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Histoire d’une famille de soldats 3/1

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Delagrave (p. 1-22).


CHAPITRE PREMIER

un brave petit « mauvais sujet »


Le 30 octobre 1870, sur le coup de onze heures du matin, Jeannette Balourdin, digne et respectable personne de cinquante-cinq printemps, laquelle occupait chez M. Henri Cousturier, professeur d’histoire naturelle au lycée de Dijon, les multiples fonctions de cuisinière et de femme de charge, Jeannette Balourdin, disons-nous, éprouva une très vive émotion.

Oui, mes enfants ! Ce matin-là, Jeannette Balourdin était paisiblement installée dans sa cuisine, au rez-de-chaussée du petit pavillon que son maître occupait au no 14 de la rue Charrue, et la brave femme surveillait, avec une attention pleine de dignité, la cuisson d’une odorante « potée bourguignonne » destinée au déjeuner, lorsqu’un bruit, à la fois violent et assourdi, assez comparable à un roulement prolongé du tonnerre, éclata soudain, et déroula ses vibrations jusqu’à la cuisine, dont les vitres grelottèrent comme si elles eussent été fouettées par une fine giboulée de grésil.

Du coup, Jeannette, surprise dans sa quiétude, sursauta sur son tabouret ; elle arrondit le dos, rentra le cou dans les épaules, comme sous la crainte d’un choc, puis se redressa ensuite d’un mouvement lent et craintif. Mais une seconde détonation, plus violente que la première, éclata de nouveau, et, cette fois, la brave gouvernante poussa un cri : elle eut un nouveau sursaut nerveux, si nerveux même et si saccadé, que sa manche accrocha l’oreille de la marmite, la renversa à demi, et la potée bourguignonne, répandant ses bouillons sur les charbons, emplit instantanément la petite cuisine d’une envolée de cendres.

Cette catastrophe rappela Jeannette au sang-froid ; elle oublia momentanément le bruit d’orage, qui pourtant continuait par intervalles à faire frissonner l’air, et, tout en jetant au milieu de ses casseroles des exclamations apeurées, elle s’occupa de réparer le désastre.

— Eh là ! mon Dieu !… Eh là ! mon Dieu !… gémissait-elle, c’est pas Dieu possible ! C’est donc vrai que les v’là pour de vrai, les Prussiens du diable ! Ça serait donc vrai que voilà le canon !… Eh là ! Mon Dieu ! Bonne Sainte Vierge !… Qu’est-ce qu’on va devenir ?

Puis, la marmite remise d’aplomb, Jeannette Balourdin sortit de sa cuisine et se disposait à courir aux nouvelles chez la bonne du libraire d’en face, lorsqu’une des fenêtres s’ouvrit, au premier étage du pavillon, et une tête en émergea.

Cette tête appartenait à un gamin de quatorze ans, qui portait la tunique noire lisérée de rouge des lycéens de l’époque, et dont le visage irrégulier, mutin, était éclairé par deux yeux bruns, intelligents, mais volontaires, que, pour l’instant, une flamme rageuse traversait.

— Jeannette ! cria-t-il d’une voix impérieuse, Jeannette, ouvrez-moi ! Ouvrez-moi tout de suite !


Il gagna, en moins d’une minute, l’escalier extérieur.

— Ah ! mais non ! s’écria la bonne femme, en s’arrêtant au milieu de la cour ; occupez-vous de faire vos devoirs, Monsieur Paul ! Vous ouvrir ! Ah ! mais non ! C’est votre oncle qui vous a enfermé à clé, pour vous empêcher d’aller courir avec les soldats ! Et même il m’a bien défendu de vous.

— Je vous dis que je veux sortir… Là ! entendez-vous ! interrompit le petit lycéen, en tapant du poing sur la barre d’appui. Ouvrez-moi !

— Non, et non ! Monsieur Paul, puisque je vous dis que m’sieu Henri me l’a défendu.

— Ah ! c’est comme ça !… Eh bien ! je sortirai tout de même !…

Alors, à la grande épouvante de Jeannette, le gamin enjamba avec décision l’appui-coude ; il s’accrocha des doigts aux rinceaux du mur, et, collé à la muraille, glissant à petits pas, en équilibre sur la saillie de zinc qui régnait au-dessous des fenêtres, il gagna, en moins d’une minute, un escalier extérieur, aux poteaux enguirlandés de vigne vierge, par lequel on accédait au premier étage du pavillon.

