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Hara-Kiri/11

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Paul Ollendorff (p. 238-260).

XI

solange de maubourg


Solange de Maubourg, d’abord stupéfaite par l’aveu inattendu de Fidé, était ensuite demeurée songeuse, répondant distraitement, machinalement aux adieux des invités, désireuse de se trouver seule pour réfléchir. Aimée, elle était aimée ! Cette pensée lui causait un trouble profond, un bouleversement où elle avait peine à retrouver la succession des idées. Aimée ! Aimée ! elle murmurait, répétait ce mot, lui trouvant une douceur surprenante, cherchant à lui fixer un sens précis que tout son être, violemment remué, ne pouvait définir. L’amour, l’amour qu’on voit dans les livres ! Si souvent elle avait entendu la duchesse parler de cela en termes méprisants, tant de fois on lui avait répété l’histoire d’amoureux qui visaient seulement la fortune et considéraient la femme comme l’accessoire d’un portefeuille bien garni ! Ce n’était pas vrai pour le prince millionnaire, assurément. Mais aussi, un Japonais ! un Oriental, enfant d’une nation à demi-sauvage ! N’était-ce pas extravagant, de mêler à la fois dans son esprit un amour possible et cette figure jaunâtre, reconnaissable toujours, malgré son vernis de parisianisme, à certaines taches indélébiles. Pourtant, il la chérissait, elle n’en pouvait douter lorsque vibrait encore à son oreille cet accent passionné, ces paroles si doucement persuasives… Je vous aime. Il lui semblait entendre répéter cet hymne de jeunesse et de beauté, cette synthèse des élans de l’adolescence. Mais elle-même ?… Non, sûrement, elle ne l’aimait pas, elle ne pouvait pas l’aimer. Cela eut été ridicule entièrement. Elle avait cependant regret d’employer ce mot cruel… L’amour peut-il donc être ridicule ? Elle comprenait, maintenant. L’aveu de Fidé répondait à l’état de son esprit. Il avait remué en elle tout un monde d’amertumes, de regrets, de découragements. Voilà pourquoi elle se sentait troublée.

C’est cela. Elle se lassait de cette vie insipide, sévèrement réglée, sans but et sans affection qui la faisait, elle la noble, riche et belle enfant, plus déshéritée qu’une ouvrière. Au couvent, où on l’avait mise de bonne heure, son intelligence naturellement vive et pétulante était comprimée par les sévérités odieuses de la règle. On interprétait à mal ses aspirations les plus innocentes pour l’asservir aux pratiques d’un bigotisme qu’elle détestait instinctivement. Afin de garder intacts ses sentiments, l’enfant se réfugiait dans sa fierté et l’orgueil de son nom patricien et, durant des années, elle demeurait hautaine et silencieuse, intimidant par son attitude ses maîtresses et ses compagnes parmi lesquelles elle ne comptait pas une amie. À seize ans elle revenait à l’hôtel de Maubourg, joyeuse comme un oiseau qui s’envole dans l’azur libre. Mais hélas ! pour elle la vieille habitation était un second couvent et la duchesse, d’une parole sévère, avait glacé tous les élans de Solange, toutes ces effusions si longtemps contenues. La jeune fille avait rêvé Ia liberté, la vie, elle ne faisait que changer de prison et de geôlier ! Rarement elle voyait ses sœurs, déjà mariées et lancées dans l’absorbante existence mondaine et Gontran, le seul être qui lui témoignât quelque affection, n’était jamais à l’hôtel. Alors, elle avait repris en pleurant son masque de froideur, isolant son chagrin dans la tristesse des grands appartements vides, contant ses pauvres rêves envolés à mademoiselle de Kartynn son institutrice. La bonne demoiselle consolait Solange, versant elle aussi, des larmes sur sa jeunesse passée, sacrifiée, quoiqu’elle fut belle : jadis et désireuse d’amour, mais parce qu’elle était pauvre et vertueuse naturellement.

Cette fois pourtant, Mlle de Maubourg ne confia point à sa vieille amie le sujet qui la préoccupait. Elle garda au fond de son âme son agitation et ses doutes, trouvant parfois un plaisir étrange à se savoir aimée, puis cherchant un moyen d’éloigner d’elle cette passion qui venait subitement troubler sa vie résignée, ne voulant pas causer un chagrin au premier être qui eût éprouvé pour elle un amour désintéressé et cependant, rougissant de honte à la pensée d’encourager le prince.

