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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/04

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 96-124).


IV

1795-1796


La cour de Saint-Pétershourg. — Les favoris de Catherine. — Le comte Platon Zoubofr. — Correspondance du comte et de la comtesse. — Leur mariage cst reconnu par l’impératrice Catherine.



À peine arrivé à Pétersbourg le comte, conseillé par ses amis, entre autres le prince et la princesse Kourakin[1], se commanda ce qu’il appelle un uniforme de province, intiniment moins coûteux qu’un habit de cour.

L’étiquette de la cour de Catherine était sévère, et, avant de déposer une demande d’audience, il fallait avoir le costume de rigueur, même pour rendre visite aux hauts fonctionnaires.

Pendant que le comte attend ses habits, faisons connaissance avec les principaux personnages de la cour de Pétersbours, qui ne ressemble plus, en 1795, à celle de 1787 et 1789. Le temps a marché et les fantaisies de la czarine aussi ; la constance et la fermeté de ses desseins politiques forment un parfait contraste avec l’inconstance et la mobilité de ses actions privées.

Nous avons laissé Potemkin favori en titre ; mais, pendant l’absence du ministre d’État et durant les lenteurs du siège d’Ocsakoff, il fut remplacé dans le cœur de Catherine par le comte Momonoff, appelé familièrement dans sa correspondance « l’Habit rouge ». Le caractère de Momonoff était franc et assez absolu ; le prince de Ligne le vit au moment de ses débuts et raconte que le jeune favori avait de fréquentes discussions avec l’impératrice. Souvent le prince était pris pour arbitre, « elle était enchantée, dit-il, quand je lui donnais tort, ce que je ne manquais pas de faire[2] ». Au plus fort de sa faveur, Momonoff s’avisa de devenir éperdument amoureux de la jeune princesse Scherbatow, première demoiselle d’honneur ; il eut le courage de l’avouer et de demander sa main à Catherine elle-même. Stupéfaite de tant d’audace, mais trop fière pour exprimer le moindre regret, elle pressa au contraire le mariage de son amant, voulut qu’il fût célébré à la cour et envoya les époux à Moscou comblés de ses bienfaits.

Elle écrit à Grimm quelques jours après :


« 12 février 1790,


» L’élève de mademoiselle Cardel[3] ayant trouvé M. l’Habit rouge plus digne de pitié que de colère et excessivement puni, pour la vie, par la plus bête des passions (qui n’a pas mis les rieurs de son côté et l’a décrié comme un ingrat) a fait

finir au plus tôt et au contentement des intéressés cette farce-là. »


Malgré cette indifférence apparente, Catherine fut profondément blessée de l’infidélité éclatante de Momonoff ; son amour-propre souffrit plus que son cœur. La czarine avait alors soixante ans ; et quoiqu’elle pût, au dire des contemporains, en dissimuler aisément dix, il devait lui être difficile de se faire illusion sur les sentiments qu’elle inspirait. Le nouveau choix qu’elle fit, peu de temps après, prouve cependant que l’être le plus clairvoyant devient aveugle lorsqu’il s’agit de se juger lui-même.

On voit pour la première fois poindre la nouvelle étoile dans une lettre à Grimm écrite le 13 septembre 1790, c’est-à-dire sept mois après le mariage de Momonoff. « Voulez-vous savoir ce que le général Zouboff et moi faisions cet été au bruit du canon à Tzarskoë-Sélo, dans nos heures de loisir ? Eh bien, voilà notre secret livré : nous traduisions en russe un tome de Plutarque. Cela nous a rendus heureux et tranquilles au milieu du brouhaha général. Il lisait outre cela Polybe. »

Nous nous permettrons de douter un peu que le temps de Catherine fût absorbé en entier par la traduction de Plutarque, même en y ajoutant la lecture de Polybe. Mais ce n’est point notre affaire, occupons-nous plutôt du nouveau favori. Platon Zouboff était fils d’un gouverneur de province fort intrigant et peu délicat sur le choix des moyens pour faire fortune ; on l’accusait d’avoir touché de fortes sommes pour la conclusion des affaires ou des marchés qui dépendaient de ses fonctions. Quoi qu’il en soit, il plaça ses fils dans l’armée après leur avoir fait donner une excellente éducation ; le second d’entre eux, Platon, fut nommé lieutenant aux gardes. À son entrée au régiment il se fit remarquer des dames de la cour par sa charmante figure, sa tournure noble et ses manières élégantes. Elles en parlèrent souvent devant l’impératrice, c’était précisément après le mariage de Momonoff. Catherine donna l’ordre de lui présenter le jeune lieutenant, et le lendemain de la présentation Zouboff occupait l’appartement des favoris et dînait en tête à tête avec Catherine[4].

