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Histoire d’une famille de soldats 2/11

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Delagrave (p. 177-196).


CHAPITRE XI

où apparaît le petit georges cardignac


1848, mes enfants, est une date célèbre au même titre que sa devancière 1830, car c’est au mois de février 1848 que la deuxième révolution du dix-neuvième siècle éclata, renversant le trône de Louis-Philippe.

Mais la République, proclamée en France pour la deuxième fois, ne devait que peu durer, remplacée qu’elle fut par le second Empire : le neveu de Napoléon ier, Louis Bonaparte, qui avait été d’abord nommé Président de la République, devint, trois ans plus tard, Empereur des Français sous le nom de Napoléon iii.

Le pauvre petit Roi de Rome, que la tristesse de l’exil, plus encore que la maladie, avait tué là-bas, à Schoenbrünn, en Autriche, porte en effet dans l’histoire, bien qu’il n’ait pas régné, le nom de Napoléon ii.

Ce retour au pouvoir de la dynastie impériale fut salué avec joie par tous ceux (et ils étaient légion), qui gardaient au cœur le pieux souvenir des gloires napoléoniennes. Est-il utile de vous dire, mes enfants, que Jean et Henri Cardignac, filleuls du grand Homme, fils de Jean Tapin, furent de ceux-là ?

Oui, certes ! lorsqu’ils revirent, dominant la hampe des drapeaux, l’aigle impériale, cette aigle qui, suivant le vers de Victor Hugo :

Avait plané jadis aux cimes éternelles !


ils eurent tous deux au cœur un frisson d’orgueil et aussi une espérance, que l’avenir devait en partie réaliser ; car l’aigle, avant de tomber à nouveau, allait fournir une nouvelle envolée de gloire.

Or, pendant que Henri Cardignac tentait, non sans de sérieuses difficultés, de plier le cuirassier Pierrot à l’observance de la discipline, Jean poursuivait ses travaux de savant.

L’idée scientifique qui domine la première moitié de notre dix-neuvième siècle est, sans contredit, l’application de la vapeur à la locomotion et aux besoins industriels. Mais, en toute chose, et en science surtout, une découverte incite à de nouvelles recherches.

La vapeur a fait la locomotive ; la locomotive a provoqué les freins d’arrêt, d’abord actionnés à la main, puis à l’air comprimé ; et ainsi de suite dans toutes les branches. L’industrie générale de la métallurgie a dû en même temps chercher, avec de persistants efforts, à seconder la vapeur dans sa marche envahissante.

C’est une véritable course au clocher, qui fait que ce siècle, né dans la gloire et couronné aujourd’hui par les merveilleuses applications de l’électricité, restera surtout dans l’Histoire « le siècle des ingénieurs ».

Jean était donc bien de son siècle, car il était à la fois, en même temps qu’ingénieur passionné, soldat ardent et convaincu.

Tout ce que ses confrères les savants avaient découvert, il l’avait-étudié à fond. Vous savez déjà que, pour sa part, il avait contribué puissamment à la découverte pratique de l’hélice.

Deux ans après la mort de son père, en 1843, il avait eu la joie de voir les efforts tentés en commun par M. Normand et lui-même, couronnés d’un plein succès.

Aidés d’un chercheur dont le nom se rattache à la découverte de l’hélice, le capitaine Delisle, du Génie, ils avaient construit, cette année-là, au Havre, le premier bateau français à hélice, mettant ainsi en pratique l’idée que l’ouvrier Dallery n’avait pu mettre à exécution, faute d’argent, quarante années plus tôt, en 1803[1].

Vous voyez, mes enfants, que les plus belles découvertes restent parfois bien longtemps dans la période de préparation ! Aujourd’hui, si parfois on rencontre un bateau à roues, il semble qu’on se trouve en face d’une chose


Le capitaine du Nessy, grâce à sa science de marin, leur donnait quelques conseils pratiques.

très vieille, très démodée ; et pourtant, il y a cinquante-trois ans, alors que

Normand, Delisle et Jean Cardignac firent leur premier essai, personne n’osait croire à la réussite pratique de leur tentative. Seul, de Nessy, qui par l’intermédiaire de Henri s’était lié avec Jean, avait partagé leur foi, et était devenu, pour les inventeurs, un soutien moral et aussi un excellent conseil.

Sa science de marin lui avait permis de donner à nos ingénieurs des conseils pratiques pour la navigabilité de leur bateau. Ce fut aussi l’officier de marine qui, grâce à ses relations au ministère, attira sur cette découverte l’attention qu’elle méritait ; et, depuis cette époque, l’hélice fut chaque jour considérée avec plus de faveur dans la marine française.


