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Histoire d’une famille de soldats 3/12

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Delagrave (p. 359-379).


CHAPITRE XII

mauvais camarade


Quelques jours après la prise de Son-Tay, Georges Cardignac reçut enfin une lettre de M. Ramblot. On était au 20 décembre 1883. La lettre venait de Nice.

Partie de France depuis le mois de mars, elle avait cherché le « petit marsouin » au Sénégal, où ses amis le croyaient encore ; à Obock, où il était passé ; à Saigon, où il n’était plus, et elle arriva à Hanoï, noire de timbres à dates et inscriptions de toutes sortes.

De cette lettre ressortait d’abord une certitude pour Georges : c’est que le mariage dont le lieutenant Flandin lui avait parlé était un fait accompli, et que M. Ramblot lui-même en avait fait part au jeune officier dans une lettre qui ne lui était pas parvenue. Car, dans celle qui lui arrivait enfin, après tant de péripéties, M. Ramblot lui parlait de son gendre, le docteur Hermant, comme d’un homme dont il lui avait fait précédemment l’éloge, en lui annonçant son entrée dans sa famille.

Les officiers de marine et d’infanterie de marine sont d’ailleurs habitués, dès qu’ils s’éloignent de France, non seulement à ces retards prolongés dans l’arrivée de leurs courriers, mais encore à la perte de leurs lettres ; car le service de la poste, assuré en campagne par le personnel de la « Trésorerie aux armées », est obligé, pour faire parvenir le courrier dans certaines garnisons éloignées des colonies, de le confier à des auxiliaires indigènes, et Georges Cardignac s’étonna d’autant moins de la perte de cette lettre qu’il avait jadis longtemps attendue, que de Saïgon il avait été envoyé, pendant trois mois, dans la petite île de Poulo-Condor, pour y commander le détachement qui y surveille le dépôt de condamnés.

La lettre de M. Ramblot devait dater de cette époque, et Georges, en recevant confirmation d’une nouvelle à laquelle il avait essayé longtemps de ne pas croire, éprouva un violent serrement de cœur : il comprit alors que l’oubli n’avait pu encore se faire en lui, malgré les pérégrinations et les émotions de la vie de campagne.

Mais une autre nouvelle, apportée par cette même lettre, l’impressionna douloureusement, tout en lui donnant l’explication du silence de M. d’Anthonay à son égard ; silence qu’il ne s’expliquait pas davantage, car l’ancien magistrat lui avait montré une affection plus solide et plus profonde que celles qui naissent habituellement des rencontres de voyage.


« Notre généreux bienfaiteur, écrivait M. Ramblot, est au plus mal, et quand vous recevrez cette lettre, qui sait si nous n’aurons pas perdu cet homme au grand cœur, à qui nous devons tant. Il parle souvent de vous, mais il souffre horriblement et ne peut plus se livrer à la moindre occupation. Le professeur Delorme m’a dit qu’il ne pouvait être sauvé que par une opération, que sa faiblesse actuelle ne lui permettrait probablement pas de supporter.

« Dans tous les cas, il a prescrit à notre cher malade le climat du midi et c’est pourquoi nous sommes tous réunis à Nice, l’entourant de tous les soins que nécessite sa cruelle maladie.

« C’est pourquoi aussi je n’ai pu, à mon grand regret, aller présenter mes hommages à Madame votre mère, à Versailles, comme j’en avais l’intention ; lui dire tout le bien que je pense de vous et toute la gratitude que je vous dois.

« Qu’il est loin déjà le temps où j’ai eu l’honneur de la recevoir chez moi.

« J’espère bien cependant, un jour ou l’autre, accomplir ce que je considère comme un devoir, et lui présenter à nouveau mes deux grandes filles, qu’elle aura du mal à reconnaître, mais qui n’ont oublié, ni l’une ni l’autre, leur petit ami d’enfance, devenu le sauveur de leur père. »

Le soir même, Georges écrivit à sa mère en lui envoyant cette lettre. Il terminait ainsi la sienne :

« Vois-tu, ma chère mère, la Providence a bien fait les choses en éloignant de toi cette famille qui m’était devenue si chère. Il vaut mieux que nos relations avec elle ne se poursuivent pas, car, je le sens bien, je souffrirais trop, en retrouvant mariée celle dont l’image m’a bercé au Sénégal pendant mes sept mois de colonne et m’a suivi jusqu’ici. »


Georges, commandé de service, faisait une ronde.

Il n’eut pas le temps d’ailleurs de s’abandonner aux rêveries que tous ces souvenirs remuaient en lui ; car, après Son-Tay, le corps expéditionnaire dut prendre Bac-Ninh, puis Hong-Hoa et Tuyen-Quan.