Il reçut peu après le titre de comte ; et, par un avancement plus rapide que sur le champ de bataille, les années lui furent comptées triples : en avril 1790 il était général.

D’un esprit liant et poli, parlant bien français, Platon Zouboff était d’une taille moyenne et souple ; son front haut et spirituel, ses beaux yeux et ses traits réguliers en faisaient un cavalier accompli. À l’époque où nous sommes, c’était un empereur autocrate, voulant tout faire et se mêler de tout. Catherine lui abandonna volontiers tout ce qui concernait l’intérieur ; mais elle resta maîtresse souveraine de la politique étrangère[5].

Dans la société particulière de l’impératrice, on remarquait la comtesse Branicka et mademoiselle Protasoff, MM. de Cobentzel et de Nassau, la princesse Radziwill, tante d’Hélène. Ce cercle particulier et favori se rassemblait au palais, deux ou trois fois la semaine, sous le nom du « Petit hermitage ». On y était souvent masqué, il y régnait la plus grande privauté ; on dansait, jouait des proverbes composés souvent par l’impératrice, et des jeux d’esprit qui ressemblaient parfois à des jeux de pages.

En dehors de ces réunions intimes, Catherine déployait à sa cour un luxe inouï, et exigeait de tous ceux qui la composaient une dépense souvent disproportionnée avec leur état.

« L’impératrice, dit le prince de Ligne, avait tout le bon, c’est-à-dire tout le faste de Louis XIV. Sa magnificence, ses fêtes, ses pensions, ses achats lui ressemblaient. Elle tenait mieux sa cour parce qu’elle n’avait rien de théâtral, ni d’exagéré. Mais le mélange militaire et asiatique que présentait le riche costume de plus de trente nations différentes était imposant. »

Voilà le milieu dans lequel le comte allait avoir à démêler les intrigues, les fils cachés, les ressorts invisibles, et dans lequel il fallait figurer honorablement.


LETTRE DU COMTE VINCENT
À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Enfin me voilà habillé et nous avons commencé nos visites avec Kourakin, j’en ai fait au trente parmi lesquelles nous avons été reçus dans six ou sept maisons. Tous ces jours-ci j’ai dîiné chez moi et n’ai pas soupé du tout ; mais aujourd’hui les Kourakin ont donné un petit souper pour me présenter à leur société. Je ne me suis point mis à table, mais j’y ai fait la connaissance de M. de Markoff, ministre des affaires étrangères, subordonné comme tout le reste au comte Zouboff ; il m’a promis de lui parler pour m’obtenir audience. Kourakin m’a conseillé de m’ouvrir à Markoff, et j’ai suivi son conseil ; il m’a promis qu’il ferait son possible. Il y avait aussi la fameuse princesse Doztozewski, à qui Potemkin avait fait la cour et dont Cobentzel est toujours amoureux fou ; j’ai refait connaissance avec lui, et lui ai remis la lettre de la princesse Lubomirska.

» Il était une heure après minuit hier quand je t’ai écrit, ma chère Hélène ; je n’en pouvais plus de fatigue et de sommeil, et j’ai oublié de te dire que ta merveilleuse madame Lebrun a été du souper chez les Kourakin. Cette femme, d’environ quarante-cinq ans, qui se donne des tons insoutenables, se fait payer une tête 700 roubles, deux mains 3 000, et le reste à proportion ; et parce que les jours sont courts, elle demande un temps infini ; j’y ai donc renoncé pour-cette fois-ci.

» Du reste, j’ai vu les portraits des archiduchesses qui sont, à mon avis, fort peu ressemblants. »


« Ce samedi 5 décembre, après minait.