Par ces raisons, elle hésita longtemps à décider si elle irait ou non à la soirée de Mme d’Antremont. Puis, soit curiosité féminine, soit qu’elle s’intéressât à Fidé plus qu’elle ne voulait le laisser paraître, elle s’y rendit, résolue de tenir le jeune homme à distance par sa froideur. Mais, dès l’entrée, elle vit briller dans ses yeux une telle joie, qu’elle n’osa même lui refuser de danser avec lui.

Le prince aurait voulu exprimer son adoration infinie et pourtant, intimidé par l’indifférence de Solange, pris d’une hésitation soudaine, il sentit le cœur lui manquer et murmura seulement :

— Merci ! Oh ! merci.

Elle n’eut pas l’air de l’entendre et partit de bonne heure, replongée dans ses perplexités, en colère contre elle-même, s’efforçant de distraire sa pensée de cette préoccupation opiniâtre. Le soir, sans un mot d’explications, elle fondit en larmes entre les bras de la bonne Mlle de Kartynn, très inquiète.

— Mon Dieu ! est-ce que je l’aimerais !

Une angoisse accablante, la crainte de nouveaux désespoirs, des sensations inconnues, vives et douloureuses, s’emparaient d’elle, la remplissant d’une appréhension incessante. Cet amour qu’elle avait tant désiré rencontrer, lui causait, maintenant qu’elle le pressentait, une insurmontable terreur et elle cherchait désespérément à reprendre possession d’elle-même.


Taïko-Fidé ne soupçonnait guère ce qui se passait dans l’esprit de Mlle de Maubourg. Dominé par une passion folle, irrésistible, qu’enhardissait son extrême exaltation, il avait fait à la jeune fille la confidence de son amour. Mais bientôt des obstacles immenses, invincibles, lui apparaissaient, accrus encore par la froideur de Solange, chez Mme d’Antremont. Cependant, cette douleur s’effaçait rapidement : le Japonais, avec la mobilité d’esprit de sa race, était surpris et charmé par le spectacle de son amour même, ce sentiment exquis et délicat qu’il s’imaginait si difficilement autrefois. Cette affection profonde l’émerveillait, qui exerçait la pensée à bâtir mille projets charmants, mais irréalisables, fantastiques, avec lesquels il berçait sa mélancolie. Vainement il s’efforçait d’analyser ces sensations nouvelles, cet attachement subit et intense où les désirs ne tenaient qu’une place infime, tandis qu’ils avaient été jusqu’alors, plus ou moins déguisés, raffinés, le mobile de toutes ses passions. Parfois même, de telles idées lui semblaient une offense pour la pâle et chaste vision qu’il adorait et il éprouvait une joie d’enfant à connaître ces nuances de sentiments, jadis lues avec incrédulité dans les livres d’Occident.

Il n’allait plus au cercle. Il vivait chez lui, isolé parmi ses rêves, imaginant en son esprit inventif, des aventures où il accomplissait pour Solange des vaillances extraordinaires. Il parcourait les endroits où il s’attendait à rencontrer la jeune fille et souvent, le soir, passait devant la vaste porte de l’hôtel, désespérément close, avec l’espoir toujours déçu d’apercevoir la chère aimée.

Ainsi, il la revit au dîner de la baronne d’Hautfort où, par une coïncidence étrange, elle se trouva placée auprès de lui. Il fut comme gêné de cette complaisance du hasard. Solange voyant son humilité triste, lui parla la première, et ils causèrent de choses indifférentes. Mais leur secret était prêt à prendre son vol entre chaque phrase. Fidé, enhardi, supplia la jeune fille de lui pardonner son aveu. Elle y consentit et, brusquement, changea de conversation, questionna le prince sur le Japon. Il lui conta alors sa jeunesse, son dégoût des mœurs natales, son violent désir de partir pour l’Europe civilisée. Puis, insensiblement, leur causerie prit une tournure confidentielle ; il répéta l’une de ses discussions avec Valterre, blâmant la légèreté et l’inconstance du vicomte, disant au contraire, de quelle façon immuable, absorbante, il comprenait l’amour. Il s’animait, élevait la voix et Solange, rougissante de cette demi-complicité était obligée de lui rappeler qu’on pouvait l’entendre. La fougue de sa passion le transfigurait, lui donnait une éloquence sauvage, une beauté particulière qui frappaient vivement Mlle de Maubourg. Pourtant elle ne l’encouragea pas. Du reste, il ne demeura guère auprès d’elle. Dès que le repas fut, terminé, Mme d’Hautfort accapara le prince dans un coin du salon et engagea avec lui un dialogue, où l’exaltation de son esprit lui permit de briller. La baronne, malgré sa réputation de rigoureuse vertu, était encore d’une beauté très désirable et ses prévenances pour Fidé faisaient bien des jaloux. Lorsqu’il prit enfin congé, elle l’accompagna un instant et, baissant un peu la voix, le pria de revenir le jeudi suivant. On serait moins envahi, réunion tout à fait intime…

