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Histoire d’une famille de soldats 2/16

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Delagrave (p. 353-388).


CHAPITRE XVI

à travers l’italie


Vous avez certainement rencontré déjà, mes enfants, quelque vieux soldat portant à la boutonnière le petit ruban rouge et blanc, souvenir glorieux et déjà lointain de la guerre d’Italie.

Si, le rencontrant de nouveau, vous le mettez sur le chapitre de ses campagnes — ce qui est toujours facile, car un militaire ne tarit pas quand il parle de guerre — vous l’entendrez certainement raconter tout d’abord son arrivée à Gênes ou son entrée à Milan.

« Ah ! mes enfants, vous dira-t-il, quel accueil, quels cris de joie, quel débordement d’enthousiasme ! et ces arcs-de-triomphe élevés à la gloire des sauveurs de la patrie italienne, et ce déluge de fleurs tombant des balcons, et ces sourires, ces baisers de tout un peuple voyant poindre l’aurore de la liberté, quelle ivresse, quel délire partout ! »

Puis vous verrez son front se rembrunir et vous l’entendrez, murmurer, tout bas :

« Jamais, à cette époque, nous n’aurions cru, nous, les vieux de Magenta et de Solférino, que les enfants de ces Italiens-là mettraient leur main dans la main de nos pires ennemis et s’allieraient avec les Allemands contre nous. »

Si vous lui demandez alors la raison de ce lamentable revirement d’une nation qui est, comme nous, de sang latin, il haussera les épaules et murmurera ce vilain mot qui sert à expliquer tant de vilaines choses :

« C’est la politique ! mes enfants. »

Et vous ne seriez pas plus avancés pour comprendre, si je ne tenais à vous expliquer, très brièvement d’ailleurs, à quoi tient cette attitude de l’ingrate Italie. Car mon but, en écrivant pour vous ces récits de guerre, est de vous apprendre l’histoire, et cela c’est l’histoire d’hier et celle d’aujourd’hui.

Soyez tranquilles, d’ailleurs, ce n’est pas compliqué.

Quand Napoléon III, séduit par ce rôle de Libérateur des nations, mit l’épée de la France dans la balance et déclara la guerre à l’Autriche, les Italiens crurent, du coup, que tous les pays de langue italienne allaient être arrachés à l’Autriche et leur revenir sans contestation d’aucune sorte.

Libre jusqu’à l’Adriatique !

Tel était le mot qui courait, en 1859, d’un bout de l’Italie à l’autre.

Or, après sa victoire, chèrement achetée, de Solférino, l’Empereur des Français commença à trouver que la continuation de la guerre allait l’éloigner de plus en plus des frontières de France, qu’elle faisait couler pour d’autres le plus précieux du sang français, et qu’il avait assez fait pour ses bruyants protégés.

Sans crier gare, il traita directement avec l’Empereur d’Autriche, un brave homme de souverain qui répugnait, lui aussi, à la guerre, et tous deux, sans avoir recours aux diplomates — ce qui fut considéré comme l’abomination de la désolation, — signèrent le traité de Villafranca, qui donnait à l’Italie la Lombardie, mais laissait au pouvoir de l’Autriche certaines provinces, comme le Trentin et la Vénétie, et certaines villes, comme Trieste.

En apprenant qu’ils n’auraient pas tout ce sur quoi ils avaient compté, Cavour, le ministre de Victor-Emmanuel, poussa des cris d’orfraie, les Italiens crièrent plus haut que lui, et voilà comment, mes enfants, une lutte sanglante entreprise et menée à coups de victoires pour rendre à un peuple sa liberté, nous fit de ce peuple un ennemi acharné.

Et le plus beau de l’histoire, c’est que tout en se déclarant « irredente », c’est-à-dire décidée à recouvrer un jour ou l’autre les provinces restées sous le joug de l’Autriche, c’est à l’Autriche elle-même que l’Italie s’est alliée contre nous depuis trente ans.

Cette alliance-là, par exemple, je ne me charge plus de vous l’expliquer ; je la constate seulement et, loin de la croire éternelle, j’attends le jour, prochain d’ailleurs, où le peuple, italien, trouvant plus avantageux de la rompre, tombera sur le dos de l’Autriche, son alliée d’aujourd’hui, pour contribuer à son démembrement.

Ce jour-là sera celui où mourra ce pauvre Empereur François-Joseph, dernier soutien du vieil empire des Habsbourg.


La politique était certainement le moindre des soucis de Pierre lorsqu’il mit le pied sur le sol italien ; il était tout à la griserie du premier accueil, et tout à son idée fixe d’arriver le plus tôt possible à Milan, qui représentait pour lui le cœur de ce pays enchanté, puisqu’il allait y retrouver Margarita.

Au débarcadère de Gênes, il retrouva Mahurec.

L’artilleur, vous le savez, avait atteint le but de sa suprême ambition : il était chef de pièce.

Il avait à lui, bien à lui, un de ces jolis canons de « quatre » aux fauves reflets de bronze, et, parmi les six pièces de la batterie du capitaine Lenclut, il était facile de reconnaître la pièce du Breton, car elle était la mieux astiquée, la plus luisante, et sa gueule laissait voir, brillantes comme des dents de scie, les multiples rayures qui s’enfonçaient en hélice à l’intérieur de l’âme.

Inutile d’ajouter qu’elle se nommait toujours « Yonne ».

Avec quel soin le maréchal des logis Mahurec la fixa par ses tourillons entre les crocs de la puissante grue qui, du pont du navire, la déposa à quai ! Avec quelle rapidité il ordonna et fit exécuter la manœuvre de force qui replaçait le canon sur son affût, c’est ce qu’eût pu dire notre ami le sous-lieutenant de chasseurs, car Pierre, intéressé par cette passion que la fin tragique de l’artilleur devait plus tard lui montrer si touchante, Pierre assista à la mise à terre de la batterie et à son entrée triomphale dans Gênes.

Quand elle fut au parc, alignée derrière son avant-train :

— Alors, Mahurec, demanda le jeune officier, tu dis que notre nouveau matériel est supérieur à celui des Autrichiens ?

— Supérieur, mon lieutenant, c’est-à-dire qu’il y a, entre ces canons rayés-là et les canons lisses des kaiserlichs, la même différence qu’entre la Carabine des chasseurs à pied et le mousquet d’avant la Révolution.

— Tu exagères, Mahurec…

— Non pas, mon lieutenant ; les boulets ronds, ça va à deux mille mètres tout au plus ; tandis que vous allez voir nos obus tomber à plus de trois kilomètres et tomber juste, je ne vous dis que ça…

L’artillerie française n’allait pas tarder à confirmer d’une façon éclatante les affirmations du brave Breton.

Ce fut d’abord à Montebello, sous les ordres d’un des généraux les plus brillants du second Empire, le général Forez, qu’enfilant la grande rue du village remplie d’Autrichiens, les obus de la petite pièce de quatre accumulèrent, en peu d’instants, les morts sur les blessés.

Puis à Palestro, où, aidé par l’artillerie, le 3e zouaves se couvrit de gloire, se jetant sur l’ennemi avec furie, à la baïonnette, bousculant une brigade entière, et lui enlevant six pièces de canon.

Mais ce fut surtout à Magenta, que la grande portée des nouvelles pièces se révéla d’une façon éclatante ; malheureusement, il faut bien l’avouer et raconter les choses telles qu’elles sont, ce furent les troupes du Maréchal de Mac-Mahon qui firent, les premières, connaissance avec cette grande portée des pièces françaises, car elles reçurent les obus de l’artillerie du général Vinoy postée à trois kilomètres de là, à Ponte di Magenta.

Si Mahurec avait pu se douter qu’il tirait alors sur des troupes françaises, il eût fait taire immédiatement Yvonne ; mais le commandant de la batterie ayant fait grimper un canonnier au sommet d’un arbre, et ce dernier ayant aperçu de grosses masses de troupes dans la direction de Marcallo, où il ne soupçonnait pas de troupes françaises, le commandant, dis-je, avait, sans hésitation, donné l’ordre de tirer dessus à toute volée.

De leur côté, les soldats de Mac-Mahon, étonnés de recevoir des projectiles d’un côté où ils n’en attendaient pas, avaient éprouvé un moment d’hésitation dans leur marche, marche qui devait cependant décider du gain de la bataille et valoir au général, qui l’avait de lui-même ordonnée et conduite, le glorieux titre de duc de Magenta.

Ce trait vous indique de suite, mes enfants, que la bataille de ce nom fut un peu décousue ; en effet, l’Empereur, qui s’était attendu à une bataille. l’avant-veille, n’en attendait pas ce jour-là, 4 août.

