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Histoire d’une famille de soldats 2/8

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Delagrave (p. 91-120).


CHAPITRE VIII

sur la brèche


Beaucoup d’hommes de guerre ont coopéré à la conquête de l’Algérie, et non des moindres. Beaucoup y ont acquis un renom justifié, et ont laissé dans notre histoire la trace de leur gloire. Sans les citer tous, les noms de Pélissier, Mac-Mahon, Lamoricière, Randon, Duvivier, Cavaignac, Canrobert — et dans les grades inférieurs, ceux des capitaines Lelièvre et Dutertre et du sergent Blandan — sont devenus populaires ; ils évoquent, avec les phases d’une inoubliable épopée guerrière, l’admiration due aux nobles vertus du soldat !

Pourtant, au milieu de cette admirable pléiade, un nom brille d’une façon tout à fait particulière, car, sans éclipser l’éclat des autres, il mérite une attention spéciale, en raison des multiples qualités de celui qui le portait. Ce nom — je vous l’ai cité déjà — est celui de Bugeaud.

En effet, le général Bugeaud, dont les éclatants services allaient bientôt être récompensés par le bâton semé d’abeilles de Maréchal de France, le général Bugeaud n’était pas seulement un soldat, un excellent manœuvrier à la fois prudent et hardi ; il possédait en outre les qualités maîtresses du conquérant colonial ; la science, la pondération unie à l’extrême énergie, la finesse du diplomate et l’esprit colonisateur. C’est que, mes enfants, il ne suffit pas de conquérir par la force des armes une terre neuve ; que servirait-il de la posséder si on ne l’utilisait pas ?

Il ne suffit pas d’abattre et de repousser des barbares, si l’on doit rester éternellement face à face avec leur barbarie, en se bornant à les réduire à l’impuissance par les moyens coercitifs.

Les ravages inhérents à l’état de guerre épuisent le sol, si fécond soit-il ; les populations désertent ; la terre reste en friche et, n’étant point cultivée, ne rapporte rien. Or, la valeur d’une colonie (en dehors de sa puissance stratégique) dépend de son rendement.

La conquête violente est le premier acte ; mais le second, l’appropriation de cette conquête et sa mise en état de civilisation, est encore plus important. Bugeaud eut ce grand mérite de le comprendre et de l’exécuter, en partie du moins, car les débuts en cette matière sont toujours rudes.

Pour la mise en valeur dont nous parlons, il faut des bras pour cultiver. Or, en période de guerre, alors que la parole est à la poudre, que le fer et le feu seuls peuvent être l’ultime raison, les colons se font rares ; à juste titre, la crainte les retient dans la mère patrie.

Il faut donc utiliser les éléments dont on dispose, c’est-à-dire les soldats et les populations vaincues.

Ce n’est pas toujours commode, car les battus ne sont pas contents : cela se conçoit ; on doit donc, pour les ramener à soi, pour se les assimiler, déployer d’infinies qualités de diplomate, et surtout leur démontrer par l’exemple, la valeur des raisonnements qu’on leur tient, enfin leur faire toucher du doigt les bienfaits palpables, évidents, que la civilisation leur apporte et dont pourtant, de prime abord, ils ne voulaient pas.

C’est ce que fit le général Bugeaud.

Pour faciliter les transactions, il faut pouvoir transporter les marchandises qui en sont l’objet. Donc il faut des routes. C’est le premier point. Or, il n’y avait en Afrique que des sentiers et des pistes à chameaux.

Bugeaud fit faire des routes par ses soldats.

Entre deux colonnes, ses zouaves, ses chasseurs, ses fantassins maniaient la pioche et la pelle, sous la direction du génie militaire, dont la part de gloire est vraiment superbe, quoique peu connue, dans cette conquête.

Le général, à côté de ces routes créées, faisait mettre en culture les terrains, si fertiles pourtant mais abandonnés ; il en tirait un double profit : premièrement, il occupait et nourrissait en partie ses troupes ; en second lieu, il étonnait les indigènes par les résultats obtenus et les incitait à imiter l’exemple de leurs vainqueurs.


À Rouen, i’fait pas si humide !
Si je vous disais que cela fut facile, vous ne me croiriez pas, et vous auriez raison ; car le fanatisme religieux, doublé de la rancœur des défaites, ne s’apaise pas facilement.

Telle tribu qui avait fait sa soumission, se révoltait tout à coup et nous tombait sur les bras.

Abd-el-Kader, à l’aide d’émissaires, fanatisait les indigènes et attisait le feu de la révolte, un instant apaisée.


I’fait chaud à cuire un bœuf !
Il en résulta de nombreuses expéditions, que suivit notre ami Jean, suivi lui-même du fidèle Bouloche.

Ce brave garçon était un type singulier : jamais il n’était satisfait, et pourtant il était toujours content.


J’suis tout plein content !
Étrange contradiction !

Opérait-on dans la brousse d’alfa, dans les sables, sous l’ardent soleil :

— Mon lieutenant, soupirait Bouloche en s’épongeant le front, c’est pas pour dire, mais j’vas vous dire une bonne chose : c’est un sale pays, i’fait chaud à cuire un bœuf avec sa peau ! Cheux nous, à Rouen, i’fait meilleur que ça… N’empêche ! j’vas vous dire une bonne chose : j’suis content tout de même !

— Alors, dans ce cas, tout est pour le mieux ! répondait Jean en riant. Si l’on faisait colonne dans les marais :

— Eh bien ! Bouloche, qu’est-ce que tu dis du pays ? demandait Jean.

— Mon lieutenant, j’vas vous dire une bonne chose, mais c’est vraiment un sale pays. C’est pas pour dire, mais j’peux quasiment pas arriver à faire briller vos bottes. Cheux nous, c’est pas pour dire, i’fait pas si humide que ça ! N’empêche ! j’vas vous dire une bonne chose : j’suis tout plein content !

Dans la montagne, on rencontrait parfois de la neige, et Bouloche, soufflant dans ses doigts, déclarait :

— Mon lieutenant, c’est pas Dieu possible que n’y ait comme ça d’Ia neige en Afrique ! Cheux nous, à Rouen, y en a bien de la neige, mais c’est pas la même ! N’empêche ! j’vas vous dire une bonne chose : j’suis vraiment content : y a pas d’erreur !

Une chose l’inquiétait pourtant, et il s’en ouvrit à Jean Cardignac :

— Mon lieutenant, questionna-t-il, c’est tout d’même pas naturel ces moricauds d’Arbis, qu’ils ont pris n’eune femme pour les commander ?

Du coup l’officier ahuri de la question, regarda son brosseur et se demanda si Bouloche n’avait pas reçu un coup de soleil trop vif sur le crâne, ou bien encore s’il ne se moquait pas de lui.

Mais non, Bouloche était parfaitement sain d’esprit ; du reste, en son âme candide et simple, il ne se fût pas permis une plaisanterie déplacée.