Le canon rayé.
Ce succès obtenu, le soldat, chez Jean, avait reparu dans l’ingénieur, et le capitaine s’était remis avec ardeur aux études qu’il avait commencées, depuis longtemps déjà, sur les canons rayés. Laissez-moi vous donner, à leur sujet, mes enfants, une courte et nécessaire explication.


Vous savez que les premiers canons qu’on fabriqua n’étaient autre chose qu’un long tube formé de madriers, que des frettes, c’est-à-dire de forts anneaux de métal, maintenaient ensemble, afin de leur permettre de résister à la déflagration de la poudre.

Ensuite on fondit les canons avec du bronze, d’où cette définition d’un mauvais plaisant que, pour avoir un canon, il suffit de prendre un trou et de couler du bronze autour.

Il y a vingt-cinq ans, le bronze était encore presque universellement employé à la fabrication des pièces, sauf dans la marine qui possédait des canons de gros calibre en fonte.

Pour charger les canons d’alors, on devait introduire la charge et le projectile par l’orifice appelé « bouche » ; il fallait donc que le boulet fût de diamètre un peu moindre que « l’âme ». (On nomme ainsi le tube intérieur du canon.)

De cette différence de diamètre naissait un double inconvénient.

Premièrement, les gaz produits par la poudre se perdaient en partie par l’évidement existant entre la paroi de l’âme et le boulet.

Secondement, le boulet, chassé en avant, ballottait dans l’âme et sortait de la pièce avec une déviation, qui devenait considérable aux grandes distances et ôtait toute précision au tir.

C’est à ce double inconvénient que voulait remédier Jean Cardignac avec le capitaine Tamisier, qui munit le projectile d’ailettes en cuivre, et avec le commandant Treuille de Beaulieu, à qui on doit la fusée métallique qui en arme la pointe ; il fut un des premiers qui songèrent à employer la « rayure intérieure et le chargement par la culasse ».

Vous voyez qu’ils étaient dans le vrai, puisque maintenant tous les canons sont conçus et construits d’après ces principes ; mais il a fallu, comme pour toutes les découvertes, une longue période de tâtonnement. Encore est-il que, si nous avions été les premiers à posséder le canon rayé, une autre puissance, la Prusse, nous devança dans l’emploi du canon se chargeant par la culasse, puisque notre artillerie ne se décida à l’adopter qu’après la désastreuse guerre de 1870.

Il faut rendre à l’Empereur Napoléon iii cette justice, qu’au début de son règne, s’inspirant de l’exemple de son oncle, il donna tous ses soins, toute sa sollicitude à l’armée.

Lui-même, pendant que sa famille était exilée de France, avait servi comme lieutenant d’artillerie dans l’armée suisse, et s’était préoccupé de la question du canon rayé. C’est vous dire, qu’une fois empereur et disposant de puissants moyens, il s’y intéressa tout particulièrement et fut ainsi amené à se faire présenter le capitaine Cardignac.

Le jour où notre ami Jean reçut le pli qui lui enjoignait de se présenter, le surlendemain, au service de la maison militaire de l’Empereur, il fut à la fois étonné, car il ne croyait pas ses travaux aussi connus, et fort ému, car il allait voir de près le neveu du Grand Homme, dont le nom avait bercé son enfance.

Il se mit donc en grande tenue et se rendit aux Tuileries.

Immédiatement, l’officier de service l’introduisit dans le cabinet de l’Empereur.

Napoléon iii était un homme d’une grande affabilité, d’une simplicité pleine de distinction. Il avait le regard profond et doux, le masque régulier, le front haut et découvert, l’allure très militaire, et Cardignac fut charmé de l’accueil bienveillant qu’il en reçut.

— Capitaine, dit l’Empereur, je vous ai prié de venir aux Tuileries pour plusieurs raisons : d’abord j’étais content de connaître un filleul de mon oncle l’Empereur Napoléon ier, car je sais que vous l’êtes, ainsi que votre frère le commandant Cardignac, des cuirassiers ; je sais aussi que vous êtes les fils d’un brave officier qui fut officier d’ordonnance du Grand Empereur, le colonel Cardignac, dit Jean Tapin.


L’Empereur lui montra des épures et des tracés.
Jean s’inclina.

