Harivansa ou histoire de la famille de Hari/Lecture 26

La bibliothèque libre.
◄  XXV
XXVII  ►

VINGT-SIXIÈME LECTURE.

HISTOIRE DE POUROURAVAS.

Vêsampâyana dit :

Grand roi, le fils de Boudha fut Pouroûravas, prince sage, glorieux, magnifique, dévot, généreux, habile dans la science sacrée, puissant, invincible dans les combats, et maître sur la terre, aimant à allumer le feu du sacrifice, et à présenter les offrandes, partisan de la vérité, sage en ses projets et heureux en mariage. Nul dans les trois mondes n’eut plus de renommée que lui. En voyant les lumières de ce monarque, sa vertu, sa justice, son amour pour la religion, la célèbre Ourvasî[1] renonçant à l’orgueil de

sa naissance, le choisit pour époux. Il passa avec elle cinquante-neuf ans[2], tantôt dans le parc de Tchêtraratha[3], tantôt sur les bords de la Mandâkinî[4], ou dans la belle cité d’Alacâ[5], ou bien dans les jardins du Nandana[6]. Transporté dans ces régions septentrionales, si riches en arbres magnifiques, en fruits délicieux, en suaves parfums, errant sur le mont Mérou dans ces belles forêts habitées par les dieux, ce prince accompagné d’Ourvasî s’abandonnait aux doux plaisirs de l’amour. Il établit sa capitale à Prayâga[7], lieu célèbre pour sa sainteté, et vanté par les Maharchis. Il eut sept fils, pareils aux enfants des dieux, et que leur mère Ourvasî enfanta dans le séjour céleste : ce fut le sage Âyous, Amâvasou, le pieux Viswâyous, le grand Sroutâyous, Dridhâyous, Vanâyous et Satâyous.

Djanamédjaya dit :

Comment Ourvasî, une déesse de la race des Gandharvas, dédaignant ceux de son rang, a-t-elle pris un époux parmi les mortels ? Toi, qui sais tant de choses, raconte-moi cette histoire.

Vêsampâyana reprit :

Ourvasî, par suite d’une imprécation de Brahmâ, avait été réduite à la condition humaine. Cette beauté s’unit au fils d’Ilâ, mais à une condition, qui devait contribuer à la relever de cet état d’interdit. « J’exige, lui dit-elle, que, tout le temps de notre union, mes yeux ne vous voient jamais nu, que deux béliers soient constamment attachés près de notre lit, et que le lait, prince, soit mon unique nourriture. Tant que les clauses de ce traité seront observées, je resterai auprès de vous : telles sont mes conditions. » Le roi se montra fidèle à son engagement, et Ourvasî ne songea point à le quitter. Leur union dura cinquante-neuf ans, et la déesse se trouvait heureuse de la malédiction qui l’attachait, dans de pareils liens. Cependant les Gandharvas commençaient à regretter l’absence de cette nymphe. « Il faudrait, se disaient-ils, aviser au moyen de faire revenir près de nous la belle Ourvasî, l’ornement du ciel. » Alors le prudent Viswâvasou leur parla en ces termes : « J’ai entendu autrefois les conditions du traité qu’ils ont fait ensemble. Si le roi y manque jamais, elle doit l’abandonner. Je connais un moyen de lui faire violer sa promesse et sans employer la violence, je vais travailler à remplir vos intentions. » Ainsi parla l’illustre Gandharva, et sur-le-champ il partit pour Pratichthâna : se glissant pendant la nuit auprès des deux époux, il enleva un des béliers. La belle Ourvasî avait pour ces animaux une affection presque maternelle : elle avait connu l’arrivée du Gandharva, et comprenait que son exil touchait à sa fin[8]. Elle dit alors au roi : « On vient de m’enlever mon enfant. » À ces mots, le prince se rappelle qu’il est nu et ne veut point se lever. « La déesse, pensait-il, « me verrait dans cet état, et notre traité serait rompu. » Les Gandharvas aussitôt enlèvent encore l’autre bélier ; et la déesse de dire au fils d’Ilâ : « Ô roi, mon enfant m’est enlevé, comme si je n’avais personne pour me protéger. » Aussitôt le prince se lève avec empressement, nu comme il était. Il cherche où sont les béliers. En ce moment, un brillant éclair, produit par les Gandharvas, parcourt tout l’appartement. Ce rayon de lumière a montré Pouroûravas nu aux yeux de son épouse, et la belle Apsarâ a disparu soudain. Les Gandharvas, voyant le succès de leur ruse, retournent au ciel, et le roi, qui a retrouvé les deux béliers, revient dans son appartement ; mais Ourvasî n’y est plus. Le malheureux pousse des cris de douleur : il parcourt la terre, cherchant de tous côtés l’épouse qu’il a perdue. Enfin dans le pays de Couroukchétra, il l’aperçoit sur l’étang sacré de Plakcha[9], au moment où elle se baignait dans ses ondes fraîches, et se livrait avec cinq autres Apsarâs à de joyeux ébats. Ourvasî folâtrait, et lui, il était en proie au chagrin. Il la voit toujours brillante de mille attraits : elle aussi le voit à peu de distance, et dit à ses compagnes en le leur montrant : « Voilà le héros qui m’avait accueillie dans son palais. » Celles-ci étaient toutes frappées d’étonnement. Le roi prend alors la parole : « Épouse que j’adore, rends-moi ton amour, et réponds à ma voix. » Ils échangent ensemble mille tendres discours. Entre autres, Ourvasî lui dit : « Prince, je porte dans mon sein un gage de ton amour. D’année en année je te donnerai un fils ; mais il ne me sera permis de rester avec toi qu’une seule nuit. » Le roi, content de cette assurance, retourna dans sa capitale. Au bout de l’année, Ourvasî vint le visiter, et une seule nuit fut accordée à leurs amours.