— Que veux-tu dire ? Je ne saisis pas bien, dit enfin Jean rassuré.

— Mon lieutenant, j’vas vous dire une bonne chose : j’entends toujours parler de la belle Kadère.

Jean Cardignac faillit étouffer de rire ; mais un de ses collègues, lieutenant comme lui à l’état-major de Bugeaud, venait d’entrer dans le gourbi où se passait la scène. Voulant s’amuser de la naïveté du soldat, il intervint, et avec un imperturbable sérieux :

— Mon garçon, tu t’étonnes de bien peu de chose. La belle Kadère fait partie des tribus du Sud, dans lesquelles il n’y a que des femmes et pas d’hommes. C’est donc très naturel qu’on ait nommé l’une d’elles général en chef, à cause de sa beauté, comme son nom l’indique, puisque, comme tu le dis fort bien, elle se nomme la belle Kadère. Du reste, tu la verras sous peu, car le général Bugeaud va sans doute signer avec elle un traité de paix.

— Ah ! mon lieutenant ! J’serai rudement content ! C’est pas tout le monde qu’aura vu chose pareille ! N’empêche, j’suis content !

Et il sortit.

On s’amusa ainsi à prolonger l’erreur de Bouloche, et ses camarades, les ordonnances, entretinrent avec un soin jaloux cette mauvaise plaisanterie — bien inoffensive, il est vrai — qui fit pendant plusieurs jours la joie du bivouac.

Or, si ce qu’avait déclaré le lieutenant d’état-major était une amère fantaisie, du moins, la fin de sa phrase contenait une vérité : Bugeaud avait réussi, par son intelligence, à amener Abd-el-Kader à signer avec la France un traité de paix.

On le connaît sous le nom de traité de la Tafna, à cause de l’endroit où eut lieu la signature.

Une entrevue, à égale distance des deux camps, avait été décidée, où Bugeaud et Abd-el-Kader, escortés chacun de leur état-major, devaient se rencontrer.

Bouloche devait suivre avec le peloton d’escorte, pour tenir les chevaux pendant l’entrevue.

Il allait donc enfin pouvoir considérer ces femmes sauvages dont on avait tant parlé !

L’entrevue fut du reste grandiose.

L’Émir avait amené les plus riches de ses cavaliers, qui formaient autour du tapis où il s’était assis un vaste cercle. Il voulait donner aux Roumis une grande idée de sa puissance, et certes le spectacle était impressionnant.

Bugeaud, coiffé de son haut képi, tout simple dans sa tunique noire, s’assit, lui aussi, après les salutations d’usage, et la conversation commença.

Lorsqu’elle fut terminée, le général français se leva le premier ; mais Abd-el-Kader ne bougea pas.

Il restait assis, avec l’intention bien évidente de montrer à ses soldats sa supériorité indiscutable.

Cet acte voulait dire :

— Voyez ! le chef des Français est venu m’implorer. Il s’est levé, je suis resté assis. Je suis le Maître.

Mais Bugeaud ne l’entendait pas de cette oreille. Il eut un froncement de ses gros sourcils, ses lèvres se pincèrent ; puis, s’approchant de l’Émir toujours assis à la turque :

— Quand un général français est debout, tu dois te lever en même temps que lui ! dit-il avec fermeté.

Et, saisissant de sa main énergique et robuste le fin poignet de l’Émir, il l’enleva de terre et le mit sur pied.

L’autre ne broncha pas, salua, et les deux hommes se séparèrent.

La pacification momentanée était faite dans la région d’Oran ; mais hélas ! pour peu de temps, car l’Émir devait bientôt déchirer le pacte consenti et reprendre les armes.

Bouloche avait vu la scène… de loin ; il n’en revenait pas.

— Mais, mon vieux, dit-il à un de ses camarades, elle a de la barbe !

Il finit par comprendre qu’on avait ri à ses dépens ; toutefois il ne s’en fâcha point.

— C’tégal ! fit-il en revenant au camp. Mon lieutenant m’a bien monté l’coup ? N’empêche ! j’suis content d’avoir vu le bel Kadère !

Jamais on ne put obtenir de lui qu’il désignât l’Émir autrement.


Or, pendant que Bugeaud obtenait ainsi une trêve dans la province d’Oran, la guerre battait son plein à Constantine.

Le général Damrémont en avait commencé le deuxième siège.

Je ne vous en raconterai pas, mes enfants, toutes les péripéties, me contentant de vous dire que ce fut une rude épreuve pour nos troupes qui, toutes, se signalèrent par leur bravoure.

Zouaves, légionnaires, infanterie légère, artillerie, génie, tous rivalisèrent d’entrain, de zèle et d’abnégation. Les officiers, comme les soldats, donnaient de leur personne. Un capitaine, nommé Mac-Mahon, y fut blessé.

Il devait plus tard être Maréchal de France et Président de la République.

Je ne veux vous citer que ce simple épisode ; il est, du reste, typique et vous donnera une idée bien exacte de l’énergie déployée contre nous par les défenseurs de Constantine.

Une fois les travaux d’approche terminés, on avait réussi, après une série d’importants combats tous meurtriers, à établir la batterie de brèche, c’est-à-dire à placer juste au bord du fossé des pièces de gros calibre, qui, tirant presque à bout portant sur le rempart, devaient l’éventrer, puis le jeter à bas, et ouvrir ainsi une brèche par laquelle nos troupes essaieraient d’enlever la ville d’assaut.

Cette batterie fut mise en action, et le mur, battu méthodiquement, fut criblé de boulets placés comme à la main, en des points convenablement choisis. Enfin un dernier coup de canon, pointé par le commandant Maléchard, fit crouler le mur qui s’effondra, aux acclamations des zouaves, postés dans les tranchées voisines.

Alors, le général Damrémont, dont le caractère était rempli d’humanité, prit une décision que lui inspiraient à la fois la pitié de l’homme et l’admiration du soldat, pour l’héroïque résistance des assiégés.

Il fit cesser le feu et envoya un parlementaire aux défenseurs de Constantine. Le général offrait aux assiégés la vie sauve, le respect des personnes et des propriétés, s’ils consentaient à rendre la ville sans combat :

« Vous éviterez ainsi de grands malheurs, disait-il, et toutes les horreurs que comporte fatalement un assaut. »

Le parlementaire rapporta cette fière réponse du caïd El-Dar, chef des troupes musulmanes ; elle vaut d’être citée textuellement[1].

« Si les chrétiens manquent de poudre, disait le caïd, nous leur en enverrons ; s’ils n’ont plus de biscuit, nous partagerons le nôtre avec eux ; mais tant qu’un de nous sera vivant, ils n’entreront pas dans Constantine ! »

Et le général Damrémont s’écria :

« Voilà de braves gens !… Eh bien ! l’affaire n’en sera que plus glorieuse pour nous ! »

Vous voyez, mes enfants, quels beaux sentiments animaient les combattants ; quelle lutte grandiose ils tentaient de part et d’autre, et nous devons nous incliner respectueusement devant l’héroïsme de tels hommes.