Georges Cardignac prit part à plusieurs de ces opérations, et, dans l’une d’elles, il eut à débattre, avec sa conscience, la solution d’un problème que je vais vous exposer, mes enfants ; chacun de vous pourra, en s’interrogeant, savoir s’il eût agi comme notre ami Georges, et la suite vous dira si la solution adoptée par lui était bonne.

C’était quelques jours avant la prise de Tuyen-Quan. Georges Cardignac avait quitté les tirailleurs annamites et repris son peloton de marsouins, dans la compagnie du capitaine Bauclie. Il avait d’ailleurs trouvé ce peloton diminué de quinze hommes tués, blessés et quelques-uns « disparus ».

Le mot « disparu », dans cette guerre contre les barbares les plus cruels qui soient au monde, équivalait d’ailleurs au mot « tué » ; car on ne pouvait faire qu’une supposition au sujet des malheureux soldats qui s’étaient écartés de la colonne ou n’avaient pas reparu après un combat : c’est qu’ils avaient subi le sort abominable que les Chinois réservent à tous leurs prisonniers sans exception, sort dont l’aventure de Georges à la prise de Son-Tay vous a donné une lugubre idée.

Vous allez voir pourtant, mes enfants, que tous les disparus n’étaient pas prisonniers.

Un jour, après une longue marche dans la vallée de la rivière Claire, le camp français était installé au bord de l’eau. Commandé par le colonel Duchêne, il comprenait un bataillon de la légion étrangère et deux compagnies de tirailleurs algériens. En fait de marsouins, il ne comportait que le peloton de Cardignac ; mais ce peloton était réparti sur les canonnières, la Trombe, l’Éclair, le Yatagan et le Revolver qui escortaient la colonne le long de la rivière, en traînant derrière elles un long convoi de jonques chargées de vivres. Les marsouins, comme il arrive souvent aux colonies, y aidaient les équipages et assuraient, contre les pirates cachés dans les couverts de la rive, la sécurité du convoi. Le soir venu, ils descendaient à terre et campaient au bivouac, avec la colonne.

Ce jour-là, Georges, commandé de service, devait faire une ronde au petit jour pour s’assurer de la vigilance des sentinelles.

Il partit seul, son revolver en bandoulière : l’aurore pointait du côté des montagnes, et quand il eut terminé le tour complet de la ligne des sentinelles — car dans cette marche le bivouac, formé en carré, se gardait de tous les côtés, — le soleil allait paraître et ses premiers rayons se reflétaient dans l’eau rapide et peu profonde où la Trombe, à l’ancre, tenait la tête de la flottille.

Georges rentrait en suivant le bord de la rivière, l’œil aux aguets par habitude, lorsqu’il remarqua, à quelque distance, des roseaux animés d’un léger tremblement.

Or il n’y avait pas un souffle dans l’air, et d’autres roseaux, situés dans le voisinage de ceux-ci, ne remuaient pas.

Persuadé qu’un Pavillon-Noir était embusqué là, le corps caché dans l’eau, Georges avec un sang-froid que lui avait donné l’habitude de l’imprévu dans la vie coloniale, ne ralentit pas son pas, sembla porter ses regards dans une autre direction, et, dès qu’il fut près des roseaux suspects, dirigea sur eux le canon de son revolver.

Au même moment une tête en émergeait ; une tête qui n’avait rien d’annamite, mais qui offrait cependant cette particularité d’être rasée complètement.

Et quelle fut la surprise de Georges en entendant cette phrase à mi-voix et en bon français :

— Ne tirez pas, allez, mon lieutenant !

Puis l’homme à qui appartenait cette tête glabre et très pâle sortit du fleuve, couvert de vase, vêtu de loques dont la couleur avait disparu, pieds nus et sans armes.

Il fit deux pas dans la direction de l’officier, tendit les mains vers lui d’un air suppliant et tomba à genoux.

— Mon lieutenant, dit-il, ne me perdez pas, je vous en supplie !

Au comble de l’étonnement, Georges avait replacé son revolver dans son étui.

— Mais, fit-il, qui êtes-vous ?

— Vous ne me reconnaissez pas, mon lieutenant ; j’étais de votre peloton à Hanoï.

— De mon peloton ?… Vous êtes de l’infanterie de marine ?

— Oui, mon lieutenant.

— Déserteur alors ?

L’homme ne répondit rien et se cacha la tête dans ses mains.

Mais son silence parlait pour lui.

— Votre nom ? demanda sèchement l’officier, à qui cette figure, rendue méconnaissable par la disparition de la barbe et par la malpropreté, ne rappelait rien.