De son côté, le généralissime autrichien, Gyulay, qui avait battu en retraite jusque-là, s’était arrêté sur la rive gauche du Tessin, par ordre exprès de l’Empereur d’Autriche qui voulait une bataille, mais il la livrait à contre-cœur, en homme à peu près convaincu qu’il la perdrait.

Or, sachez-le bien, mes enfants, un chef qui craint d’être battu l’est déjà plus d’à moitié.


Quel débordement d’enthousiasme !

Et sachez aussi que, réciproquement, le parti qui a de son côté la confiance et l’audace est presque toujours victorieux d’avance.

Or, les Français de 1859 en étaient encore à cette belle période de notre histoire militaire, où on ne pouvait s’imaginer que les descendants des soldats de la Grande Armée fussent battus. Ils se figuraient toujours être les premiers soldats du monde, de même que les zouaves se figuraient être les premiers soldats de l’armée française.

Et forts de cette belle assurance, les colonels lançaient leurs régiments à l’ennemi dès qu’ils l’apercevaient, et les troupiers eux-mêmes, devinant les intentions de leurs chefs, allaient de l’avant avec une audace endiablée.

Aussi, peut-on dire que cette guerre d’Italie fut glorieuse, beaucoup plus grâce au courage du soldat et à la valeur des régiments que par le fait des hautes conceptions du commandement.

Dans cette journée de Magenta, ce fut d’abord la merveilleuse obstination des grenadiers de la Garde qui, de l’autre côté du large canal du « Naviglio Grande », continrent seuls en avant de Ponte di Magenta l’attaque de plusieurs brigades autrichiennes ; puis la bouillante valeur du 2e zouaves, se ruant sur le 9e de ligne autrichien, qui menaçait l’artillerie de la division Espinasse et s’empara du drapeau de ce régiment.

Le nom du zouave Daurière, qui conquit ce trophée, est inscrit en lettres d’or dans l’historique de son régiment, ainsi que celui de l’adjudant Servières qui lui en facilita la conquête, en blessant d’un coup de sabre le porte-drapeau autrichien.


Et, savez-vous, mes enfants, pourquoi les régiments sont si fiers de cet acte d’héroïsme d’un de leurs enfants ? c’est que leur propre drapeau est ensuite décoré de droit.

C’est ainsi qu’il y a en France un certain nombre de drapeaux, portant à leur cravate la croix de la Légion d’honneur ; ils ne sont pas nombreux d’ailleurs et je ne résiste pas au plaisir de vous les citer. Ce sont : le drapeau des chasseurs à pied, décoré à Solférino ; ceux du 51e et du 99e de ligne, décorés au Mexique ; celui du 76e, à Solférino ; celui du 57e, à Gravelotte ; celui du 2e zouaves dont je viens de vous parler, et ceux des 3e zouaves, 3e tirailleurs et 1er chasseurs d’Afrique, décorés au Mexique.

Au total huit drapeaux, nobles entre tous les drapeaux de l’armée française.


Lorsque vers le soir, les fameuses divisions de la Motterouge, Camou, d’Espinasse furent entrées dans Magenta en flammes, après un combat furieux, Pierre, qui appartenait au 4e régiment de chasseurs, c’est-à-dire à la brigade Gaudin de Vilaine, arriva, avec son peloton, en vue d’une ferme isolée, située à quelque distance du village conquis.

L’armée autrichienne était en pleine retraite vers le bas Tessin.

Depuis le matin, hommes et chevaux avaient escadronné par monts et par vaux et n’avaient rien mangé. Pierre, se souvenant des leçons de son ancien chef, le lieutenant Vautrain, devenu son capitaine, jugea le moment venu de réquisitionner, pour son peloton, du fourrage et des vivres.

— Les chevaux ne seraient plus capables de fournir une poursuite de deux heures si nous ne leur donnions la botte, dit-il à son maréchal des logis, un Parisien débrouillard et dévoué ; cherchez le propriétaire de cette « cascine » et amenez-le à nous fournir des vivres.

Et laissant son sous-officier à ces recherches, sans permettre à son peloton de se débander, car il fallait se garder de toute surprise, Pierre plaça lui-même des sentinelles aux issues de la ferme et fit mettre pied à terre à ses cavaliers dans la cour.

La maison d’habitation était vide, mais, détail curieux, on y trouva tout un jeu de drapeaux, les uns autrichiens, les autres français : suivant que l’une ou l’autre armée semblait devoir être victorieuse, l’Italien arborait ceux-ci ou ceux-là.


En quoi il imitait ses compatriotes de Villafranca dont l’histoire est assez plaisante pour vous être racontée.

Le 3 juillet, ils pavoisèrent leur ville aux couleurs de l’Autriche, l’Empereur leur ayant fait l’honneur de dîner chez eux ; puis, le 4, lorsque le Maréchal de Mac-Mahon s’installa dans l’hôtel d’où François-Joseph avait décampé rapidement le matin même, ils se hâtèrent de leur substituer les drapeaux tricolores.

Mais, le lendemain 5, sur l’ordre de Napoléon III, le deuxième Corps français, dont la position semblait aventurée, s’étant replié sur San Lucia, les mêmes habitants firent disparaître avec la même vélocité les trois couleurs françaises et les remplacèrent de nouveau par les drapeaux autrichiens de l’avant-veille.

La prudence est, en effet, une des vertus les plus soigneusement cultivées de l’autre côté des Alpes.


Après quelques instants de recherches, le maréchal des logis de Pierre dénicha, non sans peine, le propriétaire de la « cascine » : c’était un Toscan aux cheveux crépus, au regard fuyant ; il était caché dans un tonneau vide de son cellier et jura ses grands dieux, dès qu’il fut en présence de l’officier, qu’il n’avait plus une mesure d’orge ni un morceau de lard.

— Allons, fit Pierre, en lui parlant doucement pour le rassurer, tu as bien au moins quelques bottes de paille pour mes chevaux, et il te reste bien dans ta cave quelques « fiasques » de vin pour mes chasseurs ; donne-les, on te les paiera.

Mais l’Italien secoua la tête en jurant par la Madone qu’on ne trouverait rien chez lui, et en indiquant même, à quelque distance, une autre « cascine » où il y avait, disait-il, de tout en abondance. Or, savez-vous, mes enfants, ce qu’on trouva dans la sienne, lorsque notre Parisien, né malin, eut découvert derrière de vieilles planches la porte dérobée d’une cave ?

On trouva, cachés dans cette cave, soixante Croates armés qui se disposaient à faire irruption dans la cour et qui, si les chasseurs de Pierre se fussent dispersés sans précautions pour piller, leur eussent fait un bien mauvais parti.

Et ne croyez pas que j’invente ce trait pour noircir à plaisir l’âme italienne, si peu sœur de la nôtre ; le récit en est rapporté tout au long dans un livre récent intitulé : Souvenirs d’un cavalier du second Empire, et le capitaine Choppin, qui fut le témoin oculaire de cette petite scène, ajoute qu’il eut toutes les peines du monde à empêcher ses soldats de fusiller le traître ; en quoi il eut bien tort de les empêcher. Mais le Français est généreux, surtout quand la victoire lui met l’âme en liesse, et Pierre, après avoir eu, lui aussi, tout d’abord l’idée de passer son Toscan par les armes, se contenta de lui zébrer la figure d’un violent coup de cravache, devant son peloton rassemblé.

D’ailleurs, une découverte imprévue venait de détourner son attention et lui avait fait jeter une exclamation de surprise.

Vous allez voir qu’il y avait de quoi.

Les Croates, se voyant découverts et pris comme dans une souricière, avaient demandé merci en jetant leurs armes, et, dans le premier qui avait été amené devant lui, notre ami, stupéfait, avait reconnu son adversaire de Milan, le farouche garnisaire de Mme Renucci.

Il n’était donc pas mort du furieux coup de pointe qu’il avait reçu sur les bords de l’Olona, et Pierre, qui n’avait jamais entendu reparler de lui et n’avait jamais désiré le voir passer de vie à trépas, éprouva une vraie satisfaction en le retrouvant sur pied plus massif que jamais.

De son côté, le colosse, après un premier moment d’hébétement, avait reconnu le Français à qui il avait essayé de faire apprécier la vigueur de « ses coups de tête », et une grimace si tourmentée se dessina sur sa large face que Pierre ne put s’empêcher de sourire.

Ce n’était plus le soudard hautain et provoquant de jadis, faisant sonner lourdement son sabre sur le seuil de la maison qu’il regardait comme sienne ; c’était un pauvre diable bien « embêté » de se trouver là, et que nulle velléité d’héroïsme ne tourmentait, à cette heure difficile de son existence.