Ce jeudi, quand le prince se présenta chez Mme d’Hautfort, elle poussa une exclamation de surprise :

— Ah ! prince, je suis aux regrets… On a oublié de vous prévenir… la soirée est ajournée… Mais, c’est égal, je vous garde.

Il s’excusa, voulut se retirer.

— Non, non, demeurez, reprit-elle d’un ton décidé. Vous en serez quitte pour faire un mauvais dîner… J’attends les Lomérie, que vous connaissez…

La baronne, sévèrement vêtue d’ordinaire, avait ce soir là une robe claire, bordée de malines, moulant son buste de femme de trente ans. Le col, légèrement ouvert, laissait voir un médaillon qui mettait les feux de ses brillants sur la peau mate, un peu brune.

Fidé ne put s’empêcher de trouver étrange cette aventure, Valterre et quelques autres employaient, en parlant de la jeune veuve, des sous-entendus mystérieux. Devant le prince, une fois, on prononçait à son sujet les mots de corruption savante, raffinements de blasée. Mais c’étaient là propos de viveurs, ne respectant personne et au contraire, la baronne, amie intime de l’irréprochable duchesse de Maubourg, auxiliaire importante du vénérable Père Boussu, était universellement estimée dans le faubourg.

Mme d’Hautfort, très gracieusement, avait fait asseoir le prince sur une causeuse et babillait, pleine d’enjouement, inventant mille sujets de conversation. Jamais Fidé ne l’avait vue ainsi. Tout à coup, on annonça Mlle de Maubourg. Une vive contrariété se peignit sur le visage de la baronne, en même temps qu’elle se précipitait vers la porte et embrassait Solange qui entrait avec Mlle de Kartynn en criant gaîment :

— Bonjour Herminie. Maman m’envoie te demander à dîner, sans façon. Elle est partie avec les Lomérie et elle a peur que je ne m’ennuie. Tu…

Solange n’acheva pas. Elle venait d’apercevoir le prince, et, devenue toute pâle, elle se taisait. Il s’avança alors et salua. Mlle d’Hautfort avait repris sa gravité froide. Elle expliqua la présence de Fidé. Elle était heureuse de la bonne idée de Solange, d’autant plus qu’elle comptait sur les Lomérie.

— Tiens, je suis étonnée qu’ils t’aient promis, dit la jeune fille. Depuis quinze jours leur départ est arrêté.

Il ne fut plus question des Lomérie Le dîner — un petit repas exquis admirablement entendu — s’écoula, très mélancolique : dans l’esprit des quatre convives, des pensées secrètes s’agitaient derrière la conversation banale. Mme d’Hautfort faisait des frais d’amabilité, un peu contrainte. La bonne institutrice racontait des anecdotes. Solange et Fidé osaient à peine se regarder. La jeune fille ressentait un malaise inexplicable. Quelque chose lui poignait le cœur… Elle songeait à son entrée subite, à l’embarras du prince et de la baronne, et elle allait droit à la conclusion, avec une intuition et une netteté jalouses : Serait-il son amant ? Alors, que lui disait-il donc à elle ? Et penser qu’elle avait pu croire un moment à ses serments d’amour ! Il était donc, lui aussi, trompeur et cruel comme les autres ? Son cœur battait violemment…