» Ce matin, à dix heures et demie, je suis allé trouver mon aimable mentor ; de là nous nous rendîmes à la cour, il était près de midi, l’impératrice était à la messe, elle repassa bientôt par la salle où se tiennent les ministres étrangers, et ce fut là le moment où le Grand-Chambellan m’a présenté ; j’ai été prévenu qu’il fallait faire une génuflexion et baiser la main, je me suis donc conformé à l’usage. Elle m’a parlé avec bonté, et m’a demandé si je venais de Niemirow, comment j’avais trouvé les chemins ; mais ce qui m’a étonné davantage, c’est qu’étant rentrée un instant après dans une autre salle où il faut avoir ses entrées pour la suivre, elle conta à Poniatowski[6], en personne instruite, toute mon histoire, sans aigreur, sans critique, et avec un air de honté, car Poniatowski me le conta un instant après. Il faut te dire, ma chère Hélène, que c’est une chose très rare que l’impératrice parle à quelqu’un à la première présentation, et plusieurs personnes m’en ont fait compliment comme d’une distinction particulière ; effectivement il y avait plusieurs personnes de vue présentées avec moi, et j’ai été le seul heureux.

» Bonne nuit, cher ange, je n’en puis plus. »


« Lundi, ce 7 décembre.


» C’était aujourd’hui la fête de saint Georges. Après la messe, l’impératrice se retira un moment et ressortit bientôt pour dîner avec les chevaliers de cet ordre militaire, qui n’a pas de costume particulier. Le repas se fait dans une salle neuve, ouverte pour la première fois ; on y a travaillé depuis dix ans, elle est en marbre du pays richement orné, d’une architecture simple et imposante et d’une richesse extraor- dinaire ; elle a coûté des sommes immenses. À cause du jour de l’ouverture, l’impératrice l’a nommée salle de Saint-Georges. La table était en équerre, et il y avait plus de cent chevaliers de toutes les classes et de tous les rangs. Il est d’usage que les ministres étrangers se placent debout dans l’intérieur de l’équerre, vis-à-vis de l’impératrice, et pour ne pas les masquer, il y a toujours trois ou quatre places vides ; trois minutes après le repas commencé, l’impératrice salue les ministres et ils s’en vont. Mon digne ami, qui cherche à tirer parti de tout, me plaça au milieu, derrière les ministres, de manière qu’à leur retraite je me suis trouvé en avant des spectateurs, pouvant à mon aise voir la souveraine et tout examiner ; vers le milieu du repas, l’impératrice me fit demander, par le grand maréchal, comment je trouvais la salle ; j’ai répondu que je ne doutais pas de la trouver superbe si j’avais le temps de m’en occuper dans le moment ; la réponse rendue m’attira un mouvement de tête plein de bonté, et cette faveur publique et distinguée étonna et m’attira des compliments de tout le monde. Kourakin me mena chez le grand-duc Alexandre et la duchesse Élisabeth ; ils m’ont reçu comme ils reçoivent tout le monde, mais avec une bonté particulière ; le duc retira sa main que selon l’usage je voulais baiser, et me fit l’honneur de m’embrasser ; de là, nous passâmes chez le grand-duc Constantin, même cérémonie ; après quoi nous allâmes au bal de la cour qui s’est donné aujourd’hui dans la nouvelle salle. L’impératrice, cette fois, est restée plus d’une demi-heure, elle ne parla en homme qu’à l’ambassadeur, à Wilford[7], et s’approcha après de Polignac, auprès duquel j’étais ; elle causa une dizaine de minutes et me fit la faveur de m’adresser plusieurs fois la parole. »


« Vendredi, ce 11 décembre au soir,


» Quelle joie, mon aimable Hélène ! en rentrant on vient de me rendre ta lettre de Werki ; tu penses donc encore à moi, ma chère Hélène ? tu m’aimes, tu me le dis. Oh ! que tu es bonne, que tu es aimable, mon Hélène ! Oh ! comme je t’aime. Mon Dieu ! tu sais si je t’adresse d’autres vœux, si je connais un autre bonheur que celui d’être aimé d’elle.