C’était la guerre chevaleresque alors !… tandis qu’aujourd’hui !… Vous verrez plus tard, mes jeunes amis, ce que les inventions scientifiques et ce que l’on appelle le progrès ont fait de la bataille moderne.

Dès qu’il eut reçu avis du refus de rendre la place, le général Damrémont prit immédiatement ses dispositions pour l’attaque.

Il vint avec son état-major reconnaître l’état de la brèche, et s’avança jusque sous le feu des Turcs.

— Mon général, s’écria le général Rullière, l’endroit est dangereux ! Je vous en prie !…

Au même instant, un boulet arriva en ronflant, ricocha sur une roche et passa si près de Damrémont que le déplacement d’air fit voltiger sa dragonne et les pans de sa tunique.

— Ce n’est rien, dit-il en souriant.

Henri Cardignac se précipita. En même temps que lui, tous les autres officiers présents — le duc de Nemours en tête — voulurent entraîner Damrémont.

Il les écarta doucement.

— Laissez, messieurs. Soyez sans crainte, dit-il.

Mais, à cette minute même, un second boulet l’atteignit au ventre et le traversa de part en part.

Le général Perregaux le reçut dans ses bras, mais atteint lui-même d’une balle en plein front, il s’écroula comme une masse.

On s’élança. Les deux glorieux morts furent enlevés et emportés derrière le retranchement, au milieu de la consternation générale.

Quelques instants plus tard, on put voir passer dans les tranchées un brancard, porté par les carabiniers du 2e léger.

Sur ce brancard était placé le corps du général en chef. Henri Cardignac l’avait recouvert d’un manteau, et suivait tête nue, pouvant à peine retenir ses larmes.

Lorsque le triste convoi se mit en marche, le duc de Nemours inclina son épée.

— Saluons, messieurs, dit-il ; c’est notre général qui passe.

Le corps de Damrémont fut déposé sous sa tente.

Mais on n’avait pas, à cet instant critique, le temps de pleurer longuement les morts, et le général Valée prenant le commandement, donna les ordres pour l’assaut.

Quand l’ordre fut lu dans les tranchées, il produisit parmi les troupes un enthousiasme indescriptible : chaque soldat tenait à honneur de venger la mort de Damrémont, et le colonel Lamoricière, qui commandait les zouaves, ayant reçu l’ordre de conduire la première colonne d’assaut, déclara au général Valée :

— Mon général, à dix heures nous serons maîtres de la ville… ou morts.


Le drapeau tricolore est placé par Lamoricière sur un amas de débris.

À six heures du matin, le général Valée fit appeler le capitaine de Gardarens.

— Capitaine, lui dit-il, vous allez désigner le plus brave zouave de votre compagnie pour aller reconnaître si la brèche est praticable.

Écoutez sa réponse, mes enfants, et si vous vous trouvez jamais dans le même cas, n’en faites pas d’autre.

— Mon général, répondit de Gardarens, je ne puis admettre qu’il y ait dans ma compagnie un soldat plus brave que son capitaine ; en conséquence, je vous demande la permission de me désigner moi-même.

Ce qui lui fut accordé.

Il partit donc avec le capitaine de Boisse, également des zouaves, et, sous le feu de la place, alla reconnaître la brèche.

Par un hasard miraculeux, ils revinrent sans une égratignure.

La brèche était raide, mais praticable.

Les colonnes d’assaut se formèrent dans les parallèles et les tranchées. Henri avait demandé et obtenu de faire partie de la première.

À sept heures du matin, au signal donné par le duc de Nemours, l’assaut commença.

En un instant, la colonne de tête, composée de trois cents zouaves, de sapeurs du génie et de deux compagnies du 2e léger, a franchi le fossé.

Son allure a été si rapide qu’elle n’a perdu que deux hommes, et l’escalade de la brèche s’effectue sous un feu terrible.

Emporté par son ardeur, Henri gravit l’escarpement… Son sabre au poing droit, son pistolet dans la main gauche, il devance tout le monde… et voici qu’à travers la fumée, il aperçoit la silhouette des défenseurs turcs… Les balles sifflent ; son képi tombe… Il ne s’en aperçoit même pas !

Soudain, il s’arrête : on l’interpelle.

— Lieutenant ! s’écrie Lamoricière ; en arrière ! Je vous défends dépasser devant moi… ou je vous brûle la cervelle !… Je veux être le premier là-haut !…

Derrière eux la houle des assaillants déferle comme une marée d’équinoxe. Les pantalons rouges bondissent au milieu des débris du rempart, escaladent les pans de murailles croulantes et se précipitent sur les traces de leurs chefs.

Lamoricière a passé le premier, Henri le suit, et, au milieu d’une décharge générale, ils atteignent la crête.

Ils sont quatre : Lamoricière, Henri, le commandant Vieux, du génie (un ancien de Waterloo) et le capitaine de Garderens qui tient en main le drapeau des zouaves.

Les défenseurs ont lâché pied ; mais, embusqués plus loin, ils tirent, ils tirent toujours.

Le drapeau tricolore est planté par Lamoricière sur un amas de débris, et la colonne, qui arrive à son tour, le salue de vivats frénétiques. Le cri de triomphe s’étend et se répercute au loin : c’est la deuxième colonne qui monte à son tour à l’assaut, sous la conduite du colonel Combes. Encore un héros, celui-là !

— En avant !… En avant !

À ce commandement, lancé par Lamoricière, on s’élance dans la ville qui s’ouvre béante au pied du rempart.

Où va-t-on ?… Le sait-on ?

Droit devant soi, en proie à une véritable frénésie, au milieu de la fumée, des cris, des vociférations… on se précipite ! On se plonge dans la lutte comme on se jetterait dans un volcan en éruption.

En avant !… En avant !…

Vit-on ?… Rêve-t-on ?… On n’en sait rien. Mais ce qu’on sait bien, par exemple, c’est qu’il faut vaincre ! car la retraite serait cette fois le déshonneur.

Au sortir du rempart, le flot des assaillants s’engage dans un dédale de ruelles étroites.

Tout est barricadé ! En dehors des petites fenêtres grillagées, semblables à des créneaux, à travers les moucharabiehs, émergent les longs « moukhalas » — les fusils des Arabes — qui lancent leur jet de flammes. Les balles ricochent sur les murailles, le crépi tombe. Des cris, des malédictions dominent le grondement de la bataille.

Enfin, à travers mille obstacles, on vient se heurter contre une haute construction à créneaux : la caserne des janissaires, solidement défendue.

Les zouaves et les sapeurs saisissent des madriers, des blocs de pierre et s’élancent ; ils prennent d’assaut le bâtiment, étage par étage, pièce par pièce.

