Aller au contenu

Hernani (Hetzel, 1889)/Acte II

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 39-63).


ACTE DEUXIÈME

LE BANDIT

SARAGOSSE

Un patio du palais de Silva. À gauche, les grands murs du palais, avec une fenêtre à balcon. Au-dessous de la fenêtre, une petite porte. À droite et au fond, des maisons et des rues. — Il est nuit. On voit briller çà et là, aux façades des édifices, quelques fenêtres encore éclairées.



Scène Première


DON CARLOS, DON SANCHO SANCHEZ DE ZUNIGA, comte de Monterey, DON MATIAS CENTURION, marquis d’Almuñan, DON RICARDO DE ROXAS, seigneur de Casapalma.
Ils arrivent tous quatre, don Carlos en tête, chapeaux rabattus, enveloppés de longs manteaux dont leurs épées soulèvent le bord inférieur.
Don Carlos, examinant le balcon.

Voilà bien le balcon, la porte… mon sang bout.

Montrant la fenêtre qui n’est pas éclairée.
Pas de lumière encor !
Il promène ses yeux sur les croisées éclairées.
Pas de lumière encor !Des lumières partout

Où je n’en voudrais pas, hors à cette fenêtre
Où j’en voudrais !

Don Sancho.

Où j’en voudrais ! Seigneur, reparlons de ce traître.
Et vous l’avez laissé partir !

Don Carlos.

Et vous l’avez laissé partir ! Comme tu dis.

Don Matias.

Et peut-être c’était le major des bandits !

Don Carlos.

Qu’il en soit le major ou bien le capitaine,
Jamais roi couronné n’eut mine plus hautaine.

Don Sancho.

Son nom, seigneur ?

Don Carlos, les yeux sur la fenêtre.

Son nom, seigneur ?Muñoz… Fernan…

Avec le geste d’un homme qui se rappelle tout à coup.
Son nom, seigneur ? Muñoz… Fernan…Un nom en I.
Don Sancho.

Hernani, peut-être ?

Don Carlos.

Hernani, peut-être ? Oui.

Don Sancho.

Hernani, peut-être ? Oui.C’est lui !

Don Matias.

Hernani, peut-être ? Oui.C’est lui ! C’est Hernani ?
Le chef !

Don Sancho, au roi.

Le chef ! De ses propos vous reste-t-il mémoire ?

Don Carlos, qui ne quitte pas la fenêtre des yeux.

Hé ! je n’entendais rien dans leur maudite armoire !

Don Sancho.

Mais pourquoi le lâcher lorsque vous le tenez ?

Don Carlos se détourne gravement et le regarde en face.
Don Carlos.

Comte de Monterey, vous me questionnez !

Les seigneurs reculent et se taisent.
Et d’ailleurs ce n’est point le souci qui m’arrête.

J’en veux à sa maîtresse et non point à sa tête.
J’en suis amoureux fou ! Les yeux noirs les plus beaux,
Mes amis ! deux miroirs ! deux rayons ! deux flambeaux !
Je n’ai bien entendu de toute leur histoire
Que ces trois mots : — Demain, venez à la nuit noire !
Mais c’est l’essentiel. Est-ce pas excellent ?
Pendant que ce bandit, à mine de galant,
S’attarde à quelque meurtre, à creuser quelque tombe.
Je viens tout doucement dénicher sa colombe.

Don Ricardo.

Altesse, il eût fallu, pour compléter le tour,
Dénicher la colombe en tuant le vautour.

Don Carlos, à don Ricardo.

Comte, un digne conseil ! vous avez la main prompte !

Don Ricardo, s’inclinant profondément.

Sous quel titre plaît-il au roi que je sois comte ?

Don Sancho, vivement.

C’est méprise !

Don Ricardo, à don Sancho.

C’est méprise ! Le roi m’a nommé comte.

Don Carlos.

C’est méprise ! Le roi m’a nommé comte.Assez !
Bien.
À Ricardo.
Bien.J’ai laissé tomber ce titre… Ramassez.