» C’est aujourd’hui la Saint-André, fête du grand ordre de ce pays. Je suis allé à la cour, vers midi ; il y eut procession de chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, avec quelques différences de goût et de couleur. Après le service, il y eut un dîner publié dans la même salle et avec le même cérémonial ; mais quatorze convives seulement, parmi lesquels était le comte Zouboff que j’ai aperçu pour la première fois. Il n’est pas grand, mais bien fait ; sa physionomie intéressante annonce la douceur et la bonté, et enfin la confiance. J’étais placé au même endroit, mais je n’eus pas le bonheur de l’autre jour. Après la cérémonie, je me suis retiré. »


« Décembre 1795.


» On attend Souwaroff au premier jour, et on lui prépare de grands honneurs[8]. On parie de guerre, mais c’est apparemment contre les Turcs ou les Perses, car la cour d’Autriche et celle de Prusse viennent d’envoyer ici la ratification du traité du partage de la Pologne, et notre pauvre ex-monarque la renonciation au trône de Pologne, qu’il s’est enfin décidé à signer[9].


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« J’ai commencé par aller à la cour, où Markoff m’avait donné rendez-vous pour me fixer l’heure, effectivement il me dit de dîner de bonne heure ; et de l’aller trouver chez la princesse Galitzin où il dînait, et que nous irions ensemble chez Zouboff.

» Tout cela s’exécuta, et il me présenta au comte avant six heures. Sa physionomie ne m’avait pas trompé, j’ai été reçu avec politesse, prévenance et cordialité.

» Malheureusement il y avait grand cercle où l’on ne pouvait pas parler ouvertement ; il paraît faire grand cas du prince Repnin, car, après avoir lu sa lettre, il s’est approché à plusieurs reprises de moi. Il me dit entre autres : « Je suis fâché que vous ne puissiez pas rester quelque temps avec nous, mais je tâcherai de vous satisfaire encore avant votre départ sur l’objet dont me parle le prince Repnin. » Il nous salua bientôt après et se retira.

» Tout le monde me dit que j’ai été le seul Polonais qu’il ait reçu si bien. »


Pendant que le comte menait si lentement sa négociation, Hélène s’installa tout à fait à Mohilew. Elle y trouva quelques ressources de société qui charmèrent un peu sa solitude. L’archevêque, ancien ami de l’évêque de Wilna, la comtesse Branicka et une ou deux familles polonaises, formèrent un petit cercle autour d’elle qui parvint à la distraire de ses tristes pensées. Elle reçut aussi la visite du comte Valentin Esterhazy[10] qui se rendait à Pétersbourg pour affaires ; dès le lendemain de cette visite, elle la raconta à son mari :


« Ce lundi 8 février.


» Figure-toi mon étonnement de voir entrer chez moi le comte Esterhazy ce matin, il repart ce soir et veut bien se charger de ma lettre. Il est notre voisin en Ukraine. Je l’ai trouvé enchanté de Tuka, comme il aurait pu l’être de Chantilly. C’est un homme d’un heureux caractère, sa société est sûre et je serais bien aise que nous le voyions souvent.

» Esterhazy m’assure que l’on dit en Ukraine que tu as manqué de parole à la Grande-Chambellane.

» Voilà comme on donne un tour faux à cette affaire ; nous passons pour des traîtres, pendant que c’est elle qui a voulu nous tromper. Mais que faire ? Enfin je t’exhorte à revenir s’il n’y a rien à faire, quitte à retourner, s’il le faut, plus tard.

» J’ai peint à Esterhazy le bonheur dont nous jouissions à Kowalowka.

» Il y a bientôt un mois que tu ne m’as écrit, je suis d’une inquiétude inexprimable. »

J’ai moins souffert pour mes enfants en les mettant au monde que je ne souffre pour leur donner une existence civile. Mon existence est un supplice !… »

Il faut ajouter au chagrin que la séparation causait à la comtesse l’inquiétude qu’elle éprouvait pour la santé de ses enfants.

Les postes marchaient mal au cœur de l’hiver, et, dans ces pays perdus, elle restait souvent quinze jours sans nouvelles ; elle exprima ses angoisses à son amie la princesse Lubomirska, qui se résolut à faire un petit voyage à Kowalowka pour voir les enfants et en donner des nouvelles à leur mère.