Henri Cardignac, suivi de quelques voltigeurs du 2e léger, a poursuivi l’ennemi à travers un dédale de pièces étroites du rez-de-chaussée. Il faut les enlever une à une. Souvent, des plafonds éventrés partent des coups de feu… Enfin Henri arrive, sans blessure, dans une sorte de chambre voûtée, fermée au fond par une porte de fer…

Plus d’ennemis ! ils se sont enfuis par là sans doute ! Effectivement, à travers un judas grillagé, le lieutenant voit luire deux yeux… L’ennemi est là !

Un sergent de voltigeurs a vu aussi. Il se rue sur la porte… et tombe foudroyé. Un coup de feu, parti du judas, l’a étendu raide-mort !

— Un madrier, une poutre ! crie l’officier. Enfonçons la porte !

Mais à peine a-t-il prononcé cet ordre, qu’une explosion terrible les enveloppe tous d’une vaste lueur flambante ; le bâtiment semble osciller, des moellons tombent de la voûte, les murailles se fendent ; le sol dallé s’est soulevé comme sous l’influence d’un tremblement de terre, et Cardignac tombe, les oreilles bourdonnantes, au milieu d’un amas chaotique de poutrelles, de débris, de poussière soulevée.

Heureusement il n’a que des contusions et une légère déchirure au front ; mais il est bien resté maître de son cerveau : sa volonté reste puissante. D’un violent effort il se redresse, les yeux un peu hagards, et appelle ses voltigeurs.

Personne !

Un seul d’entre eux lui apparaît. Son torse émerge des décombres ; mais le malheureux est mort, écrasé par un énorme bloc descellé du mur.

L’officier regarde autour de lui : de la porte d’entrée, de la porte de fer, il n’y a plus trace ! Les débris amoncelés les recouvrent, le plafond voûté est strié de larges fissures, et les murailles disloquées semblent prêtes à s’écrouler.

— Je suis muré vivant ! songe Henri… Par où sortir ?… car il faut que je sorte !

Il essaye de dégager un madrier, mais les matériaux disjoints, maintenus dans un équilibre instable, s’effondrent.

— Tonnerre ! murmure Cardignac, est-ce que je vais m’enterrer moi-même ?…

Tout à coup il se retourne brusquement : à travers les fissures des murailles, des cris lui parviennent… Ce sont des voix d’enfants mêlées de pleurs, de supplications.

Il bondit dans cette direction, colle son oreille dans la profonde lézarde du mur, et frissonne.

— Grâce ! grâce ! grâce pour mes enfants !

Cette fois c’est un homme qui parle : sa voix vigoureuse perce, dominant les cris enfantins, en même temps qu’un bruit de lutte et de fuite.

Quels sont ces gens qui supplient ? Comment ces petits Français et leur père se trouvent-ils aux mains des Arabes ?

Je vous jure, mes enfants, que notre Henri ne perdit pas une demi-seconde à y réfléchir.

Derrière ce mur, des Français, des enfants suppliaient, étaient sans doute en danger de mort… Cette pensée prima tout chez lui.

Il oublia la lutte, l’assaut, l’explosion, l’écroulement, le semi-ensevelissement dans lequel il se débattait. Avant tout, il fallait porter secours à ces infortunés !

Mais comment les rejoindre ?

Il fit un pas en arrière, et, le visage contracté par une énergie sauvage, il fixa des yeux la muraille, comme il eût fixé un ennemi vivant ; il la toisa, la provoqua du regard, et bondit sur elle.

Il venait de remarquer que l’éclatement du mur zigzaguait, isolant ainsi, dans la masse totale, une forte pierre de taille, et, avec décision, il l’attaqua.

Enfouissant les bras dans la profonde cavité, le jeune officier étreignit la masse inerte ; puis, s’arcboutant des genoux à la base du mur, il donna tout l’effort musculaire dont sa volonté put disposer.

On eût dit qu’il luttait à bras-le-corps avec un monstre ; par secousses lentes, à l’aide de tractions dans lesquelles toute la puissance de son corps vigoureux se dépensait, il travaillait à desceller la pierre dont les joints se désagrégeaient. Il avait les ongles en sang, son visage ruisselait de sueur.

Soudain, il eut un cri de triomphe :

— Ah !… Enfin !…

L’obstacle cédait en effet.

Avec une méthode, un calme incroyable et bizarre, dans la tension exagérée de ses nerfs, il fit basculer l’énorme poids, et, se rejetant de côté, le laissa tomber à terre.

Alors, dans la poussière soulevée, une coulée obscure apparut, et, à l’extrémité, la clarté du jour.

Sans hésitation, Henri s’y glissa à plat ventre, non sans avoir saisi son pistolet et passé son poing dans la dragonne de son sabre.

Le trou ainsi pratiqué n’avait guère plus d’un mètre. Dix secondes plus tard, la tête de l’officier émergeait de l’autre côté, au moment précis où un nègre, habillé à la turque, au visage d’un noir d’ébène tatoué de bleu, venait d’abattre d’un dernier coup de yatagan un homme d’une quarantaine d’années, et poursuivait, autour d’une large pièce, une fillette de treize à quatorze ans, à la jupe de laquelle un garçonnet de six ans s’accrochait, tout en poussant des cris d’épouvante.

Dans la rage de sa féroce poursuite, le nègre n’avait pas vu la soudaine apparition de Cardignac qui, sortant d’un effort tout le buste hors de son étrange tunnel, visa et fit feu.

Touché dans les reins, le sauvage s’abattit à côté du cadavre de sa victime. Son visage exprima, en même temps que les affres de la douleur, une surprise pleine d’épouvante.

Pourtant, comme il n’était que blessé, il se redressa sur un coude et s’apprêta, yatagan au poing, à se défendre jusqu’à la mort.


Sans hésitation. Henri s’y glissa.

Quant aux deux enfants, le coup de pistolet les avait d’abord atterrés. Ils s’étaient blottis dans un angle de la pièce, et contemplaient cette scène avec terreur.

Henri, l’uniforme déchiré, gris de poussière et de débris de plâtre, venait de se dégager.

— N’ayez, pas peur, mes enfants, dit-il. Ne bougez pas… j’arrive à temps !

Il avait repris tout son calme, et s’adressant au nègre, il lui dit en arabe :

— Jette ton arme !

L’autre grinça des dents, mais n’obéit pas.

— Ah ! c’est comme ça, brigand ! reprit Cardignac. Eh bien, nous allons voir !

Avec un merveilleux sang-froid, Henri rechargea son pistolet ; puis, toujours en arabe :

— Je te casse la tête comme à un chien enragé, assassin d’enfants, si tu ne te rends pas !

Le musulman, pour toute réponse, fit un violent effort, réussit à se relever sur les genoux, et lança dans la direction de Henri un furieux coup de pointe.

Un coup de feu fut la riposte, et le nègre s’abattit, pour tout de bon cette fois, avec une balle entre les sourcils.

Henri ne perdit pas de temps à l’examiner, et s’approchant des deux petits :

— Mes pauvres enfants, vous êtes sauvés… il était temps ! La petite fille, traînant toujours à ses jupes son petit frère terrorisé, s’était jetée contre l’officier et lui serrait le bras nerveusement.