— François Rousseau, 9e escouade.


Ne me perdez pas, je vous en supplie.

Georges alors se souvint : il ne connaissait pas encore tous ses « marsouins », comme il avait connu ceux de la compagnie Cassaigne au Sénégal ; mais ce nom-là, il l’avait retenu, car c’était celui d’un des plus mauvais sujets de la compagnie. Rousseau s’était bien conduit pendant les trois premiers mois de son séjour au Corps, à Toulon ; puis, coup sur coup, il avait subi de nombreuses punitions pour rentrées tardives au quartier et mauvaise tenue ; ensuite, à Saïgon, pour indiscipline et réponses inconvenantes à ses gradés.

Si bien que son sergent-major, en le portant manquant à l’appel, à la suite d’un léger engagement à Haï-Dzuong, n’avait pu s’empêcher d’ajouter :

— Celui-là, ce n’est pas une perte !

Et voilà que, couronnant une vie d’indiscipline par la faute suprême, la désertion, au lieu de la racheter par une mort glorieuse, la mort à l’ennemi, Rousseau s’était enfui chez les Pavillons-Noirs.

Si la désertion est un crime, dans quelque circonstance qu’elle se produise, quel nom lui donner lorsqu’elle est effectuée dans de pareilles conditions ?

Quel rôle épouvantable avait dû jouer ce misérable chez les Chinois ; il avait dû être contraint, non seulement de tirer sur ses anciens camarades, mais encore de guider, de renseigner nos cruels ennemis, et de jouer parmi eux le rôle qu’y tenaient journellement les bandits anglais ou allemands, écume de ces deux nations, qui leur avaient offert leurs services.

Et d’ailleurs que faisait-il là, embusqué à dix mètres de la Trombe, à deux cents mètres à peine du camp ? Il ne pouvait qu’espionner, et, pour un être aussi abject, à la fois déserteur et espion, le poteau d’exécution n’était pas un châtiment assez infamant !

Toutes ces réflexions traversèrent rapidement l’esprit de Georges Cardignac pendant qu’il examinait le misérable, et leur conclusion se traduisit par cet ordre :

— Suivez-moi immédiatement.

Mais l’ancien « marsouin » ne bougea pas.

— Tuez-moi ici vous-même, mon lieutenant, dit-il d’une voix sourde ; mais auparavant, écoutez-moi. Je vais vous parler comme on doit parler à Dieu, au moment de comparaître devant lui, c’est-à-dire avec une absolue sincérité.

Étonné de trouver ce langage choisi dans une pareille bouche, Georges examina le déserteur avec plus d’attention. Son front haut respirait l’intelligence : il avait les traits réguliers et une aisance de maintien qui perçait même dans son attitude humiliée.

Autour d’eux, nul bruit ne troublait le lever de l’aurore ; plongé dans le sommeil, le camp se reposait des pénibles fatigues de la veille, car c’était jour de repos, et, sur la canonnière immobile, au milieu de l’eau miroitante, nul mouvement n’apparaissait.

— Parlez, dit l’officier.

Alors, d’une voix qui s’affermissait peu à peu, obligé de s’interrompre de distance en distance pour ne pas éclater en sanglots, le déserteur parla.

— Mon père, dit-il, était préfet ; je n’ai pas connu ma mère et peut-être le secret de ma lamentable destinée provient-il de ce que ses caresses et ses conseils m’ont manqué, car, très lancé dans la politique, mon père ne pouvait guère s’occuper de moi. Quand, après mon baccalauréat ès-sciences, il me vit refusé à Saint-Cyr, il se désintéressa complètement de ce que je pouvais devenir. Pour moi je n’avais qu’une affection au monde : une sœur que j’adorais et qui m’aimait, elle aussi, de tout son cœur. Pauvre Marthe, que va-t-elle devenir quand elle saura la vérité ?

Il s’arrêta un instant et reprit :

— Je m’engageai. On commençait à parler du Tonkin ; je me dis que j’aurais chance d’arriver plus vite à l’épaulette en faisant campagne, et, il y a un an, je débarquai à Saïgon.

Mais déjà à Toulon, j’avais fait la connaissance de celui qui allait être mon mauvais génie : un nommé Brochin qui, me voyant de l’argent, s’attacha à moi dès mon arrivée.

— Brochin ! s’exclama Georges Cardignac, mais j’ai ce nom-là dans mon peloton : c’est celui-là ?

— Ah ! fit le déserteur d’une voix sourde ; il est encore là !… avec vous !… Eh bien, oui, mon lieutenant, c’est lui qui m’a perdu sans se perdre lui-même, et qui, en ce moment, j’en suis sûr, porte très allègrement le poids du crime qu’il m’a suggéré ; et pourtant, autant que moi, je vous le jure, il mériterait d’être fusillé !