Don Ricardo, s’inclinant de nouveau.

Merci, seigneur !

Don Sancho, à don Matias.

Merci, seigneur ! Beau comte ! un comte de surprise !

Don Carlos se promène au fond du théâtre, examinant avec impatience les fenêtres éclairées.
Les deux seigneurs causent sur le devant.
Don Matias, à Don Sancho.

Mais que fera le roi, la belle une fois prise ?

Don Sancho, regardant Ricardo de travers.

Il la fera comtesse, et puis dame d’honneur.
Puis, qu’il en ait un fils, il sera roi.

Don Matias.

Puis, qu’il en ait un fils, il sera roi.Seigneur,
Allons donc ! un bâtard ! Comte, fût-on altesse,
On ne saurait tirer un roi d’une comtesse !

Don Sancho.

Il la fera marquise alors, mon cher marquis.

Don Matias.

On garde les bâtards pour les pays conquis,
On les fait vice-rois. C’est à cela qu’ils servent.

Don Carlos revient.
Don Carlos, regardant avec colère toutes les fenêtres éclairées.

Dirait-on pas des yeux jaloux qui nous observent ?…
Enfin, en voilà deux qui s’éteignent ! allons !
Messieurs, que les instants de l’attente sont longs !
Qui fera marcher l’heure avec plus de vitesse ?

Don Sancho.

C’est ce que nous disons souvent chez votre altesse.

Don Carlos.

Cependant que chez vous mon peuple le redit.

La dernière fenêtre éclairée s’éteint.
— La dernière est éteinte !
Tourné vers le balcon de doña Sol, toujours noir.
— La dernière est éteinte !Ô vitrage maudit !

Quand t’allumeras-tu ? — Cette nuit est bien sombre.
Doña Sol, viens briller comme un astre dans l’ombre !
À don Ricardo
Est-il minuit ?

Don Ricardo.

Est-il minuit ?Minuit bientôt.

Don Carlos.

Est-il minuit ?Minuit bientôt.Il faut finir
Pourtant ! À tout moment l’autre peut survenir.

La fenêtre de doña Sol s’éclaire.
On voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux.

Mes amis ! un flambeau ! son ombre à la fenêtre !
Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! faisons-lui le signal qu’elle attend :
Il faut frapper des mains trois fois. Dans un instant,
Mes amis, vous allez la voir ! — Mais notre nombre
Va l’effrayer peut-être… Allez tous trois dans l’ombre
Là-bas, épier l’autre. Amis, partageons-nous

Les deux amans ; tenez, à moi la dame, à vous
Le brigand.

Don Ricardo.

Le brigand.Grand merci !

Don Carlos.

Le brigand.Grand merci !S’il vient, de l’embuscade
Sortez vite, et poussez au drôle une estocade.
Pendant qu’il reprendra ses esprits sur le grès,
J’emporterai la belle, et nous rirons après.
N’allez pas cependant le tuer ! c’est un brave
Après tout, et la mort d’un homme est chose grave.

Les seigneurs s’inclinent et sortent. Don Carlos les laisse s’éloigner, puis frappe des mains à deux reprises ; à la deuxième la fenêtre s’ouvre, et doña Sol paraît sur le balcon.


Scène II


DON CARLOS, DOÑA SOL.
Doña Sol, au balcon.

Est-ce vous, Hernani ?

Don Carlos, à part.

Est-ce vous, Hernani ? Diable ! ne parlons pas !

Il frappe de nouveau des mains.
Doña Sol.

Je descends.

Elle referme la fenêtre, dont la lumière disparaît. Un moment après la petite porte s’ouvre, et doña Sol en sort, une lampe à la main, sa mante sur les épaules.

Je descends.Hernani !

Don Carlos rabat son chapeau sur son visage, et s’avance
précipitamment vers elle.
Doña Sol, laissant tomber sa lampe.

Je descends.Hernani ! Dieu ! ce n’est point son pas !