Ils descendirent au jardin, respirer l’air rafraîchi du soir. C’était un de ces magnifiques enclos du faubourg Saint-Germain, semé d’arbres de haute futaie, tapissé d’un gazon vert sombre, avec un petit ruisseau artificiel mêlant ses sinuosités aux lacets du sentier et servant de prétexte à des ponts rustiques. On se fût cru à mille lieues de Paris. Mme d’Hautfort était remontée pour donner quelques ordres. Assise auprès des jeunes gens sur un large banc circulaire, la bonne demoiselle de Kartynn n’avait pas résisté aux effets de la digestion. Doucement, sur son épaule, sa tête s’était appesantie. Solange et Fidé, pris d’une même mélancolie, contemplaient le coucher du soleil incendiant l’horizon, piquant de taches d’or le feuillage des tilleuls centenaires. À gauche, de larges bandes étincelantes s’allongeaient, pareilles à des traînées de flammes ardentes. Rutilantes d’abord, par instants, elles se transformaient, devenaient verdâtres, éblouissantes comme du vieil or. Des nuages roulaient par dessus ainsi que des boules laineuses, se rejoignant, s’éloignant, mettant sur le fond éclatant une variété de teintes, des taches purpurines, des lances de feu, des plaques violettes d’une pureté idéale. Tout cela nageait dans le bleu céleste, où fuyaient des nuées envahissant d’autres masses noirâtres, imitant la cime neigeuse des hautes montagnes. Le jour peu à peu disparaissait. Une tranquillité de tombeau couvrait le jardin. Fidé, abaissant son regard sur la jeune fille, songeuse, lui dit d’une voix basse, contenue :

— Ne m’aimerez-vous jamais ?

Elle eut un geste machinal. Au bord de ses cils, mouillés par la tristesse des choses, une larme perlait. Il avait pris sa main. Elle ne la retira pas et frémit seulement un peu lorsqu’il déposa un long baiser sur son poignet, délicatement.

La baronne revenait. Elle surprit Mlle de Kartynn qui s’éveillait en sursaut et fronça les sourcils en regardant Solange et Fidé.


À dater de ce jour, Mlle de Maubourg aima le prince avec toute l’ardeur de ses effusions réprimées, de ses affections sans objet, contenues depuis son enfance. Elle lui écrivit nerveusement, une longue lettre, couvrant de sa fine écriture. des pages et des pages, relatant les misères de sa vie, demandant un amour sans partage en échange du sacrifice complet de son existence. Puis elle la jeta à la poste, sans vouloir réfléchir, heureuse de faire l’abandon d’elle-même. Fidé, fou de joie, parvint à lui remettre un billet qui disait tous ses rêves, toutes ses tentatives pour la voir. Elle fut délicieusement charmée. Pendant quelque temps, ils échangèrent ainsi leurs plus intimes pensées, attendant avec impatience des lettres pleines de riens charmants, de menus détails qui les intéressaient parce qu’ils se rapportaient à leur commune affection. Ils se racontaient heure par heure leur existence, leurs méditations, toujours dirigées vers le même but. Et c’était chaque fois des étonnements nouveaux, des ravissements, du bonheur pour plusieurs jours.

Solange qui pouvait difficilement s’isoler avec ses chères pensées, s’était décidée à confier son amour à la bonne Kartynn. La vieille demoiselle, épouvantée d’abord, par affection pour la jeune fille s’était sacrifiée, ayant conscience de ses torts et de la colère de Mme de Maubourg, lorsqu’elle apprendrait sa complicité. La pauvre déshéritée avait trop souffert de ses belles années perdues, desséchées, pareilles à des fleurs fanées, pour n’être pas miséricordieuse aux amoureux. Elle trouvait un amer plaisir dans le spectacle de cette jeune passion pleine d’emportements et d’infinies tendresses. Parfois, après les naïves confidences de la jeune fille, la pauvre créature, torturée, le cœur plein de vagues et incommensurables regrets, s’enfermait et, sanglotant convulsivement, elle murmurait :

— On ne m’a jamais dit ces choses, à moi. On ne m’a jamais aimée !

Mlle de Kartynn servait d’intermédiaire pour la transmission des lettres. Rarement les jeunes gens se rencontraient et ces entrevues étaient toujours dangereuses, car l’amour se lisait dans leurs yeux, malgré leurs efforts pour le dissimuler, Fidé n’avait plus reparlé à Valterre de sa passion. Un jour, cependant, le vicomte lui donna très amicalement à entendre que leur secret était deviné. Sans paraître en croire un mot, il répéta des allusions transparentes échappées à la vicomtesse de Lunel.