LA PRINCESSE LUBOMIRSKA
À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Kowalowka, le 23 décembre 1795.


» Je suis venue, ma chère amie, pour voir, pour embrasser vos enfants, pour coucher avec eux ; vous imaginez bien le plaisir que j’éprouve de revoir ces lieux où je vous ai retrouvée et où, après une si longue séparation, je vous ai retrouvée avec la même amitié que si nous ne nous étions pas quittées ; cette réunion si douce me sera à jamais présente. Je suis donc établie chez vous, à la même table où nous prenions le thé : Alexis occupe le milieu de la chambre avec ses joujoux et deux de ses ménines ; madame Lépine est vis-à-vis de moi à me faire les honneurs d’Alexis, votre maréchal de l’autre côté à me demander mes ordres. Saint-Charles fait mon lit, toute la maison est en l’air pour me fêter, tandis que l’Ébène, plus noir que son nom, fait le gros dos sur mes genoux. Dans tout cela, s’il n’est pas encore question de Vincent, c’est qu’il dort. J’avais, une heure avant mon arrivée, envoyé pour qu’on retardât le coucher d’Alexis, au cas que le mauvais chemin me retardât moi-même. Alexis, lorsqu’on lui eut dit que j’allais venir ; a sauté de joie, et, lorsqu’il me vit, il accourut à moi les bras ouverts. Ma chère amie, il est charmant, il a prodigieusement grandi, il est gai, il se porte bien, mais il est toujours un peu blême ; c’est l’effet de son régime, j’en suis persuadée ; nous causerons là-dessus. Je l’ai embrassé avec une tendresse extrême d’abord pour lui, et puis pour sa frappante ressemblance avec vous. J’ai été partout ; la bibliothèque est achevée, le salon est fort avancé, il n’y a que les meubles qui y manquent ; les glaces sont placées, cette pièce est bien belle. Je verrai Vincent demain, je n’ai pas vu la Grise, elle est allée faire la libertine sous quelque gouttière.

» J’ai fait la connaissance du comte Esterhazy que j’ai trouvé très aimable, il a une grande simplicité. Est-ce art, est-ce naturel ? mais l’effet en est bien agréable.

» Je vous ai priée, dans une de mes lettres, de m’apporter une peau de cerf ; voyez si cela ne vous donne pas d’embarras, mon cœur. Vincent se porte bien, Alexis a demandé qu’on l’éveillât pour me voir encore le matin, même à trois heures, disait-il : en vérité, il est charmant !

» Voilà ce que je gagne par l’absence de votre mnari, c’est que j’emporte impunément le bâton de cire d’Espagne qu’on m’a donné pour fermer cette lettre qui, au reste, est bien mal écrite ; je l’ai commencée hier au soir, et je n’y vois pas.

» Adieu, je vous quitte, et Kowalowka, et la vue de cette belle Arcadie à regret ; je vais retrouver mon détestable Ocrevelna ; mais j’espère vous voir bientôt et cette espérance est un dédommagement.

» Écoutez, mon cœur, madame Lépine est un trésor. Adieu, mon chat ! »


Cette lettre tranquillisa un peu la comtesse qui reçut également, peu de temps après, celles de son mari contenant le récit de sa première entrevue avec Platon Zouboff. Les détails qu’il donnait firent renaître un peu d’espoir dans le cœur de la pauvre Hélène qui se morfondait en regrets inutiles dans son trou de Mohilew.


LE COMTE VINGENT À LA COMTESSE HMÉLÈNE


« Mardi 15 décembre 1795, Pétersbourg, au soir.


» J’ai été ce matin chez le comte Zouboff, il m’a reçu, il m’a parlé avec beaucoup d’honnêteté, et m’a dit de lui présenter ma demande sous la forme d’une lettre. Tu juges bien, ma chère Hélène, que je ne perdis pas un moment ; je rentrai chez moi, il était près de deux heures, je ne dînai pas. J’ai écrit avec la chaleur qu’un sujet aussi cher m’inspirait, et, ayant fini ma lettre, j’en ai tiré copie que je t’enverrai.