Elle veut rentrer. Don Carlos court à elle et la retient par le bras.
Carlos.

Doña Sol !

Doña Sol.

Doña Sol ! Ce n’est point sa voix ! Ah ! malheureuse !

Don Carlos.

Eh ! quelle voix veux-tu qui soit plus amoureuse ?
C’est toujours un amant, et c’est un amant roi !

Doña Sol.

Le roi !

Don Carlos.

Le roi ! Souhaite, ordonne, un royaume est à toi !
Car celui dont tu veux briser la douce entrave,
C’est le roi ton seigneur, c’est Carlos ton esclave !

Doña Sol, cherchant à se dégager de ses bras.

Au secours, Hernani !

Don Carlos.

Au secours, Hernani ! Le juste et digne effroi !
Ce n’est pas ton bandit qui te tient, c’est le roi !

Doña Sol.

Non. Le bandit, c’est vous ! N’avez-vous pas de honte ?
Ah ! pour vous à la face une rougeur me monte.
Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ?
Venir ravir de force une femme la nuit !
Que mon bandit vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame
Que si l’homme naissait où le place son âme,
Si Dieu faisait le rang à la hauteur du cœur,
Certe, il serait le roi, prince, et vous le voleur !

Don Carlos, essayant de l’attirer.

Madame…

Doña Sol.

Madame…Oubliez-vous que mon père était comte ?

Don Carlos.

Je vous ferai duchesse.

Doña Sol, le repoussant.

Je vous ferai duchesse.Allez ! c’est une honte !

Elle recule de quelques pas.

Il ne peut être rien entre nous, don Carlos.
Mon vieux père a pour vous versé son sang à flots.
Moi, je suis fille noble, et de ce sang jalouse.
Trop pour la favorite, et trop peu pour l’épouse !

Don Carlos.

Princesse ?

Doña Sol.

Princesse ? Roi Carlos, à des filles de rien
Portez votre amourette, ou je pourrais fort bien,
Si vous m’osez traiter d’une façon infâme,
Vous montrer que je suis dame, et que je suis femme !

Don Carlos.

Eh bien, partagez donc et mon trône et mon nom.
Venez, vous serez reine, impératrice !…

Doña Sol.

Venez, vous serez reine, impératrice !…Non.
C’est un leurre. Et d’ailleurs, altesse, avec franchise,
S’agit-il pas de vous, s’il faut que je le dise,
J’aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi,
Vivre errante, en dehors du monde et de la loi,
Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l’année,
Partageant jour à jour sa pauvre destinée,
Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur,
Que d’être impératrice avec un empereur !

Don Carlos.

Que cet homme est heureux !

Doña Sol.

Que cet homme est heureux ! Quoi ! pauvre, proscrit même !

Don Carlos.

Qu’il fait bien d’être pauvre et proscrit, puisqu’on l’aime !

Moi je suis seul ! Un ange accompagne ses pas !
— Donc vous me haïssez ?

Doña Sol.

Donc vous me haïssez ? Je ne vous aime pas.

Don Carlos, la saisissant avec violence.

Eh bien, que vous m’aimiez ou non, cela n’importe !
Vous viendrez, et ma main plus que la vôtre est forte.
Vous viendrez ! je vous veux ! Pardieu, nous verrons bien
Si je suis roi d’Espagne et des Indes pour rien !

Doña Sol, se débattant.

Seigneur ! oh ! par pitié ! — Quoi ! Vous êtes altesse,
Vous êtes roi. Duchesse, ou marquise, ou comtesse,
Vous n’avez qu’à choisir. Les femmes de la cour
Ont toujours un amour tout prêt pour votre amour.
Mais mon proscrit, qu’a-t-il reçu du ciel avare ?
Ah ! vous avez Castille, Aragon et Navarre,
Et Murcie, et Léon, dix royaumes encor,
Et les Flamands, et l’Inde avec les mines d’or !
Vous avez un empire auquel nul roi ne touche,
Si vaste que jamais le soleil ne s’y couche !
Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi,
Me prendre, pauvre fille, à lui qui n’a que moi ?…

Elle se jette à ses genoux ; il cherche à l’entraîner.
Don Carlos.

