sommeil de lourde ivresse. Valterre et Léa dormaient, se faisant vis-à-vis sur la table, au milieu des verres renversés et des assiettes reculées. Sosthène Poix, très habitué à ces noces de nuit après lesquelles il travaillait d’ordinaire, écrivassait toujours dans son coin, se cognant le front par instants et se versant d’énormes rasades cognac pour activer l’inspiration.

Juliette et le prince Ko-Ko n’étaient plus là… Où pouvaient-ils être ?… C’est une des premières choses que se demanda Cora, déjà soupçonneuse, lorsqu’elle eut fait machinalement l’inventaire des noceurs. Il n’y avait pas à en douter, ils étaient partis… ensemble, probablement. Elle se rappelait vaguement certains regards… Nerveuse, elle s’approcha de Sosthène Poix et lui frappant sur l’épaule :

— Où sont-ils ?

Il la regarda d’un air ahuri.

— Où sont-ils ? répéta-t-elle, avec un regard clair…

— Ils sont sur le pont des Soupirs, et le doge…

Le journaliste, l’œil animé, gesticulait.

— Imbécile, je ne vous parle pas de votre machine, je vous demande où sont Juliette et le prince ?

Sosthène eut un ricanement.

— Parbleu ! ils sont couchés, probablement. Je ne suppose pas qu’il l’ait accompagnée à l’église vers trois heures du matin. Après ça, on ne peut pas savoir… Allons au temple…

Cora devint blême de fureur. Ainsi, on la trompait, et avec qui ? Avec cette traînée qui faisait sa grande dame, sa bouche en cœur, une antiquité… C’était la récompense de l’affection qu’elle avait pour ce moricaud ! Ah ! si elle eût été là, cette femme, elle l’aurait arrangée ! Elle lui aurait appris à faire la sainte-nitouche, l’innocente, pour voler ensuite les hommes des autres !

Un besoin de vengeance la tenait. Fiévreusement, elle se planta devant le journaliste et l’obligea à l’écouter :

— Vous, dit-elle, si vous êtes un homme, vous allez me conduire… Où habite-t-elle, cette femme ?

— Ma foi, répondit tranquillement Sosthène, je ne demanderais pas mieux, car je commence à m’embêter ici, mais je ne sais rien du tout. Enfin, prenons une voiture. Comme ça, on arrive toujours quelque part.

Il appela le chasseur pour faire avancer un fiacre.

En quittant le salon de Baratte et dès qu’elle fut entrée dans la voiture, la colère de la jeune femme se calma un peu. Elle fondit en larmes. C’est qu’elle en tenait sérieusement, pour le prince. Si leur liaison eût encore duré quelque temps, peut-être s’en fût-elle fatiguée elle-même. Mais cette façon de la quitter publiquement, après un souper, pour aller coucher avec une autre l’exaspérait, la mettait hors d’elle-même. Et, dans l’impossibilité de se venger momentanément, elle pleurait.

Sosthène Poix profita de cette détente pour jeter sa propre adresse au cocher. Cora ne s’en était pas aperçue. Mais, quand la voiture fut arrêtée et qu’en voyant le jeune homme descendre elle comprit son dessein, elle s’écria irritée :

— Non, pas ici, chez moi. Vous êtes fou, je crois. Donnez mon adresse…

Sosthène, stupéfait, insista vainement. Alors, très penaud, il remonta dans le fiacre. Vraiment Cora n’était pas gentille. Puisque le prince la trompait, pourquoi ne lui rendrait-elle pas la pareille ! Il n’y avait rien de bête comme de le faire à la vertu. Depuis longtemps il l’aimait, lui ; elle verrait, il était très-gentil.

Et il approchait de la jeune femme sa bouche pleine encore d’exhalaisons alcooliques, Elle . s’éloignait. Elle ne voulait pas, là, une bonne fois… C’était clair… Elle ajouta enfin :

— Mon cher, vous vous donnez un mal bien inutile. En ce moment je déteste tous les hommes, je pourrais seulement aimer celui qui me vengerait du prince et de cette femme.

Sosthène trouva l’idée drôle. Tout en riant, il promit à Cora de la venger d’une façon éclatante. Il tuerait le prince Ko-Ko, le provoquerait en duel, au vilebrequin… et ferait enfermer ensuite Juliette à Saint-Lazare. Il demandait seulement du crédit et les arrhes du marché.

On était arrivé. Cora sauta légèrement, sonna et disparut, laissant ces mots pour adieu à son compagnon :

— Vous êtes un serin…

Tandis que Sosthène Poix payait le cocher, en s’efforçant de se tenir droit sous l’air vif du matin, qui lui faisait tourner la tête, il aperçut Estourbiac, le reporter, qui venait vers lui. Autant pour ne pas s’ennuyer que pour consolider sa démarche, il lui prit le bras. Il avait l’air très décati, Estourbiac. Il croyait Sosthène Poix en bonne fortune et le blaguait :

C’est comme ça qu’on venait faire ses farces en catimini à l’heure où le coq chante. Il le félicitait, du reste, elle était très chic, cette petite Cora.

— Mais non, du tout, mon cher, vous vous trompez, dit Sosthène en riant.

Et, d’un bout à l’autre, avec une prolixité d’ivrogne, il lui raconta toute l’histoire : le souper et la façon cocasse dont Cora l’avait éconduit.

Estourbiac, devenu sérieux, l’écoutait.