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Heures perdues/Ode à Léon XIII

La bibliothèque libre.
Imprimerie générale A. Côté (p. 163-184).


ODE À LÉON XIII


(Vers dits par l’auteur à l’occasion du Jubilé du Saint Père
à Montréal, le 11 janvier 1888.)

i

Rome païenne avait la terre pour vassale,
Et la foulant du pied, débauche colossale
Qui depuis si longtemps secouait l’univers,
Dans sa puissante étreinte et sa caresse immonde

Elle avait sans repos épouvanté le monde
Par l’éclat de sa honte et le bruit de ses fers.


Empereurs, proconsuls, nobles patriciennes,
Affranchis de la veille ou familles anciennes,
Des dolmens d’Armorique aux sables de Memnon,
Des colonnes d’Hercule aux rives d’Ionie,
Tous, quelque fût le rang, la race ou le génie,
Avaient de la vertu même oublié le nom.


Les peuples haletaient sous la verge romaine ;
Sous le pied des Césars cette poussière humaine
Ne connaissait pour Dieu que l’aveugle destin.
Secoué par l’orgie infâme, universelle,

Sous son souffle brûlant le genre humain chancelle,
Ainsi qu’un débauché qui sort d’un long festin.


Et les sages, voyant s’écrouler tout un monde,
Disaient : Quand donc luira la lumière féconde
Qui de ce noir chaos doit dissiper la nuit ?
Et voilà que, soudain, marquant l’ère chrétienne,
Sur le ciel obscurci de la Rome païenne,
Éclairant le Thabor, un nouvel astre luit !


Pendant qu’au Quirinal s’amoncelaient les crimes,
Que le monde éperdu penchait vers les abîmes,
Que Rome sous le poids de sa honte tombait,
Léguant au genre humain sa maxime sévère,

L’homme Dieu, tout meurtri, gravissait le Calvaire
Et mourait sans faiblir sous l’infâme gibet.


Le roc s’émeut, le sol frémit ; fait sans exemple,
Le ciel même se trouble, et le voile du Temple
Au consummatum est soudain s’est déchiré.
L’homme seul est aveugle en face du mystère,
Et sur l’humble tombeau du Sauveur de la terre
Seules, dans tout Juda, trois femmes ont pleuré !


Mais ces pleurs du salut de l’homme sont le gage ;
Et la goutte de sang qu’en son dernier outrage
Le soldat fit jaillir de ton côté sanglant,
Ô Christ, un jour sera l’inépuisable source

Où l’humanité lasse, interrogeant sa course,
De siècle en siècle, ira plonger son front brûlant.


Parmi ces grands, ployés sous le poids des rapines,
Oh ! qui recueillera ta couronne d’épines ?
Qui donc boira le fiel dont tu fus abreuvé ?
Ô Fils du Dieu vivant, ô martyr volontaire,
Tombé sous le fardeau des crimes de la terre,
Pour te venger des Juifs quel César s’est levé ?


Fils obscurs d’Israël, mais grandis par leur rôle,
Douze pêcheurs armés de la sainte parole
Seuls, font fuir devant eux la foule des rhéteurs.
Du seul Verbe ïnspirés, leur souffle prophétique

Fait crouler les autels, et la sibylle antique
Aux humains ne dit plus ses oracles menteurs.


Les disciples, errants au fond des catacombes,
Se pressent autour d’eux et peuplent de leurs tombes
Les vastes profondeurs de ces sombres caveaux.
Mais bientôt ces héros se partagent le monde,
Et, noble écho des cieux, leur parole féconde
Souffle dans tous les cœurs l’espoir des jours nouveaux.


Leur pas fait chanceler les dieux au pied d’argile ;
Pour annoncer la loi du divin Évangile,
Leur voix par l’univers sonne comme un clairon.
Quand Rome épouvantée en tremblant délibère,

Ils tomberont, bravant la fureur de Tibère,
La cruauté de Claude et le bras de Néron.


Qu’importe que le peuple en émoi crie : « Aux bêtes ! »
Que sur le dur pavé rebondissent leurs têtes !
Que leurs corps soient broyés sous l’essieu lourd des chars !
Ils volent au trépas, la figure sereine,
Car ces torrents de sang qui rougissent l’arène
Emporteront demain le trône des Césars !


Et les Romains, troublés au milieu de leurs fêtes,
Disaient : D’où viennent-ils, ces étranges prophètes ?
Nommez-nous donc ce Dieu qui nous est inconnu !
Ce Dieu, son nom bientôt luira sur toute cime,

Et le juif vagabond, châtiment de son crime,
Un jour sera le seul qui l’aura méconnu.