Jeannette Balourdin, trop saisie pour trouver une phrase à émettre, s’était pourtant élancée les bras en croix ; elle s’était placée sur la première marche, avec l’intention évidente de barrer la route au fugitif.

Mais « Monsieur Paul » avait sans doute fait de fortes études en gymnastique, car, arrivé à la troisième marche, empoignant la rampe à deux mains, il sauta par dessus, d’un élan, retomba sur ses pieds dans la cour, ramassa vivement son képi ; puis, riant maintenant d’un franc rire, il poussa l’inconvenance jusqu’à faire, à l’adresse de l’impuissante Jeannette, ce geste qui consiste, après avoir appuyé le pouce sur l’extrémité de son nez, à agiter les quatre autres doigts, comme pour actionner les clés d’un piston fictif.

Satisfait alors, le gamin prit sa course, gagna la rue et disparut.

— Ah ! le Peu Mandrin !… Le Peu Mandrin ! s’écria Jeannette courroucée. Que va dire M’sieu Henri ?… Ah ! le Peu Mandrin !

Ceux de vous, mes enfants, qui ont vu le jour dans la bonne et vieille Bourgogne, savent ce que veut dire ce vocable : Peu Mandrin ! Ils pourraient, expliquer à leurs camarades que Mandrin fut un brigand célèbre, au siècle dernier, et que son renom lui a survécu dans ces régions ; aussi dans le langage populaire, applique-t-on encore aujourd’hui son nom comme une épithète malsonnante, à ceux qui commettent quelque méfait. Mandrin, en patois de Bourgogne, signifie « mauvais sujet ». Quant à ce mot Peu, c’est aussi du patois ; il veut dire indifféremment laid ou vilain. — Donc, en bon français, Peu Mandrin signifiait tout simplement : « Vilain mauvais sujet ! »

Était-ce seulement sous le coup de la colère que ce qualificatif avait échappé à Jeannette, ou bien le jeune lycéen le méritait-il réellement ?

Hélas ! Je dois vous avouer mes enfants, que c’est la deuxième hypothèse qui est la vraie, et reconnaître que ce n’était pas seulement à cause de sa présente fugue, mais bien à cause de sa conduite générale, que Paul Cousturier, le propre neveu du professeur, méritait d’être ainsi qualifié.

Pourtant, comme dans tout mauvais cas il existe des circonstances atténuantes, je me hâte d’ajouter qu’il en existait pour notre petit galopin.

S’il était mauvais sujet sur bien des points, il était du moins bon, loyal et brave. Certes, il faisait preuve d’une paresse inimaginable ; son caractère était emporté, batailleur, indiscipliné. La moindre contrainte le mettait en état de révolte et l’invitait, par esprit de contradiction, à la désobéissance ; mais il avait toujours la franchise instinctive de reconnaître les petits méfaits qu’il avait commis ; alors, sous les reproches de son oncle, il était pris de regrets, qui se résolvaient en bonnes paroles et promesses formelles de ne plus recommencer. Malheureusement cela ne durait pas. Sa nature expansive, avide de liberté, reprenait le dessus ; et, plantant là ses cahiers, ses livres, Paul, trompant toute surveillance, filait prestement et passait des journées entières à courir la prétentaine.

Personne mieux que lui n’était renseigné sur les arrivées et les départs des troupes. S’il ignorait ses leçons, si ses devoirs n’étaient pas faits, on peut dire au moins qu’il connaissait, par le menu, tous les événements militaires qui survenaient en ce moment dans la région dijonnaise.

— D’où viens-tu ? lui demandait sévèrement son oncle, en le voyant rentrer d’une escapade et crotté jusqu’à l’échine. D’où viens-tu encore ? Et où est ton problème d’algèbre.

— Mon oncle !… C’est que les mobiles de Saône-et-Loire sont arrivés et…

— C’est bien ! Tu seras privé de dessert et tu me copieras cinq cents fois cette phrase — et bien écrite, n’est-ce pas ? — « Je suis un polisson qui désobéis constamment. »

Mais le lendemain, le pensum n’était pas fait : Paul avait été, paraît-il, voir manœuvrer les « francs-tireurs du Doubs », ou bien il s’était rendu à la gare des marchandises, et se déclarait enchanté d’avoir appris comment se pratique un embarquement d’hommes et de chevaux.

Nouvelle semonce de l’oncle pour cette nouvelle algarade du neveu !… Et c’était ainsi tous les jours.