Viens ! Je n’écoute rien. Viens ! Si tu m’accompagnes,
Je te donne, choisis, quatre de mes Espagnes.
Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !

Elle se débat dans ses bras.
Doña Sol.

Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis ! Pour mon honneur
Je ne veux rien de vous, que ce poignard, seigneur !

Elle lui arrache le poignard de sa ceinture. Il la lâche et recule.

Avancez maintenant ! faites un pas !

Don Carlos.

Avancez maintenant ! faites un pas ! La belle !
Je ne m’étonne plus si l’on aime un rebelle !

Il veut faire un pas. Doña Sol lève le poignard.
Doña Sol.

Pour un pas, je vous tue, et me tue…

Il recule. Elle se détourne et crie avec force

Pour un pas, je vous tue, et me tue…Hernani !
Hernani !

Don Carlos.

Hernani ! Taisez-vous !

Doña Sol, le poignard levé.

Hernani ! Taisez-vous ! Un pas ! tout est fini.

doña sol, le poignard levé.

Madame, à cet excès ma douceur est réduite !
J’ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite…

Hernani, surgissant tout à coup derrière lui.

Vous en oubliez un !

Le roi se retourne, et voit Hernani immobile derrière lui, dans l’ombre, les bras croisés, sous le long manteau qui l’enveloppe, et le large bord de son chapeau relevé. Doña Sol pousse un cri, court à lui et l’entoure de ses bras.


Scène III


DON CARLOS, DOÑA SOL, HERNANI.
Hernani, immobile, les bras toujours croisée, et ses yeux étincelants fixés sur le roi.

Vous en oubliez un ! Ah ! le ciel m’est témoin
Que volontiers je l’eusse été chercher plus loin !

Doña Sol.

Hernani, sauvez-moi de lui !

Hernani.

Hernani, sauvez-moi de lui ! Soyez tranquille,
Mon amour !

Don Carlos.

Mon amour ! Que font donc mes amis par la ville ?
Avoir laissé passer ce chef de bohémiens !
Appelant.
Monterey !

Hernani.

Monterey ! Vos amis sont au pouvoir des miens,
Et ne réclamez pas leur épée impuissante.
Pour trois qui vous viendraient, il m’en viendrait soixante.
Soixante dont un seul vous vaut tous quatre. Ainsi
Vidons entre nous deux notre querelle ici.
Quoi ! vous portiez la main sur cette noble fille !
C’était d’un imprudent, seigneur roi de Castille,
Et d’un lâche !

Don Carlos, souriant avec dédain.

Et d’un lâche ! Seigneur bandit, de vous à moi,
Pas de reproche !

Hernani.

Pas de reproche ! Il raille !… Oh ! je ne suis pas roi ;
Mais quand un roi m’insulte et pour surcroît me raille,
Ma colère va haut et me monte à sa taille,
Et, prenez garde, On craint, lorsqu’on me fait affront,
Plus qu’un cimier de roi la rougeur de mon front !
Vous êtes insensé si quelque espoir vous leurre.

Il lui saisit le bras.
Savez-vous quelle main vous étreint à cette heure ?

Écoutez. Votre père a fait mourir le mien,
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien,
Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme,
Je vous hais, je vous hais, — oui, je te hais dans l’âme.

Don Carlos.

C’est bien.

Hernani.

C’est bien.Ce soir pourtant ma haine était bien loin.
Je n’avais qu’un désir, qu’une ardeur, qu’un besoin,
Doña Sol ! — Plein d’amour, j’accourais… Sur mon âme !
Je vous trouve essayant contre elle un rapt infâme !
Quoi ! vous que j’oubliais, sur ma route placé !
Seigneur, je vous le dis, vous êtes insensé !
Don Carlos, te voilà pris dans ton propre piége,
Ni fuite ni secours ! je te tiens et t’assiége !
Seul, entouré partout d’ennemis acharnés,
Que vas-tu faire ?

