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Histoire d’une Marie/p2/09

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 221-225).
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IX



Si l’on pouvait en rester là !…

Le temps aurait passé comme il passe dans la bruyère — sans rien. Quelque part une petite ferme. Peut-être, parce qu’il était vieux, on aurait réparé le toit. Ainsi, plus rouges, on aurait vu les tuiles de ce toit. Mon Dieu, les choses que l’on porte en soi, que l’on aurait voulu écrire, seraient restées les choses que l’on aurait voulu écrire. Par contre, on aurait vu ce soleil dont on dit : « Qu’il est beau, ce soleil ! » Il y aurait eu deux cents poules, de ces poules : « Ça c’est curieux, Madame, toutes ces poules qui sont blanches. » Il y aurait eu les poussins, il y aurait eu les coqs, il y aurait eu pour ces bêtes une brave femme de Marie, pour cette Marie un brave homme de Henry, deux paysans nature, plus à prétendre : « Nous sommes simples », des gens comme on est, du bleu dans les yeux certes, mais pas trop, pas comme les saints, parce qu’un jour un Père Isidore aurait dit : « Tatata, mes enfants, soyez ce que vous êtes, le Bon Dieu aime cela. »

Vraiment oui, le Bon Dieu eût aimé cela, et aussi les deux mille francs de la Tante Nonne et les « Faites votre devoir » de la Tante Louise et même les « Vous ne ferez jamais rien de bon » de l’oncle ingénieur.

Si l’on pouvait en rester là !

Ah ! si on s’appelait Alphonse, ou Benoît, ou Guido ! Mais Henry, et par là-dessus Boulant. Avec ce nom il arrive que deux ans dans la bruyère, cela fait combien de jours dans la bruyère ? Que ce soleil dont on pense : « Il est beau », est ce même soleil dont tous les jours on a dit : « Il est beau. » Que ce bleu que l’on voit dans les yeux des Trappistes, eh bien, quoi ? c’est du bleu dans l’œil d’un Trappiste. Que ces choses surtout que l’on portait en soi, que ces choses que l’on n’a pu sortir, on veut à tout prix les sortir. Et, parce que, dans la bruyère, on les garderait pour soi, tout ce qu’alors on constate ! D’abord, qu’avec ces deux cents poules, au lieu du « pas de maître » qu’on voulait, on a deux cents maîtres ; qu’avec ces deux cents poules, au lieu du silence qu’on cherchait, on a deux cents gosiers à crier : « Kedaak » quand on pense ; qu’avec ces deux cents poules, si bien qu’elles pondent, si pauvrement qu’on vive, on a deux cents becs picorant avec vous les deux mille francs de la tante. Goudron l’argent ; même à la campagne, on s’y poisse les ailes.

— Bah ! on s’arrange, dirait un Benoit.

Pas Henry ! Un jour, il dit :

— Tout de même, la ville…

Plus les sapins qui s’ennuient, plus les abeilles toujours abeilles, plus les poules, ces garces ! De bonnes voitures qui font du bruit, les amis qui travaillent, la Vie qui vous accoste : « Toi qui cherches, petit ; regarde, je ne suis pas en froc, moi. Ma robe est belle, je suis vêtue d’idées. Nue, mes cuisses sont encore de l’idée ; plus loin, si tu entres, toujours de l’idée ; dis petit… celles que tu cherches… »

Henry, Henry ! Et l’Argent ? Les boîtes à mouches ? Bast ! si peu grandes, ces boîtes ; à l’intérieur, de la place pour qu’on vous y attrape ; mais, alentour, la terre entière pour qu’on les évite.

Un autre soir… Mais qui parla ainsi ? Marie revenait de la ville où il est dur, quand on traîne les œufs, de gagner quelques sous. Ils se reposaient au lit. Ils étaient comme quand on s’aime : tellement bouche à bouche, que d’une bouche à l’autre, les paroles, on ne sait d’où elles viennent. Il vint celles-ci :

— Dire qu’en ville, en quelques instants, certaines femmes…

Il ne s’agissait pas des œufs qu’on traîne, il ne s’agissait pas de machine à coudre :

— Dire qu’en ville…

Un corbeau passe, il lâche un gland ; après des années voilà un chêne. Une pensée vole, un mot tombe ; pas des années, pas des mois, une minute, n’est-ce pas, Henry ? une minute et l’on réfléchit : l’argent à gagner, les idées à sortir, la ville, les boîtes à mouches et près de soi, sous la bouche, une de ces femmes qui en quelques instants…

Il fit :

— Si tu… si nous essayions, Marie ?

« Nous », pas « tu ». Parce qu’un jour il avait compris : lorsqu’il faut de l’argent, il n’y a pas les autres et qu’il avait dit : « Nous sommes deux, Marie. »

Elle donna sa réponse de Marie :

— Oui.

Seigneur ! est-ce ainsi que cela se passe quand une idée tombe et veut devenir un chêne ? C’était pourtant la Marie, du bleu de sainte dans les yeux ; c’était Henry : « Mon Dieu, votre Grâce m’a touché. » S’aimant bouche à bouche, ils étaient nus comme leurs lèvres. Henry se leva, Henry fit de la lumière et après, ô tante Nonne, ô tante Louise, ô l’oncle ingénieur, ô tous les autres Boulant de bonne famille, dans cette ferme où ils avaient vécu si simples, devant sainte Barbe et sa tour, devant sainte Catherine et sa roue dentée, Henry découvrit sa femme, Henry regarda sa femme, non comme l’époux regarde son épouse, mais comme Vladimir la môme qui va lui gagner des sous ! Il dit :

— C’est bien, ça peut aller.

Henry, Henry, si tu en restais là… De l’homme à la femme, à se toucher nus, il monte parfois un peu de vice… Mais voici le matin, aux yeux purs, comme un pardon de Dieu.

— Non.

Un jour, dans le train, vers la ville, monta une Marie, sans paniers, qui fit dire à Benoit :

— Mon Dieu, Madame, qu’allez-vous faire, si belle, à la ville ?

— Rien, Benoit, des visites…

Le soir, elle raconta :

— Si j’avais voulu ! Un, dès la gare… un m’a dit… un autre…

Elle était à la fois un peu pâle et très rouge.

Henry, Henry ! Elle n’a pas voulu. Si tu en restais là… Les Boulant, tu as raison, tu t’en fiches ; mais ta femme ! Regarde ses yeux. Et toi, ne sens-tu pas dans ton cœur, ne sens-tu pas dans ta chair… Allons, allons… Voici tes poules ; les choses qu’il faut qu’on sorte, bast ! écoute Benoit : « Moi, Monsieur, à votre place, je planterais l’année prochaine… »

L’année prochaine, ah ! bien oui !

— Le mois prochain, dit Henry, nous partirons.

On n’attendit pas ce mois. La maison qu’on ordonne, cela regarde Marie. Mais démolir ! Vlan ! Henry arracha les clous ; vlan ! par terre, les poteaux ; vlan ! qui voulut de ses poules ? qui ses poussins ? vlan ! à coups de sabots, à tous les coins du ciel la belle cendrée de l’âtre.

Et tes sabots, Henry ?… Vlan ! après la cendrée, à tous les diables, les sabots !

Henry, Henry ! si tu voulais. Regarde Alphonse. Il bêche sa terre ; hier il l’a bêchée ; demain, il bêchera sa terre. Vraiment, si comme lui…

— Non !

Il restait la ferme :

— À qui la ferme ?

Il restait le chien :

— À qui le chien ?

Ce qui doit sortir, il faut qu’on le sorte !

… Après il pleura : dans une gare, au moment de partir, toujours un peu on pleure.