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Histoire d’une Marie/p1/12

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 88-98).
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XII



La parole est puissante qui d’un homme avec sa figure, ses manières, un corps qui est le sien, fait un être vague qu’on amuse un instant et qu’aussitôt on oublie : un type. Du deuxième qu’elle rencontra, elle pouvait certainement dire qu’il portait toute sa barbe, mais le troisième est-il bien sûr qu’il eût des lunettes ? Et les autres ? Vladimir avait raison : des types.

Voici comment cela se passait. À la soirée, Marie sortait. Bon. On vaut tout de même un peu plus que la dame en rouge ou la dame verte, des femmes, en somme, grossières, pour qui le métier se résume à chipoter des hommes pour en tirer des sous. « Moi, je suis Marie, j’y mets ma fierté de Marie. » Cela se voyait à sa façon de marcher, de lancer une œillade, de ne pas faire de vilains gestes quand elle était mécontente. Il survenait un type : « Do you speak english ? » Elle répondait presque dans sa langue : « Oh ! yes, very well in the bed. » Ceux qui savaient rire souriaient et alors c’était comme ils voulaient : à l’hôtel ou dans leur chambre.

À tout ce qu’ils demandaient : Yes, disait Marie. Un peu plus, un peu moins, allait-elle commencer des marchandages ? « Yes » est simple ; elle disait même « Yes, sir » pour être plus polie. Ce n’est pas pour rien qu’on a servi chez Monsieur : elle les voulait contents ; elle les traitait respectueusement comme un homme qui vous paie, mais familièrement aussi et avec tendresse :

— Yes.

Comme elle était jeune, le plus souvent on la voulait nue. Nue, n’allez pas croire qu’elle fût impudique : elle était nue. Certes de la pudeur, il en faut ; les hommes aiment la pudeur. Mais doit-on nécessairement la planter sur un sexe ? Son corps était bien fait, les cuisses rondes et roses, les seins qui tenaient droit, le dos avec une jolie ligne qui, depuis le haut jusqu’au bas, le partageait en deux parties bien blanches, également savoureuses. Où cacher la pudeur là dedans ? Elle portait la sienne quelque part, comme une belle fleur qu’on tient pour soi, dans un vase, au fond de sa chambre. Ainsi le corset, pour rien au monde, devant des yeux, elle ne l’eût enlevé : elle se retirait derrière une chaise. Se recoiffer aussi était gênant. Pour le reste, en chemise ou sans, elle trottinait, levait les bras, tendait la croupe, ne cachait, ni derrière ni devant, aucune fossette de sa personne : son corps était là, on pouvait le prendre et s’en divertir.

Mais, elle, oh ! non, elle ne se divertissait pas : le travail n’est pas une fête. Le divertissement, on le prend de son petit homme ; pour les autres, on fait les gestes qui donnent l’illusion ; elle n’aurait pas voulu tromper Vladimir ; c’était quelquefois difficile.

Après, elle ne refusait pas un bout de causette. Elle s’assurait :

— Êtes-vous content ?

Ainsi travaillait Marie. À l’aube, quand elle rentrait, cela faisait de l’argent.

Et Vladimir ?

Vladimir, le petit homme, des cheveux à l’eau de Cologne, de fines cigarettes, sur le divan la sieste : « J’ai loué ma terre, j’ai planté, dessus, de beaux arbres, de jolies fleurs, une grande maison. Cela m’a coûté, mais cela rapporte… »

À ne jamais travailler, on se fatigue. Il bâillait : « Petite, si tu savais ce que j’ai mal aux jambes. » Elle sautait bas du lit sur les siennes. Elle lui soignait son chocolat : c’est bon, le chocolat que l’on soigne pour son petit homme !

— Petite, j’ai vu une bien belle bague.

Pas pour elle, bien sûr ; les bagues scintillent mieux aux doigts à ne rien fiche du petit homme. Elle le taquinait :

— Nous verrons.

Le petit homme finissait toujours par avoir sa bague.

Avec son brillant, avec sa raie, de tous les Vladimir, de celui de la dame en rouge, ou de la dame en vert, le Vladimir de Marie était le plus beau.

