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Histoire d’une Marie/p2/15

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 272-280).
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XV



Marie !

Tu ne savais pas… tu n’aurais pu savoir… Et tu ne méritais pas. Dans ta vie, des hommes et, à cause de ces hommes, des larmes… Hector, n’est-ce pas ? Et le fourbe pour une autre t’oublie. Vladimir, puis d’Artagnan, ces deux-là, dis le mot : des canailles. François, le pauvre homme, et la Mort te le prend… Tout cela, tout cela… combien de larmes. Sauf quand ils meurent, c’est dur un homme. Mais Henry ! Henry, drôle de petit bonhomme, Henry : « Tu es maman », Henry, si bien entre les roses, celui-là, on t’aurait dit : « Bast, comme les autres… et tu pleureras », tu aurais répondu : « Ce n’est pas vrai » ; tu aurais pensé : « Henry autrefois malade, Henry que j’ai soigné, que la Mort vienne donc, la Mort même ne pourrait me le prendre… »

Pauvre Marie, n’étais-tu pas un peu comme cette autre Marie, dont le vrai Fils, parce qu’il voulait, avec de l’eau, faire du vin, répondit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre nous ? » Henry aussi n’allait-il pas, avec de l’eau, faire du vin ? De l’eau pourrie, Marie… Pas de ta faute, Marie ; quand même pourrie, Marie !

Ou peut-être tout cela n’est-il qu’une phrase, une robe qu’on taille après coup, parce que les actes sont nus et qu’à ne pas les vêtir, on leur verrait des pieds sales ou des genoux trop gros.

… Un matin il rentra. Mon Dieu, chaque fois maintenant qu’il était libre, il la laissait seule. Mais jamais si longtemps, jamais toute une nuit. Elle dit :

— J’étais inquiète.

Et lui, vraiment, comme un coup de poing dans la figure :

— Ah ! c’est comme cela ? Tantôt on s’arrangera pour que tu ne sois plus jamais inquiète. Maintenant, laisse-moi.

Cela n’était pas beau ; elle ne voulut pas comprendre. Simplement elle l’excusa : « C’est à cause de la fatigue qu’il prononce des mots en colère. » Elle le laissa.

Plus tard, quand il fit plein jour, elle pensa : « J’ai bien fait ; à présent ses yeux ne sont plus en colère. » Ses yeux étaient tristes ; on aurait dit des yeux qui regrettent ; mais, à les voir de près, elle constata qu’il ne les portait pas sur elle ; ils regardaient ailleurs, ils regardaient droit devant eux, vers le mur. Elle connaissait, par d’autres, ces yeux qui n’ont plus de regard pour la femme. Elle eut peur, elle supplia :

— Henry.

Il dit :

— Voilà, Marie, je vais te faire de la peine… il le faut… Depuis des mois, comme nous vivons, ce n’est plus vivre.

— Mais si…

— Non. Il vaudrait mieux, pour quelque temps, que nous ne vivions plus ensemble. Je partirai tantôt.

Partir ! Oh ! oui, elle entendit ce mot ; elle dut le répéter, le tourner sur sa langue, comme un morceau de pain pour en trouver le goût, et même quand elle eut goûté le poison de ce mot, qu’Henry voulût partir, ce n’était pas vrai. Elle dit :

— Partir… Comment partir ? Tu es fou ?

Pourtant si. Un jour il avait dit : « Maman, je blague, mais supposons que je veuille m’en aller, on s’arrangerait ; nous ferions ceci et cela… » Elle avait ri : « C’est entendu. » Et maintenant, tous ces « ceci », tous ces « cela », il les reprit : « Nous les ferons » et il ne riait plus.

C’est déjà vilain quand on frappe ; mais quand d’avance on a préparé le coup :

— Henry, Henry, dit-elle, je n’aurais jamais cru cela de toi…

Et qu’Henry eût fait cela comme les autres, elle sentit dans son corps quelque chose de froid, une force qui s’en allait de ses jambes, des larmes aussi, comme si toute la joie de son cœur s’échappait et devenait de l’eau.

Il regardait le mur ; mais ses mains se tordaient ; ses mains, comme ses yeux, étaient des mains tristes, des mains qui souffraient de lui faire de la peine, mais qui ne pouvaient faire autrement :

Elle demanda :

— Si tu es méchant, c’est peut-être à cause d’une mauvaise femme ? Peut-être cette…

Il ne laissa pas dire le nom ; il regarda plus profondément le mur :

— Ce que je fais, moi seul je le veux ; tu verras plus tard.