Ah ! mes enfants, ce n’était pas une sinécure, croyez-le, que les fonctions d’oncle vis-à-vis d’un pareil petit diable de neveu. Mais, je vous l’ai dit, l’enfant était bon, et, ma foi ! on l’aimait tout de même. Au fond, l’oncle Henri pardonnait à Paul, en raison même des circonstances qu’on traversait alors et qui développaient outre mesure la nervosité de l’enfant.

On était en effet en pleine guerre franco-allemande (vous le savez déjà du reste, ne fût-ce qu’en raison de la date par où débute cette histoire) et, si petits que vous soyez encore, vous n’êtes pas sans avoir bien souvent entendu vos parents parler avec tristesse de cette terrible période de notre histoire.

Oui, mes enfants ! c’est une date terrible que celle-ci : 1870 ; chiffre sanglant qui désigne une des plus affreuses guerres de l’histoire générale des peuples. Mais, bien que nous y ayons été vaincus, au moins nous pouvons toujours porter haut la tête ! Le drapeau français dut reculer, c’est vrai, devant le flot envahissant des armées prussiennes ; mais ce fut pas à pas, face à l’ennemi, comme il convient à un peuple de braves ! comme il sied aux descendants de Vercingétorix, de Du Guesclin, de Bayard, de La Tour d’Auvergne et des héros des grandes époques de la Révolution et de l’Empire.

Et puis ! Disons-le hautement, car c’est une vérité aujourd’hui reconnue par tous, si la défaite s’est abattue sur nous, ce n’est point la faute des soldats ni des officiers qui commandaient les troupes d’alors ! Non !… car ils furent dignes des combattants de Valmy, de Friedland et d’Iéna ; mais le haut commandement n’avait rien prévu : l’entourage de Napoléon III, le malheureux monarque d’alors, l’avait engagé avec une frivolité inouïe dans cette guerre effroyable, sans que rien eût été préparé.


Si vous vous reportez, mes enfants, au deuxième volume[1] de cette « Histoire d’une famille de soldats », vous devez vous rappeler les premières et sinistres phases de la campagne.

Une joie enfantine et injustifiée surexcite d’abord les cœurs à la nouvelle d’une simple escarmouche à Sarrebrück, escarmouche que l’opinion prend d’abord pour une décisive victoire ; puis, brutalement, c’est le réveil désenchanté des Français avec Wissembourg, Forbach, Frœschwiller, où, malgré les héroïques efforts de soldats merveilleux, nous sommes vaincus par manque d’organisation.

Ensuite c’est la magnifique armée du Rhin, comprenant la Garde impériale, bloquée dans Metz, grâce à la trahison de son chef, le Maréchal Bazaine, qui pourtant eut pu se dégager, car les batailles de Borny, de Bezonville, de Saint-Privat furent en réalité — les deux premières au moins — des succès, dont Bazaine « ne voulut pas profiter ».

C’est à cette phase douloureuse que s’arrête ce second volume : les « Filleuls de Napoléon ». Il se termine (vous ne l’avez pas oublié) sur une tristesse, car, vous avez vu votre ami Georges Cardignac, le petit-fils de Jean Tapin, pleurer son père, tué à Saint-Privat, et jurer, comme aux temps héroïques, de venger sa mort.

Vous allez voir du reste, mes enfants, par la suite de ce récit, que Georges tint scrupuleusement son serment, et se montra le digne héritier des vertus militaires de son grand-père, de son père et de son oncle. Quelques jours après Saint-Privat, en effet, Georges Cardignac recevait à Bazeilles le baptême du feu, et réussissait à s’évader de Sedan, accompagné de Pierre Bertigny que vous n’avez pas oublié non plus, n’est-ce pas, mes enfants ?

Sedan ! nom évocateur du pire désastre, car ce jour néfaste du 1er septembre 1870 vit tomber, malgré sa bravoure, la dernière armée française, que des ordres ineptes avaient contraint son chef héroïque, le Maréchal de Mac-Mahon, à entasser dans cette position désastreuse de Sedan.


1er septembre 1870 : hélas ! cette date marque la fin de la première période de la guerre ! À partir de ce jour, il n’existe plus en France d’armée proprement dite : j’entends par là, d’armée composée de soldats éprouvés.

Il va en surgir de nouvelles, c’est vrai ! Elles auront des qualités de bravoure innée, mais manqueront de cohésion, souvent de discipline, seront la plupart du temps mal commandées, et pourtant vous les verrez, quand même, prolonger la résistance avec honneur.

Après Sedan, les événements s’étaient précipités avec une rapidité inouïe.