— Elle a une langue affilée et dangereuse, la vicomtesse, conclut-il.

Et il causa d’autre chose. Le prince se tint pour averti. Il écrivit le soir même à Solange et lui répéta la confidence de Valterre. Pour tout au monde, il ne voulait pas compromettre sa chère mignonne, et le meilleur moyen d’éviter tout danger était de demander la main de Solange. Il était suffisamment riche, noble, il se ferait au besoin naturaliser Français.

Mlle de Maubourg répondit. Certes, cela valait mieux et c’était d’ailleurs leur intention commune. Mais la démarche de Fidé paraîtrait peut-être étrange, venant sans préparation. Elle préférait, quoiqu’elle tremblât de crainte par avance, avouer d’abord son amour à la duchesse.

Mme de Maubourg était avec le père Boussu, de la Compagnie de Jésus, lorsque sa fille lui fit demander la faveur d’une entrevue particulière. Elle ordonna de faire entrer, étonnée de cette circonstance inattendue. Solange, quoique un peu gênée par la présence du jésuite, s’avança d’un pas ferme au milieu de la solennité du salon d’apparat :

— J’aurais quelque chose de particulier à vous dire, madame.

La duchesse, retenant, d’un coup d’œil le Père qui s’était levé, répondit à Solange qu’elle pouvait parler.

La jeune fille avait trop conscience de la gravité de son aveu, pour que la présence d’un tiers pût la faire hésiter longtemps. Lentement, le regard fièrement levé, elle révéla son amour pour le prince Taïko-Fidé.

Mlle de Maubourg demeura un instant stupéfaite, confondue. Puis elle haussa dédaigneusement les épaules :

— Je pense que vous êtes folle, dit-elle.

La jeune fille, pâlissante, répéta résolument sa conclusion :

— J’aime le prince, madame, et j’ai tenu à vous avertir avant qu’il ne vienne vous demander ma main.

Pour le coup, il n’y avait plus à douter. Solange disait vrai ; ce que la duchesse prenait d’abord pour un caprice de fillette, devenait plus dangereux ; enfin, chose grave, le prince connaissait les sentiments de Mlle de Maubourg. La grande dame faillit avoir une attaque d’apoplexie. Elle devint successivement rouge de colère et de honte, puis blême, puis verte : Sa fille, une Maubourg, avoir des idées aussi saugrenues !… C’est qu’en vérité, cette pécore paraissait croire qu’on pût la prendre au sérieux !… Faire ainsi effrontément l’aveu d’une passion criminelle ! Il fallait qu’elle eût perdu toute retenue, toute pudeur… Si, encore, dans son dérèglement, elle eût jeté les yeux sur un gentilhomme !… Mais une espèce ! un Chinois ! on ne sait quel original ridicule, qu’elle avait accueilli dans son salon à titre de bête curieuse !… Allons donc ! c’était de la folie !…

À ces emportements, à ces injures, Solange répondait inébranlablement la même phrase :

— Je l’aime.

Mais elle voulait donc, la malheureuse créature, faire la honte éternelle d’une maison qui remontait aux Croisades ?… Songer à une, telle mésa- liance, elle qui appartenait à une des familles les plus chrétiennes d’Europe !… Épouser un barbare, un païen !…

La jeune fille, toujours calme, répétait :

— Je l’aime, madame.

Alors, la duchesse, au paroxysme de la colère, se redressa, exaspérée :

— Je crois, dit-elle, que je discute avec vous, par ma foi ! Mais il y a assez longtemps que cette sotte comédie dure. Le duc James de Thierry m’a demandé votre main… j’avais différé à cause de votre jeunesse… mais je vois que vous n’avez point perdu de temps. Je vais lui écrire. C’est une grâce que je vous fais, quoique vous en soyez peu digne. Je devrais vous enfermer dans un couvent. En attendant la réponse du duc, vous irez faire une retraite chez les dames Carmélites, cela vous ramènera sans doute à des sentiments moins excentriques.