S’il eût pu formuler un désir, il n’eût pas trouvé d’autre phrase que celle d’Hyacinthe dans une pièce connue du Palais-Royal : « Je voudrais bien m’en aller… »

Pierre comprit-il ce muet désir ? céda-t-il à ce besoin quelquefois irréfléchi de générosité qui est la caractéristique de notre nation, parfois si peu pondérée ?

À vous dire vrai, mes enfants, je crois plutôt que la vue du soudard, en évoquant soudain au fond de son cœur des souvenirs très vivaces, venait de faire jaillir devant ses yeux la pure et noble figure de celle qu’il considérait déjà comme sa fiancée, et qu’à cette évocation une idée folle lui avait aussitôt traversé le cerveau.

Depuis qu’il avait mis le pied en Italie, il s’était demandé cent fois comment il pourrait faire parvenir un mot à la mère de Margarita et cent fois il avait été obligé d’y renoncer, puisque les Autrichiens, occupant la capitale de la Lombardie et l’ayant mise en état de siège, n’eussent jamais laissé pénétrer une lettre dans la maison suspecte des Renucci.

Cette lettre, qu’il avait recommencée trois fois déjà et qu’il tenait prête à tout hasard, comme s’il y eût vraiment un Dieu pour lui, pourquoi ne l’expédierait-il pas par ce courrier qui lui tombait sous la main d’une manière si inattendue ?

Telle était l’idée fantastique qui lui était passée par la tête. Vous savez d’ailleurs combien jadis Pierre aimait les situations bizarres et se complaisait dans les difficultés ; celle-là lui parut peu ordinaire et il trouva piquant d’utiliser, comme messager, l’adversaire que le hasard mettait à sa merci.

Il lui fit entendre sans peine qu’il avait besoin de lui parler en particulier ; le Croate trouva dans son détachement un soldat baragouinant le français, et pendant que les chasseurs de Pierre enfermaient leurs prisonniers dans une grange bien cadenassée, notre ami faisait entendre au sous-officier autrichien à quel prix il pouvait recouvrer sa liberté.

Je voudrais savoir dessiner comme mon ami de Sémant pour vous peindre l’expression de physionomie du colosse lorsqu’il eut, non sans peine, compris la proposition qui lui était faite. Il chercha son sabre pour jurer sur sa poignée qu’il accomplirait fidèlement la mission dont on le chargeait pour Milan, mais il était désarmé et il se borna à faire de grands gestes d’assentiment.

Pierre lui remit sa lettre : il la serra dans la poche intérieure de son plastron blanc, et, s’étant vivement orienté, détala de toute la vitesse de ses grosses jambes dans la direction de l’armée autrichienne.

Si maintenant vous vous étonnez de voir Pierre libérer, de sa propre autorité, un prisonnier de guerre, je vous dirai que je ne me charge pas de l’excuser, car, en effet, il commettait une faute grave.

Mais je ne vous l’ai pas présenté comme une perfection.

Sachez, d’ailleurs, qu’il n’avait pas mal placé sa confiance : le lendemain même, notre Croate, s’étant remonté à peu de frais sur un des nombreux chevaux qui erraient sans maître aux environs du champ de bataille, arriva à Milan et porta la lettre à destination.

Il eut même, en la remettant, quelques paroles aimables qui portèrent à son comble l’étonnement de Mme Renucci et de sa fille, car, comme il ne se vanta pas devant elles d’avoir été le prisonnier de Pierre, plusieurs jours s’écoulèrent avant qu’elles pussent comprendre quel miracle avait transformé leur farouche garnisaire en facteur des postes.


Cependant, l’Empereur Napoléon III ne se doutait pas que la bataille de Magenta était gagnée et quand, le soir même, Mac-Mahon lui en eut donné l’assurance, il ne fut qu’à demi satisfait, car les feux de l’armée autrichienne étincelaient sur les hauteurs voisines, et une autre bataille pouvait être perdue le lendemain.

Mais, le 5, des personnages en habit noir et en cravate blanche arrivèrent au grand quartier général, et, au nom de la municipalité milanaise, supplièrent l’Empereur d’entrer dans sa bonne ville de Milan que les Autrichiens venaient d’évacuer.

Ce que fut cette entrée dans Milan, mes enfants : une véritable féerie ! L’enthousiasme de Gênes était dépassé : les fleurs tombaient en pluie sur les soldats ; des femmes en grande toilette embrassaient les bottes de l’Empereur et des généraux (sic) ; d’autres lui tendaient leurs petits enfants avec des mots de bénédiction pour qu’un regard de lui arrivât jusqu’à eux ; les cloches sonnaient à toute volée, et les vieilles tapisseries, les tentures de velours avec des crépines d’or pendaient aux balcons, mêlées aux longs plis des drapeaux.

Pendant que s’agitait la masse grondante de la foule, un jeune officier de chasseurs arrivait devant l’antique demeure de la famille Renucci, et la porte s’ouvrait d’elle-même devant lui.

Au bas de l’escalier, où il avait jadis lutté avec le Croate, deux femmes l’attendaient ; l’une toujours en noir et l’air noble sous ses bandeaux blancs, l’autre vêtue d’une robe bleu de ciel, car le deuil aurait juré avec la joie de son âme. Les yeux brillants de bonheur, sa magnifique chevelure de jais couronnée d’une dentelle blanche en point de Venise, Margarita, plus belle que jamais, attendait celui qui avait signé sa lettre de l’avant-veille du doux nom de fiancé.


— Mon enfant, dit Mme Renucci d’une voix qui tremblait d’émotion… je vous la donne ! embrassez votre femme !

Et pendant que des manifestations, aussi bruyantes qu’éphémères, remplissaient la ville enfiévrée, un lien, solide celui-là, associait entre elles deux existences dans le silence de la vieille maison familiale des Renucci. Sous les regards souriants et heureux de la veuve du patriote lombard, Pierre et Margarita échangèrent leurs serments de fidélité, les seuls durables, car, à la différence de ceux qui s’échangent entre les peuples, ils n’ont pas l’intérêt pour mobile.

Sur ces entrefaites, le frère de Margarita parut : il avait quitté le général Brignone dont il était l’officier d’ordonnance, pour venir embrasser sa mère et sa sœur et je vous laisse à penser avec quelle effusion il serra entre ses bras son ami devenu son frère.

Le soir même, d’ailleurs, Pierre ayant pu retrouver le lieutenant-colonel Cardignac, le présentait à sa nouvelle famille, lui demandait son consentement à l’union rêvée, et Jean Cardignac reprenait ainsi, auprès de Pierre Bertigny, le rôle de père adoptif, laissé vacant par son frère Henri.

Le mariage fut fixé à la conclusion de la paix. Aussi, et si désireux qu’il fût de se signaler, Pierre Bertigny en arriva-t-il à la désirer aussi vivement que Napoléon III lui-même.

Ce n’était pas peu dire.

Mais il fallait encore une victoire avant que la paix fût possible, car l’Empereur d’Autriche, arrivé pour prendre en personne le commandement de son armée, exigeait d’elle un dernier effort.

Le bon génie qui veillait pour la dernière fois sur les destinées de la France la lui donna dans les plaines de Solférino. Solférino fut ce qu’on est convenu d’appeler, mes enfants, une bataille de rencontre.

C’est-à-dire que Français et Autrichiens, après de nombreux tâtonnements, se mirent, un beau matin, en marche les uns vers les autres, sans connaître exactement leurs positions respectives, et se heurtèrent le jour où ils y songeaient le moins.

Les deux armées étaient d’égale force : 160.000 hommes de chaque côté.

La bataille eut lieu le 24 juillet, date célèbre dans nos annales, et, plus encore qu’à Magenta, ce fut la supériorité individuelle du soldat français qui la gagna.

Je n’essaierai d’ailleurs pas de vous la raconter, car mon récit ne vous offrirait aucun intérêt : elle ne comporte en effet aucun de ces coups de génie, aucune de ces inspirations du commandement qui forcent les sourires de la Victoire.

Depuis les inquiétudes qui l’avaient assailli le soir de Magenta, en sentant tous ses corps dispersés, Napoléon III ne marchait plus que concentré, et s’il eût pu, il eût formé de son armée un seul carré de 160.000 hommes.

Baraguey-d’Hilliers, de Mac-Mahon, Niel et la Garde avec le Maréchal Regnaud de Saint-Jean-d’Angely, n’eurent donc qu’à marcher droit devant eux. La tour de Solférino étant le point dominant du champ de bataille, l’attaque française la prit naturellement pour objectif. Cette tour domine si bien toute la contrée, que les Italiens l’appellent la Spia d’Italia, « l’espionne » de l’Italie. La prise du cimetière de Solférino, formidablement défendu, puis l’enlèvement des hauteurs de Cavriana par les tirailleurs algériens et le 70e de ligne, enfin l’héroïque ténacité du corps d’armée du Maréchal Niel furent les facteurs principaux du succès.