Le 4 septembre, une révolution pacifique avait déclaré l’Empire déchu et proclamé la République ; un gouvernement de la Défense Nationale avait été installé, qui s’était immédiatement occupé d’organiser la défense de Paris.

Mais les armées prussiennes avançaient sans rencontrer de résistance sérieuse, et, le 20 septembre, Paris lui-même était investi.

Une partie du gouvernement de la Défense Nationale s’était transportée ailleurs ; l’un de ses membres, Gambetta, sortit de Paris en ballon et parvint à les rejoindre : son nom restera parmi les plus grands et les plus honorés, car il galvanisa le patriotisme des Français. Il fut l’âme et l’organisateur de la résistance à outrance, et faisant vibrer la France, au son de ses ardentes paroles, il fit jaillir de notre sol des armées — improvisées, il est vrai, et peu instruites — mais qui du moins sauvèrent l’honneur.

Les gardes mobiles, les gardes nationales mobilisées, composées de célibataires ou de veufs sans enfants, s’armèrent, s’équipèrent tant bien que mal et marchèrent à l’ennemi.

Une fièvre analogue à celle de 1792 au moment de « la Patrie en danger ! » passa sur le pays ; et, en quelques semaines, six cent mille hommes vinrent suppléer les armées disparues à Sedan ou bloquées dans Metz.

On les divisa en deux armées : l’armée de la Loire et l’armée des Vosges. Il faut y joindre l’armée de Paris qui défendait la capitale, et peu après l’armée du Nord qui s’organisa sous les ordres du général Faidherbe.

Du 20 septembre au 30 octobre 1870, l’armée de Paris livra les combats de Chevilly, de Bagneux, de la Malmaison et du Bourget. Dans le même laps de temps, l’armée de la Loire soutint, pour couvrir Orléans, le combat d’Artenay ; dans le même rayon d’opérations, je veux vous citer l’héroïque défense de Châteaudun qui eut lieu le 18 octobre 1870. Cette superbe résistance d’une ville ouverte, défendue seulement par les neuf cents francs-tireurs du commandant Lipowski et trois cents gardes nationaux, rendit les Allemands furieux ; en véritables sauvages, ils brûlèrent la ville en entier[2]. Quant à l’armée des Vosges, elle se repliait sur Besançon, tout en tenant tête à l’ennemi à la Bourgonce, à Rambervillers, à Bruyères, à Étuz, à Châtillon. Enfin — justement le 30 octobre — une partie de cette armée des Vosges allait prendre contact avec les Prussiens, sous les murs mêmes de Dijon.


Vous comprenez, maintenant, mes enfants, l’état de surexcitation du jeune Paul.

Depuis un mois, il vivait dans une sorte de fièvre, ne rêvait que combats, avec, dans le cœur, une haine féroce de petit Français contre les envahisseurs.

Son bonheur suprême consistait à causer avec les soldats de passage, à manier leur fusil, chassepot, remington, winchester, fusil à tabatière ou même simple fusil à piston de l’ancienne époque. On n’avait pas le choix en effet : le gouvernement avait dû acheter partout, en Angleterre, en Amérique, des armes de tous les modèles, et les arsenaux avaient été vidés à fond de leur vieux matériel…

L’oncle Henri, en tant que professeur au lycée, faisait seulement partie de « la garde nationale sédentaire » ; mais ce n’était pas lui qui maniait le plus souvent son vieux « flingot » de l’ancien temps : Paul s’en emparait pour faire l’exercice dans la cour, et cela faisait le désespoir de Jeannette.

En effet, le malin petit diable faisait mille mauvaises niches à la brave femme. Il s’amusait à la poursuivre à la baïonnette ou même à la mettre en joue, ce qui causait à la vieille gouvernante une terreur folle.

Je dois même ajouter que Paul, s’étant procuré des capsules, faillit faire mourir la pauvre femme de saisissement, en lâchant un jour son inoffensif coup de feu par la fenêtre de la cuisine.

En outre, en dehors de ses escapades buissonnières, le gamin s’était constitué chef de corps. Oui ! Paul commandait un régiment composé de deux fillettes, âgées respectivement de douze et huit ans, très mignonnes, ma foi, et qui répondaient aux noms d’Henriette et Lucie Ramblot.

C’étaient les deux filles d’un gros négociant en toiles qui habitait la maison voisine, et avec lequel l’oncle Henri était lié d’étroite amitié.

Je vous dirai même qu’Henriette et Lucie avaient pris très au sérieux leur rôle de militaires, et c’était amusant au possible de les voir exécuter, avec un sérieux imperturbable, les ordres de leur « colonel ».