Il se tut de nouveau et, d’une voix sourde :

— Ah ! mon lieutenant, reprit-il, les mauvais camarades, quel mal ils font au jeune soldat qui arrive ! comme je comprends aujourd’hui ce que nous disait notre capitaine à l’arrivée : « Méfiez-vous des mauvais soldats ; choisissez bien vos camarades » ; nulle part ailleurs mieux que dans l’armée ne se vérifie le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. »

Il est bien inutile que je vous reparle de toutes mes fautes à la compagnie, mon lieutenant ; vous avez vu mon livret, il est tout noir. Chaque jour je descendais d’un cran plus bas, et, chaque jour, affolé par des punitions nouvelles, je m’affermissais dans des idées de rébellion ; déjà une fois Brochin m’avait parlé de désertion, me disant que les Chinois faisaient grand cas des Européens qui venaient à eux, qu’ils leur donnaient un grade et une forte solde. Je n’avais plus d’argent : mon père m’avait coupé les vivres à la suite d’une lettre que lui avait écrite le capitaine ; mais la première fois que Brochin me fit cette proposition, je la rejetai avec horreur ; j’étais un indiscipliné, un mauvais soldat, mais un infâme, non. Peu à peu cependant il fit pénétrer l’idée dans mon cerveau et, un jour que je m’étais mis sous le coup d’une punition grave, il revint à la charge :

— Tu vas encore tirer quinze jours de prison, me dit-il. À ta place, bien sûr que je ne les ferais pas !

J’étais dans un état d’exaltation indicible, et prenant de suite mon parti :

— Je veux bien filer, lui dis-je ; mais je ne veux pas partir tout seul.

— Qu’à cela ne tienne : je pars avec toi. Il y a longtemps que j’attends cette occasion-là ! J’en ai assez de ce gueux de métier.

Nous nous donnâmes rendez-vous près d’une pagode, à quelques lieues d’Hanoï. Pas un instant il ne m’était venu à l’esprit que Brochin songeât à se débarrasser de moi, soit parce que je n’avais plus d’argent, soit pour l’abominable plaisir de me déshonorer.

Un Annamite interprète, à qui j’avais fait part de mon projet, s’était engagé à nous conduire à Liu-Vinh-Phuoc. Justement, ce soir-là, les pirates attaquèrent notre poste d’Haï-Dzuong. Dans la confusion de l’action et au moment où ils s’enfuyaient, je pus m’échapper sans être remarqué. Brochin était près de moi : « Je te suis, me dit-il ; prends un peu d’avance. »

J’arrivai seul au rendez-vous ! j’attendis plusieurs heures. Brochin, satisfait de m’avoir perdu tout à fait, ne vint pas. J’hésitai longtemps ; mais l’Annamite, qui devait toucher une prime de Liu-Vinh-Phuoc insista, et seul j’arrivai au camp des Pavillons-Noirs.

Ah ! mon lieutenant, quel souvenir que celui-là ! Quelle honte, quelle honte m’accable quand je m’y reporte !

En ce point de son récit, le déserteur s’interrompit ; de grosses larmes coulaient le long de ses joues ; sa douleur était si sincère que le pli qui barrait le front de Georges Cardignac, depuis le début de ce récit, disparut.

— Il y a aujourd’hui sept mois que j’ai quitté la compagnie, mon lieutenant, reprit Rousseau, et je ne vous raconterai pas en détail tout ce que j’ai souffert. Laissez-moi seulement vous jurer, si toutefois ma parole peut encore trouver grâce à vos yeux, que jamais je n’ai tiré un coup de fusil sur mes anciens camarades. Dans les différentes actions auxquelles j’ai dû assister, je tirais en l’air quand j’étais obligé de faire feu, et j’ai prétexté l’ignorance pour n’être utilisé, ni aux ouvrages de fortifications, ni au service d’espionnage qui, chez les Chinois, tient une place considérable.

Au bout de trois mois de cette abominable existence, j’étais décidé à revenir au camp français, coûte que coûte ; mais, à ce moment, Liu-Vinh-Phuoc nous emmena du côté du Yunnam pour y recevoir, du gouvernement chinois, le grade de tu-tung[1]. Depuis quelques jours seulement nous avons repris contact avec les postes français. J’ai quitté le camp des Pavillons-Noirs à la nuit tombante, hier soir, car il est à peine à dix kilomètres d’ici, et, en suivant le cours de la rivière, je suis arrivé jusqu’à vous. Mais j’ai eu peur de tomber entre les mains d’une patrouille quelconque, de mes anciens camarades, peut-être… Je voulais ne me livrer qu’à un officier, et je me suis caché en attendant l’occasion… Jugez de ma joie en vous reconnaissant ; car je vous ai reconnu de suite, mon lieutenant ; un jour que j’avais été puni, vous m’avez pris à part et vous m’avez donné quelques conseils… J’y ai souvent pensé depuis. Ah ! si je vous avais écouté !…

Et un nouveau sanglot souleva la poitrine du malheureux.