— Henry, supplia-t-elle, pense donc ; il n’y a pas que moi, je pense…

Elle ne trouvait pas les mots : toute leur vie, qu’elle voulait dire : qu’il avait toujours eu besoin de sa maman, qu’il aurait encore besoin de sa maman et que seule, à le savoir seul, mon Dieu, comme elle allait être malheureuse !

Il s’était levé, il passa dans une chambre, il revint avec une valise, il fut l’homme qui va se mettre en route, et le voyant ainsi, elle comprit : parmi tant d’Henry, que de fois elle avait vu un Henry inquiet, un Henry qui se butait aux portes, un Henry qui, un jour, à cause des Trappistes, avait dit : « Toi, tu me dégoûtes ». Cet Henry-là, vers quelle souffrance allait-il se mettre en route. Sa pensée, elle la dit en un mot de maman :

— Mon pauvre gosse !…

— Oui, dit-il, un pauvre gosse.

Quand même il partit…

Mais pourquoi ?… Pourquoi ? Les autres, leurs maris s’en vont parce qu’elles étaient mauvaises, ou eux méchants. Henry n’était pas méchant et elle, mon Dieu ! Il avait dit qu’il voulait vivre seul, qu’après il reviendrait. Mais quand ? Elle resta là. Oh ! non, elle ne serait pas de celles qui s’accrochent avec des griffes. On est Marie. Marie, tout ce qu’elle peut, ce sont des larmes et, dans les larmes, combien belle cette Marie !

Elle fit, en Marie, tout ce qu’il lui avait dit de faire. Il avait dit :

— Tu rangeras ma malle.

Elle rangea cette malle.

— Tu n’oublieras rien.

Elle n’oublia rien. Elle ajouta un mot : « Mon cher petit », afin qu’il se retrouvât dans ses affaires.

Il fut ainsi midi : elle pleura, parce qu’un autre jour, à midi, elle aurait servi le déjeûner d’Henry.

Il fut ainsi trois heures : elle pleura parce qu’un autre jour, à trois heures, elle aurait, jusqu’au bureau, accompagné Henry.

Il fut ainsi six heures : elle pleura, parce qu’un autre jour, à six heures, elle aurait servi le dîner d’Henry.

Elle attendit minuit, parce qu’à minuit il aurait pu revenir ; elle ne dormit pas, car toutes ces heures, passé minuit, il aurait pu revenir ; le matin elle n’avait pas dormi, parce que d’heure en heure, depuis minuit, l’ayant pu, il n’avait pas voulu revenir.

Pour ce jour, il avait dit :

— Tu mettras la malle sur le palier… je viendrai… ne sois pas là.

Elle mit la malle ; mais, quand il vint, elle était là. Elle se cacha derrière la porte ; elle entendit tout, elle entendit Henry qui soufflait : « C’est lourd, n’est-ce pas ? » Elle alla jusqu’à la fenêtre ; en se haussant un peu, elle vit la plate-forme d’une voiture, la malle qu’on poussait là-dessus, puis le chapeau du cocher. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » quand cela partit.

Mais ce qu’elle ne vit pas, ce fut Henry : de la joie, oui, qui fait de l’air dans la poitrine ; mais ses yeux, Marie, ses yeux à cause de toi, et tu n’étais pas là pour dire :

— Ne pleure pas, mon gosse, ne pleure pas !

De drôles de jours, Marie à gauche, Henry à droite. Dis, Henry, ce n’est pas comme une branche que l’on casse, un tronçon là, l’autre ailleurs. Ce n’est pas comme autrefois, pour revenir en ville : « À qui ma ferme ? à qui mes poules ! » Maintenant Marie.

Dans ta vie, tu voulais plus de lumière ; tu crânais : « Peuh ! Marie, cela n’a pas d’importance. » Et voilà : cette Marie prend de l’importance ; cette Marie pleure ; cette Marie est une femme qui a été bonne ; une maman dont les choses qui sont arrivées, au fond, était-ce bien de sa faute ? Alors torturer cette Marie, plus tard quand elle saura, la torturer davantage, devoir être ce mufle, ça pince… on n’est pas fier. Et puis cette chambre où l’on est seul, certes on l’a voulue ; quand elle y vient, elle est douce l’épaule d’une Germaine Lévine ; mais on ne l’a pas toujours, cette épaule, et dans cette chambre où l’on a voulu vivre seul… on est seul. Seul, et avoir été cet Henry qui, une fois, au temps des poules, partit pour huit jours, voir des amis, et le deuxième revint : « J’étais triste, sans toi, j’ai tout planté là. » On reste cet Henry et cet Henry comme il doit se cramponner « Je veux… je veux… » pour ne pas filer de cette chambre : « Voilà, maman, je reviens… »