Elles s’étaient même passionnées pour le métier des armes, et, si gamines fussent-elles, s’intéressaient aux nouvelles de la guerre, que Paul leur racontait journellement, avec force commentaires et détails.

C’est ainsi que l’avant-veille, 27 octobre 1870, elles avaient appris, tant du lycéen que de la conversation générale de leurs parents, que Metz avait capitulé !… et les trois enfants avaient pleuré à chaudes larmes.


Il s’amusait à mettre en joue la vieille gouvernante.

Puis le lendemain 28, on avait su que l’armée des Vosges se rapprochait de Dijon, que les Prussiens approchaient aussi !… Du coup, Paul n’avait pu tenir en place, et devant sa détermination bien affirmée de courir au-devant de l’ennemi, l’oncle, responsable de son neveu, n’avait pas hésité ! Il l’avait enfermé à clé, pour calmer son enthousiasme. Vous avez vu, mes enfants, que la précaution de l’oncle Henri avait été vainc devant le premier coup de canon.

Pour l’instant, notre camarade, après avoir enfilé au grand galop la rue du Bourg, venait de déboucher sur la place d’Armes.

Une grande confusion y régnait, des détachements de soldats de toutes armes s’y croisaient, s’y enchevêtraient, cherchant l’emplacement de leur compagnie, au milieu des cris et des observations des officiers. D’autres partaient isolément ou par petits groupes vers le bruit du canon, dont la note grave et vibrante dominait de temps en temps ce tumulte.

Individuellement, les gardes nationaux sans uniforme, mais coiffés du képi noir à bande rouge, s’élançaient dans la même direction, pendant que dans les rues, au loin, les tambours, battant le rappel, résonnaient lugubre.

À vous dire vrai, mes enfants, c’était de la confusion pure et simple : il n’y eut pas, à proprement parler, d’ordre général donné ; nulle direction ne coordonna ces divers et faibles éléments épars de l’armée des Vosges. Le seul ordre qui courut partout, comme une traînée de poudre, fut : « Marchons au canon ! »

Notez, mes enfants, qu’on n’avait pas ce jour-là, à Dijon, un « seul canon » à opposer aux trois batteries badoises qui, dès midi, avaient pris position près du village de Saint-Apollinaire et commençaient à tirer.

Du reste, on ne s’illusionnait pas ; on ne luttait pas pour vaincre : on savait très bien que le nombre était du côté de l’ennemi et que la défense était une noble folie ; mais c’est justement ce qui rend plus honorable et plus digne de votre admiration cette lutte d’une ville ouverte, contre du canon ! Et, ce jour-là, 30 octobre 1870, les défenseurs de Dijon furent superbes, puisqu’ils luttèrent « uniquement pour l’honneur !… »[3]

Paul avait vite pris son parti. Dans la foule des soldats, il avait de suite distingué des pantalons rouges, et, d’instinct, suivi une centaine de soldats d’infanterie de ligne — une demi-compagnie du 90e, — qui courait au pas gymnastique vers le faubourg Saint-Nicolas. Fiévreux, emporté comme en un rêve au milieu du tumulte, il arriva, pour ainsi dire sans s’en douter, sur le champ de bataille.

L’enfant ne s’appartenait plus en effet ; il était saisi d’un vertige qui annihilait en lui toute autre pensée que celle-ci : « Il faut courir toujours ! Aller toujours en avant !… » Dans quel but ? Pour se battre !… Comment ?… Il n’en savait rien !


Le vieux déboucla la giberne du mort.

Il obéissait simplement à une fatalité de sa nature combative, exaspérée par une exaltation patriotique.

Paul ne se ressaisit qu’en plein feu, lorsque, sur un ordre bref de leur lieutenant, les soldats se déployèrent en tirailleurs, à gauche de la route, dans un champ de luzerne.

Alors il s’arrêta, essoufflé ; et son cerveau bouillonnant se calma net, au bruit d’une fusillade nourrie, qui crépita sur sa droite, le long des murs du parc de Montmusard. C’étaient des chasseurs à pied, débris d’une compagnie du 6e bataillon, qui ouvraient le feu.

Les tirailleurs du 90e les imitèrent, et Paul, assourdi par le bruit des détonations, resta là, debout sur le bas côté de la route, en proie à un frémissement de tout son être !. Il regardait ! Ah oui, mes enfants ! je vous assure qu’il les ouvrait tout grands, ses deux yeux !

Et au bout de quelques secondes, une pensée lui vint, qu’il traduisit tout haut.