— Vous voyez, capitaine, poursuivit le souverain, que je suis au courant de l’histoire de votre famille ; mais je sais aussi que vous êtes un savant… Ne protestez pas ! Je sais la part qui vous revient dans les travaux de M. l’ingénieur Normand, et de plus on m’a renseigné sur les travaux personnels auxquels vous vous livrez au ministère avec le commandant Treuille de Beaulieu : or ces travaux m’intéressent doublement, et comme chef de l’armée, et comme artilleur. Avez-vous trouvé un système de fermeture pratique ?

— Sire, répondit Jean tout en rougissant, je cherche…

« Théoriquement, je crois avoir trouvé quelque chose, mais je ne voudrais rien affirmer à Votre Majesté, car, de la théorie à la pratique, il y a loin… J’ai commandé mon système de vis de culasse évidemment chez un mécanicien habile ; mais il faudrait que des essais fussent faits au polygone, avec de fortes charges, sur des canons munis de cette fermeture… et je ne sais si la Direction consentira…

— J’en fais mon affaire, capitaine. Envoyez-moi vos plans… Et les rayures ? Où en êtes-vous ?

Notre ami s’expliqua en détail.

Napoléon iii, souriant silencieusement, le laissait parler. Puis, quand il eut terminé :

— Capitaine, il y a dans ce que vous venez de me dire d’excellentes choses ; mais j’ai encore mieux que cela. Venez ! je vais vous montrer mes plans.

L’Empereur, passa devant Cardignac, gagna un petit bureau contigu à son cabinet ; et, du tiroir d’un de ces meubles spéciaux à la conservation des dessins, il tira un dossier qu’il étala sur une table. C’étaient des épures et des tracés, exécutés par l’Empereur lui-même, et concernant la rayure à adopter pour les canons de campagne.

Alors le souverain disparut pour faire place au mathématicien, et il n’y eut plus, dans la pièce, qu’un ingénieur expliquant à un autre ingénieur — cela avec une remarquable facilité d’élocution — la théorie des rayures, de leur pas, de leur nombre et de leur profondeur.

— Voilà ce que je veux faire mettre en expériences immédiatement, conclut-il : car la puissance qui prendra l’avance sur les autres dans cette question, aura décuplé ses forces militaires, et cette puissance, je veux que ce soit la France. Vous voyez, capitaine, que nos deux systèmes sont presque identiques. Il existe dans le vôtre des qualités que je prends pour les adapter au mien. Mais — ajouta-t-il en souriant — comme je ne veux point passer à vos yeux pour un plagiaire, je vous attache à ma personne en qualité d’officier d’ordonnance, et je vous charge spécialement d’étudier et d’approfondir avec moi cette question.

Vous pensez, mes enfants, si Jean trouva que Napoléon ier avait un neveu vraiment charmant, et s’il fut enthousiasmé de cette première entrevue !

Du reste, il n’y eut pas que lui de content : tous, sa charmante femme Valentine, ainsi que le commandant Henri, auquel il l’annonça par dépêche. le furent autant que lui, et ce dernier, en recevant la nouvelle, leva deux jours de salle de police qu’il venait d’infliger à Pierrot.

La situation brillante que Jean venait ainsi d’acquérir par son seul travail. était bien faite pour le rendre fier — et il eût été parfaitement heureux si le ciel lui eût donné un bébé. Mais, hélas ! son désir ne s’était pas jusqu’alors réalisé.

Or, comme, de son côté, le commandant Henri restait célibataire, il était à craindre que la famille de soldats, issue du tambour-maître Belle-Rose, dit Marcellus, et de Jean Tapin, ne s’éteignît avec les deux filleuls de l’Empereur.

Quoi qu’il en soit, le capitaine Jean n’avait pas à se plaindre de son sort : en peu de temps, il sut se faire apprécier de son puissant protecteur et eut bientôt ses grandes et petites entrées aux Tuileries, car Napoléon iii l’avait chargé, outre ses études particulières, de centraliser tout ce qui pouvait se produire d’intéressant dans les progrès scientifiques de l’époque.

Cette situation privilégiée devait mettre, et mit en effet le capitaine Cardignac en relations directes avec tout ce que, non seulement la France, mais l’Europe et même l’Amérique pouvaient contenir de savants et d’inventeurs.

Bouloche, son fidèle ordonnance, qui, on se le rappelle, était toujours content, l’était encore bien plus, maintenant !

Lorsqu’il avait été libéré du service, le capitaine Jean Cardignac l’avait fait admettre comme garçon de bureau au ministère de la Guerre, et Bouloche avait continué à exercer ces délicates fonctions auprès de son officier.