» À cinq heures j’étais déjà dans l’antichambre du comte ; il ne recevait pas ; mais j’ai remis ma lettre à un aide de camp de ma connaissance, car il me l’avait ordonné ajnsi en cas qu’il ne füt pas visible… »


« Le lendemain, mercredi.


» Le comte Zouboff m’a reçu aujourd’hui avec son honnêteté accoutumée, mais il me dit que la fête et les affaires l’ont empêché de conférer avec Sa Majesté de mon affaire ; mais qu’il ferait son possible de me faire savoir une réponse au plus tôt.

» Le cœur serré par la douleur, il a bien fallu encore remercier et se résigner. Je commence à soupçonner qu’il y a des entraves, et de la Mycielska et peut-être du côté des de Ligne, car j’ai eu vent qu’il y a eu une lettre du vieux prince de Ligne à l’impératrice. Mais, tant mieux, tout pourra s’aplanir d’un même coup, je ne perds ni courage, ni espérance… »


Nous allons voir que le comte ne se trompait pas ; il est même surprenant que sachant l’intimité existant entre l’impératrice et le comte de Ligne, n’ignorant point leur correspondance régulière, il ne se soit pas douté plus tôt qu’il pourrait bien surgir de ce côté-là quelque obstacle à ses projets. Nous avons vu la lettre écrite par le prince au moment du séquestre. L’impèratrice en avait reçu une seconde peu de jours après l’arrivée du comte à Pétersbourg, dans laquelle le prince usa d’une grande modération à l’égard d’Hélène : il ne lui convenait pas, vis-à-vis de sa petite-fille Sidonie, de trop accentuer un blâme sur sa mère ; cependant il qualifie sincèrement et justement l’abandon dans lequel elle avait laissé son enfant.


« Je prends la liberté de remercier Votre Majesté des ordres qu’elle a donnés en Lithuanie, pour empêcher une mauvaise mère de déshériter une fille, dont elle n’a pas demandé une seule fois des nouvelles, après l’avoir quittée âgée de quatorze mois. Cette enfant est petite-nièce d’une victime de l’insurrection de Varsovie, et fille d’une victime de la guerre, qui avait l’honneur de porter à son cou le bel ordre de Saint-Georges. Elle est plus intéressante qu’une espèce de mari fort intéressé, qui veut, à une petite pension près, la priver d’une fortune considérable. Tout cela me rappelle les plus tristes souvenirs… »


L’impératrice, après cette lettre, fut bien résolue à défendre les droits de Sidonie, et elle s’informa également à Varsovie de la valeur des griefs de la Grande-Chambellane,

Les deux objets de la pétition du comte étaient ceux-ci : 1o obtenir de l’impératrice qu’elle signât leur ancien contrat de mariage, ce qui le rendait valable ; 2o confirmer la légitimation des enfants.

Deux jours après l’audience dont nous venons de parler, Zouboff fit mander le comte et lui dit qu’il était sans exemple que l’impératrice se mélât d’un contrat de mariage ou d’un acte de légitimation, mais qu’elle voulait bien confirmer de sa signature une espèce de disposition testamentaire où le comte et Hélène laisseraient leurs biens et leurs noms à leurs enfants. Cet acte, enregistré au Sénat, ferait loi et remplirait leur but. « Quant aux questions de mariage et de divorce, les cours ecclésiastiques sont là pour en juger », dit Zouboff en terminant[11].

Le comte, à moitié satisfait, remercia cependant et se mit en devoir de préparer l’acte en question. Mais il écrit à Hélène : — « Mon soupçon d’intrigue augmente, car il est évident que me mettant dans le cas d’avoir besoin de ta signature dans un acte de cette importance, on veut évidemment temporiser. »

Le comte prépara l’acte demandé, et dès le lendemain se rendit chez Zouboff. Il écrit le soir à Hélène :


« Ce matin il ne recevait pas, j’ai été chez lui à cinq heures du soir, il m’a reçu avec familiarité et honnêteté. Comme ce n’est que le matin qu’on lui parle d’affaires, je n’ai pas voulu entamer la mienne, mais il commença lui-même :

» — Eh bien, avez-vous pris des mesures pour votre affaire ?