Mais il se ressaisit vite et soudain son visage revêtit une expression de dureté qui contrastait étrangement avec son attendrissement précédent. Il se releva et s’avançant vers l’officier :

— Mon lieutenant, reprit-il, ma vie est finie ; je voudrais reprendre ma place parmi mes camarades que je ne le pourrais pas. Mourir à l’ennemi en bon Français, cela m’est désormais interdit ; mais je puis accomplir une œuvre méritoire et je vous conjure de me laisser faire. Là-bas, dans les tranchées chinoises, j’y songeais jour et nuit. Je ne veux pas qu’un autre soit perdu comme je l’ai été par le misérable qui m’a déshonoré à tout jamais. En me vengeant de lui, je vengerai tous ceux — car je ne suis pas le seul — dont il a empoisonné la vie et flétri le cœur… Ne me comprenez-vous pas ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ne craignez rien, mon lieutenant : si bas que je sois tombé, je ne suis pas un assassin ; mais le duel est permis dans l’armée, entre soldats qui ont échangé des injures ou des coups ; c’est le colonel qui l’autorise et quelquefois même il oblige à aller sur le terrain deux hommes qui se sont battus dans une chambre, pour ôter aux autres, par un exemple, l’envie de les imiter. Un duel entre Brochin et moi est cent fois justifié. S’il me tue, il me débarrassera d’une vie qui m’est odieuse ; si je le tue, je débarrasserai la compagnie d’un sujet dangereux. Après quoi je trouverai bien moyen d’aller me faire tuer moi-même par les Chinois un jour de bataille. Je vous demande en grâce d’autoriser ce duel.

— C’est donc pour vous venger que vous êtes revenu ? demanda Georges.

— Pour me venger, pour faire disparaître un être néfaste et dangereux, et aussi, si je le puis encore, pour me réhabiliter, oui, mon lieutenant, voilà pourquoi je suis revenu.

— Vous savez bien que je ne puis me prêter à ce que vous me demandez là.

— Oh ! mon lieutenant, pourquoi ? nous ne sommes pas en France ici ; et, à moins que Brochin ne soit devenu aujourd’hui un bon soldat…

— Non ; hier encore il a fait la route à l’arrière-garde, avec les hommes punis de cellule.

— Et un beau matin il désertera pour de bon, entraînant avec lui un autre malheureux comme moi. Oh ! mon lieutenant, laissez faire, je vous en supplie. Le duel sera loyal, je vous le jure : c’est la justice de Dieu d’autrefois, cela !

Pendant qu’il parlait, plusieurs faits graves dont on avait ignoré les auteurs revenaient en mémoire à Georges. Certes, il savait ce Brochin un mauvais sujet ; mais il ne le supposait pas capable d’actes aussi infamants que celui de pousser à la désertion de malheureux égarés. S’il avait commis ce crime, il était capable de tout.

Et l’officier se rappela qu’un jour, pendant que Brochin était en sentinelle, des mulets avaient été volés au convoi sans qu’il eût donné l’alarme. Était-il de connivence avec l’ennemi ? On pouvait tout supposer. Un autre jour, pendant qu’il était de planton chez l’officier payeur, la caisse, contenant le boni des compagnies, avait subi des tentatives d’effraction. Enfin il fréquentait beaucoup les Annamites, avait appris beaucoup de mots de leur langue, et, depuis quelque temps, dépensait pas mal d’argent.

Dès lors cet homme, qu’aucun fait précis n’avait dévoilé jusqu’alors, apparut à Georges comme un danger permanent dans cette colonne, enfoncée très avant dans un pays semé d’embûches, et la venue de ce déserteur-justicier lui sembla en quelque sorte providentielle.

D’autre part, la solution que proposait ce dernier était en dehors de toutes les règles connues. Partout ailleurs qu’en présence de l’ennemi, et dans les conditions spéciales où elle se présentait, le jeune officier l’eût écartée sans hésitation, car son devoir eût été tout tracé : livrer le déserteur à la justice militaire et signaler le misérable Brochin à ses chefs, afin qu’envoyé dans une compagnie de discipline, il fût hors d’état de nuire. Mais là, en plein pays ennemi, à la veille d’un combat, combien la situation était différente, et combien différente aussi la ligne de conduite que traçait au jeune officier, livré à lui-même, l’idée sacrée de justice !