— Hé ! hé ! Je voudrais bien être à sa place.

Ainsi pensaient les autres, non pas avec des mots ; mais leurs yeux le pensaient, leurs manières, leurs bouches en cœur : « Bonjour, Mademoiselle Marie », quand ils la rencontraient seule.

Pourtant, voyez : l’homme de la dame jaune, celle qu’un jour Marie avait admirée dans le Parc, cet homme travaillait dans les mécaniques ; ils possédaient leurs meubles ; un jour ils auraient leur maison. Voyez encore Palmyre. Palmyre disait :

— Jésus-God ! dans trois mois, je pourrai rapporter un magot au pays.

À la bonne heure ! Vladimir qui ne gagnait rien dépensait tout ; il dépensait plus que tout ; il dépensait jusqu’à faire des dettes. Il jouait. L’argent qu’on perd au jeu est plus grave que les dettes : on le doit. Le corps de Marie n’y suffisait pas ; ni ses yeux, ni ses lèvres, ni aucune des voluptés roses et blanches de sa chair.

Cela, c’était mal. Mais quoi ? Elle l’avait toujours vu : à la femme, le travail. Fais comme ta mère, Marie. Prends les hommes tels qu’ils sont, largement égoïstes, accrochés à la femme dès avant leur naissance : le ventre d’abord ; après, ses mamelles ; plus tard, son sang, ses bras, ses yeux, et, toujours, à s’en crever le ventre. Vladimir, du moins, y mettait-il de la douceur, petit homme en sucre et en caresse. Il n’était pas de ces brutes qui marquent leur domination en bleu sur le dos de leur maîtresse. Ceux-là, qu’on appelle des maquereaux, elle n’en eût pas voulu.

Elle pensait cela, Marie, sans le dire : une pensée que l’on cache sous son front, toute prête, à portée, comme une arme.

Et puis, flûte ! Vivrait-on en réfléchissant constamment à ces choses ? On a son petit homme parce qu’il faut un petit homme. Qui aimer ? Qui dorloter ? Le petit homme, c’est un peu comme le gosse de celles qui par leur métier ne peuvent en avoir. On le choie, on l’habille, on a pour lui la bonté, bonne comme le lait qui vous vient aux mamelles. « Mais prends donc, prends, gorge-toi, il en reste. » Et en retour, quelle fête après l’ouvrage de lancer au diable sa robe, de bondir sur une chair, dont on reconnaît l’odeur : « Toi, tu sens bon, chéri !… » de se calmer avec celui-ci des autres qui vous ont énervée : « Vite, vite, chéri », et de prendre enfin, sous le corps de son mâle et pour rien : « Ô chéri, chéri », toute la joie qu’aux types on a vendue…

Vers ce temps, Marie écrivit à Mère.

« Ma chère Mère, je t’envoie un mandat. Comme tu vois, mes patrons sont très gentils ; ils paient bien. Ils vont déménager. En attendant, écris-moi poste restante. J’espère… »

Poste restante, à cause du petit homme qui ne devait pas savoir.

Et Mère répondit :

« Ma chère Marie, c’est pour te dire que j’ai bien reçu le mandat. Ton père était sorti, heureusement. Tu le connais. Il serait plus sûr que tu m’écrives aussi poste restante… »

Toujours l’homme !

Elle ne savait pas tout de Londres. Le nouveau qu’elle apprit, elle ne l’apprit que lentement, un peu comme on constate le temps qui change. Hier, on jouissait du soleil et de la joie qui, avec le soleil, s’épanouit sur la terre. Aujourd’hui des nuages… Demain… Il s’agit d’ailleurs du temps.

Un jour, à cause du brouillard, on ralluma dès midi les réverbères. On dit qu’il n’y a de ces brouillards qu’à Londres : ils sentent la cheminée, on tousse, ils sont roux, ils vous mettent au bout des cils on ne sait quelle eau sale. Le lendemain, à midi, ces réverbères brûlaient encore. Les dalles puaient : bleues, roses, couleur de fleur, les robes pourrissaient dans ces vapeurs d’automne. Les hommes passaient rauques : Go on !