Puis, quand Jean devint officier d’ordonnance de l’Empereur, et dut transporter son bureau d’études dans un vaste atelier de peintre situé au-dessus des salles du Musée du Louvre, Bouloche fut nommé gardien préposé à ce local.

Le brave garçon était donc parfaitement heureux, et fier aussi de ses belles relations.

Bouloche était en effet l’intermédiaire obligé de tous les visiteurs qui venaient pour voir son chef. C’est lui qui était chargé d’ouvrir ou parfois de défendre la porte du capitaine.

Tout en remplissant au mieux ce service délicat, Bouloche avait fini par se prendre pour un vrai personnage ; et, en son âme et conscience, il s’identifiait un peu avec son officier.

Il lui arrivait de dire avec un sérieux imperturbable :

— Ce matin nous avons reçu la visite de M. Arago.

Ou bien :

— M. Bixio est venu pour nous voir, mais ne nous ayant pas rencontrés, il nous a déposé sa carte.

Ou encore :

Nous avons reçu de M. Morse, un mémoire sur les appareils télégraphiques.

Car Bouloche, à force de se frotter ainsi à des savants, avait fini par abandonner le jargon de bas-normand qui le distinguait autrefois ; au contact de gens comme il faut, il avait acquis de la tenue et représentait très bien, en habit et cravate.

Il était du reste imbu du sentiment de l’importance de sa personnalité, déclarant à qui voulait l’entendre :

— Je suis au service particulier de l’Empereur.

Mais l’exagération de cette tendance vaniteuse rendait Bouloche injuste, et si les noms connus trouvaient en lui un introducteur bienveillant, les noms inconnus ou les paletots élimés se heurtaient, dans son antichambre, à un Cerbère rogue et méfiant.

Car, hélas ! mes enfants, il s’en faut que les inventeurs et les savants soient tous riches ! C’est un métier des plus âpres et qui ne nourrit pas toujours son homme.

Combien d’inventeurs, morts dans la misère, n’ont été appréciés qu’après leur mort !

Jean Cardignac, qui savait tout cela, était, au contraire, rempli pour tous d’aménité, de condescendance ; il avait même souvent molesté Bouloche pour son manque, de mansuétude. Il estimait que, même chez les fous (et il y en avait de nombreux parmi ces pauvres gens), on trouve quelquefois une vérité, et qu’en matière de science, on ne doit jamais rien négliger.

C’est ainsi qu’un matin, un homme déjà vieux, au visage émacié, aux yeux ardents et fiévreux, se présenta. Il remit sa carte à Bouloche, qui lut :

dietz
Ingénieur.

Mon capitaine est absent !

Mais ayant toisé le visiteur, examiné son air râpé, sa tenue misérable, Bouloche déclara :

— Mon capitaine est absent !

— Bien ! répondit l’autre avec résignation, je reviendrai.

Et sur sa carte, il ajouta cette mention :

« Voudrait entretenir M. le capitaine Cardignac d’une voiture à vapeur de son invention. »

Ce Dietz est le père de l’automobilisme en France : c’est à lui qu’on doit la première voiture sans chevaux.

Il sortit triste et voûté.

Et quand Bouloche remit à Jean la carte annotée :

— Mais sapristi ! tu aurais dû le faire entrer, s’écria l’officier. — Une voiture à vapeur… allant sur route, n’exigeant pas l’emploi du rail… Mais tu ne sais donc pas que cette invention-là ferait faire un pas énorme aux transports militaires ; qu’on pourrait, grâce à elle, traîner des canons de gros calibre et les amener sur les champs de bataille… ce qu’on n’a jamais pu faire !

— Je comprends bien, fit Bouloche, sentant qu’il avait fait une bêtise… mais il n’avait pas l’air très.. : très comme il faut, ce monsieur…

Mais Jean s’échauffait de plus en plus.

— Comme il faut !… c’est cela qui m’est égal !… Une voiture à vapeur, poursuivit-il, ce serait une vraie révolution dans la question des convois, ces convois interminables qui encombrent les routes derrière les armées en marche : remorqués par la vapeur, ils auraient une longueur moitié moindre et marcheraient deux fois plus vite… Et tu as éconduit l’homme qui peut-être avait résolu ce problème !…

— Mon capitaine, il a dit qu’il reviendrait ; soyez, sans crainte, vous le reverrez un de ces jours.

— Tu n’es qu’un imbécile !