— Mais sur quoi tirent-ils ?… Je ne vois rien !…

— Patience ! mon petit ! Patience !. Tu vas les voir, et sans payer ta place encore !

À cette phrase, énoncée d’une voix tranquille, Paul tourna la tête, et l’enfant aperçut, tout près de lui, un sergent du 90e, aux longues moustaches rousses, à la manche chevronnée, qui, assis au rebord du fossé, le regardait d’un œil calme.

— Tiens ! les voilà !… continua le sergent.

Effectivement, à huit ou neuf cents mètres de là, les Prussiens, tapis dans un repli du terrain, venaient de se redresser pour marcher en avant !

Sur la ligne noire, des flocons bleutés de fumée s’envolèrent ; un sifflement strident déchira l’air et des balles ricochèrent sur le gazon. À cet instant, Paul sentit une poigne énergique lui saisir le bras gauche, l’attirer, le courber vers le sol, et il se trouva, sans trop savoir comment, couché dans le fossé.

— Gamin !… conclut le sergent : défile-toi ! Faudrait voir à ne pas te faire tuer, si c’est possible ! Ta maman ne serait pas contente ?… et j’opine que tu aurais mieux fait de rester à la maison !

— Ah ! si j’avais un chassepot ! soupira le petit lycéen.

Le sergent sourit :

— C’est bon ! C’est bon !. Pas ton affaire, çà ! Pour l’instant, reste là bien tranquille et fais comme je te dis.

Alors, le menton au ras du fossé, Paul resta pendant longtemps à vouloir « tout voir ».

Son regard avide parcourait alternativement la ligne française et la ligne allemande. Il éprouvait un commencement de violent mal de tête, sous le martellement répété des coups de feu. À ses côtés le sergent tirait, la fumée grisait le collégien, lui emplissait les poumons. Il s’étonna de voir le sous-officier cracher dans la culasse de son chassepot, après chaque coup, pour en lubrifier les parois encrassées par les gaz de la poudre ; mais ce qu’il admira le plus, ce fut le lieutenant, qui, tout debout derrière la ligne de ses hommes, fumait son cigare et restait aussi calme, aussi tranquille, que s’il eût été dans la cour de la caserne, à passer la revue de la garde montante.

Hypnotisé par l’atmosphère spéciale qui l’enveloppait, l’enfant ne pensait plus à rien ; il subissait seulement des impressions d’une violence extrême, qui lui faisaient passer le long des nerfs un frémissement continu.

Frisson de peur ? Non pas !

Paul n’avait pas peur, puisqu’il restait là, en plein combat, alors que rien ne l’y contraignait et qu’il eût pu, en se glissant dans le fond du fossé, revenir en arrière, dans la zone tranquille et rentrer chez lui. Non ! il n’avait pas peur, le petit Paul, et le frisson qui l’agitait provenait d’une toute autre cause : il vibrait ainsi parce qu’il éprouvait une émotion intense, et bien compréhensible, à se sentir en contact avec la mort qui passait ! Cela lui gonflait le cœur d’une bouffée d’orgueil.

Il avait lu et relu, avec enthousiasme, les aventures, de « Jean Tapin », et le souvenir du petit tambour de la 9e demi-brigade, se forçant à la Croix-aux-Bois, sous la semonce de Belle-Rose, à ne pas saluer les balles, l’avait hanté, dès le début de la fusillade. Paul n’avait pas bronché à leurs stridulations, à leurs froufrous inquiétants, et cette attitude n’avait pas été sans surprendre le vieux sergent.

Cela durait depuis une demi-heure.

Paul avait bien vu, de loin, tomber quelques hommes sur notre ligne. Plusieurs autres, blessés, s’étaient reportés en arrière ; mais il n’avait pas encore vu la mort faucher tout près de lui. Tout à coup, un ronflement formidable passa, secouant les branches et les feuilles séchées des arbres ; un craquement se produisit dans le mur du parc de Montmusard, puis un éboulis de pierres disloquées, une détonation effrayante, un jet de flamme, de la fumée, et dans le bourdonnement qui suivit, des cris et des plaintes !

Paul et le sergent lui-même s’étaient courbés sous le vent de l’obus. Ils se redressèrent.

Derrière la brèche du mur éventré, trois chasseurs à pied avaient été tués !… On les emportait.

Le gamin pâlit.

— Le « brutal »[4] qui s’en mêle !… Va falloir s’en aller ! murmura rageusement le sergent.

Effectivement l’ordre éclata :

— En retraite !…

— Et du calme ! cria le lieutenant.