Don Carlos, fièrement.

Que vas-tu faire ? Allons ! vous me questionnez !

Hernani.

Va, va ! Je ne veux pas qu’un bras obscur te frappe.

Il ne sied pas qu’ainsi ma vengeance m’échappe.
Tu ne seras touché par un autre que moi.
Défends-toi donc.

Il tire son épée.
Don Carlos.

Défends-toi donc.Je suis votre seigneur le roi.
Frappez. Mais pas de duel.

Hernani.

Frappez. Mais pas de duel.Seigneur, qu’il te souvienne
Qu’hier encor ta dague a rencontré la mienne.

Don Carlos.

Je le pouvais hier. J’ignorais votre nom,
Vous ignoriez mon titre. Aujourd’hui, compagnon,
Vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes.

Hernani.

Peut-être.

Don Carlos.

Peut-être.Pas de duel. Assassinez-moi : faites !

Hernani.

Crois-tu donc que pour nous il soit des noms sacrés ?
Çà, te défendras-tu ?

Don Carlos.

Çà, te défendras-tu ? Vous m’assassinerez !
Hernani recule. Don Carlos fixe des yeux d’aigle sur lui.
Ah ! vous croyez, bandits, que vos brigades viles
Pourront impunément s’épandre dans les villes ?
Que teint de sangs, chargés de meurtres, malheureux !
Vous pourrez après tout faire les généreux,
Et que nous daignerons, nous, victimes trompées,
Anoblir vos poignards du choc de nos épées ?

Non, le crime vous tient. Partout vous le traînez.
Nous, des duels avec vous ! arrière ! assassinez.

Hernani, sombre et pensif, tourmente quelques instants de la main la poignée de son épée, puis se retourne brusquement vers le roi, et brise la lame sur le pavé.
Hernani.

Va-t’en donc !
Le roi se tourne à demi vers lui et le regarde avec hauteur.
Va-t’en donc !Nous aurons des rencontres meilleures.
Va-t’en.

Don Carlos.

Va-t’en.C’est bien, monsieur. Je vais dans quelques heures
Je serai, moi le roi, dans le palais ducal.
Mon premier soin sera de mander le fiscal,
A-t-on fait mettre à prix votre tête ?

Hernani.

A-t-on fait mettre à prix votre tête ? Oui.

Don Carlos.

A-t-on fait mettre à prix votre tête ? Oui.Maître,
Je vous tiens de ce jour sujet rebelle et traître,
Je vous en avertis. Partout je vous poursuis.
Je vous fais mettre au ban du royaume.

Hernani.

Je vous fais mettre au ban du royaume.J’y suis
Déjà.

Don Carlos.

Déjà.Bien !

Hernani.

Déjà.Bien ! Mais la France est auprès de l’Espagne,
C’est un port.

Don Carlos.

C’est un port.Je vais être empereur d’Allemagne.
Je vous fais mettre au ban de l’empire.

Hernani.

Je vous fais mettre au ban de l’empire.À ton gré.
J’ai le reste du monde où je te braverai.
Il est plus d’un asile où ta puissance tombe.

Don Carlos.

Et quand j’aurai le monde ?

Hernani.

Et quand j’aurai le monde ? Alors j’aurai la tombe.

Don Carlos.

Je saurai déjouer vos complots insolents.

Hernani.

La vengeance est boiteuse, elle vient à pas lents,
Mais elle vient.

Don Carlos, riant à demi, avec dédain.

Mais elle vient.Toucher à la dame qu’adore
Ce bandit !

Hernani, dont les yeux se rallument.

Ce bandit !Songes-tu que je te tiens encore ?
Ne me rappelle pas, futur césar romain,
Que je t’ai là, chétif et petit dans ma main,
Et que si je serrais cette main trop loyale
J’écraserais dans l’œuf ton aigle impériale !