L’artillerie française pouvait d’ailleurs en revendiquer sa bonne part : grâce à elle, l’accès de Solférino avait été rendu possible aux voltigeurs de la Garde ; les batteries du colonel Cardignac, envoyées fort opportunément sur un escarpement favorable par une heureuse inspiration du général Lebœuf, obligèrent l’artillerie adverse à se taire, et éventrèrent les murs crénelés du cimetière où les Autrichiens s’étaient fortifiés.

Ce fut pendant cette lutte d’artillerie qu’arriva à « Yvonne », la pièce de Mahurec, un accident qui faillit la rendre muette pour le restant de la journée.

Mahurec, dès la mise en batterie, avait commencé, suivant son habitude, à en régler le tir avec le plus grand soin, lorsque, soudain, un boulet de gros calibre, parti des batteries autrichiennes de San-Pietro, vint s’abattre en ronflant sur la « gueule » de sa pièce, puis ricocha sans tuer personne.

Le canon de Mahurec faillit quitter son affût, et, sous cette poussée formidable, recula de quelques mètres ; toutefois le Breton ne croyait pas à une avarie sérieuse, lorsque, en examinant la… bouche d’Yvonne, il s’aperçut que le boulet ennemi avait occasionné, à l’entrée même des rayures, un refoulement du métal, un véritable bourrelet de bronze.

Et vous le devinez sans peine, mes enfants, puisque les canons d’alors se chargeaient par la bouche et que l’obus était exactement du calibre de l’âme, le chargement d’Yvonne était du coup devenu impossible. Mahurec faillit en jurer de désespoir ; mais il ne jurait jamais que par saint Guénoël, et, invoquant le nom du saint breton, il accourut vers le lieutenant-colonel Cardignac qui, une lunette à la main, observait les effets du tir.

— Mon colonel, s’écria-t-il, v’là que je ne peux plus tirer… faudrait limer le bourrelet : y en a au moins pour trois heures de travail !…

À son tour, Jean Cardignac examina « la blessure d’Yvonne » et hocha la tête : le Breton avait raison, cette large bavure de bronze refoulé ne pouvait être enlevée qu’à la lime, et ce n’était pas là, au milieu des projectiles arrivant par douzaines, qu’il était possible d’exécuter ce travail de patience.

Le colonel allait donc donner l’ordre au commandant de la batterie de faire ramener cette pièce en arrière, lorsqu’une inspiration lui vint :

— Est-ce que la pièce serait chargée, par hasard ? demanda-t-il à Mahurec.

— Eh oui, mon colonel, nous allions lâcher le coup quand ce maudit boulet est arrivé.

— Eh bien, alors, le mal va être réparé instantanément : lâche-le maintenant, ton coup.

— Comment ? vous croyez…

— Tire, te dis-je : ton obus en passant rasera le bourrelet et fera office de lime.

Le visage du Breton s’éclaira :

— C’est ma foi vrai ! s’écria-t-il en reprenant son poste de commandement.

Et d’une voix de stentor.

— Pièce… feu ! s’écria-t-il.

Le canonnier hésitait.

— Feu sur tout ce que tu voudras ! répéta Mahurec ; tu ne comprends donc rien, s’pèce d’emplâtre ?

Et quand, le coup parti, il examina « la denture » d’Yvonne — il appelait ainsi l’extrémité en dents de scie des rayures, — il constata qu’en effet, le projectile en passant avait rasé net le malencontreux bourrelet.

Le calibre était redevenu normal, on pouvait recharger : la pièce était seulement « égueulée », suivant l’expression des artilleurs, et son « astragale » légèrement aplati. Mais ce n’était là qu’une déformation sans influence sur le tir et le Breton se remit vigoureusement en action.

— La « fluxion » d’Yvonne n’a pas duré longtemps, racontait-il le soir même, sous la tente, aux artilleurs de sa batterie : c’est l’obus qui a remplacé le dentiste.

À quelques kilomètres de là, Pierre Bertigny échangeait quelques coups de sabre avec les cavaliers de Mensdorff et s’en tirait sans une égratignure ; mais le soir, après le terrible orage qui suspendit la lutte sur tout le champ de bataille, il fut témoin d’un de ces événements qui peuvent transformer une victoire en défaite et qui déconcertent les plus judicieuses prévisions.

Il fut enveloppé dans la panique qui marqua la fin de la bataille et qui emporta, dans un tourbillon effaré, cavaliers, artilleurs et conducteurs de voitures. Quelques

Sire, nous vous nommons caporal de zouaves.
lanciers autrichiens s’étant montrés sur les flancs d’un régiment de cavalerie,

qu’il vaut mieux ne pas désigner par son numéro, apparurent au milieu des ombres de la nuit, comme l’avant-garde d’une charge prête à balayer la plaine.

Au cri de « sauve qui peut », l’affolement commença, et, pêle-mêle escadrons, batteries, équipages reculèrent sur la route de Brescia. L’énergie des officiers finit par enrayer ce mouvement, mais quelques fuyards ne s’arrêtèrent qu’à vingt-cinq kilomètres de Solférino.

En présence de résultats semblables, dus au grossissement que provoque dans les imaginations la crainte de l’obscurité, on se demande si de simples compagnies, vigoureusement commandées et habituées aux manœuvres de nuit, ne pourraient pas, dans la prochaine guerre, produire des effets de surprise inattendus sur des masses énervées par une journée de lutte, et s’il ne conviendrait pas d’opérer dans ce sens le dressage de certaines unités.

Or, les unités qui semblent qualifiées, dans la guerre de demain, pour jouer ce rôle sont les compagnies cyclistes, et j’aurai l’occasion de vous en reparler, mes enfants, quand nous arriverons au récit des événements qui s’accomplissent de nos jours.[1]


Pendant que l’armée française triomphait sur toute la ligne, l’armée italienne, composée de cinq divisions et comptant quarante mille hommes sous les ordres directs de Victor-Emmanuel, se faisait battre, pour n’en pas perdre l’habitude, à San Martino, par le général autrichien Benedeck qui n’en avait que dix-huit mille.

Pourtant, le Roi Victor-Emmanuel était un brave soldat, s’il était, un général médiocre. Il avait même, à Palestro, fait preuve d’un beau sang-froid au feu ; et j’ai même omis de vous raconter à ce sujet une anecdote assez typique.

Le soir de la bataille de Palestro, Victor-Emmanuel qui avait été, au cours de la journée, émerveillé de la bravoure des zouaves, vint incognito faire un tour dans leurs bivouacs.

Le Roi, enveloppé d’un grand manteau, mais suivi de deux aides de camp, fut vite reconnu ; un vieux zouave chevronné se leva alors, vint droit au souverain, puis le saluant militairement :

« Sire, dit-il dans son langage pittoresque et familier, nous vous avons vu tantôt ; vous êtes un rude lapin et au nom de mes camarades, nous vous nommons caporal de zouaves. »

Un peu interloqué tout d’abord, Victor-Emmanuel sourit, serra la main du vieux zouave et le remercia tout en acceptant.

Ainsi, à près d’un siècle de distance, il arrivait au roi d’Italie la même aventure épisodique qu’à Bonaparte, nommé par ses soldats caporal au soir de Lodi ; mais vous conviendrez, n’est-ce pas, mes enfants, qu’il y avait une réelle différence entre ces deux caporaux improvisés, puisque le premier, le grand !… le Petit Caporal en un mot, marchait par la suite de victoire en victoire, tandis que Victor-Emmanuel, tout caporal de zouaves qu’il fût, se faisait battre à San-Martino.

Peu importait d’ailleurs aux Italiens d’avoir été battus, puisque leurs alliés étaient victorieux. Il en était de même de Garibaldi qui devait faire monts et merveilles sur le flanc gauche de l’armée franco-piémontaise, et qui, plus expert probablement en matière de guerre civile qu’en rase campagne, se fit pourchasser par le général autrichien Urban.


Moins de vingt jours après Solférino, la paix de Villafranca était signée, au grand désespoir, je vous l’ai dit, des Italiens, à qui l’effusion de sang français paraissait la chose la plus naturelle du monde, et qui crurent sincèrement qu’on leur volait quelque chose, du moment qu’on ne leur donnait pas tout ce qu’ils considéraient comme leur appartenant.

Aussi, les troupes françaises qui traversèrent la Lombardie et le Piémont pour rentrer en France, y trouvèrent-elles un accueil singulièrement refroidi.

Il n’en fut pas de même en France. Le pays tout entier, fier des lauriers rapidement conquis, applaudit à la cessation des hostilités, et l’armée d’Italie reçut dans la capitale l’accueil le plus grandiose.