Pierre en tremblant l’épèle, et tout l’Olympe croule ;
La tourbe des faux dieux dans la poussière roule :
Ainsi tombaient jadis les orgueilleux Titans.
Le ciel calme et serein des chrétiens s’illumine.
Dieu veut que par la croix Rome encore domine
Et plane sur les flots, les peuples et les temps.


Ainsi que l’ont prédit tous les livres bibliques,
Trônes ruisselants d’or, austères républiques
S’effondreront au vent des révolutions.
Ô royautés d’un jour, superbes dynasties,

Dans le gouffre des temps vous êtes englouties ;
La poussière d’un siècle a comblé vos sillons.


La lierre grimpe aux flancs noircis du Colisée.
Les Césars ne sont plus, et leur cendre pesée,
Ô néant peut tenir dans la main d’un enfant.
Charlemagne endormi voit crouler son empire.
Éphémère grandeur, Napoléon expire ;
Et, seule, de l’oubli leur gloire les défend.


Mais ainsi qu’au désert les hautes Pyramides,
Étonnant le regard par leurs formes splendides,
Survivent, seuls témoins d’un temps évanoui,
De même, survivant aux plus sombres naufrages,

L’Église, toujours jeune, à travers tous les âges
Luira, phare immortel, sur le monde ébloui.


Car il est ici-bas, il est une couronne
Que le Très-Haut soutient, que l’amour environne,
Qui du temps destructeur n’a pas subi l’affront.
Tombé des mains de Dieu, ce noble diadème
Est le seul qu’ici-bas le Christ porta lui-même
Et que des fronts mortels sans faiblir porteront.


Ô pontife suprême ! ô successeur de Pierre !
Pape des premiers jours et de l’heure dernière,
Toujours rayonnera ton regard paternel.
Tout passe, tout s’effondre, et toi seul tu demeures,
Car au cadran du Temps les siècles sont des heures
Pour celui qui remplace ici-bas l’Éternel !



Tu n’as ni fiers archers, ni puissants capitaines ;
Et quand pour un peu d’or sur des plages lointaines
Rugissent les canons de nos modernes Tyrs,
Ô Prince de la Paix, tu n’as pour tous tonnerres
Que les accents émus de tes missionnaires,
Et tes droits sont scellés du sang de tes martyrs !

ii

Gloire à toi, Léon Treize ! immortelle figure
Qu’un siècle sans rival marque en traits rayonnants !
Esprit au vol puissant dont la vaste envergure
Plane sans nul effort sur tous les continents !



Oh ! jette avec orgueil un regard sur ce globe ;
Du haut du Vatican que domine la croix,
Toi qui portes la paix dans les plis de ta robe,
Vers toi vois accourir les peuples et les rois.


À l’aurore, au couchant, des monts et des vallées,
Un hymne universel s’élance vers les cieux.
Immortel festival, les cloches réveillées
Sonnent par l’univers l’alleluia joyeux.


Temples aux vieux piliers, modernes basiliques,
Voyez ! La foule accourt sous vos sombres arceaux.
Le murmure imposant des prières publiques.
Fait s’éveiller les morts, tressaillir les berceaux.



C’est qu’en ces jours bénis où la terre flétrie
Se ressouvient du ciel, le chrétien, consolé
Des deuils de son foyer, des maux de sa patrie,
Salue avec transport l’immortel jubilé.


Tout se tourne vers toi. L’auguste souveraine,
Qui depuis cinquante ans préside à nos destins,
Avec grâce honorant ta majesté sereine
Fait tomber à tes pieds un de ses ducs hautains.


Comme jadis on vit les bergers et les mages
À l’enfant du miracle apporter leur encens,
Ô vieillard, en ce jour, tu reçois les hommages
Des plus humbles tribus, des rois les plus puissants.



Fontaine aux pures eaux, source jamais tarie,
Où viennent s’abreuver les peuples altérés,
La Pologne en lambeaux et l’Irlande meurtrie
Ne lèvent que vers toi leurs bras désespérés !


En cet étrange siècle où la force stupide
Plane audessus du droit, déchirant les traités,
Tu fais entendre seul ta parole intrépide,
Seul ton front resplendit des célestes clartés.


N’ayant que Dieu pour maître et libre de servage,
Souverain sans armée et toujours obéi,
Tu parles, et l’écho, de rivage en rivage,
Répète à l’univers l’immortale Dei.



Tu parles, et ta voix comme le verbe roule
Et confond les projets des plus fiers potentats,
Et ta lèvre inspirée enseigne d’où découle
L’autorité des rois, le bonheur des états.


L’Église est sous ta garde, et seule ta main touche
Aux tables de la loi que le Christ nous donna
Et lorsqu’à l’univers il parle par ta bouche,
Dieu ne fait plus tonner les foudres du Sina.