— Ah ! mon Dieu ! gémit-elle. Ah ! monsieur ! notre pauvre papa !… notre pauvre papa !

— Hélas ! soupira Henri, en jetant un coup d’œil sur le malheureux assassiné… C’était votre père !

— Oui, monsieur… oui, monsieur !

Et la fillette, tombant à genoux, s’abîma dans un profond désespoir.

Chose étrange, le petit garçon ne pleurait plus. Ses grands yeux bruns ne pouvaient se détacher de leur sauveur. Il semblait rêver tout éveillé ; mais de temps à autre, un profond soupir crispait ses lèvres et soulevait sa poitrine.

Henri s’approcha du nègre, le tira dans un coin, puis arrachant son burnous, en recouvrit le malheureux Français assassiné.

Pendant cette scène silencieuse, on entendait au dehors le bruit persistant et continu de la bataille dans les rues de Constantine. Revenant alors vers la fillette, l’officier la releva :

— Mon enfant, dit-il, je ne vous demande pas, pour le moment du moins, de me raconter votre triste aventure ; il sera temps plus tard. Calmez-vous ; je vais vous faire mettre en sûreté.

Il avisa une forte porte en chêne, fermée à double tour, fouilla le nègre tué par lui, et trouva une clef qui s’adaptait à la serrure. Il ouvrit alors la porte et sortit, en prescrivant aux enfants de ne pas bouger.

Quelques instants plus tard, ayant traversé un vestibule, puis un patio éventré par la mine et les boulets, il se retrouvait dans la rue, en pleine tourmente.

Pour mieux dire, la tourmente était loin, heureusement, car il tombait au milieu des nôtres qui couraient à l’assaut de la grande rue. Il reconnut un jeune caporal qu’il avait remarqué la veille pour sa crânerie et sa bravoure :

— Eh ! Quinel, s’écria-t-il, prenez quatre légionnaires et arrivez par ici !

— Voilà, mon lieutenant ! fit le jeune homme.

— Suivez-moi !

Quelques minutes plus tard, Henri confiait au caporal, la fillette et son frère.

— Vous allez accompagner ces enfants jusqu’au quartier général, dit-il ; vous les conduirez à ma tente ; vous demanderez l’ordonnance du lieutenant Cardignac, et lui confierez ces enfants. Ensuite, vous rejoindrez votre compagnie.

— Bien, mon lieutenant !

La fillette s’était précipitée vers l’officier et lui baisait les mains.

— Merci, monsieur ! Oh ! merci ! murmura-t-elle ; mais, notre papa, va-t-on le laisser ici ?

— Non, mon enfant. Soyez sans inquiétude : je le ferai transporter au camp après l’action.

— Merci, oh ! merci !

Et, à travers ses larmes, les yeux bleus de l’enfant se fixèrent sur ceux du jeune homme avec une telle ferveur de gratitude que le lieutenant en fut tout remué.

— Allez ! dit-il enfin. Allez ! sauvez-vous vite ! À bientôt ! Il regarda le petit groupe disparaître au tournant de la ruelle, encombrée de soldats, revint sur ses pas, ferma à clef la porte de la pièce où s’était déroulé ce drame tragique, et partit dans la direction du combat.

Il arriva juste à temps pour voir une nouvelle et formidable explosion qui engloutit sous une voûte le commandant Vieux, brûlé vif, Lamoricière et une centaine de soldats.

Lamoricière heureusement ne fut pas tué ; projeté en l’air, il était retombé sur un monceau de décombres, sans blessures graves ; mais, pendant plusieurs semaines, on crut qu’il resterait aveugle, car la poudre enflammée lui avait brûlé les yeux.

Ce n’étaient pas du reste les seules victimes de cette héroïque assaut de Constantine.

Le colonel Combes, qui commandait le 47e de ligne, venait d’être frappé par deux balles, l’une au cou, l’autre en pleine poitrine.

Écoutez, mes enfants, le récit de sa mort.

« Se sentant frappé sans recours, dit l’auteur de Nos Gloires militaires, il s’appuya à la muraille, s’assura que le mouvement de sa colonne s’exécutait ; puis, la barricade emportée, il se dirigea vers la brèche, déserte à ce moment.

« Le général Valée et le duc de Nemours le virent descendre lentement, froidement, d’un pas raide et mesuré, et l’attendirent, ne comprenant rien à ce mouvement qui n’avait plus rien de vivant.

« Lorsque le colonel Combes fut en face d’eux, ils comprirent.

« Le visage de l’héroïque blessé était couvert d’une pâleur mortelle, et deux sillons de sang ruisselaient de sa poitrine.

« — Monseigneur, dit-il au duc de Nemours d’une voix calme et assurée, je suis blessé mortellement, mais je meurs heureux, car Constantine est à nous et j’ai vu une belle journée pour la France…

« Puis, faisant quelques pas, il s’affaissa sur lui-même. »

Plusieurs centaines d’autres braves tombaient en même temps en différents points de la ville : la fureur des soldats s’exaspéra de ces pertes successives, et une tuerie sauvage répondit à cette résistance acharnée.

Enfin, après deux longues heures d’une lutte sans exemple, la ville se rendit. L’ancienne capitale de Jugurtha, Constantine, le repaire jusque-là inaccessible des Beys, était en notre pouvoir.


Le petit garçon dormait sur une peau de chèvre jetée à terre.

Lorsque Henri revint à sa tente, il y retrouva les deux enfants qu’il avait sauvés. La fillette était blonde et fine, avec de grands et beaux yeux bleus très doux ; son visage régulier, bruni par le soleil, était aimable et sympathique.

Son frère, tout petit qu’il fût, était solide, bien charpenté. Brun, les cheveux bouclés, l’air intelligent, il avait, lui aussi, le teint chaud et bistré que donne le soleil d’Afrique.

Lorsque Cardignac survint, le petit garçon dormait sur une peau de chèvre jetée à terre.

Une détente s’était opérée en lui ; à son âge, la secousse morale éprouvée avait été trop violente et devait être fatalement suivie d’un abattement profond.

Pourtant on sentait de l’énervement jusque dans son sommeil ; il avait parfois des sursauts rapides comme si un cauchemar l’eût hanté.

Sa sœur était assise auprès de lui, sur le pliant de campagne du lieutenant. Le coude au genou, la joue appuyée sur la main, elle pleurait, silencieuse, tout en surveillant le sommeil du bambin.

— Eh bien, mon enfant, êtes-vous un peu remise ? demanda Henri d’une voix très douce.

La fillette sursauta, tirée subitement de sa douloureuse rêverie ; mais reconnaissant l’officier, elle se leva, courut à lui et lui prenant les mains elle y appuya son front brûlant. Les sanglots la reprirent :

— Monsieur l’officier ! balbutiait-elle !… merci ! Oh ! que vous êtes bon ! Comme vous êtes brave et bon !… Merci ! merci !… Puis, tout bas, elle murmura :

— Et notre pauvre papa ?