Remarquez-le, d’ailleurs, mes enfants, c’était la dernière fois qu’une armée française victorieuse rentrait dans Paris : on n’a pas revu ce spectacle depuis quarante ans, et, avec Solférino, je viens de clore l’ère glorieuse des victoires de la France, en Europe du moins.

Si d’ailleurs vous avez lu entre les lignes du récit de cette dernière campagne, vous avez déjà senti que le soldat français, toujours aussi brave, aussi vibrant, aussi endurant, avait souvent réparé les erreurs de direction et le manque d’initiative de certains chefs. Tout alla bien en 1859 parce que les Autrichiens, de leur côté, n’étaient pas mieux commandés ; mais il était déjà aisé de prévoir que le courage individuel ne suffirait plus lorsqu’on aurait affaire à un ennemi bien commandé.

C’est ce que la grande lutte de 1870, entre la France et la Prusse, allait prouver, hélas ! en inaugurant la période des guerres scientifiques, en obligeant ensuite les peuples à entretenir des armées énormes, enfin en contraignant les officiers à travailler et à s’instruire pour se remettre au niveau de leurs vainqueurs.


Dans le mois qui suivit le retour à Paris de l’armée d’Italie, Pierre obtint ce qu’on appelait alors un congé de semestre, et son mariage avec Margarita eut lieu à Sainte-Clotilde. Mme Renucci s’était en effet décidée à quitter Milan et à venir habiter Paris.

On était alors tout à l’enthousiasme pour l’Italie, la jeune sœur latine.

L’Impératrice Eugénie, informée de ce mariage par l’Empereur, à qui Jean Cardignac en avait parlé, envoya aux jeunes mariés un magnifique service en argenterie. L’ambassadeur d’Italie assista à la cérémonie religieuse, pour marquer combien son souverain était heureux de cette union d’une vieille famille italienne avec un officier français.

De nombreux officiers, amis de la famille Cardignac, les anciens chefs de Pierre, ravis de son bonheur, vinrent aussi ce jour-là s’y associer par leur présence, et ce ne fut pas sans une profonde émotion que le jeune officier, en entrant dans l’église au son triomphal des orgues, reconnut l’un d’eux, lui souriant doucement, au premier rang.

C’était le colonel Michel, l’ancien président du Conseil de guerre devant lequel, six ans auparavant, Pierre avait comparu comme brigadier de cuirassiers.

Le vieil officier, depuis quelques années en retraite, lui donna en passant une énergique poignée de main :

— Merci, mon colonel, dit Pierre à voix basse. Et son cœur se gonfla au souvenir des émotions anciennes.

Quel chemin parcouru depuis le jour où, courbé sous la honte d’une accusation terrible, il avait entrevu, comme unique horizon, l’effroyable vie du soldat rejeté du sein de l’armée et retranché de la société ! Quelle différence entre ce jour funèbre et cette claire matinée d’octobre où tout lui faisait fête, où l’avenir lui souriait, où il marchait au bonheur, entouré de la sympathie publique !

Et pendant que le prêtre prononçait les paroles qui unissent les âmes, un élan de muette reconnaissance monta de son cœur vers celui qui l’avait arraché au déshonneur pour le remettre dans le droit chemin ; sa pensée se reporta vers le héros de Crimée, vers ce vaillant au cœur généreux, que la mer berçait maintenant dans ses éternelles profondeurs.

Il se répéta qu’il était le fils de Henri Cardignac, non seulement son fils adoptif, mais son œuvre même ; c’était Henri Cardignac qui, après l’avoir sauvé du yatagan arabe, avait façonné son âme, élagué ses mauvais instincts, orienté son esprit vers le culte des grandes choses, en lui faisant connaître la beauté du sacrifice et la sublimité du courage.

À tous ces titres, il était bien le fils du Filleul de Napoléon, et c’est pourquoi, mes enfants, convaincu, moi aussi, que Henri Cardignac, mort sans postérité, pouvait considérer comme sien cet enfant qu’il avait formé pour le bien, j’ai aussi étroitement mêlé Pierre Bertigny à l’histoire de cette « Famille de Soldats » qui a traversé sous vos yeux les grandes guerres du siècle.


Quant à Francesco Renucci, ayant obtenu un congé pour venir à Paris, il manifesta de nouveau son intention d’entrer dans cette armée française dont la gloire brillait alors d’un éclat incomparable ; mais la loi était formelle : il ne pouvait devenir officier français qu’en se faisant naturaliser Français, et en s’engageant ensuite comme simple soldat. C’était une carrière à refaire et il ne s’en sentit point le courage. Nul d’ailleurs ne pouvait se douter alors que la France et l’Italie deviendraient ennemies, et Francesco, qui avait voulu seulement se rapprocher de son ami Pierre, put se dire qu’il restait son frère d’armes, puisque les armées française et italienne semblaient devoir n’en former qu’une seule.

Cet espoir ne devait pas durer longtemps. — Dès 1860, Garibaldi faisait tomber le royaume de François II, roi de Naples, soulevait la Sicile, puis marchait sur Rome, que les Italiens voulaient enlever au Pape pour en faire la capitale de leur nouveau royaume.

En voyant les succès du grand condottiere, Victor-Emmanuel, ou plutôt Cavour, son fameux ministre, joignit ses troupes aux bandes garibaldiennes. Le Pape Pie IX avait alors, pour défendre la Ville éternelle, une garnison de volontaires français, belges, suisses et autrichiens qui, sous le nom de zouaves pontificaux, formaient une petite armée commandée par Lamoricière. Cette armée fut battue sans peine par les forces supérieures des Italiens, à Castelfidardo ; le général de Pimodan, un Français, y fut tué. Lamoricière, assiégé dans Ancône, capitula, et Napoléon III rappela son ambassadeur de Turin.

Tout ceci se passait en 1860 : voilà où on en était avec l’Italie, un an après Solférino. Déjà les Italiens regardaient comme une usurpation l’annexion à la France de Nice et de la Savoie, annexion faite quelques mois auparavant, et faite, remarquez-le bien, avec le consentement des populations de ces provinces.

Ce n’était pourtant qu’une faible compensation aux sacrifices de la France ; mais, aujourd’hui encore, vous entendrez nos alliés de 1859 réclamer, comme faisant partie du territoire italien, les trois départements qu’elles ont formés.

Rome seule, avec ses environs immédiats, resta au Pape, grâce à sa garnison française. Deux ans après, Garibaldi fit une nouvelle tentative pour s’en emparer, puis une troisième en 1867. Dans cette dernière, il fut battu par le général de Failly, à Mentana, où les Français expérimentèrent, pour la première fois, une arme se chargeant par la culasse, le fusil Chassepot.

Mais trois ans après, en 1870, lorsque l’heure des revers sonna pour la France, engagée dans sa terrible guerre contre la Prusse, Victor-Emmanuel, profitant de l’occasion, envahit Rome, s’en empara sans peine et la proclama capitale de l’Italie.

C’est depuis ce jour que, se considérant comme prisonnier dans son ancienne capitale et ne cessant de protester contre l’usurpation italienne, le Chef de la Chrétienté se tient enfermé, sans en sortir jamais, dans le palais du Vatican.

Voici, mes enfants, ce qu’a été l’histoire de l’Italie depuis le jour où Napoléon III, prenant son sort en pitié, amena nos régiments dans les plaines du Pô, jusqu’à celui où Victor-Emmanuel, émancipé par la France, s’allia contre elle à Guillaume Ier, empereur d’Allemagne, notre vainqueur de 1870.


Trois mois à peine après leur mariage, et au retour d’un congé qu’ils passèrent à Milan, Pierre Bertigny et sa jeune femme reçurent l’avis d’un nouveau bonheur, dont l’auteur était cette fois l’Empereur lui-même.

Le jeune officier était nommé sous-lieutenant aux guides.

Vous ne pouvez guère aujourd’hui, mes enfants, vous faire une idée de ce qu’était alors le régiment des « guides de la Garde impériale », car il n’existe plus, et rien ne l’a remplacé, pour la bonne raison d’ailleurs que les guides étaient les gardes particuliers de la personne de l’Empereur, et que la chute de l’Empire, en 1870, vit en même temps la disparition des guides.

C’était Napoléon Ier, en 1796, alors qu’il n’était que le général Bonaparte et qu’il commandait l’armée d’Italie, qui les avait créés à la suite d’une surprise de guerre dans laquelle, aventuré sans escorte, il avait failli être pris par les Autrichiens.

Bessières en avait organisé le premier escadron, noyau des chasseurs à cheval de l’ancienne Garde impériale. Dénommés « guides d’État-major » en 1848, ils avaient été réorganisés, et sous Napoléon III, ils formaient un magnifique régiment.

