Aller au contenu

Histoire d’une Marie/p1/10

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 79-82).
◄  IX.
XI.  ►


X



Bonne chance, souhaita Vladimir, je t’attendrai chez nous.

Bonne chance et l’on va !

À son tour, on porte une toque à panache, des souliers qui craquent, une robe que d’autres Marie reconnaîtront de loin. On a été longue à réfléchir et maintenant, on voudrait réussir, mais tout de suite, du moins la première fois… et savoir ce qui se passe. Cependant la gorge vous pince : on est gauche, parce qu’on n’a pas l’habitude et que l’on est bien seule, exposée sur ce trottoir.

Bonne chance ! J’ai l’air de flâner, mais personne ne s’y trompe. Il semble qu’avant les mains, tous les regards vous déshabillent, devinent pourquoi vous êtes là, le découvrent dans vos yeux, dans votre démarche, dans votre jupe surtout, cette jupe faite pour tomber et dont la soie hurle la marchandise qu’elle renferme.

Oh ! pouvoir s’effacer. Être cette dame qui passe, un Vladimir à son bras, ou bien cette ouvrière, avec son repas d’ouvrière, qui trimballe dans un papier au bout d’une ficelle.

Bonne chance ! Et l’on tremble.

— Bonsoir, Palmyre.

Palmyre, il est vrai, vous encourage parce qu’elle est bonne.

— Jésus-God, il faut que chacun vive.

Mais les autres, des bêtes mauvaises, jalouses de vos plumes qui sont neuves, jalouses du morceau que vous allez tantôt leur prendre.

Et puis, voilà le policier qui se plante juste au bord de votre trottoir. La pipe de la reine ! On ne remarque pas un policier, quand on fait une simple course. Ce soir, il se multiplie ; ses yeux vous chassent vers un autre, un autre encore, là, sous cette lanterne, un autre contre cette façade, tous sournois, embusqués, avec des poignes à vous casser l’épaule.

— Bonne chance ! voici des hommes.

Mets du feu dans tes yeux, Marie, du sourire à tes lèvres. Pour qu’ils te prennent, il faut qu’ils te sachent ardente et gaie. Aguiche leur luxure au long de ta cheville. Joue de la croupe, qu’ils la souhaitent nue ; avoue tes seins, que leurs doigts les désirent ; révèle ta hanche, qu’ils en bavent.

Qui sera-ce ? Dieu ! pas celui-ci qui a sur lui vous ne savez quoi qui vous épouvante ; ni celui-là au ventre trop flasque ; ni celui-là parce que son mufle de bête vous dégoûterait dans votre cou. Plutôt ce jeune, un peu timide, si grêle avec sa figure en pierre douce ; ses bons yeux vous mettraient à l’aise : « Psst ! bonjour. » Il a souri, mais il passe.

On va, on rôde. Cent pas pour aller, demi-tour, cent pour revenir ; votre ombre qui tantôt vous suit et tantôt vous dépasse ; les dalles dont on apprend à connaître les jointures. Si je me risquais ailleurs. « Go on » « No ! » Pas besoin de comprendre. On sent ces mots tant ils frappent dur.

— Bonsoir, petite !

— Ah ! chéri, comme je suis contente : j’étais si triste. Encore rien, tu sais ?

— Patience, petite, ça ira.

— Tu penses ?

— Mais oui.

— Et tu m’aimes ?

— Mais oui, mais oui… au revoir…

On envie la dame en jaune, celle du parc, qui rentre pour de bon au bras de son petit homme ; il y a la dame en vert qui a de la chance : la voilà qui revient pour la troisième fois ; il y a Palmyre, qui, en passant avec un homme, vous fait signe qu’après celui-ci, elle ne reviendra plus. Les heures aussi vous font signe et, l’une après l’autre, partent dans leur robe de soie.

Celles qui suivent, comme elles sont froides ! La faim d’après minuit gronde au fond de leur ventre. À force de traîner, on ne sait plus qu’on marche. Le sourire vous tombe des lèvres : on a trop mâchonné cette fleur et vos œillades, bon Dieu, ce sont des larmes.

À quoi bon, d’ailleurs ? Vous êtes seule à marcher encore sur les pierres. Les fenêtres des clubs sont mortes. L’aube, qui refroidit les hommes, soulève dans le ciel sa paupière d’or qui vous nargue.

Restons quand même. Encore cette demi-heure… encore ce quart… encore ces cinq minutes : il viendra peut-être celui qui pour une aumône… pour rien… vous débarrassera de cette attente. Mais personne : des voitures qui se hâtent ; des hommes trop ivres ; le policier qui vous épie moins, pour une faute que vous ne pourriez plus commettre.

Alors, il faut bien que l’on s’en aille. On songe à sa chambre qui est loin, où il fera bon de s’étendre. Mais Vladimir et les mains vides ?… On va… Une… deux… trois… on compte les dalles. Cela aide à marcher… Une… deux… trois… les maisons… Un… deux… le passage plus lent des réverbères. On file par des ruelles obscures où des individus rôdent et vous interpellent maintenant. Ceux-là, on sait ce qu’ils valent et l’on fuit sans répondre, l’on se fait toute petite, les épaules rentrées pour que leur poing, ou pis, n’y trouve pas de place.

Enfin l’on reconnaît le parc, le jardin clos où l’on n’entre qu’en payant. Là haut, derrière la vitre, Vladimir vous attend… Non, il dort. « Eh bien, petite ? — Rien. » Et on se laisse tomber sur sa chaise, avec sa belle robe, son beau panache et, au fond de soi, quelque chose de ridicule qui vous est resté pour compte.