Courbés, pour donner moins de prise au feu de l’ennemi, les tirailleurs du 90e se replièrent, et, par un à droite, vinrent se replacer à cent cinquante mètres en arrière, sur l’alignement du parc.

Paul avait suivi le sergent.

Il était temps du reste, car les artilleurs badois avaient repéré leur tir, un paquet d’obus troua la luzerne et la route, à l’emplacement qu’ils venaient de quitter.

Mais, quand même, la position était indéfendable, et, par mouvements successifs, on dut ensuite continuer la retraite, tout en tiraillant.

Paul maintenant ne frissonnait plus ; le fait d’avoir quitté son immobilité, de s’être mis en mouvement, l’avait transfiguré, et, maintenant, une colère le saisissait de voir qu’il fallait reculer.

— Ah murmura-t-il encore, si j’avais un fusil ! Oh ! si j’avais un chassepot !

Comme une réponse, une balle prussienne troua le front d’un soldat qui s’abattit.

— Tiens ! dit alors le sergent, de sa voix calme, si calme que c’était terrible en pareil moment, tu vois ! Il n’y a qu’à commander pour être servi. Prends son fusil !… Sais-tu t’en servir ?

— Oh ! oui.

Le vieux déboucla la giberne du mort et la tendit à l’enfant. Il ajouta :

— Et voilà des cartouches !

Mais le feu de l’artillerie allemande redoublait ; leurs tirailleurs, postés maintenant dans le parc évacué, nous prenaient à revers : il fallait se replier sur Dijon.


Soudain, le professeur s’affaissa.

Du reste, dans un emmêlement d’uniformes, tous les combattants refluaient vers la ville, sans débandade il est vrai, mais sans coordination.

Sauf les chasseurs, les lignards et quelques mobiles, tous, gardes nationaux ou francs-tireurs, agissaient individuellement et, tout en tiraillant, regagnaient le faubourg Saint-Nicolas et les vieux remparts du temps des ducs de Bourgogne.

Paul resta avec les soldats du 90e : il suivait le sergent comme son ombre. Au moment où ils abandonnaient l’abri du mur de Montmusard, ils se retrouvèrent en plein dans le champ de tir de l’ennemi.

On riposta, tout en reculant d’arbre en arbre, d’abri en abri, et c’est là que l’enfant tira son premier coup de feu.

Il ressentit, en pressant pour la première fois la détente de son arme, une impression aiguë, rapide comme un éclair : ce fut à la fois de la crainte, de la curiosité et aussi une angoisse indicible, en pensant qu’il tirait sur des hommes !

Mais son hésitation fut courte, et, réagissant par un violent effort de volonté, il appuya jusqu’au bout sur la détente et brûla sa première cartouche… en fermant les yeux !

Le choc de la crosse sur son épaule, la détonation qui lui résonna jusque dans le cœur, le flot d’acre fumée qui lui jaillit au visage en rouvrant le « tonnerre » de son chassepot, secouèrent le lycéen qui fut pris d’une véritable griserie ; et Paul se mit à tirer, à tirer, sans même entendre le sergent qui lui disait de temps à autre :

— Pas si vite, garçon !… pas si vite !… Tu te presses trop. Tu n’ajustes pas.

Cependant, comme on arrivait tout à fait à l’angle du mur, une troupe de gardes nationaux les rejoignit, et Paul eut un sursaut en s’entendant appeler par son nom.

Il se retourna et reconnut M. Cave, son professeur de physique au lycée.

Tout jeune encore, d’un visage doux et régulier, encadré de favoris noirs, M. Cave, qui cependant laissait à son logis ses deux petites filles, toutes petites, n’avait pas hésité à faire son devoir de soldat ; il avait pris son vieux fusil de garde national et s’était, comme tant d’autres, porté au-devant de l’ennemi.

— Malheureux enfant ! cria-t-il, que faites-vous ici ? Votre pauvre oncle est fou de douleur ! Rentrez vite !

Mais il prêchait dans le désert ; bien forte eût été la puissance qui eût obtenu ce résultat, du gamin emballé à fond.

— Ah ! mais non, s’écria-t-il ; non, monsieur Cave ! je me bats et je me battrai tant que j’aurai une cartouche !

Ce n’était pas du reste l’instant de faire des discours. M. Cave qui avait, lui aussi, des cartouches à tirer, n’insista pas, et l’on vit un instant le maître et l’élève tirailler côte à côte, quand soudain le professeur s’affaissa.