Ils rivalisaient de distinction et d’élégance avec le fameux corps des cent-gardes, composé des plus beaux hommes de l’armée, et dont la tunique bleu de ciel à col écarlate, la cuirasse étincelante et le casque à crinière faisaient l’admiration des visiteurs des Tuileries.

Pierre endossa la veste collante à brandebourgs et la pelisse flottante ; il se coiffa du colback à plumet, mit à son côté la large sabretache à triple bélière ornée de l’aigle impériale et vint se fixer à Paris.

Il fallait posséder une certaine fortune pour tenir un rang dans ces corps d’élite, car la vie dans la capitale, le souci d’une tenue luxueuse et toujours brillante, constituaient, pour un sous-lieutenant, une lourde charge ; mais la famille Renucci avait pu vendre dans des conditions favorables, grâce à l’heureuse issue de la guerre, l’important domaine qu’elle possédait en Lombardie, et la dot de Margarita s’était trouvée cinq ou six fois supérieure à la maigre dot de 30.000 francs qui, sans varier depuis 1848, en dépit des besoins nouveaux et du renchérissement de la vie, constitue encore de nos jours le maigre apport de la femme d’officier.

Les deux ménages, celui de Jean Cardignac et celui de Pierre, s’installèrent côte à côte rue de Bourgogne, car le lieutenant-colonel ne pouvait s’éloigner des Tuileries, où, au retour de la guerre d’Italie, il avait repris ses grandes et petites entrées.

Valentine avait fait à la jeune Italienne le plus gracieux accueil, et le grand plaisir de Margarita qui adorait les enfants, était d’emmener avec elle, soit au Cirque de l’Impératrice, soit au Guignol des Champs-Élysées, le petit Georges Cardignac, âgé de sept ans.

C’était maintenant un petit garçon à la mine hardie, à l’œil vif, au geste prompt, sans cesse en mouvement, et bien découplé dans son costume de marin. Il avait le regard volontaire, la bouche petite, le menton bien dessiné, et ses cheveux, dont la teinte chaude et dorée eût fait envie à une femme, tombaient encore en boucles sur ses épaules ; sa mère ne pouvait se résoudre à les lui couper, alléguant qu’elle le vieillirait du coup de plusieurs années et qu’il ne serait plus son petit Georges.

D’un caractère emporté, mais à un degré moindre que Pierre Bertigny jadis, il montrait une ténacité étonnante pour son âge, et se plaisait beaucoup plus dans les exercices du corps et les jeux violents que dans l’étude de ses leçons. Doué d’un esprit naturel très précoce, il faisait la joie de ses parents par ses saillies inattendues et ses réflexions pleines de drôleries.

À côté de lui, le petit Russe râblé, le dominant de la tête, était toujours silencieux et calme. Comme si un instinct atavique l’y eût secrètement poussé, il s’était fait volontairement le serviteur de Georges, lui obéissait sans mot dire, se pliait à toutes ses fantaisies, mettait à son service sa force déjà grande, tantôt le portant sur son dos, tantôt poussant sa petite voiture de jardin, en un mot, dépensant tout naturellement pour lui tout ce que son cœur de petit moujik contenait d’obscur dévouement.

L’occupation favorite de Georgewitz consistait à travailler le bois. Quand Georges le laissait tranquille, il s’ingéniait à fabriquer des petits bancs, des tables, des maisons minuscules. L’idée ne lui serait jamais venue de jouer au soldat et de revêtir un des nombreux uniformes que son pétulant camarade laissait traîner dans tous les coins de la maison.

Si bien que, lorsqu’il eut dix ans, le colonel Cardignac dit à Valentine :

— Il est inutile de songer à en faire un soldat : il vaut mieux lui apprendre un métier manuel.

— Lequel ?

Nous avons le temps d’y penser, et d’ailleurs, mettons-le, quand il aura l’âge voulu, dans une école d’Arts et Métiers : il s’orientera de lui-même vers la branche qui lui conviendra le mieux.


En 1861, Jean Cardignac reçut sa nomination de colonel, et comme l’étude du nouveau matériel de siège rayé était suffisamment avancée pour qu’il quittât son emploi technique au « cabinet » de l’Empereur, il demanda et obtint la faveur la plus enviée par un colonel, le commandement d’un régiment.

L’Empereur lui donna le régiment d’artillerie de Vincennes ; mais en l’engageant, avec sa bienveillance habituelle, à ne pas déserter les Tuileries. Aussi Jean Cardignac ne manquait-il pas de passer chaque semaine au « cabinet » de l’Empereur, et ne fut-il pas surpris lorsque, au mois de novembre 1861, l’officier qui s’y trouvait de service lui apprit que l’Empereur désirait le voir.

On l’introduisit dans une pièce voisine de celle où il avait été reçu maintes fois, jadis, par le souverain penché sur les épures du nouveau canon rayé, et son étonnement fut profond en se trouvant en présence, non seulement de l’Empereur, mais encore de l’Impératrice.

Il s’inclina profondément et baisa respectueusement, suivant l’usage, la main que lui tendait la souveraine.

Quelle communication pouvait avoir à lui faire Napoléon III, et pourquoi avait-il jugé nécessaire la présence de l’Impératrice à cette entrevue ?

Ce fut elle qui prit la parole :

— Colonel, dit-elle d’une voix musicale, en enveloppant l’officier d’un sourire gracieux, l’Empereur désire vous donner une mission de confiance, et comme cette mission a pour objet une expédition qui me tient fort à cœur personnellement, j’ai tenu à vous en faire part moi-même.

Jean Cardignac s’inclina de nouveau ; son étonnement redoublait.

L’Impératrice reprit :

— Il s’agit d’un pays merveilleux, dont un coup d’audace peut faire, en quelques mois, une colonie magnifique ; d’un pays qui fut jadis espagnol


Pierre Bertigny était nommé sous-lieutenant aux guides.

comme je l’étais moi-même, et que je veux voir devenir français comme je

le suis devenue.

— Vous l’avez deviné, colonel, il s’agit du Mexique.

Jean Cardignac tressaillit.

Oui, il venait de le deviner, et ce mot Mexique lui avait produit une indéfinissable impression de malaise.

Car il avait entendu parler, comme tous ceux qui fréquentaient les Tuileries, des motifs, plus ou moins avouables, mis en avant pour motiver une intervention française, dans ce pays livré à la plus complète anarchie, mais où ne nous appelait aucun intérêt essentiel.

Il savait que, pour favoriser le recouvrement de la créance d’un certain Jecker, Suisse naturalisé Français, qui avait prêté au Mexique de l’argent à un taux usuraire, on parlait tout haut d’avoir recours aux armes ; il savait que l’Espagne, elle aussi, voulait intervenir, et que l’Impératrice, fidèle à ses origines, voulait faire de cette guerre « sa guerre à elle ».

Mais, ce qu’il savait aussi, ce qu’il voyait surtout, c’est que la France, jalousée en Europe, ne devait, à aucun prix, user ses forces et ses ressources dans des expéditions lointaines ; c’est qu’une puissance continentale commençait à se dresser devant elle comme une rivale mieux armée, mieux outillée, et décidée à venger ses défaites de 1806.

Dix ans avant la funeste guerre de 1870, Jean Cardignac sentait venir l’orage, du côté de la Prusse ambitieuse et grandissante.

Il écouta avec la plus grande déférence l’exposé très passionné que l’Impératrice lui fit de ses projets, car ces projets étaient bien les siens, et elle les revendiquait comme tels.

L’amiral Jurien de la Gravière était chargé de l’organisation d’un corps expéditionnaire, qui devait opérer de concert avec ceux de l’Espagne et de l’Angleterre. Il allait débarquer à la Vera-Cruz ; mais il fallait à la tête de la colonne, destinée à opérer dans l’intérieur du pays, un officier énergique, et c’était sur lui, Jean Cardignac, que le choix du souverain s’était porté.

Le malaise de notre ami avait augmenté pendant cet exposé, débité avec la plus grande volubilité. L’Empereur, adossé à la cheminée, n’avait pas ouvert la bouche et regardait l’officier d’un œil terne et fatigué.

Une réponse immédiate était nécessaire, et, quoi qu’il pût lui en coûter, Jean Cardignac la fit telle que sa conscience la lui dicta.

— Que Votre Majesté, dit-il, soit persuadée que le choix dont elle a bien voulu m’honorer m’est la plus précieuse des récompenses ; mais qu’elle veuille, bien permettre aussi, au plus fidèle de ses sujets, de lui faire les respectueuses objections que lui suggèrent, au sujet de cette expédition, son amour pour la France et son dévouement à la dynastie impériale…

Alors, avec une grande chaleur de conviction, et se tournant vers l’Empereur, il parla de l’ambition de la Prusse et de ce nouveau ministre, aux visées puissantes, encore inconnues du grand public, et qui avait nom Bismarck. Il parla de la rapidité de la mobilisation prussienne, expérimentée en 1859, des progrès de son armée, de ses projets non dissimulés de se substituer à l’Autriche, à la tête de l’Allemagne unifiée.