Solange ouvrait la bouche pour répondre, mais la duchesse, d’un geste dédaigneux, lui coupa la parole et sortit en disant :

— Vous partirez dans une heure.

Le bon Père Boussu, dans un coin, regardait attentivement les tentures…

Le prince était très inquiet. Depuis plusieurs jours, il n’avait rencontré ni Solange ni les de Maubourg. Aucune lettre ne lui était parvenue. Il se présenta à l’hôtel de la rue de Lille. On lui répondit que la duchesse et sa fille étaient absentes. Le cœur plein de pressentiments terribles, il se rendit à une nouvelle soirée chez la douairière d’Antremont. Solange, qui devait s’y trouver, ne parut pas. À la fin, il ne put y tenir et, prenant un air indifférent, il s’approcha de la vieille dame :

— Nous n’avons pas vu Mme de Maubourg, ce soir ?

— Ce n’est pas surprenant, répondit Mme d’Antremont, elle est partie pour son château du Berry. À propos, vous savez que Mlle de Maubourg se marie ?

Fidé demeura abasourdi, blême de surprise.

— Ah ! avec qui ?

— Ah ! ça, par exemple, je vous le donne en mille à deviner : avec le duc James, vous savez, mon ami d’enfance… Il y a longtemps, ajouta la bonne douairière de sa voix doucement ironique, il y a longtemps qu’il n’avait plus joué à la poupée…

Le prince n’eut pas la force de demander des détails. Il prit congé de la vieille dame en balbutiant et s’élança dans la rue.

Qu’allait-il faire ? N’était-il pas fou, après tout ? Ce bruit pouvait n’être qu’un commérage comme il en éclôt tant dans le monde, et le choix même du mari devait en démontrer la fausseté. Mais pourquoi Solange ne lui écrivait-elle point ? Comment savoir ce qui s’était passé ? Le plus sûr en tout cas, n’était-il pas de demander la main de Mlle de Maubourg ?

— Tout de suite il pensa à Valterre. Lorsqu’il arriva au petit hôtel du vicomte, un coupé brun, sans armoiries, stationnait devant la porte. En gravissant l’escalier, Fidé heurta une femme qui descendait. Elle laissa échapper un léger cri, et, malgré le voile épais qui couvrait son visage, le prince reconnut la jolie vicomtesse de Lunel. Elle venait donc rendre visite au vicomte, elle aussi ; cela expliquait ses mots méchants à l’adresse de Marguerite de Barrol.

Valterre se trouvait encore à la porte de son cabinet de travail, lorsque le prince y parvint. Lui, qui possédait une aisance incomparable, il eut une nuance d’embarras. Mais cela passa vite. Fidé, sans s’arrêter, sans saluer presque, conta tout d’une haleine l’histoire de ses relations avec Mlle de Maubourg. Il termina en priant Valterre de vouloir bien présenter sa demande. Le vicomte l’écoutait attentivement :

— Vous n’avez pas voulu me croire, dit-il… Il est clair que lorsque Solange a fait ce bel aveu à la duchesse, la première pensée de ma cousine a été de la marier tambour battant au premier soupirant venu de ses amis. Elle a choisi le duc de Thierry comme le plus indulgent. Je veux bien partir demain pour vous tranquilliser ; je ferai tous mes efforts… mais je crains que cela ne soit inutile, mon cher bon. Fussiez-vous archimillionnaire et le mikado lui-même, vous demeureriez toujours un païen, un mécréant, c’est-à-dire quelque chose d’horrible, aux yeux de Mme de Maubourg. Enfin, j’essaierai…

Il prit l’express suivant, malgré son horreur bien connue pour les déplacements et les chemins de fer. Le lendemain soir, il était de retour, brisé de fatigue. Fidé l’attendait.

— Rien à faire, mon pauvre ami. C’est à peine si j’ai pu voir la duchesse, et ç’a été pour l’entendre vous injurier et me signifier sa haine, Solange est auprès d’elle, mais soigneusement gardée. Le meilleur, voyez-vous, excellent bon, est d’oublier toute cette histoire et de reprendre votre vie passée. Tenez, justement, Partisane offre à souper ce soir. IL a invité des femmes, des tas de femmes. En êtes-vous ?