— Oh ! mon capitaine, fit Bouloche qui cette fois n’était plus content.

Et jamais Dietz ne revint.

Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait, et l’histoire des inventeurs est muette à ce sujet.

Pourtant son premier essai avait une réelle valeur et lui donnait bien le droit d’être au moins écouté.

En 1834, il avait créé un service entre Paris et Versailles à l’aide d’une diligence à vapeur. Cette voiture partait de l’hôtel de Nantes, qui était situé (cela va bien vous étonner, mes enfants) au beau milieu de la place du Carrousel, face aux Tuileries.

Vous voyez combien tout change d’aspect, à soixante ans de date ; car si la place du Carrousel existe encore, il n’y a plus ni hôtel de Nantes ni Tuileries !

Toujours est-il que, si cette première diligence à vapeur n’était pas la perfection même, c’était du moins le premier pas dans cette voie. Et, à vrai dire, elle voyagea entre Paris et Versailles sans trop de difficultés, sauf aux côtes, où ça n’allait pas tout seul et où les voyageurs étaient obligés de descendre pour pousser aux roues : mais est-ce que, même aujourd’hui, on ne voit pas des automobiles en panne et des chauffeurs obligés de jouer, en certains passages, le rôle de cheval-vapeur ?

En tout cas, le pauvre Dietz méritait d’être encouragé ; et s’il l’eût été, qui sait si la traction automatique n’eût pas fait de suite des progrès sensibles, tandis qu’il a fallu une première période de vingt ans pour obtenir un perfectionnement avec la voiture routière de M. Lotz, qui fit, en 1864, le voyage de Nantes à Paris.

En 1866, un autre inventeur. M. Albaret de Liancourt, construisit une voiture d’un autre modèle ; puis un nouvel arrêt se produisit jusqu’en 1875.

Depuis on a rattrapé le temps perdu, car vous voyez des automobiles sur toutes les routes et vous les verrez bientôt utilisées par l’armée ; mais cet aperçu vous démontre, une fois encore, les difficultés d’un progrès quelconque dans la vie.

Ah ! certes, ce ne fut pas de la faute de votre ami Jean si tout effort intelligent ne fut pas encouragé ! Il fut un protecteur éclairé pour ceux qui s’adressèrent à lui, et obtint souvent pour eux, du souverain, l’aide pécuniaire sans laquelle rien n’est possible.

En tout cas, dans son trop court passage au service particulier de Napoléon, Jean Cardignac ne recueillit que des amitiés et de la reconnaissance. C’est là qu’il se lia avec l’ingénieur Marc Séguin, celui qui créa la première ligne de chemin de fer français de Lyon à Saint-Étienne, et qui, plus heureux que beaucoup de ses devanciers, a pu jouir de son œuvre, car il est mort en 1875, et eut, de son vivant, la satisfaction de constater que son premier essai avait, comme on dit, fait tache d’huile.

C’était d’ailleurs le moment où, de toutes parts, surgissaient les nouveautés qui allaient faire, de cette seconde moitié du siècle, la plus féconde des époques humaines en matière de découvertes.

Les chemins de fer sortaient des limbes du début : les bateaux à vapeur commençaient à sillonner les mers ; les navires de guerre se cuirassaient d’acier pour résister à l’artillerie ; et les pièces de canon, pour arriver à perforer les cuirasses des vaisseaux, lançaient des projectiles d’un poids inconnu jusqu’alors.

L’année 1843 voyait le premier établissement, en Amérique, du télégraphe Morse, ainsi appelé du nom de ce savant ingénieur américain, et, huit ans après, le 1er mars 1851, les premiers bureaux télégraphiques de ce modèle fonctionnaient en France. — En même temps, les premiers câbles sous-marins étaient immergés, et le 1er novembre 1852, la première dépêche électrique, expédiée de Douvres à Calais, était remise entre les mains de Louis-Napoléon, Président de la République française.

Remarquez à ce propos, mes enfants, qu’à l’heure même où j’écris ces lignes, la première dépêche du télégraphe sans fil, devenu possible grâce à la découverte d’un Français, M. Branly[2], vient d’être transmise avec succès d’une rive de la Manche à l’autre.

Joignez à cela que la galvanoplastie, c’est-à-dire l’art de recouvrir de métal à l’aide du courant électrique un objet quelconque, venait de faire son apparition, et qu’à cette même époque aussi, ce qu’on appelait l’héliographie, et aujourd’hui la photographie, commençait à émerveiller la foule.