— J’ai fait le nécessaire, ma pauvre petite ; tranquillisez-vous.

C’était vrai : avant de rentrer, Henri avait fait ensevelir le malheureux dans un coin du fossé, non loin de la brèche.

Voulant chasser du cœur de l’enfant les tristes pensées qui l’assaillaient, il l’entraîna, la fit se rasseoir, et s’asseyant lui-même sur une caisse à biscuits, face à la petite désespérée :

— Allons, ne pleurez plus, ma pauvre enfant et racontez-moi par suite de quelles circonstances vous étiez ainsi prisonniers à Constantine. Parlez sans crainte ! Vous savez bien que je suis votre ami…

— Oh ! oui, je le sais.

Et elle dit leur triste odyssée :

Elle avait quatorze ans, son frère six ans et demi ; ils se nommaient Lucienne et Pierre Bertigny. Leur père était un propriétaire viticulteur des environs de Dijon ; il exploitait son petit domaine avec sa femme, leur mère, morte, hélas ! presque en arrivant en Algérie, victime des fièvres.

C’était une famille autrefois fortunée, heureuse et jouissant de l’estime publique : l’enfance de Lucienne avait été choyée ; elle avait reçu une bonne éducation, et sans doute ils seraient toute leur vie restés en Bourgogne, si une catastrophe, inopinément survenue, n’avait transformé leur calme existence.

Leur père, adonné à la culture de la vigne, avait placé toute sa petite fortune chez leur oncle qui faisait, lui, le commerce des vins en gros à Dijon.

Tout avait bien prospéré, lorsque, un jour, le malheureux Agriculteur avait appris sa ruine totale : son frère était mis en faillite !

L’oncle Bertigny, gagné par la fièvre de la spéculation, avait fait en dehors de son commerce des opérations de Bourse. Il avait gagné d’abord, puis perdu, et s’enfonçant chaque jour davantage, il avait risqué dans cette misérable aventure non seulement son avoir mais celui de son frère. La gêne était arrivée, l’oncle Bertigny n’avait pu faire face à ses paiements. C’était le désastre !

Sa mise en faillite lui avait porté un coup mortel. Sa raison s’était égarée. Il était devenu fou ! On avait dû l’interner.

Mais son frère, en perdant tout son avoir, avait voulu quand même sauver son nom du déshonneur. Il paya, et pour cela dut vendre ses vignes.

C’était donc, par la faute du malheureux imprudent, la ruine pour toute la famille.

Avec les quelques petits capitaux qui lui restèrent, toutes dettes payées, Bertigny prenant une résolution énergique, quitta le pays.

C’était alors le début de la conquête algérienne.

— Allons là-bas ! avait-il dit ; nous rebâtirons notre aisance avec du travail.

Débarqué à Bougie, il avait obtenu une concession qui, grâce à son intelligence, commençait à prospérer.

Malheureusement la guerre ne cessait pas ; et, une nuit, les Arabes avaient, au cours d’une razzia, envahi le petit domaine, brûlé les bâtiments et enlevé le père et les deux enfants.

Cette fois, le désastre était sans remède.

On les avait conduits à Constantine et emprisonnés.

Le caïd, se basant sur la qualité de propriétaire du colon, avait cru sans doute qu’il était plus riche qu’il ne l’était en réalité et avait exigé rançon.

Bertigny avait écrit au gouverneur général. Mais sa lettre était-elle seulement arrivée à destination ?

Toujours est-il qu’ils étaient tous trois prisonniers, depuis cinq mois, dans la caserne des janissaires, lorsque l’assaut avait eu lieu.

On sait le reste…

En écoutant ce récit douloureux, le lieutenant se sentait bouleversé. Une émotion profonde l’envahissait.

Ce doux et triste visage de fillette, cette voix jeune, pleine de sanglots, et par dessus tout, la pensée que ces deux pauvres enfants connaissaient les pires douleurs et l’isolement à un âge où tant d’autres vivent insouciants et gais, au sein d’une famille pleine de tendresse, tout cela lui mettait au cœur une pitié débordante, doublée d’une soudaine affection.

Orphelins, ces deux pauvres petits !…

Et Henri éprouvait une amertume poignante en face des injustices du destin. Sans qu’il s’en rendît compte tout d’abord, son esprit se reportait vers son père, dont il connaissait, dans les moindres détails, la vie accidentée.

Il le revoyait tout petit, jeté sur le pavé, sans appui, sans parents, errant à l’aventure dans le grand Paris de la Révolution.

Il songeait à cette belle et noble figure du colonel Bernadieu qui avait recueilli le petit orphelin, et dont l’intervention providentielle, non seulement avait sauvé l’enfant abandonné, mais encore, en cultivant son âme, avait fait de lui un homme digne de tous les respects.

Il songeait aussi, le lieutenant de spahis, à sa grand’mère Catherine, si bonne, si accueillante au petit tambour qu’avait été son père… Puis la douce image de sa mère amena sur la paupière de l’officier une larme qu’il ne songea point à retenir, et qui roula, lourde comme une perle, sur la poussière de sa manche galonnée.

— Vous pleurez, monsieur le lieutenant ?… Oh ! vous ai-je fait de la peine ?

Il reprit vivement, en s’essuyant la joue d’un revers rapide de la main :

— Mais non ! mais non ! mon enfant, du tout !… au contraire ! Votre douloureuse histoire remue en moi un monde de souvenirs et j’en éprouve une émotion profonde et douce,… une émotion bénie, croyez-le.

Il se leva brusquement, et s’approchant de la fillette :

— Ma petite Lucienne, dit-il en lui prenant la main, vous ne serez plus seule au monde… Je suis là… Désormais, comptez sur moi… À tout à l’heure !


Alors, tu es mon petit garçon ?
Et, sans attendre de réponse, Henri sortit précipitamment et se dirigea vers la ville, où son service l’appelait auprès du général en chef.

Tout en cheminant, lentement toujours, sous l’influence de ces mêmes pensées, il y abandonna son âme avec un bonheur infini, revoyant maintenant sa propre enfance, se remémorant tous les soins dont ils avaient été entourés, lui et son frère Jean.

— Oui, pensait-il, sans la bienveillance d’un officier, sans le dévouement de maman Catherine, sans la rude bonté de grand-papa Belle-Rose, sans la reconnaissance de Maître Sansonneau, serions-nous, Jean et moi, ce que nous sommes devenus tous deux ? Notre bonheur d’aujourd’hui n’est-il pas la résultante de la charité, de la pitié qui a sauvé notre père, et n’avons-nous pas contracté, vis-à-vis de la Providence, qui a mis ces beaux sentiments au cœur de ces humbles de la Grande Armée, l’engagement de faire du bien à notre tour, si nous en trouvions l’occasion ? Eh bien : l’occasion la voilà, et mon devoir est tout tracé !…

— Bonjour, capitaine Cardignac !… Mes compliments, sais-tu ? Cette apostrophe, lancée par un des amis de Henri, le docteur Alfred Cousturier, aide-major à la légion étrangère, arracha brusquement l’officier à son rêve.