Don Carlos.

Faites.

Hernani.

Faites.Va-t’en ! va-t’en !

Il ôte son manteau et le jette sur les épaules du roi.
Faites.Va-t’en ! va-t’en !Fuis, et prends ce manteau.

Car dans nos rangs pour toi je crains quelque couteau.

Le roi s’enveloppe du manteau.

Pars tranquille à présent. Ma vengeance altérée
Pour tout autre que moi fait ta tête sacrée.

Don Carlos.

Monsieur, vous qui venez de me parler ainsi,
Ne demandez un jour ni grâce ni merci !


Scène IV


HERNANI, DOÑA SOL.
Doña Sol, saisissant la main d’Hernani.

Maintenant, fuyons vite.

Hernani, la repoussant avec une douceur grave.

Maintenant, fuyons vite.Il vous sied, mon amie,
D’être dans mon malheur toujours plus raffermie,
De n’y point renoncer, et de vouloir toujours
Jusqu’au fond, jusqu’au bout, accompagner mes jours.
C’est un noble dessein, digne d’un cœur fidèle !
Mais, tu le vois, mon dieu, pour tant accepter d’elle,
Pour emporter joyeux dans mon antre avec moi
Ce trésor de beauté qui rend jaloux un roi,
Pour que ma doña Sol me suive et m’appartienne,
Pour lui prendre sa vie et la joindre à la mienne,
Pour l’entraîner sans honte encore et sans regrets,
Il n’est plus temps ; je vois l’échafaud de trop près.

Doña Sol.

Que dites-vous ?

Hernani.

Que dites-vous ? Ce roi que je bravais en face,
Va me punir d’avoir osé lui faire grâce.
Il fuit ; déjà peut-être il est dans son palais.
Il appelle ses gens, ses gardes, ses valets,
Ses seigneurs, ses bourreaux…

Doña Sol.

Ses seigneurs, ses bourreaux…Hernani ! Dieu ! Je tremble !
Eh bien, hâtons-nous donc alors ! fuyons ensemble !

Hernani.

Ensemble ! non, non ; l’heure en est passée ! Hélas !
Doña Sol, à mes yeux quand tu te révélas,
Bonne, et daignant m’aimer d’un amour secourable,
J’ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,
Ma montagne, mon bois, mon torrent ; — ta pitié
M’enhardissait, — mon pain de proscrit, la moitié
Du lit vert et touffu que la forêt me donne ;
Mais t’offrir la moitié de l’échafaud ! pardonne,
Doña Sol ! l’échafaud, — c’est à moi seul !

Doña Sol.

Doña Sol ! l’échafaud, — c’est à moi seul ! Pourtant
Vous me l’aviez promis !

Hernani, tombant à ses genoux.

Vous me l’aviez promis !Ange ! ah ! dans cet instant
Où la mort vient peut-être, où s’approche dans l’ombre
Un sombre dénoûment pour un destin bien sombre,
Je le déclare ici, proscrit, traînant au flanc
Un souci profond, né dans un berceau sanglant,
Si noir que soit le deuil qui s’épand sur ma vie,
Je suis un homme heureux et je veux qu’on m’envie ;
Car vous m’avez aimé ! car vous me l’avez dit !
Car vous avez tout bas béni mon front maudit !

Doña Sol, penchée sur sa tête.

Hernani !

Hernani.

Hernani ! Loué soit le sort doux et propice
Qui me mit cette fleur au bord du précipice !

Il se relève.

Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu,
Je parle pour le ciel qui m’écoute, et pour Dieu.

Doña Sol.

Souffre que je te suive.

Hernani.

Souffre que je te suive.Ah ! ce serait un crime
Que d’arracher la fleur en tombant dans l’abîme.
Va, j’en ai respiré le parfum, c’est assez !
Renoue à d’autres jours tes jours par moi froissés.
épouse ce vieillard. C’est moi qui te délie ;
Je rentre dans ma nuit. Toi, sois heureuse, oublie !