Elle attendait… « Il vit seul, comment fait-il pour vivre seul ? Quand reviendra-t-il ? » Ce sont des douleurs de Marie. Oh ! pas les glaives que dans les drames on dégaine pendant douze pieds de vers et qu’on enfonce pendant douze autres pieds. Mais être cette Marie, avoir ces bras, avoir ce cœur, avoir de Marie toutes les choses qui sont comme le miel d’une ruche dont les abeilles même seraient bonnes, et ne pouvoir les donner ! Mais entendre les gens : « Qu’avez-vous donc, Madame ? » et devoir répondre : « Il est parti ! » Mais ces nuits, sans dormir : « Henry qui a fait cela, Henry pas auprès d’elle, Henry, tout de même, qui sait ? auprès d’une autre ? » Oh ! non, pas les glaives qui vous tuent d’un seul coup… mais encore… puis encore… avec leurs pointes, les épingles, au jour le jour d’un chagrin, dans le cœur d’une Marie.

Elle attendit un mois : « Si je cousais un peu. » Mais le fil dans l’aiguille et pas pour Henry, l’aiguille restait là. Un autre mois : « Si je sortais un peu. » Des rues, oui ; du soleil, oui ; mais ce soleil, juste le soleil comme un jour qu’elle sortait et auprès d’elle Henry ; ces rues : une fois, ils passaient, Henry avait dit…

Elle connaissait son adresse. Elle alla voir la maison. Elle fut contente parce que la maison était belle. Elle aurait voulu sonner : « Ne te fâche pas, je viens mettre un peu d’ordre ici… tu sais comme à Forest. »

Une autre fois, elle l’attendit à l’entrée du journal. Il y avait trois mois, et après ce temps, peut-être aurait-il voulu revenir. Il dit : « Non ! » Cependant, comme ses yeux étaient tristes !

Un peu plus tard, parce qu’elle avait demandé : « Du moins de temps en temps, tu devrais venir me voir », il vint.

Mais certain jour, il aurait mieux fait de ne pas venir, ou tout au moins de se taire.

Henry est là ; on l’a près de soi sur sa chaise-longue, on se dit : « Même s’il y a là-dessous une femme, je serai forte. » Elle demanda :

— Raconte-moi tout, mon gosse.

Et lui :

— Écoute ; je crois, il vaut mieux ne plus mentir…

Oh ! cette Lévine ! Pas une Ida, pas une femme à fredaines : une femme dont Henry lui avait parlé avec d’autres mots que pour une femme ! Elle ne sentit pas d’abord combien profond ce nom s’enfonçait dans son cœur. Elle voulut tout savoir. Mais après, quand vraiment comme pour une visite, Henry dit : « Voilà, maman, je reviendrai un autre jour », quand elle eût compris : « Chacun des pas qu’il fait est pour aller vers celle-là », elle qui n’avait jamais détesté personne, comme elle détesta cette Lévine ! Elle détesta même Henry. Elle pensa : « J’ai été bonne, je ne veux plus ; je vais être méchante. » Elle fit tout ce qu’il faut pour être méchante. Elle courut chez Ida et pendant qu’Ida parlait, elle eut beau réfléchir : « Ce que tu me conseilles là, c’est que toi-même tu es jalouse », tout ce qu’elle eût fait, cette Ida, Marie essaya de le faire.

Elle écrivit une carte : « Vous êtes une mauvaise femme… je vous le ferai voir » et, en dessous, son nom, pour que tout le monde lût, qu’elle, et pas une autre, était l’épouse Boulant. Elle écrivit à Henry que tout était fini, que plus jamais, plus jamais, elle ne s’occuperait de lui. Et ce ne fut pas tout. Ah non ! Le chagrin la ferait mourir, mais elle ne mourrait pas seule. Elle acheta un revolver. Elle dit au marchand : « Mais certainement, vous devez mettre des cartouches. » Et gare ! elle eut au fond de sa poche, dans un étui, un revolver tout près pour quand elle rencontrerait Germaine Lévine.

Ce jour-là, elle ne la rencontra pas. Le lendemain non plus. Quelque chose qui n’allait pas dans son cœur. Elle dut se mettre au lit. Elle oublia qu’Henry ne pouvait plus venir. Elle lui fit tenir un mot. Et quand il fut là, malgré toutes ses misères, elle dut rire. Il tira de l’étui le revolver, il ouvrit des yeux effrayés, il dit :

— Fichtre ! maman, six cartouches. On dirait six Marie en colère.

C’est vrai, méchant gosse ; elles n’avaient pas de balles, ces cartouches !