Et, sans remarquer l’air ennuyé de Napoléon III, l’expression irritée du visage de l’Impératrice Eugénie, il conclut par ces paroles, qui eussent été audacieuses dans la bouche d’un ministre, et qui étaient plus que risquées dans la bouche d’un simple colonel :

— Je vous en conjure, Sire, ne permettez pas que nos forces militaires s’épuisent dans des expéditions lointaines, et que nous risquions de rester un jour impuissants devant des événements surgissant à notre porte…

Il n’en put dire davantage : l’Empereur venait de quitter la pose méditative qui lui était familière, et d’une voix où perçait l’impatience :

— C’est bien, colonel, fit-il ; sachez que, partout où se montre le drapeau de la France, une cause juste le précède et qu’un grand peuple le suit…

Et, satisfait de cette phrase redondante, semblable à celles dont il se grisait habituellement, il ajouta, en se dirigeant vers la porte de son cabinet, pour indiquer que l’audience était terminée :

— J’apprécie comme il convient votre dévouement, colonel ; mais ce dévouement eût pu se dispenser d’entrer dans des considérations auxquelles il doit rester étranger : vous avez parlé en esprit superficiel de choses dont vous ne connaissez pas les différents aspects ; je regrette d’être obligé de me priver dorénavant de vos services.

Jean Cardignac comprit : c’était une disgrâce ; mais sa conscience ne lui reprochait rien, et son visage ne refléta aucune émotion. En se retirant, il entendit l’Impératrice dire à l’Empereur, avec une irritation mal contenue et assez haut pour être entendue, la phrase suivante :

— Qui donc avait pu vous conseiller pareil choix ? Jean Cardignac quitta les Tuileries ; il n’y devait plus jamais rentrer.

En agissant comme il venait de le faire, mes enfants, le Filleul de Napoléon venait de faire preuve d’un courage particulier, plus rare et plus méritoire peut-être que le courage proprement dit, dont son père et son frère avaient été l’un et l’autre la personnification.

Il s’appelle le courage civique.

Il consiste à sacrifier à ses convictions, au culte de la vérité et de la justice, sa situation et son avenir. Il exige une conscience irréprochable, un jugement droit, une volonté ferme, et, en tenant tête à l’Empereur, pour essayer de lui ouvrir les yeux devant le danger où il engageait la France, le colonel Cardignac donnait au nom illustre que lui avait légué le preux de l’épopée napoléonienne, une gloire de plus.

Seulement, il allait la payer cher.

Non seulement il manquait une occasion unique de gagner rapidement les deux étoiles de général, mais encore il venait d’encourir la disgrâce du maître tout puissant.

Il ne tarda pas à en sentir les effets, car sans que rien le lui eût fait pressentir, il trouva, quelques semaines après, au Journal officiel, sa nomination de sous-directeur à la manufacture d’armes de Saint-Étienne.

C’était l’éloignement de Paris ; c’était surtout la perte de son commandement, le commandement d’un « régiment » auquel déjà il était attaché par toutes les fibres de son cœur ; c’était un déplacement onéreux ; enfin c’était la mise en sous-ordre, puisqu’il avait au-dessus de lui dans cette manufacture un Directeur, colonel comme lui, mais plus ancien de grade.

Il ne récrimina point, ne confia à ses officiers étonnés aucun des motifs réels de cette disgrâce imméritée, et, faisant à son régiment des adieux touchants, il rejoignit son nouveau poste.

Valentine fut la digne compagne de cet homme de bien : elle abandonna, non sans mélancolie, sa petite maison de la rue de Bourgogne, renonça aux soirées des Tuileries et aux relations mondaines, et alla s’enfouir, avec son mari et son petit Georges, dans la ville aux rues noires et aux usines enfumées.

On était en 1863 et la manufacture d’armes de Saint-Étienne qui, vous le savez, mes enfants, est la fabrique de fusils la plus importante de France, commençait à expérimenter certains modèles de fusils se chargeant par la culasse.

Dès son arrivée, le colonel Cardignac se trouva en relations avec un contrôleur d’armes nommé Chassepot, qui était l’inventeur d’un système de. fermeture de culasse assez ingénieux. Ce système était constitué par une rondelle de caoutchouc, que la déflagration de la poudre aplatissait et appliquait par suite, avec une très grande force, contre les parois de la chambre, fermant ainsi toute issue aux gaz.

Jean Cardignac se mit à l’étude de ce nouveau modèle, avec la conscience qu’il avait apportée à l’étude du canon rayé. Il apprit de M. Chassepot que la Prusse avait, depuis vingt ans déjà, un fusil se chargeant par la culasse, et qui se nommait le fusil Dreyse ou fusil à aiguille.

— Grâce à leur système de chargement par l’arrière, lui dit M. Chassepot, les Prussiens peuvent tirer six ou sept coups à la minute, tandis qu’on en tire deux avec l’ancien fusil ; il n’est que temps de les rattraper.

— Mais, objecta le colonel, leur arme est lourde, mal en main, et le recul qu’elle donne est tel que leurs soldats redoutent de tirer un coup de fusil.

— Détrompez-vous, mon colonel ; ils s’entourent le haut du bras d’une bande de toile, plusieurs fois enroulée, et évitent ainsi les bleus, dus au choc de la crosse.

— Et leur fusil porte loin ?

— À mille mètres au moins, et il est très juste à quatre et cinq cents mètres. Ce qu’il y a de curieux, c’est que son inventeur, M. Dreyse de Sommerda, l’a proposé à la France avant de l’offrir à son propre pays.

— Et le vôtre, à quelle distance va-t-il porter ?

— Les expériences de Châlons ont montré que la balle allait jusqu’à 2.200 mètres, et que la justesse était grande encore à 800 mètres.

— C’est merveilleux ! Fabriquons-le vite, alors…

— Vite… Hélas ! mon colonel, fit M. Chassepot, ne savez-vous pas que, pour changer l’armement d’un pays, il faut de trente à quarante millions ?

— Eh bien ! la France n’est-elle pas assez riche pour s’offrir un élément de supériorité comme celui-là ?

L’inventeur secoua la tête.

— Il y a deux ans, fit-il, elle aurait pu se payer ce luxe nécessaire ; aujourd’hui elle ne le peut pas.

Chassepot disait vrai, et déjà les prévisions du colonel Cardignac se réalisaient lugubrement l’une après l’autre.

Tout d’abord, l’expédition du Mexique avait débuté par un échec devant Puebla ; puis, peu à peu, la force du corps expéditionnaire avait été augmentée, pour permettre au général Forey d’abord, au général Bazaine ensuite, de conquérir Mexico avec les provinces avoisinantes. Puis la lutte était devenue de plus en plus sauvage, et un jour parvint en France le douloureux récit du combat de Camaron.

Retenez ce mot, mes enfants, car il rappelle un des traits d’héroïsme les plus beaux de l’histoire de notre pays, et il est comparable à celui de Sidi-Brahim que vous connaissez déjà. Le vénérable aumônier de Saint-Cyr, l’abbé Lanusse, l’a donné pour titre à un de ses livres les plus émouvants.

Ils se défendirent alors à la baïonnette.

Soixante hommes de la Légion étrangère, avec trois officiers escortant un convoi, s’étaient heurtés à mille fantassins et huit cents cavaliers des guérillas mexicaines. Après plusieurs charges victorieusement repoussées, ils avaient pu se retrancher dans quelques maisons du village de Camaron.

Il était neuf heures du matin.

Le capitaine Danjou qui les commandait leur fit jurer de se défendre jusqu’à la dernière extrémité ; bientôt après il tombait frappé mortellement.

Le sous-lieutenant Vilain prit le commandement.

Aux dix-huit cents hommes déjà acharnés contre les défenseurs de Camaron, vinrent, à midi, s’ajouter douze cents autres. Trois mille hommes en assiégeaient cinquante !

Par une brèche pratiquée dans le mur, l’ennemi prit les défenseurs à revers.

À deux heures, le sous-lieutenant Vilain fut tué : le commandement passa au sous-lieutenant Maudet.

La chaleur était accablante ; les hommes n’avaient ni mangé ni bu depuis la veille. L’ennemi fit une troisième sommation qui fut repoussée comme les autres, et incendia un hangar pour enfumer les défenseurs de Camaron. Malgré tout, les survivants se maintinrent aux créneaux et aux brèches.