Ourvasî dit un jour au fils d’Ilâ : « Les Gandharvas veulent t’accorder une faveur. Tu peux choisir, et t’adresser à eux avec confiance. Ô grand roi, demande de ressembler aux Gandharvas. » Tel fut le vœu que forma Pouroûravas, et ceux-ci le lui accordèrent. Ils remplirent un vase de feu, et lui dirent ; « Emploie ce feu pour le sacrifice, ô roi, et tu obtiendras d’habiter avec les Gandharvas. »

Pouroûravas, emmenant avec lui ses fils, entra dans sa capitale et se rendit à son palais ; cependant le feu qu’on lui avait donné était au sein de l’arani[10] ; et à son arrivée, à la place de ce feu, il vit avec étonnement une branche d’aswattha[11], insérée dans un morceau de bois de samî[12]. Il se plaignit aux Gandharvas que le feu se fût éteint : alors ceux-ci lui enseignèrent l’usage de l’arani. Ils lui montrèrent comment avec l’aswattha on produit du feu par le frottement. Pouroûravas les imita, et pour les divers sacrifices, il inventa trois feux[13]. Ce présent qu’il avait reçu des Gandharvas le conduisit à imaginer la distinction du trétâgni[14]. Autrefois on n’avait connu qu’un seul feu, ce roi en établit de trois sortes, et par sa piété il obtint d’être admis dans le monde des Gandharvas.

Telle fut la puissance du fils d’Ilâ : il fut grand parmi les hommes ; et, comme nous l’avons vu, il avait transporté sa capitale à Prayâga, lieu sacré ; il l’avait établie sur la rive septentrionale du Gange, et, environnant cette ville de toute sa gloire, il l’avait nommée Pratichthâna.

    relative de Mercure dans le moment indiqué : j’ai traduit littéralement प्रतिकूलं praticoûlam. Mais ce mot n’indique pas assez le rapport des deux astres entre eux.