» — Non seulement pris des mesures, mais je l’ai en partie rédigée selon vos vues, monsieur le comte, et l’ordre de Sa Majesté, et je lui rends l’acte.

» — Mais il me semble que le concours de madame la comtesse était nécessaire.

» — Non, monsieur le comte, car je suis possesseur et donataire universel.

» Ayant rêvé un instant : Il faut donc, dit-il, joindre ici la copie de la donation.

» — La voilà, monsieur le comte, copiée et traduite.

» — Fort bien, vous aurez une réponse positive le plus tôt que je pourrai… »


L’impératrice avait chargé Zouboff de s’informer adroitement si Hélène s’était en effet dépouillée de tous ses biens en faveur de son mari. Quand elle en eut acquis la certitude, elle chercha à remédier de son mieux au tort que cette donation causait à Sidonie et à l’injustice des procédés du comte vis-à-vis de son fils François. Dès leur première entrevue, Zouboff aborda la question.


LE COMTE VINGENT À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Hélas ! ma chère Hélène, tout ce que j’ai soupçonné s’est trouvé vrai.

» — Votre projet est bien fait, me dit-il, mais la comtesse a une fille et le prince de Ligne a écrit à l’impératrice, il est juste de pourvoir à son sort.

» — Rien de plus juste, monsieur le comte, mais il est juste aussi qu’elle soit remise entre les mains de sa mère, et qu’elle ne se marie que de son consentement, et sous cette condition je lui ferai le sort que vous jugerez à propos de fixer vous-même.

» — II suffira de lui faire le sort que les lois de Russie ont fixé pour les filles. Quant à votre condition, elle est juste et raisonnable, mais je doute que les Ligne y consentent. J’en parlerai à l’impératrice.

» Après une petite pause :

» — Ce n’est pas tout, dit le comte, je suis en correspondance réglée avec le prince Repnin ; il m’a envoyé la lettre de votre première femme, née Mycielska, il m’a envoyé aussi votre réplique qui m’a paru très insuffisante. Elle a encore écrit en droiture à l’impératrice, elle lui a fait répondre qu’elle ne se mêlait pas de procès et encore moins de procès ecclésiastiques et qu’il y avait des cours de justice établies pour cela. Mais vous avez eu un fils d’elle, et il faut lui assurer un sort digne de son nom.

» — Cela est déjà fait, monsieur le comte.

» — Mais de quelle manière ?

» Je l’expliquai.

» — Eh bien, il faudra en faire mention dans votre écrit et cela suffira pour rassurer sa mère.

» — Je vous supplie, monsieur le comte, de me dire avec franchise et loyauté si ces nouvelles difficultés ne changeront point l’intention de la souveraine de nous accorder sa grâce et sa protection.

» — Non, je vous donne ma parole qu’elle confirmera l’acte en question ; mais il faut que je lui rende votre réponse, et en vous faisant part de sa volonté je vous ferai donner une formule selon laquelle vous dresserez votre écrit ; et aussitôt confirmé, il sera enregistré au Sénat.

» Voilà, ma chère Hélène, le fidèle compte rendu de mon audience d’aujourd’hui… »


Huit jours après, nouvelle entrevue :


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« — Sa Majesté a trouvé vos raisons bonnes, me dit hier le comte ; mais en cas que les Ligne refusent de rendre la princesse Sidonie, il faudra stipuler une pension alimentaire en outre de la part que vous lui assurez. — Eh bien ! monsieur le comte, vous n’avez qu’à la fixer et j’obéirai : sera-ce assez de quatre, cinq, six mille roubles ? — Oui, six, c’est assez.

» Et se tournant du côté de son secrétaire, M. Garboski : — Yous donnerez au comte Potocki la formule nécessaire aussitôt qu’il aura ajouté les articles convenus… Je repris les papiers et courus chez Kourakin, je fis mes additions, nous refondimes l’acte et il eut la bonté de le mettre lui-même en russe. On copiera toute la nuit, et demain je les porterai au secrétaire… »

La cause était enfin gagnée, au prix des quelques sacrifices d’argent exigés par l’impératrice en faveur de Sidonie et de François. Ce succès dépassait les espérances du comte, qui manda bien vite cet important événement à Hélène.