Quand il releva la tête, son parti était pris. Il jeta les yeux autour de lui, et, montrant au déserteur, à trois cents mètres de là, une touffe de bambous sur le bord de la rivière Claire :

— Allez m’attendre là, dit-il, et ne vous montrez que quand je vous appellerai.

Puis, revenant au camp, il réveilla Pépin.

— Tu vas commander Brochin pour faire une ronde avec toi, lui dit-il.

— Brochin, cette fripouille, la seule canaille de la compagnie ! J’en aimerais mieux un autre, mon lieutenant, si ça vous est égal !

— Non, c’est celui-là qu’il me faut. Je te dirai tout à l’heure pourquoi.

Et, retournant à sa tente, l’officier y trouva le Russe qui l’attendait.

— Prends ton fusil, Mohiloff, lui dit-il ; nous allons faire une ronde du côté de la rivière avec Pépin et Brochin.

Le géant eut la même réflexion que le sergent.

— Brochin ! mais il est en prison, mon lieutenant ! Est-ce qu’il peut être commandé de service ?

— Je le fais commander exprès : tu verras pourquoi, et, en même temps, je te confie le soin de le surveiller. Aie l’œil sur lui, et s’il veut filer…

L’officier termina sa phrase par un geste énergique.

— J’ai compris, dit Mohiloff ; c’est un gaillard que j’étranglerais sans aucun scrupule, car i est capable de tout et tout le monde le déteste à la compagnie.


Alors, les tiges s’écartèrent et le déserteur parut.

Dix minutes après, les quatre hommes franchissaient la ligne des faisceaux ; Georges échangeait, cent mètres plus loin, le mot de ralliement avec une sentinelle et faisait signe à Mohiloff et à Brochin de rester quelques pas en arrière.

Ce dernier était de fort méchante humeur d’avoir été réveillé. C’était un homme au regard sournois, au front bas, à la démarche traînante, et quand il fut seul avec Mohiloff, il se répandit en invectives et en réflexions grossières.

Silencieux, le géant ne sourcilla point.

En avant d’eux, Georges Cardignac et le sergent Pépin causaient à voix basse.

À quelque distance de la touffe de bambous, l’officier s’arrêta :

— Brochin ! appela-t-il.

Lentement, le soldat s’approcha, l’œil mauvais.

— Donnez votre fusil au sergent et conservez votre baïonnette.

Des mots d’indiscipline montèrent aux lèvres de Brochin ; mais, sous le regard fixe et volontaire de son lieutenant, il obéit.

— Maintenant, suivez-moi !

Quand ils ne furent plus qu’à quelques pas des bambous, le sergent et Mohiloff suivant de près :

— Rousseau ! appela l’officier d’une voix forte.

Alors, les tiges s’écartèrent et le déserteur parut.

Au milieu de son visage hâve et creusé par la souffrance, son regard étincelait : il se fixa sur son ennemi et ne le quitta plus.

— Tu me reconnais, Brochin ? demanda-t-il d’une voix rauque.

Le soldat ne répondit point. Pétrifié par cette apparition, il semblait cloué au sol, regardant alternativement l’officier et son ancien camarade qu’il avait reconnu de suite…

Que lui voulait-on et pourquoi l’avait-on amené là ?

Sans doute, il était loin de s’attendre à ce qui allait suivre, car soudain ses traits se détendirent, et il ricana :

Eh ben !… de quoi ?… On s’est donc fait repincer, mon pauvre vieux ?…

Mais Georges avait hâte de dénouer cette atroce situation, et se plaçant entre les deux hommes :

— Brochin, dit-il, vous êtes un misérable ; c’est vous qui avez perdu ce malheureux, qui l’avez poussé à la désertion, qui en avez fait ce qu’il est : un Français déshonoré.

— Ah ! il vous a raconté cela, interrompit le soldat, en continuant à ricaner… Il en a une couche : eh bien ! et puis après ! Il n’avait qu’à ne pas m’écouter. Du moment que je ne « me suis pas tiré » avec lui, qu’est-ce que vous avez à vouloir me mêler à cette affaire-là ?

— Vous avouez donc que c’est sur vos conseils qu’il a déserté ! En agissant ainsi, vous lui avez volé l’honneur ; vous lui avez donc fait la plus sanglante des injures. Vous allez lui en rendre raison, ici même, tout de suite !…

— Ah ça ! fit le soldat en regardant autour de lui et quittant son air gouailleur, qu’est-ce qu’on me veut ce matin ?