Quand du monde affolé les nations tremblantes,
Voient leurs droits conservés sur de vieux parchemins
Détruits par le boulet ; que leurs veilles sanglantes
Ne font place aujourd’hui qu’aux mornes lendemains,



Ta voix douce leur dit : « Hommes, vous êtes frères !
« Pour mon cœur paternel vous êtes mes enfants. »
Et qu’ils tombent meurtris sous des lois arbitraires,
Toi seul tu les soutiens, toi seul tu les défends.


Plus heureux que le Christ au jardin solitaire,
Toi, vieillard sans palais, sans trône et sans soldats,
Tu vois tournés vers toi tous les vœux de la terre,
Et tu n’as pas subi le baiser de Judas !


Captif au Vatican, étranger dans ta Rome,
Épiant dans les cieux l’étoile des beaux jours,
Si loin que puisse aller l’activité de l’homme,
Ton zèle, ô grand pasteur, la précède toujours.



Devançant sur les mers les plus fiers capitaines,
Enfants de Dominique ou fils de Loyala,
Votre sang répandu sur les plages lointaines
Fait dire au voyageur : « L’Église a passé là ! »


L’Église a passé là, noble consolatrice,
Semant sur son chemin l’espérance et l’amour.
Nuls pleurs qu’elle ne sèche, et nulle cicatrice
Que son baume divin ne ferme sans retour.


Aussi, Pontife saint, les peuples te bénissent.
De partout vois venir les petits et les grands.
Dans un vaste concert toutes les voix s’unissent,
Se fondent tous les cœurs, se mêlent tous les rangs.



Le riche accourt avec ses superbes offrandes,
Et le pauvre à tes pieds jette son humble don ;
Mais tes augustes mains, ouvertes toutes grandes,
Laissent pleuvoir sur tous la paix et le pardon.


Défilant sous tes yeux, la foule recueillie
T’acclame en un cortège immense et triomphal.
Et tu parais si grand que Rome entière oublie
Qu’il est un faible roi qui trône au Quirinal.


La couronne de fer des rois de Lombardie
Sur son débile front pèse trop lourdement,
Et la cendre du père à peine est refroidie
Qu’il tremble devant toi, vieillard doux et clément.



Elle n’est plus à toi, la ville aux sept collines,
Elle n’est plus à toi, l’immortelle cité,
Mais pour la contempler, quand, le soir, tu t’inclines,
De la reprendre un jour tu n’as jamais douté.


Ton esprit reconstruit les siècles en poussière,
Le passé se déroule, et relevant le front,
Tu vois les vieux Césars succomber devant Pierre
Et tu dis : Les nouveaux à leur tour tomberont !


Parmi la multitude immense qui se presse
Afin de t’acclamer, vieillard aux traits sereins,
Du monde partageant la commune allégresse,
Nous t’avons envoyé de pieux pèlerins.



Lorsque vers l’occident ton bras tremblant se lève,
Sur un peuple au berceau daigne jeter les yeux,
Et bénis notre race étonnante de sève,
Les travaux à venir, le repos des aïeux.


Comme les chérubins qui couvraient de leurs ailes
L’arche sainte cachée au sommet du Nébo,
Nos prêtres ont veillé, gardiens toujours fidèles,
Sur la religion qui fut notre flambeau.


Et ceux-là qui voudraient de la foi des ancêtres
Effacer pour toujours l’empreinte sur ces bords,
Devront, fouillant le sol pour en devenir maîtres,
Jeter aux quatre vents la cendre de nos morts ;



Semblables à ces Grecs qui, levant chaque pierre,
Sous laquelle dormait tout un monde éclipsé,
Des tombeaux de Délos dispersaient la poussière,
Pour enlever au sol les traces du passé !


Bénis-nous ! Nous avons, exempts de défaillances,
Accepté vaillamment le sacrifice offert.
Pour conquérir nos droits, défendre nos croyances
Quel peuple a plus lutté ? Quel peuple a plus souffert ?


Bénis-nous ! Pendant que nos modernes Ninives
Voient leurs temples déserts et le Christ insulté,
Pour consoler ton cœur contemple sur ces rives
L’antique foi gardant la jeune liberté.



Bénis-nous ! Nous avons gravi notre Calvaire.
Sans tache est le passé s’il n’est pas sans défaut.
Aux flammes du bûcher notre berceau s’éclaire,
Et notre liberté surgit de l’échafaud !


Mais sur nous maintenant plane la paix sereine,
Et fidèles au trône ainsi qu’à notre foi,
Hier nous avons dit : Gloire à l’illustre reine ![1]
Aujourd’hui nous crions : Pontife, gloire à toi !

  1. Allusion au jubilé de la reine Victoria célébré l’année précédente