— Je croyais qu’il n’y avait que les femmes du monde, dit le prince en souriant tristement. Non, je n’irai pas…

Chez-lui, il trouva une lettre de Solange. Elle faisait d’abord le récit de son entrevue avec la duchesse, puis elle continuait :

« Oui, oui, je vous aime et je vous ai toujours aimé depuis que je vous ai vu pour la première fois. À partir du moment où la volonté inflexible de ma mère nous a séparés, il ne s’écoule pas un instant sans que je pense à vous… j’ai pleuré jour et nuit pendant longtemps… Nous retournons à Paris, mais sauf le couvent, Mme de Maubourg persiste dans ses projets. Dois-je donc être encore une fois sacrifiée et souffrir, toujours, toujours… Oh ! non… je vous en conjure, mon cher amour, employez tous les moyens pour fondre son cœur glacé… Je ferai de mon côté ce qui est en mon pouvoir et alors, j’espère que vous vaincrez.

Je t’aimerai toujours. »

Vainement Taïko-Fidé tenta de faire agir quelques influences auprès de Mme de Maubourg. Vainement il essaya de forcer la porte de l’hôtel. Mais, grâce à la bonne Kartynn, les jeunes gens s’écrivaient et cela leur donnait un peu de courage. Un jour, par une intervention involontaire du Père Boussu, ils purent se rencontrer à l’église :


« Cher ami, écrivait Solange, je suis toute heureuse d’apprendre que je pourrai te voir demain. Mon Dieu ! que le temps me semble donc long ! Je voudrais être toute la journée près de toi et te répéter combien je t’aime, combien je suis heureuse de t’appartenir. Tu es si bon, qui pourrait donc ne pas t’aimer ? Sois demain devant Sainte Clotilde à une heure et demie. On m’a chargée des quêtes pour le mois de Marie ; tu serais bien aimable de me donner une petite offrande. Je couvre de mes plus tendres baisers ta douce figure, tes doux yeux noirs où j’aime tant me mirer. »


Ils firent, ce jour-là, une provision de bonheur. Malheureusement, la duchesse voulait presser l’exécution de ses projets. Le duc de Thierry venait assidûment et, disait Kartynn, c’était pitié de voir auprès de la blonde et délicate enfant, dodeliner cette tête de gâteux, coqueter ce vieillard qui semblait son grand’père. Solange, au désespoir, eut la pensée de s’enfuir, et l’écrivit au prince, qui trouva assez de force de caractère pour l’en dissuader d’abord. Mais elle persista :

Ils iraient en Angleterre où ils se marieraient ainsi qu’ils l’avaient mille fois projeté ! Après, on serait bien forcé d’accepter les faits accomplis.


« Tu n’y consens pas… Que devenir cependant, ajoutait-elle. C’est le mois prochain que ma mère veut faire mon éternel malheur. J’ai ma robe de noce. Mes gants blancs et mes souliers blancs sont achetés. Il faut qu’ils servent, je t’en conjure, je serai ta femme quand même, maintenant je ne saurais appartenir à un autre. Écris-moi, console-moi, je suis si abattue… Je t’aime, je t’aime, cher fiancé adoré, je veux être à toi… »

Alors, tout d’un coup, il se décida. Depuis longtemps, la bonne Kartynn avait renoncé à leur adresser des remontrances. Il fut décidé qu’on l’emmènerait.

Un matin, la duchesse fit conduire sa fille à Notre-Dame. La veille, l’institutrice avait expédié une valise légère contenant la robe de noce et les petits souliers blancs de la chère fiancée. Devant le porche immense, Fidé attendait les voyageuses. Ensemble, ils pénétrèrent sous les voûtes sombres, où, dans la demi-obscurité, les rayons déviés à travers les vitraux traçaient en l’air des sillons de poussière lumineuse et s’étalaient sur les piliers en plaques bizarrement colorées. Tout au fond de l’abside, venait un jour glauque, sépulcral, et dans la vaste nef, d’une tranquillité tombale, par instant, le bruit d’une chaise remuée produisait d’étranges résonnances. Solange, violemment impressionnée, sentant des sanglots lui monter à la gorge, brusquement, se mit à genoux. Après être demeurée un instant la tête entre ses mains dans une méditation que Fidé respecta, elle se releva et dit résolument en lui tendant la main :

— Partons.

Ils sortirent par la petite porte. Le lendemain ils étaient à Londres.