Puis vint la pluie : de l’eau sur les jupes, de l’eau sur les pieds, de l’eau sur la figure. Avec cela, des larmes : Go on !

Elle avait un chapeau à panache, autrefois fier comme un panache, maintenant la queue d’une poule morte. Une voiture, un soir, lui cracha sur la robe une longue salive de boue. Cela ne partit pas. À la rue, on ne voyait que cette tache : Go on !

Vladimir disait :

— Qu’as-tu, petite, cela ne va pas ? Il faut prendre du courage.

La bague était allée où vont les bagues trop grosses pour les doigts à ne rien fiche du « petit homme ». L’eau de Cologne, mon Dieu, on s’en passait ; mais les cigarettes, les amis qui vous attendent avec leurs cartes !… Il ne grondait pas. Pis, il soupirait.

— Chéri, ne crois-tu pas que si j’avais une nouvelle robe ?…

Mais où l’acheter, cette robe ?

— Pas moyen, petite, d’ailleurs celle-ci est délicieuse.

Il arrangeait un pli, il arrangeait un nœud, il arrangeait surtout aux endroits où la chair est sensible.

Elle riait. « Chéri, tu me chatouilles. » Un doigt qui chatouille, ça donne du courage.

Mais à la rue : Go on ! Go on !

Patience, disait Vladimir. Mais combien triste…

Un soir il fit :

— Tu sais, petite, fais un effort… L’épicier… le boucher…

Il l’embrassa sur la bouche.

On fait des efforts, lorsqu’embrassée sur la bouche, il y a l’épicier et le reste qui vous traînent. De Piccadily où la tache de sa robe se voyait trop, elle flâna par Oxford street, puis par des rues moins claires, au hasard. Devant une taverne, elle entendit : Psst ! Un jeune homme. Les jeunes gens, d’ordinaire, ne sont pas très sérieux. Elle l’accepta cependant. Il était pressé : il vida le fond de sa poche : un acompte pour l’épicier.

Voici qui valait mieux. Un Monsieur, une grosse chaîne d’or sur un gros ventre. Peut-être, qui sait ? toute la note du boucher. Des yeux, il dit : « Viens » et s’assura derrière lui qu’elle était à le suivre. Il fit une rue, deux rues, trois rues, traversa une place, fit une nouvelle rue plus longue que les trois autres ensemble. Au bout, il prit un pont. Il s’assurait : « Vous êtes toujours là ? — Oui, oui, allez. » Et tout à coup, elle ne le vit plus. Voleur de temps, on devrait punir ces farceurs.

Quand même, grâce au second, elle rencontra le troisième. Il portait une jaquette noire, un petit col blanc, un drôle de chapeau comme en portent les curés d’Angleterre. Il parlait un beau français, il dit : « Suivez-moi, mon enfant. » Il avait une chambre de curé, avec des murs en livres, jusqu’au plafond. Comme elle enlevait son chapeau, il fit :

— Non, gardez votre chapeau, gardez tout.

Lui, il ne garda rien. Nu comme un homme, il alla vers son mur choisir un gros bouquin d’église. Il s’assit en face d’elle, le livre ouvert devant lui. Elle voyait en dessous son ventre et ses cuisses. Il commença :

— Mon enfant, dans ce livre nous trouvons l’enseignement de Jésus. Le divin Sauveur a dit…

Elle ne devait qu’écouter : il parlait bien. Il lui fallut une heure pour dégorger à fond sa morale… Il en était à parler de faire son salut éternel.

Un pauvre homme !

Après elle rentra : « Bonsoir, chéri ! » Chéri, qui avait l’habitude d’attendre, avait soufflé la lampe. Et sans doute qu’il dormait. Elle ne trouva pas la place des allumettes ; elle tâta le lit et, voilà, ce lit était vide. Elle fit de la lumière et le divan, où il aurait pu s’endormir, ce divan, comme le lit, était vide ! Pas de Vladimir ! Ni devant la table, ni sur aucune de leurs trois chaises. Il était parti et aussi, quand elle les chercha, ses beaux vêtements qu’on pendait dans l’armoire, sa malle qu’on glissait dans ce coin et même la malle de Marie qui contenait toutes ses affaires. Parti, sans gronder, sans un mot, en douceur, comme il faisait tout.