  1. Ourvasî est une de ces bayadères célestes qu’on appelle Apsarâs. Ses aventures avec Pouroûravas sont un épisode fameux de l’histoire antique de l’Inde : mais elles sont racontées différemment par les auteurs. Câlidâsa, dans sa pièce intitulée Vicramorvasî, a suivi une autre tradition que celle du Harivansa, et il faut avouer aussi qu’elle est plus intéressante et plus digne de son siècle civilisé. À l’occasion du titre de cette pièce, je consignerai ici une observation de mon savant maître et regrettable ami, M. de Chézy. Si la mort n’était point venue le surprendre, il eût donné une édition critique de ce drame, pour faire le pendant de Sacountalâ. Dans sa conversation, j’ai recueilli une de ses idées sur la traduction que le docte Wilson a donnée du Vicramorvasî. Ce savant décompose ce mot, et traduit vicrama par héros. Mais dans son Dictionnaire, vicrama est plutôt donné comme un nom de chose que comme un nom de personne. Ce mot signifie force, héroïsme, et c’est विक्रमिन् vicramin qui représenterait mieux le sens de héros attribué à विक्रम. Ensuite l’opposition établie entre un nom abstrait et un nom propre, le héros et Ourvasî, ne serait pas très-logique. C’est ce qu’a fort bien senti M. Wilson en traduisant le héros et la nymphe. Raisonnant d’après l’analogie de quelques autres titres, comme Gîta Govinda, Abhidjnâna Sacountala, où le nom de chose précède celui de personne qu’il régit, M. de Chézy était porté à traduire Vicrama Ourvasî par la retraite, l’exil d’Ourvasî, ou peut-être, le triomphe d’Ourvasî, puisque cette nymphe subjugue le roi par son amour.
  2. Le manuscrit bengali dit 61 ans.
  3. C’est le jardin du dieu Couvéra.
  4. Nom du Gange céleste.
  5. On donne ce nom à la ville céleste du dieu Couvéra.
  6. Le Nandana est le séjour de plaisance du roi des dieux, Indra.
  7. Le nom de Prayâga est donné aux lieux situés au confluent de deux rivières. On désigne ici l’endroit où l’Yamounâ se jette dans le Gange. Ce Prayâga, aujourd’hui Allahabad, était sur la rive droite de ce fleuve, et Pratichthâna, capitale de Pouroûravas, était, comme on le dira plus bas, sur la rive gauche. Voyez xe lect. note 9.
  8. Ourvasi a presque l’air de conspirer avec les Gandharvas : ce qui ôte l’intérêt qu’on peut porter à son amour. Dans le drame, au contraire, elle aime véritablement : forcée de retourner à la cour d’Indra, elle a des distractions, qui lui attirent la malédiction du Mouni Bharata, regardé par les Indiens comme l’inventeur du drame.
  9. Plakcha est aussi le nom d’une des sept provinces qui partagent le monde.
  10. Le lecteur se rappelle que l’arani est l’instrument avec lequel les Brahmanes font le feu pour les sacrifices. Voy. ve lect. note 9.
  11. Ficus religiosa.
  12. C’est ainsi que j’ai traduit l’épithète difficile शमीजात​. Le samî est, suivant M. Wilson, l’acacia suma.
  13. Pouroûravas a ce rapport avec le second roi de Rome qu’il introduisit le culte du feu et fut aimé d’une nymphe. Ce rapprochement est peut-être utile : le lecteur en jugera.
  14. Il paraît que l’on n’est pas d’accord sur la distinction de ces trois feux. M. Wilson, au mot त्रेता, dit que ce sont le feu du midi ou du soleil, le feu ordinaire ou domestique, et le feu du sacrifice, tiré de l’arani. D’autres les distinguent en feu domestique, feu du sacrifice, et feu perpétuel, allumé à la naissance d’un Indien et destiné un jour pour son bûcher. Dans une de ses notes sur Mâlatî et Mâdhava, M. Wilson reconnaît cinq feux, qu’il nomme gârhapatya, âhavanîya, dakchinâgni, sabhya et âvasathya. À ce sujet, on peut remarquer qu’il y a une pratique de pénitence qui consiste à s’exposer à l’action de quatre feux placés aux quatre points cardinaux, et à celle du soleil qui est le cinquième feu : de là, le pénitent qui supporte ces cinq feux, est appelé Pantchâgni.