Ce fut l’excellent Bouloche qui attira l’attention du capitaine Jean Cardignac sur les progrès récents de cette radieuse découverte.

Un jour sa figure, plus épanouie que de coutume, apparut dans l’entrebâillement de la porte de l’officier d’artillerie.

Il tenait à la main une plaque de carton qu’il tendait triomphalement au capitaine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Jean Cardignac, en jetant un coup d’œil distrait sur la tête représentée sur le carton.

— Mon capitaine ne reconnaît pas ?

— Non, je vois seulement que ce bonhomme-là fait une affreuse grimace.

— Mais c’est moi, mon capitaine, ce bonhomme-là !…

— Je te crois sur parole, Bouloche… Eh ! mais c’est un travail dans le genre de ceux de Daguerre, dit l’officier en examinant de plus près la surface polie du carton, et c’est la première fois que je vois un portrait de ce genre ailleurs que sur du verre ou du cuivre. Qui a fait cela ?

— C’est M. Blanquart-Evrard, un monsieur venu de Lille, et il m’a dit de vous le montrer.

— Il a su te prendre doublement, celui-là, Bouloche : comme il t’a fait ton portrait, tu ne l’as pas mis à la porte !…

— Mon capitaine peut croire que je n’y mets plus personne depuis que j’ai été arrangé par mon capitaine…

— Bon ! laisse-moi ce portrait et introduis ce monsieur quand.il viendra : dans tous les cas, tu n’es pas beau, je te préviens.

— Ça ne fait rien, je suis rudement content !

Ce n’était pas de la faute de Bouloche s’il n’était pas beau et vous trouverez sa grimace bien naturelle, mes enfants, en songeant qu’il fallait alors poser devant l’objectif pendant plusieurs minutes.

Songez aux progrès réalisés, puisque, aujourd’hui, non seulement le photographe vous prend sans que vous ayez le temps de bouger, mais puisqu’on arrive à obtenir plusieurs centaines de clichés de la même scène en une minute : plus de neuf cents.

C’est en faisant ensuite dérouler sous vos yeux ces clichés, vivement éclairés et à raison de trente par seconde, temps nécessaire pour que la rétine éprouve une impression continue, que le cinématographe reproduit fidèlement les tableaux les plus variés.

Il y avait longtemps que Niepce et Daguerre, deux Français, avaient trouvé, le premier le moyen de fixer les images de la chambre noire sur du bitume de Judée, le second, la propriété de l’iodure d’argent de s’impressionner à la lumière et de se révéler par les vapeurs du mercure.

Mais il fallait des poses d’un quart d’heure au moins, en pleine lumière, et nul n’eût pu y résister.

Ce fut un autre Français, Claudet, qui découvrit les substances accélératrices et réduisit le temps de pose à une minute ou deux.

Mais ce qui donna l’essor à la photographie fut précisément la découverte dont Bouloche venait de bénéficier un des premiers, c’est-à-dire le tirage des épreuves sur papier, à l’aide de clichés négatifs, obtenus préalablement sur verre ; car ce procédé supprimait le miroitement désagréable qu’il était impossible de bannir des épreuves sur métal, et permettait de multiplier à l’infini les reproductions d’un même cliché.

Et si je vous parle un peu longuement de cette question, mes enfants, c’est pour en arriver à vous raconter l’histoire peu connue qui donna naissance à la photographie sur papier.

C’est l’histoire d’une pêche, et il vous sera possible à tous de reproduire, au grand étonnement de vos petits amis, le phénomène qui inspira à M. Bayard, modeste employé au ministère des Finances, en 1845, l’idée de tirer d’un cliché unique un nombre indéterminé d’épreuves, en interposant ce cliché entre le soleil et une surface sensible à l’action des rayons solaires.

Le père de M. Bayard, honnête juge de paix dans une petite ville de province, avait un petit verger où des pêches admirables mûrissaient au soleil d’automne. Il en était très fier et, chaque année, il se plaisait à envoyer à ses amis quelques corbeilles de ces beaux fruits.

Mais, dans son naïf orgueil de propriétaire, il tenait, en les envoyant, à indiquer par un signe irrécusable, que ces pêches sortaient de son verger. Et voici le procédé singulier qu’il avait imaginé :

Lorsque les pêches étaient encore blanches et commençaient à grossir, il les enveloppait dans un sac de papier noir : lorsque, ainsi abritées des rayons solaires, elles avaient acquis les dimensions voulues sans perdre leur couleur blanche, le brave magistrat les débarrassait de leur sac et collait sur chacune d’elles les initiales de son nom artistement découpées en caractères de papier.