Doña Sol.

Non, je te suis, je veux ma part de ton linceul !
Je m’attache à tes pas.

Hernani, la serrant dans ses bras.

Je m’attache à tes pas.Oh ! Laisse-moi fuir seul.

Il la quitte avec un mouvement convulsif.
Doña Sol, douloureusement et joignant les mains.

Hernani ! tu me fuis. Ainsi donc, insensée,
Avoir donné sa vie et se voir repoussée,
Et n’avoir, après tant d’amour et tant d’ennui,
Pas même le bonheur de mourir près de lui.

Hernani.

Je suis banni ! je suis proscrit ! je suis funeste !

Doña Sol.

Ah ! vous êtes ingrat !

Hernani, revenant sur ses pas.

Ah ! vous êtes ingrat ! Eh bien ! Non, non, je reste.
Tu le veux, me voici. Viens, oh ! viens dans mes bras !

Je reste, et resterai tant que tu le voudras.
Oublions-les : restons. —

Il l’assied sur un banc.
Oublions-les : restons. —Sieds-toi sur cette pierre.
Il se place à ses pieds.
Des flammes de tes yeux inonde ma paupière,

Chante-moi quelque chant comme parfois le soir
Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.
Soyons heureux ! buvons, car la coupe est remplie,
Car cette heure est à nous et le reste est folie.
Parle-moi, ravis-moi. N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer et de sentir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux ? d’être seuls ? et que c’est douce chose
De se parler d’amour la nuit quand tout repose ?
Oh ! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
Doña Sol ! mon amour ! ma beauté !

Bruit de cloches au loin.
Doña Sol, se levant effarée.

Doña Sol ! mon amour ! ma beauté ! Le tocsin !
Entends-tu ? le tocsin !

Hernani, toujours à genoux.

Entends-tu ? le tocsin ! Eh non ! c’est notre noce
Qu’on sonne.

Le bruit de cloches augmente. Cris confus, flambeaux et lumières aux fenêtres, dans les rues, sur les toits.
Doña Sol.

Qu’on sonne.Lève-toi ! fuis ! Grand Dieu ! Saragosse
S’allume !

Hernani, se soulevant à demi.

S’allume ! Nous aurons une noce aux flambeaux.

Doña Sol.

C’est la noce des morts ! La noce des tombeaux !

Bruit d’épées. Cris.
Hernani, se recouchant sur le banc de pierre.

Rendormons-nous !

Un montagnard, l’épée à la main, accourant.

Rendormons-nous ! Seigneur, les sbires, les alcades,
Débouchent dans la place en longues cavalcades !
Alerte, monseigneur !

Hernani se lève.
Doña Sol, pâle.

Alerte, monseigneur ! Ah ! tu l’avais bien dit !

Le montagnard.

Au secours !

Hernani, au montagnard.

Au secours ! Me voici. C’est bien !

Cris confus, au dehors.

Au secours ! Me voici. C’est bien ! Mort au bandit !

Hernani, au montagnard.

Ton épée…
À doña Sol.
Ton épée…Adieu donc !

Doña Sol.

Ton épée…Adieu donc ! C’est moi qui fais ta perte !
Où vas-tu ?

Lui montrant la petite porte.
Où vas-tu ? Viens ! Fuyons par cette porte ouverte !
Hernani.

Dieu ! laisser mes amis ! que dis-tu ?

Tumulte et cris.
Doña Sol.

Dieu ! laisser mes amis ! que dis-tu ? Ces clameurs
Me brisent.

Retenant Hernani.

Me brisent.Souviens-toi que si tu meurs, je meurs !

Hernani, la tenant embrassée.

Un baiser !

Doña Sol.

Un baiser ! Mon époux ! mon Hernani ! mon maître !

Hernani, la baisant au front.

Hélas ! c’est le premier !

Doña Sol.

Hélas ! c’est le premier ! C’est le dernier peut-être.

Il part. Elle tombe sur le banc.