Eh bien, non ! elle ne pleura pas. On ne pleure pas sur ce qui fatalement arrive. L’aimait-elle, d’ailleurs ? Et si toute la nuit elle sanglota sur ce lit où manquait un homme, si elle se leva, puis se releva parce que, peut-être, on frappait à la porte ; si le lendemain, au trottoir, on vit une Marie dolente, une Marie pour la première fois mauvaise avec le type, n’allez pas croire que Vladimir en fût cause.

Non, non et non…

Tout de même attirer au loin une femme qui fut bonne, lui apprendre ce qu’elle n’aurait pas dû et quand ça ne va pas, la planter là, sans savoir si elle a faim, si elle a mal, si elle ne se traîne pas quelque part, comme une chienne, après la main de son maître…

Une de ces amies doucereuses, à planter leur sourire dans les plaies encore rouges :

— Eh bien, ton Vladimir, tu sais ?…

— Quoi ? fit Marie.

— Je l’ai vu. Il est maintenant avec une Allemande, une belle brune qui rapporte.

— Je m’en moque…

On a la rue devant soi. Elle fit quelques pas. Vraiment elle s’en moquait, mais quand l’amie ne put plus la voir, pourquoi, tout à coup, Marie fut-elle si lasse ? Elle s’arrêta.

Mieux valait peut-être abandonner un métier où les Vladimir vous quittent pour des Allemandes. Un coup d’éponge sur son rouge, puis découvrir un maître, un seul, aimable comme Monsieur, ou plutôt quelque bonne dame : simplement redescendre dans sa cuisine — en brave Marie. Certes elle y pensa, certes elle le voulut, mais elle avait son rouge et il passait des hommes.

Un lui fit signe.

— Do you come ?

— Yes.

Elle le suivit.

D’ailleurs comment ?… Comment se présenter chez la bonne dame, quand on n’a qu’une robe, précisément celle qu’on vous dégraffe, quand on ne connaît de la langue que des mots en draps de lit :

— As you wont, my darling.

On trouve ainsi des prétextes. Le chemin où l’on marche est le chemin où l’on marche. Les autres il faudrait y entrer : peut-être des fleurs, mais auparavant des barrières. Alors :

— Kiss me… Good bye… On passe outre : on continue, droit devant soi, une route mieux connue, bien dallée…

— God evening, sir…

… Le trottoir.

En ce temps, pour Mère, les patrons de Marie eurent emménagé et la brave femme ne dut plus écrire poste restante. Comme il est bon, alors, d’avoir une mère. Sur ses lettres, on lit des leçons : « Marie, obéissez à vos patrons ; Marie, ayez de l’ordre ; Marie, ne dépensez pas trois sous où deux suffisent. » Elle croyait l’entendre :

— Oui, Mère…

Marie avait de l’ordre, Marie était économe. Avec l’argent d’un premier type, elle entra dans une boutique :

— Mademoiselle, voulez-vous m’essayer ce chapeau.

— Prenez plutôt celui-ci, Madame.

— Non, Mademoiselle, l’autre est moins fragile.

Un second type, pour les chaussures ; un troisième : un peu de linge. Pour la robe, ce fut plus long, mais robe, linge et chapeau étaient solides, de bon usage, tels que Mère les aurait choisis. Et sa chambre, il fallait voir : les objets frottés et bien en place, pas une poussière ; sur le lit une courtepointe, de purs reflets dans la glace de l’armoire à glace. Les hommes ont beau ne pas s’occuper de ces choses, ils ne pouvaient s’empêcher de dire : « Mon Dieu, ce qu’il fait propre chez vous ! » Et Marie qu’on déshabillait là dedans apparaissait comme un joli bibelot de plus, net et luisant, sur lequel on aurait pu manger comme on aurait pu manger par terre.

Ainsi logée, ainsi vêtue, on lui disait : « All right ! »… tant qu’elle voulait. Plus qu’à l’Allemande de Vladimir. Et s’il la regrettait, tant pis. Toute sa vie, elle se passerait de Vladimir.