À cinq heures et demie du soir, il ne restait plus que quinze hommes debout. Honteux d’être arrêtés par cette poignée de héros, les Mexicains donnèrent un assaut général ; le sous-lieutenant Maudet fit envoyer la dernière balle à l’ennemi, puis, chargeant à la baïonnette en tête des suivants, il fut tué à son tour. Un tambour seul put s’échapper.

Telle fut l’admiration de l’ennemi pour ces braves, qu’ils rendirent aux corps de leurs officiers les honneurs militaires, et n’osèrent plus attaquer les convois suivants.

Ils avaient perdu trois cents hommes !


Mais le nombre des révoltés ralliés autour de Juarez augmentait chaque jour ; l’empereur Maximilien, que Napoléon III avait imposé aux Mexicains, ne possédait guère que sa capitale, et un jour vint où les charges de la guerre du Mexique devinrent si lourdes qu’il fallut songer à l’évacuation.

D’ailleurs, les États-Unis protestaient contre l’occupation française, et la Prusse, après avoir, de concert avec l’Autriche, dépouillé de deux provinces le petit Danemark, se disposait à la guerre contre cette même Autriche, avec laquelle elle ne voulait plus partager les provinces conquises.

Il était urgent que l’armée française du Mexique revînt en France.

L’Empereur la rappela, et peut-être à cette heure se souvint-il des respectueuses et clairvoyantes supplications du colonel Cardignac ; car cette guerre coûtait à la France quatre cents millions et plusieurs milliers de soldats ; surtout elle allait l’immobiliser pendant la lutte de la Prusse contre l’Autriche.


En signant le rappel de l’armée du Mexique, Napoléon III signait d’ailleurs en même temps l’arrêt de mort de l’Empereur Maximilien, car l’infortuné souverain, fait prisonnier par Juarez, fut fusillé sans pitié le 19 juin 1867. Il mourut noblement. Sa femme, l’Impératrice Charlotte, après avoir jeté à Napoléon III la lugubre malédiction : « Soyez maudit comme Caïn ! » était devenue folle.

Les événements se précipitaient en Europe ; la guerre entre la Prusse et l’Autriche avait été courte ; après plusieurs combats heureux à Turnau, à Podol, à Nachod, à Trautenau, le Roi Guillaume ou plutôt le général de Moltke, chef d’État-major des armées prussiennes, avait écrasé les Autrichiens à Sadowa, victoire féconde s’il en fut, car la Prusse lui dut tous les succès qui suivirent.

L’Italie, alliée de la Prusse pendant cette guerre, s’était fait battre sur terre à Custozza, et sur mer à Lissa ; elle n’en gagna pas moins la Vénétie, que l’Empereur d’Autriche lui céda en signant le traité de Prague. Il est dans la destinée de ce pays de gagner une province après chacune de ses défaites.


Mais, on l’a dit souvent, les événements le prouvèrent, le véritable vaincu de Sadowa, c’était Napoléon III !

Il avait compté sur la victoire de l’Autriche ; voyant les Prussiens s’annexer des provinces et prendre la tête de la nouvelle Confédération germanique, il réclama, comme compensation, Landau et Mayence.

— Une telle prétention, répondit Bismarck, ce serait la guerre !

L’Empereur dut y renoncer. Il eut un instant l’idée d’attaquer la Prusse sur-le-champ ; mais l’armée française était désorganisée par cette funeste expédition du Mexique ; le fusil Chassepot se fabriquait lentement, les cadres des régiments étaient vides, le trésor obéré. Il dut « ronger son frein » et le Maréchal Niel, effrayé des progrès militaires de la Prusse, persuada à Napoléon qu’en vue d’une guerre ultérieure avec cette puissance, la réorganisation de l’armée était la première des nécessités.

Cette réorganisation fut commencée ; mais la Prusse, qui avait déjà choisi son heure, et qui, pour être la maîtresse du vieux continent, n’avait plus que la France à abattre, la Prusse ne la laissa pas s’achever…


Jean Cardignac avait vu s’accumuler sur son pays les orages qu’il avait prévus. Découragé, sentant que la rancune impériale ne lui permettrait jamais de dépasser le grade de colonel, il prit sa retraite en 1868 et se retira au Havre, pour y diriger la maison Normand, aux côtés du père de Valentine. Le vœu que sa femme lui avait jadis exprimé de le voir quitter l’armée, se réalisait enfin ; mais il la quittait vieilli, anxieux, doutant de sa force, doutant surtout de la valeur du haut commandement. Il avait soixante et un ans !

Dès 1864, il avait placé Georges au lycée Louis-le-Grand, et, à la même époque, confirmé dans l’idée que Georgewitz n’avait pas les aptitudes voulues pour exercer une profession libérale, il l’avait fait entrer aux Arts-et-Métiers.. Il continuait donc dans la retraite la vie de travail qui avait toujours été la sienne ; le culte de la science allait lui faire oublier les désillusions et les mécomptes de sa carrière.

Il avait compté sans les événements.

De son côté, Pierre Bertigny, plus heureux que jamais avec Margarita, venait d’avoir, en 1869, une petite fille à laquelle on donna le nom de Thérèse. Il avait quitté le régiment des guides en passant capitaine, et, pour se rapprocher du colonel Cardignac, avait demandé et obtenu le régiment de chasseurs, en garnison à Rouen.

Très optimiste, heureux de vivre, il ne croyait pas aux prédictions sinistres de l’ancien officier d’ordonnance de l’Empereur ; il ne pouvait s’imaginer que la France pût être battue par une puissance quelconque, et que le régime impérial pût crouler. Le plébiscite de 1868 n’avait-il pas donné à l’Empire une formidable majorité ?

Ce fut dans cette quiétude que vint le surprendre le coup de foudre de 1870.

Le 19 juillet de cette année, « l’année terrible » comme on l’a appelée, se dressa une question diplomatique, au premier abord sans grande importance pour nous : la question de la succession au trône d’Espagne. La couronne fut offerte au prince Léopold de Hohenzollern, cousin du roi de Prusse ; l’Empereur Napoléon déclara qu’il ne souffrirait pas cette candidature.

Elle fut retirée ; mais, non content de cette solution, l’Empereur fit demander au Roi de Prusse « l’assurance qu’il ne l’autoriserait, pas de nouveau ».

Étonné de cette insistance, Guillaume déclara à l’ambassadeur français, en gare d’Ems, qu’il n’avait plus rien à lui communiquer.

Ce fut cette dépêche d’Ems que Bismarck falsifia, — il s’en est vanté depuis, — et rédigea, en la communiquant à la presse allemande, de façon à ce que la France outragée fût poussée à déclarer la guerre.

Son plan réussit. Malgré les supplications de Thiers, le grand historien du Consulat et de l’Empire, opposé à cette lutte qu’il sentait inégale, la guerre fut déclarée le 19 juillet. La France courait aux abîmes !

Le lendemain, Pierre Bertigny entra en coup de vent dans le bureau du colonel Cardignac, penché sur l’épure d’un « monitor ».

— Eh bien, mon colonel, fit-il joyeusement, on va donc en découdre avec ces fameux Prussiens ; il n’est que temps : ils devenaient encombrants et nos sabres commençaient à se rouiller !

Jean Cardignac regarda tristement le capitaine de chasseurs. Le colonel avait beaucoup vieilli ; une épaisse moustache blanche ombrageait sa lèvre et son regard était teinté d’une profonde mélancolie.

Pierre Bertigny lui-même d’ailleurs n’était plus jeune : il avait maintenant quarante ans, et s’il avait conservé sa verte allure et une taille de sous-lieutenant, il avait les cheveux clairsemés et quelques fils d’argent dans « l’impériale » qu’il portait depuis son entrée aux guides.

— Voyons, mon colonel, réitéra-t-il avec un accent de réelle surprise, vous ne paraissez pas rassuré : vous êtes le seul, vous savez !… Au régiment, nous sommes tous emballés, et notre chef d’escadron nous a dit carrément hier que, dans quinze jours, nous serions dans le grand-duché de Bade… Mais vraiment !… vous n’avez pas l’air convaincu ?…

Le colonel se leva, et gravement :

— Si, mon pauvre ami, fit-il, je suis convaincu ; mais convaincu que nous marchons à un autre Sadowa !

Or, mes enfants, ce n’est pas une mais trois défaites comparables à celle de Sadowa que nous a infligées la Prusse, il y a de cela trente ans, et si j’ai dû vous arrêter un peu trop longtemps peut-être, dans ce chapitre, sur d’arides questions d’histoire, c’est que tout se tient dans cette même histoire, et que je devais vous montrer par quel enchaînement de faits notre malheureux pays, après avoir été l’arbitre de l’Europe, allait subir la déchéance lamentable, préparée depuis soixante ans par les vaincus d’Iéna !

  1. 3e volume de l’Histoire d’une Famille de Soldats : Petit Marsouin.