— Tiens ! c’est toi, Alfred, dit-il ; où vas-tu comme ça ?

Henri, absorbé dans ses pensées, n’avait pas même remarqué l’appellation de capitaine, accolée à son nom par son ami.

— Je vais déjeuner, répondit le docteur, et je viens de la grande ambulance. Et toi ? tu vas à l’état-major ?

— Oui.

— Recevoir ton nouveau galon ?

— Comment ça ? fit Henri stupéfait.

— Vraiment, tu ne le savais pas ? s’exclama le docteur en constatant l’étonnement de Henri. Mais, mon bon, j’en arrive, moi, du quartier général. Les vides sont comblés, les promotions nouvelles signées ; tu es capitaine, et cela sur la proposition de Lamoricière lui-même, qui, bien qu’il soit en piteux état, t’a signalé au général Valée. Heureux gaillard !

— Non, tu veux rire ! Ce n’est pas possible !…

— Mais, espèce d’entêté, puisque je te le dis !

— Alors, tu dois savoir pourquoi Lamoricière m’a proposé. Moi, je ne vois pas bien ce que j’ai fait, de plus que les autres.

— Tu es trop modeste, mon cher ami ; tu es monté le premier à l’assaut de la brèche, et si tu n’es pas arrivé en haut le premier, c’est parce que Lamoricière t’en a empêché ; tout se sait, mon cher ! Et voilà !!! File, dépêche-toi, on t’attend !

Le docteur Cousturier fit volter Zepherlick, son petit cheval gris, l’enleva et partit au galop, non sans lancer à son ami un retentissant :

— Heureux veinard !

Henri, vous le pensez bien, mes enfants, ne fut pas long à gagner le quartier général, et je vous laisse à penser sa joie.

Le général Valée, l’embrassant, lui confirma sa nomination, et en même temps lui annonça qu’il le gardait à l’État-Major. Séance tenante, il le chargea de veiller aux préparatifs nécessaires pour rendre les derniers devoirs au malheureux général Damrémont, ainsi qu’aux officiers et soldats tués devant Constantine.

Cette cérémonie, qui eut lieu le lendemain, fut empreinte du caractère le plus grandiose, le plus imposant qu’on pût rêver.

Les cercueils des braves tombés à l’ennemi, furent placés côte à côte, sous un catafalque improvisé par le génie, et composé de gabions, de sacs à terre.

Les régiments décimés s’alignèrent devant eux ; les tambours, recouverts de crêpe, roulèrent lugubrement, les drapeaux s’inclinèrent devant ces morts glorieux, puis on les inhuma dans le fossé, près de la fameuse brèche, à côté de l’endroit où reposait déjà le père des malheureux enfants sauvés par Cardignac.

Après quoi, l’armée victorieuse défila devant les fosses profondes, au bruit des salves d’honneur, dernier adieu jeté par elle à ceux qui meurent pour la patrie.

Seul, le cercueil du général Damrémont resta sous le catalfaque, gardé par des soldats appartenant à tous les corps de la garnison : car l’ordre venait d’arriver de le ramener en France.

Ce fut notre ami Henri que le général Valée chargea de cette mission.

Un bataillon du 11e de ligne, un bataillon de zouaves, un escadron de chasseurs d’Afrique et un peloton de spahis, devaient l’escorter jusqu’à l’embarquement.

Henri, qu’obsédait la pensée de sauver à tout prix ses petits protégés, et qui se sentait maintenant attaché à ces enfants par une affection quasi paternelle, entra rayonnant, la veille du départ, dans la tente qu’il avait fait dresser près de la sienne pour la sœur et le frère.

— Vous avez l’air bien heureux, monsieur le capitaine, dit Lucienne en l’apercevant.

— Oui, certes, mon enfant ; j’ai obtenu un résultat inespéré. Le général en chef m’autorise à vous emmener en France avec moi.

— Oh ! s’écria-t-elle, ne sachant pas au juste si elle rêvait ; oh ! est-ce vrai, est-ce possible ?

— Tout ce qu’il y a de plus exact. Es-tu content, petit Pierre ?

Le gamin ne répondit pas ; il était peu loquace, ce petit Pierre ; mais, s’approchant, il tendit simplement son front aux boucles brunes et Cardignac l’embrassa.

— Et vous aussi, Lucienne, je veux vous embrasser ; vous êtes maintenant ma grande fille, et vous allez voir si je vous mène auprès d’un bon grand-père et d’une bonne grand’maman.

Le lendemain, assis tous deux sur des peaux de mouton, installés dans une prolonge que traînaient des mulets du train, Lucienne et Pierre Bertigny voyaient le convoi d’escorte se dérouler dans un nuage de poussière : Constantine, avec la vision d’horreur qu’ils en emportaient, se noyait bientôt dans la brume bleue de l’horizon.

Ils étaient en route pour la France.

Et ce fut au cours du trajet de Constantine à Bougie un enchantement pour le petit Pierre.

En effet, son tempérament de petit diable élevé au grand air, l’inaction forcée, l’ennui d’être assis dans un fourgon lui pesaient ; mais son sauveur, son grand ami, le capitaine de spahis s’en était rendu compte, et ce fut assis devant l’officier, sur le paquetage de son grand cheval noir, que Pierrot fit la plus grande partie des étapes.

Vous pensez s’il était fier et content !…


Qui fut stupéfait, mes enfants ? Ce fut, je vous l’assure, le colonel Cardignac, lorsqu’il vit arriver son fils, capitaine, en compagnie de deux enfants.

— Me voilà, père ! s’était écrié Henri. Ne crois pas que je sois marié ; mais je suis tout de même père de famille.

Et après avoir entendu raconter l’histoire dans tous ses détails, la bonne maman Lise dit simplement :

— C’est bien, mon Henri ; tu es un brave cœur ; viens que je t’embrasse comme je t’aime.

Alors, dans un noble mouvement de fierté maternelle, elle étreignit longuement contre son cœur, ce grand officier, son fils !

— Oui, poursuivit-elle en souriant, c’est dans la logique même des choses : à une famille comme la nôtre — famille de soldats — il devait arriver des petits enfants apportés par la guerre… Viens, ma petite Lucienne, reprit-elle après un silence ; viens : tu es ma petite fille ! Quant au colonel, il considérait le petit Pierre qui semblait tout interloqué ; puis, se penchant, il l’attira à lui, entre ses genoux.

— Alors, tu t’appelles Pierre ?

— Oui, monsieur.

— Dis : « Oui, mon colonel. »

— Oui, mon colonel.

— C’est très bien !… Alors, maintenant, tu es mon petit garçon ?

L’enfant hésita ; il considérait avec attention la mâle figure à moustaches blanches qui lui souriait.