Une balle l’avait touché en pleine poitrine.

Paul ne s’en aperçut qu’au bout d’un instant. Il allait porter secours à M. Cave ; mais un obus arriva, puis un autre, et Paul, entraîné en arrière par le sergent, perdit de vue son malheureux professeur.

Il devait hélas ! en compagnie de son oncle, le ramasser le lendemain matin, contre le mur du parc de Montmusard… percé de sept coups de feu ![5]

Un quart d’heure plus tard, l’enfant était rentré sain et sauf à Dijon, et continuait à prendre part à la lutte opiniâtre qui se livra dans les faubourgs de la ville elle-même jusqu’à la nuit noire.

Une barricade faite de pavés, de meubles, de voitures renversées, de matelas avait été hâtivement construite rue Janin, contre le mur de la Recette générale.

C’est là, dans ce secteur, que Paul resta jusqu’au soir.

Quand la brume commença à envelopper les hommes et les choses, on put voir des maisons flamber, incendies allumés par les obus de l’ennemi, mais on tint quand même.

Ce fut une défense violente, exaspérée, que le drapeau blanc, hissé à la demande de l’Évêque de Dijon, sur le palais des Ducs, ne réussit pas à arrêter.

Seule, la nuit fit cesser le combat des deux côtés.

Or, vers six heures, quelques coups de feu isolés partaient encore, éclairant la rue de lueurs rapidement éteintes. Les Prussiens surtout tiraillaient encore, du haut de la terrasse de la Recette générale dont ils avaient réussi à s’emparer. Paul, exténué, brisé plus encore par l’excès de sa tension veuse que par la fatigue, venait de s’asseoir sur un tas de pavés, au coin des rues Saumaise et Janin.


Le franc-tireur n’était autre que son ami Georges Cardignac.
Une détente s’opérait en lui : il sentait une torpeur envahir ses membres et son cerveau, et, machinalement, sa pensée se reportait vers son oncle. Qu’allait-il dire en effet, le pauvre oncle Henri, en voyant arriver son coquin de neveu, tout noir de poudre, tout souillé de boue ? Douloureuse question qui évoquait dans l’esprit de Paul une semonce énergique, doublée d’une punition formidable ; et, ma foi, je dois dire qu’il s’apprêtait à recevoir l’une et l’autre avec la bravoure qu’il avait dépensée pour recevoir le baptême du feu, quand, devant lui, passa un franc-tireur des Vosges.

C’était un tout jeune homme, on pourrait presque dire un enfant, bien que dans la nuit envahissante, on ne pût distinguer ses traits.

Il se dirigea vers la rue Janin, et, l’arme en arrêt, il observa un instant ; il s’élançait pour franchir la rue, quand un coup de feu jaillit, et le jeune franc-tireur s’affaissa lentement, en poussant une légère plainte.

Paul s’était immédiatement précipité vers lui !

Lui saisir les mains, l’aider à se redresser, l’appuyer à son épaule et le ramener boitant vers l’angle protecteur de la rue Saumaise, tout cela fut l’affaire d’une minute.

Mais comme une équipe d’infirmiers, conduits par une sœur de Saint-Vincent de Paul, passait, le falot que tenait l’un d’eux éclaira les deux jeunes gens, et Paul poussa un cri de stupeur !

— Ah ! s’écria-t-il. C’est Georges ! Ah ! quel malheur !

Et son émotion fut telle qu’il faillit lâcher le blessé.

Tout pâle sous la douleur de sa blessure, celui-ci eut, lui aussi, en reconnaissant le lycéen, un sursaut qui lui arracha une plainte, et murmura :

— Oh !… par exemple !. c’est toi, mon Paul ?…

Le petit franc-tireur que soutenait notre galopin de lycéen n’était autre que « son ami » Georges Cardignac !

  1. Filleuls de Napoléon.
  2. Depuis, la ville de Châteaudun a reçu le droit de porter dans ses armes la croix de la Légion d’honneur, en récompense de son héroïsme.
  3. Comme je vous l’ai déjà dit pour Châteaudun, la ville de Dijon fut aussi décorée, plus tard, tant pour sa défense du 30 octobre 1870 que pour les batailles qui eurent lieu sous ses murs, les 21, 22 et 23 janvier 1871.
  4. Surnom donné par les soldats au canon.
  5. Historique : M. Cave, professeur au lycée de Dijon, tué à l’ennemi le 30 octobre 1870, fut inhumé au cimetière de Dijon, avec les honneurs militaires que lui rendit une compagnie du 2e grenadiers badois.