— Mohiloff, ordonna Georges, donne ta baïonnette à Rousseau ; tu seras le témoin de Brochin. Ça ne te flatte guère, je le sais ; mais il faut que le combat soit loyal. Toi, Pépin, tu seras celui de Rousseau. Je me charge de la direction du combat. Brochin, ôtez votre vareuse, afin que les conditions soient égales, et préparez-vous.

Déjà, le déserteur avait tiré la baïonnette de son fourreau ; il fit un pas sur son adversaire.

Ce dernier avait enfin compris : il pâlit affreusement

— C’est un guet-apens ! bégaya-t-il.

— Êtes-vous prêt ? demanda l’officier.

Brochin continuait à regarder autour de lui, se disant sans doute que, s’il pouvait s’enfuir vers le camp, il échapperait à cette lutte avec un adversaire qu’il sentait implacable. Cette rencontre était en dehors de toute règle, et le colonel Duchêne, commandant de la colonne, ne permettrait pas qu’elle eût lieu.

Mais la poigne de Mohiloff, son témoin, s’abattit sur son épaule. Il sentit que toute tentative de ce genre était inutile et fit face à son adversaire, qui, les lèvres serrées, le bras agité d’un léger tremblement nerveux, attendait le signal.

— Les gens de votre espèce sont généralement lâches et vous ne faites pas exception, dit Georges. On fusille des malheureux qui n’ont pas fait le mal que vous avez fait. Encore une fois, êtes-vous prêt ?

— Oui, déclara Brochin sourdement.

Et décidé, puisqu’il ne pouvait faire autrement, à se défendre de son mieux, il se mit en garde.

Georges Cardignac saisit les pointes des deux baïonnettes, les réunit dans sa main droite, et d’une voix grave :

— Allez, dit-il.

Contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, ce fut Brochin qui attaqua. Son adversaire, après tout, n’était qu’un « bleu »[2], tandis que lui, était « de la classe »[3]. De plus, Rousseau, émacié par les souffrances qu’il avait dû endurer, ne devait pas être solide sur ses jambes. Si Brochin pouvait en avoir raison de suite, lui enfiler le bras ou le poignet, l’affaire prendrait fin forcément, comme il est d’usage, et il se tirerait à bon compte de ce mauvais pas.

Mais à peine avait-il fait sur l’arme de son adversaire un premier battement pour l’écarter de la ligne du corps, qu’un autre battement, sec et irrésistible, lui répondit, et la baïonnette, lui échappant des mains, sauta à dix pas.

Rousseau se précipita aussitôt, la saisit par la lame et la tendit à son adversaire.

Tous deux se remirent en garde : Brochin, plus prudent ; Rousseau, le fixant obstinément comme s’il eût voulu l’hypnotiser en faisant, avec une lenteur calculée, certaines passes préparatoires.

La situation était impressionnante au plus haut degré, car, visiblement, le déserteur voulait éviter les blessures insignifiantes qui terminent presque tous les duels sans rien résoudre, et ne voulait frapper qu’à coup sûr.

Tout à coup, il bondit, et dans un éclair, les trois témoins de cette scène dramatique virent la lame triangulaire disparaître tout entière dans la poitrine de Brochin.

Ils s’approchèrent, l’homme était déjà mort : le cœur avait été perforé.

Le déserteur jeta sa baïonnette : une large tache rouge zébrait son bras droit, mais il ne songeait guère à étancher le sang de cette blessure. Ses traits s’étaient détendus.

— Maintenant, mon lieutenant, dit-il, faites de moi ce que vous voudrez.

— Vous allez attendre ici, lui dit l’officier, les vêtements de toile que je vais vous faire envoyer ; puis à dix heures, lorsque les soldats d’infanterie


La lame avait pénétré dans la poitrine de Brochin.

de marine seront remontés à bord des canonnières et que personne ne pourra plus vous reconnaître dans le camp, vous suivrez Mohiloff qui vous amènera à moi. Je connais le commandant Dominé, il vous acceptera comme engagé dans son bataillon.

— Engagé ? répéta le déserteur avec une expression de stupeur indicible.

— Oui, engagé à la légion étrangère où on ne vous demandera ni votre nom, ni votre âge, ni même votre nationalité, à la légion où nul ne s’enquiert du passé d’un homme, si cet homme veut y accomplir fidèlement et courageusement son devoir de soldat.

— Oh ! mon lieutenant, mon lieutenant, je puis donc encore me réhabiliter, porter l’uniforme ; oh ! soyez béni !