— Tu ne réponds pas !… Tu ne veux donc pas être mon petit garçon ?

— Si, dit enfin le bambin ; seulement si monsieur le capitaine Cardignac reste avec nous.

— Ah ! fichtre, tu l’aimes donc bien ?

— Oh !… oui.

— Mais ce que tu demandes n’est guère possible : il faut qu’il retourne à son régiment.

— Ah !… murmura l’enfant en tournant vers son sauveur un regard désolé.

— Oui, petit Pierre, c’est mon devoir, dit Henri ; mais, continua-t-il, je reviendrai souvent pour t’embrasser… Et puis écoute : mon papa à moi n’a plus de petit garçon puisque je suis obligé de retourner là-bas, aussi je veux que tu me remplaces auprès de lui. Tu ne peux pas me refuser cela, dis, Pierrot ?

— Si c’est comme cela, je veux bien, soupira le petit garçon. Mais vous me promettez de venir nous voir.

— Certes, il viendra, reprit le colonel, et, en l’attendant, je t’apprendrai à devenir un vrai soldat… comme lui.

— Ah ! oui ! oui !… Je veux bien !

Pierre prononça ces mots si sincèrement que le colonel sourit, l’enleva, le mit sur ses genoux et l’embrassa sur les deux joues.

La glace était rompue : les deux enfants avaient une famille.


Henri, sa mission remplie et son congé terminé, dut repartir. Il rejoignit non plus Constantine, mais Alger.

Le jeune capitaine était en effet chargé, par le ministre de la guerre, d’importantes dépêches pour le nouveau Gouverneur général, lequel n’était autre que le général Valée lui-même, qui, en récompense de la prise de Constantine, venait d’être élevé au maréchalat.

Notre ami se trouvait maintenu à l’état-major du Maréchal, pendant que son frère Jean restait, comme lieutenant, auprès de Bugeaud.

La situation militaire de Henri pouvait donc sembler enviable à tous ses camarades, car elle réalisait, pour un jeune officier, tous les avantages de la profession.


Henri retourna aux spahis.

Mais, avec le tempérament ardent de notre ami, cette vie manquait d’imprévu.

Certes il faisait bien campagne lorsque le gouverneur prenait part à une expédition ; mais il n’avait que rarement la chance de pouvoir aborder l’ennemi sabre au poing. De plus Henri brûlait d’exercer effectivement un commandement dans son nouveau grade de capitaine ; il désirait ardemment être à la tête d’un escadron. Les combats continuels auxquels assistaient ses camarades l’enfiévraient ; il en eût voulu sa part. Aussi s’en ouvrit-il au Maréchal qui l’aimait beaucoup, et qui, approuvant sa détermination, le replaça aux spahis, sous les ordres de son ancien chef, Yusuf.

Ce fut pour Henri une grande joie de reprendre ses ardentes chevauchées d’autrefois. Il prit part à la délivrance de Mazagran, au combat de Teni-Salmet, à l’attaque de Mouazïa, toujours heureux, jamais blessé !

Il avait, dans son escadron, un tout jeune engagé volontaire, fils d’officier supérieur. Ce jeune spahi qui commençait lui aussi, à vingt ans, une carrière de bravoure et de gloire, devait devenir un jour général de division et ministre de la guerre. Il avait nom du Barail.

Il vit toujours mes enfants, et il faut souhaiter qu’il vive longtemps encore pour donner aux jeunes comme vous, par le récit des hauts faits de sa génération, le feu sacré qui a fait grande notre France et la maintiendra telle, en dépit des envieux ou des sceptiques.


On atteignit ainsi le mois d’octobre 1839.

Le régiment, retour d’expédition, était rentré dans son casernement de Blidah, pour se refaire au milieu des bois d’oliviers et d’orangers.

Jean Cardignac, qui venait, lui aussi, de passer capitaine, profitant d’une mission à Alger, avait poussé jusqu’à Blidah pour faire voir à Henri sa double épaulette d’or. Les deux frères se trouvaient donc momentanément réunis, lorsque Henri reçut du colonel, leur père, une longue lettre, qu’ils ne purent lire sans une profonde émotion.

Après les détails longuement donnés sur la famille et les petits Bertigny, le colonel terminait ainsi : « Maintenant que vous savez, mes enfants, que nous sommes tous d’aplomb, je vais vous annoncer une grande nouvelle : Je pars pour Sainte-Hélène. Je vais une dernière fois, avant de mourir, saluer l’Empereur.

« Je sens bien quel va être votre étonnement, mes enfants, et je vais de suite vous expliquer la cause de ce voyage, que j’entreprends aujourd’hui, après l’avoir depuis bien longtemps, et bien souvent, projeté. Vous ignorez peut-être que des négociations ont été entreprises avec l’Angleterre, pour que le corps du Grand Homme nous soit rendu. Elles étaient en bonne voie, et déjà je revoyais en imagination Celui qui fut tout pour moi, reposant aux bords de la Seine, suivant son dernier vœu.

« Il n’en est rien : on me dit que le léopard britannique hésite et veut garder sa proie ; la déception est trop forte pour moi, et ce que je n’ai pu faire à Paris, je vais le faire à Sainte-Hélène.

« J’irai prier sur sa tombe !

« J’avais rêvé de suivre un convoi triomphal, dans mon ancien uniforme de la Garde impériale ; je songeais déjà à vous appeler auprès de moi, tous deux, pour ce grand jour. Ce bonheur m’est refusé, ou du moins il va tant tarder que je serai mort avant de l’avoir connu.

« Puisque l’Empereur ne peut venir à moi, je vais à Lui ! « Votre père qui vous aime,

« jean cardignac,
« Colonel au 1er grenadiers de la Garde impériale. »


Ce soir-là, au mess des officiers de Blidah, Henri parla à ses camarades du retour possible des cendres de l’Empereur, des hésitations britanniques, et du pénible voyage qu’entreprenait son père.

Un long frémissement passa sur toutes ces âmes de soldats.

Vingt ans s’étaient écoulés depuis que le Grand Homme était mort là-bas dans « l’exil étouffant », et son nom était écrit dans le cœur de tous ces braves gens qui, sur un autre continent, s’efforçaient de rendre à nos jeunes drapeaux un peu de cette gloire dont la vieille armée avait été si prodigue.

Allait-il enfin soulever la lourde pierre scellée sur son génie par la haine de l’Angleterre, et dormir dans sa patrie de son dernier sommeil ? Que de vœux furent formés, ce soir-là, pour le retour de sa dépouille auguste !

Émus et rêveurs, les officiers de Blidah regagnèrent le bordj[2]. À travers les jardins et dans la splendeur de la nuit bleue qui baignait le front des palmiers, sous la tiède caresse du vent de l’Atlas, Henri évoqua tout un vol de Victoires qui, les ailes éployées, portaient vers la France un colossal tombeau de granit !

  1. L’Algérie, de 1830 à 1840, par Camille Roussel.
  2. Redoute.