Puis il les laissait librement exposées pendant quelques jours à l’influence du soleil.

Quand on enlevait alors le papier protecteur, les deux initiales se détachaient en blanc sur le fond rouge de la pêche qu’elles marquaient ainsi d’une estampille irrécusable. Le soleil en avait fait tous les frais et vous voyez, mes enfants, que pour ceux d’entre vous qui ont la chance de voir mûrir des fruits dans le jardin paternel, l’expérience est facile à reproduire.

Mais au milieu de ce déluge d’inventions, et après avoir donné aux nouvelles applications photographiques l’attention qu’elles méritaient, le capitaine Cardignac n’avait garde de négliger ses canons.

Du reste, l’Empereur qui voyait poindre à l’horizon politique la question d’Orient et qui tenait à son idée, le ramenait sans cesse vers son sujet.


Un soldat de plus !

Les études préalables faites, il avait décidé qu’on expérimenterait d’abord la rayure, sur des pièces se chargeant par la bouche, quitte à s’occuper ultérieurement de la fermeture de la culasse.

Ces études avaient valu à Jean une distinction des plus rares chez un capitaine : l’Empereur l’avait nommé officier de la Légion d’honneur.

On était à la fin de l’automne 1853 ; et Jean dut quitter momentanément Paris pour s’en aller à Bourges, afin d’y surveiller la fabrication et les essais des premiers types de canons rayés. Ce fut là qu’il reçut son quatrième galon — le galon de commandant. Sa commission le maintenait hors cadre au service particulier de l’Empereur. Ce fut aussi pendant cette période d’études pratiques qu’un autre bonheur vint le surprendre, car, en février 1854, Dieu exauçait enfin son désir, un fils lui naissait !

Un fils ! quelle joie !

Et comme le grand-père, le colonel Cardignac en eût été fier, de ce petit enfant rose et blond, si impatiemment attendu !

On l’appela Georges.

— Un cavalier de plus ! avait dit son oncle Henri.

— Non : un artilleur ! avait répondu son père.

En quoi tous deux se trompaient, car le petit Georges ne devait être ni fantassin de l’armée de terre comme son grand-père le colonel Cardignac, ni artilleur comme son père, ni cavalier comme son oncle.

À la suite de l’héroïque défense de Bazeilles par l’Infanterie de marine, la division bleue comme l’appelèrent les Allemands, et de l’inoubliable impression qu’en avait rapportée son âme d’enfant — il assista à ce drame à l’âge de seize ans — il devait être marsouin.

Et vous pouvez remarquer qu’il fut bien inspiré en s’orientant vers l’infanterie de marine, car la longue période de paix qui suivit la guerre de 1870, fut jalonnée de nombreuses expéditions coloniales au Tonkin, au Soudan, au Dahomey, à Madagascar, et les marsouins allaient y accaparer la seule gloire possible, pendant que l’armée de terre continuerait à monter, devant la trouée des Vosges, sa garde fiévreuse et trop prolongée.

Quoi qu’il en soit, jamais bébé ne fit son entrée dans la vie au milieu de plus de souhaits de bonheur. Seul, Pierre Bertigny n’avait pu joindre les siens à ceux de ses parents adoptifs et vous connaîtrez au chapitre suivant les pénibles raisons qui l’en avaient empêché.

Aussi ce fut bien tristement qu’on parla de son absence : sa sœur non plus ne vint pas, car elle avait définitivement pris le voile et ne pouvait que rarement donner de ses nouvelles ; mais elle envoya au nouveau-né une belle médaille d’or portant son nom avec cette inscription : « Je prierai pour lui. »

Quant à la maman de Georges, en entendant proclamer déjà soldat ce pauvre petit être vagissant qu’elle avait tant désiré, elle avait souri tristement, comme toutes les mamans qui pensent à la guerre possible !

Et cette tristesse l’envahissait devant les vœux de ces soldats qui, héritiers de traditions héroïques et de souvenirs guerriers, ne pouvaient entrevoir, pour le continuateur de leur nom, de plus belle carrière que celle des armes !

N’avaient-ils donc point assez donné de leur sang et de leur cœur à leur pays depuis soixante ans !

Et, puisque le génie humain semblait prendre un essor inattendu, que la science marchait à pas de géants, que l’avenir semblait appartenir aux inventeurs et aux savants, pourquoi ne ferait-on pas de son Georges un ingénieur ?