Et, se précipitant aux genoux de l’officier, il lui saisit la main et l’appuya contre son front brûlant.

— Oui, vous le pouvez, dit l’officier ; mais Rousseau, porté « disparu », il y a sept mois, a dû être depuis signalé en France comme « tué à l’ennemi » ; pour sa famille, pour ses amis, il est donc mort noblement et ne doit plus revivre ; à partir d’aujourd’hui, vous vous nommez Erkmann, et vous êtes Alsacien.

— Merci, mon lieutenant, et soyez tranquille : Erkmann ira bientôt rejoindre Rousseau ; mais, du moins, Rousseau n’aura plus volé la mention qu’on a mise là-bas, en France, à côté de son nom : Tué à l’ennemi ! Vous verrez !

— C’est affaire avec votre conscience, dit l’officier.

Le lendemain, la marche fut reprise vers Tuyen-Quan, où la colonne allait entrer le jour même, et Georges, analysant les événements tragiques auxquels il avait présidé, ne se reprocha rien, car les décisions qu’il avait prises lui avaient été inspirées par l’amour de la justice et l’intérêt de sa patrie ; il avait servi la justice en permettant à un coupable repentant de s’amender et en châtiant un indigne ; il avait servi sa patrie en substituant un bon à un mauvais soldat

Certes, mes enfants, le combat singulier qu’il avait autorisé eût été un moyen condamnable en toute autre circonstance ; mais aux situations exceptionnelles, il faut des solutions exceptionnelles, et plus tard, lorsque Georges Cardignac raconta au commandant Dominé le drame sanglant qui avait préludé à l’engagement d’Erkmann dans son bataillon, cet officier supérieur, un bon juge s’il en fut en matière de devoir militaire, lui répondit : « J’aurais agi comme vous. »


Tuyen-Quan enlevé, le colonel Duchesne y laissa une garnison composée de deux compagnies de la légion étrangère et d’une compagnie de tirailleurs tonkinois, avec une trentaine d’artilleurs et huit sapeurs du génie, le tout sous les ordres du commandant Dominé, puis il ramena le reste de la colonne à Hanoï.

On était en mai 1884 ; battu partout, le gouvernement de Pékin venait d’acquérir la conviction que malgré ses canons Krupp, achetés aux Allemands, et les fusils se chargeant par la culasse cédés par les Anglais, il ne pouvait résister aux Français ; il demanda donc la paix, et les conventions en furent arrêtées par le fameux vice-roi Li-Hung-Chang et le capitaine de frégate aujourd’hui amiral Fournier.

Ce fut le traité de Tien-Tsin.

Mais il était à peine signé depuis un mois, que les Chinois avec leur duplicité habituelle faisaient tomber dans un guet-apens, à Bac-Lé, une colonne française commandée par le colonel Dugenne. Elle s’en tira avec de grosses pertes. Heureusement, un vaillant officier, le capitaine Laperrine qui commandait l’escadron des chasseurs d’Afrique, réussit au prix d’efforts surhumains à sauver les blessés. Il devait mourir quelques mois plus tard, à son retour en France, des fièvres contractées là-bas au milieu des marais. Avec plus de sang-froid de la part des dix mille Chinois qui avaient entouré la colonne Dugenne, elle eût été cernée et détruite. La trahison des Chinois remettait donc tout en question.

Comment d’ailleurs attendre de la loyauté, d’une nation qui pose dans ses règlements militaires les principes suivants :

« Si vous n’êtes pas cinq fois plus fort que l’ennemi, il faut le vaincre par la ruse ; semez la discorde dans son armée, débauchez ses officiers, envoyez de fausses dépêches à son général en chef et calomniez ce général devant ses inférieurs ; amollissez le courage des soldats par la volupté, ne ménagez ni offres, ni présents, ni caresses, et en même temps trompez tout le monde. — Une victoire ainsi obtenue vaut mieux que le triomphe par le fer. »

Ces règles, que rougirait d’appliquer toute autre nation, sont extraites d’un ouvrage militaire chinois devenu classique ; elles datent de plusieurs siècles, mais les récents événements de Chine ont prouvé qu’elles avaient gardé toute leur force aux yeux de ce peuple figé dans son immobilité et rebelle à tout progrès.


Le capitaine Laperrine réussit à sauver les blessés.

Il est bon d’ailleurs que vous sachiez, mes enfants, que dans cet immense empire de quatre cents millions d’habitants, plus vaste et plus peuplé que l’Europe, le métier des armes n’a jamais été en honneur : chez les Chinois, le lettré, l’homme qui manie

  1. Général.
  2. Jeune soldat de la dernière classe.
  3. C’est-à-dire était dans sa dernière année de service.