Elle n’avait pas, la pauvre et douce Valentine, vécu son enfance au milieu des récits de combat et des bruits de guerre, et elle souhaitait une paix éternelle qui lui garderait toujours et son fils et son mari.

Mais ce vœu-là, jamais la Providence ne l’exaucera.

Retenez-bien ceci, mes enfants, pour ne pas tomber plus tard dans les divagations de certains rêveurs : la paix, la paix éternelle n’est qu’un mythe, une utopie, et quel que soit le degré de civilisation auquel parvienne l’humanité, on n’arrivera jamais à supprimer la guerre.

Car il y aura toujours des races différentes par les mœurs, le langage et les traditions ; les unes jalouses de leur prédominance comme l’Allemagne, les autres rapaces comme l’Angleterre, celles-ci sentimentales comme la France, celles-là ambitieuses comme la Russie. Il y aura toujours des nations en décadence comme la Turquie, en décomposition comme la Chine, c’est-à dire des proies toutes marquées pour tomber entre les mains des peuples ou plus jeunes ou plus forts.

Il y aura donc toujours des motifs de querelle et de guerre à la surface de notre globe.

Et ne le regrettons pas, mes enfants, car s’il n’y avait pas tout cela, si la paix régnait pour toujours, vous verriez s’installer auprès d’elle le pouvoir exclusif de l’argent et l’unique souci du bien-être.

L’humanité y gagnerait-elle ? non, croyez-m’en, et quoique ces considérations soient choses bien sérieuses pour vos jeunes intelligences, laissez-moi vous dire et vous redire que la guerre est, à certaines heures, nécessaire aux peuples, car elle les rappelle à la pratique des grandes vertus, sans lesquelles les nations ne peuvent vivre, et dont cette Histoire d’une Famille de Soldats essaye de vous peindre les beautés.

Vous le voyez dans votre histoire par l’exemple de Carthage, peuple de marchands qui ne connaissaient plus ni le courage, ni l’esprit de sacrifice, et qui, confondant l’amour des richesses avec l’amour de la patrie, virent leur ville détruite et leur liberté ravie par les Romains, peuple de soldats.

Que vos chères mamans, mes enfants, me pardonnent les idées que j’essaye de déposer dans vos jeunes âmes sur ces graves matières : elles sont profondément gravées dans la mienne et tout ce que je vois à l’heure où j’écris ne fait que les affermir.

Je ne vais pas jusqu’à dire avec le vieux Maréchal de Moltke, notre vainqueur de 70, « que la guerre est sainte et d’origine divine », mais je dis que la guerre, étant aussi vieille que le monde, durera aussi longtemps que lui, et qu’il faut toujours être prêt à la faire, avec une armée toujours prête.

Je dis que les peuples guerriers ont été dans l’histoire ceux qui, dans toutes les branches de la civilisation, ont jeté le plus vif éclat. Je dis que la France est une nation guerrière et que nous devons lui conserver ce renom qui lui donne une place privilégiée dans le monde, en dépit de ses malheurs et de ses fautes.

Je dis enfin qu’une trop longue paix amollit les caractères, détend les courages et prédispose à la décadence.

Et c’est pourquoi, arrivé à cette année 1854 de notre histoire, et n’ayant eu depuis Waterloo, c’est-à-dire depuis quarante ans, que les luttes africaines à vous raconter, je trouve avec joie sur ma route, à quelques années de distance, ces deux grandes guerres, la guerre de Crimée et la guerre d’Italie. — Elles furent impolitiques l’une et l’autre : l’avenir l’a prouvé ; mais, en vous retraçant la part qu’y prirent les Filleuls de Napoléon, je ne me souviendrai avec vous que d’une chose, c’est qu’elles furent glorieuses, fécondes en héroïsmes, et mirent au cœur de tous les Français, sans distinction de parti, les chauds enthousiasmes d’autrefois.

  1. Dallery appelait son hélice un escargot, car elle avait plusieurs révolutions. Ce fut Sauvage qui, en 1846, la réduisit à une seule.
  2. M. Marconi, Italien, à qui la réclame inconsidérée de la presse européenne attribue cette découverte géniale de la télégraphie sans fil, n’a fait qu’utiliser, d’ingénieuse façon, le tube à limailles de M. Branly, tube sans lequel ledit télégraphe n’existe pas. Combien d’inventeurs français ont vu ainsi leurs découvertes méconnues dans leur pays et exploitées par l’étranger !