Mais trois semaines s’écoulèrent de nouveau sans qu’elle reçût ses lettres, et malgré l’expérience qu’elle avait acquise de ces retards perpétuels, elle ne pouvait s’empêcher de s’en alarmer. Il faut convenir que la vie isolée qu’elle menait à Mohilew, sans distraction, ni ressource de société quelconque, était bien faite pour augmenter ses ennuis. Une inquiétude venait encore s’ajouter à son chagrin. Elle connaissait la jalousie du comte, et certaines phrases de ses lettres pouvaient lui donner à penser qu’il était fort préoccupé de ses voyages à Mohilew. Il lui avait désigné Horwol comme séjour, sachant que là elle ne pourrait voir personne. Mohilew servait au contraire de passage pour se rendre à Pétersbourg. Hélène v avait vu la comtesse Branicka, la famille de l’archevêque, le comte Esterhazy : tout cela suffisait pour éveiller les susceptibilités du comte et ses instincts jaloux. Enfin les lettres arrivèrent et le Grand-Chambellan, voyant l’impossibilité de terminer la légalisation de l’acte lui-même, à cause des retards sans cesse renaissants, se résolut à quitter Pétersbourg en y laissant deux secrétaires chargés de ses pleins pouvoirs. Il les plaça sous la direction du prince Kourakin et annonça enfin son retour à Hélène. Celle-ci avait deviné juste, au point de vue des soupçons de son mari ; il arriva huit jours avant l’époque annoncée, afin de la surprendre et de découvrir si elle lui cachait quelque chose. Hélène, transportée de joie en le voyant, se jeta dans ses bras, mais il l’arrêta court en lui demandant avec unc émotion de colère l’explication de son séjour à Mohilew et le compte rendu fidèle de ses actions depuis quatre mois. Après deux heures de violente querelle, elle parvint cependant à se justifier et ils partirent ensemble fort tendrement réconciliés.

Ils passèrent quelques jours à Wilna, pour se mettre au courant des affaires de la succession de l’évêque. On l’évaluait à seize millions, dont il fallait retrancher six millions hypothéqués sur les biens de Lithuanie, plus une part faite à Sidonie. Le comte avait renoncé à régler la question des séquestres pendant son séjour à Pétersbourg, ne pouvant mener les deux choses de front ; mais l’argent touchait peu la comtesse.

Ils rentrèrent enfin à Kowalowka, soulagés des cruels soucis qui pesaient sur leur cœur depuis si longtemps ; et Hélène, embrassant ses enfants avec des larmes de joie, s’écria gaiement :

— Vous voilà de vrais Potocki, ce n’est pas sans peine !

  1. Le prince Alexandre Kourakin devint ministre et vice-chancelier de l’empire en 1796. Il fut ambassadeur à Paris de 1808 à 1812. C’était un esprit sage et distingué, sa correspondance offre un grand intérêt politique (1752-1815).
  2. Le prince de Ligne avait soigneusement dressé Ja liste des amants de l’impératrice : « Je les ai presque tous connus, dit-il ; le premier est un Soltikoff, le second, roi de Pologne (Joseph Poniatowski), le troisième Orloff, le quatrième Baziliskoff, le cinquième Potemkin, le sixième Zabalowski, le septième Zoritsch, le huitième Korsakoff, le neuvième Lanskoï, le dixième Jermoloff, le onzième Mamonoff et le douzième Zouboff. Ils sont aides de camp, ne se donnent point d’air vis-à-vis d’elle, et très peu ou point longtemps vis-à-vis des autres. Il n’y a pas la plus petite inconvenance, ni même de prédilection marquée en public. »
  3. Madémoiselle Cardel était le nom de son institutrice, elle en parle souvent dans ses lettres.
  4. Voici les titres de Platon Zouboff : comte, prince d’Allemagne, général en chef, grand maître de l’artillerie, gouverneur général de la Nouvelle-Russie, commandant les chevaliers gardes, etc.
  5. On prétend que Potemkin répondit à un envoyé de Catherine qui venait s’informer de sa santé : « Dites à Sa Majesté que je ne me porterai pas bien, tant que les dent qui me font mal ne seront pas arrachées. » En russe Zouboff est le génitif pluriel de zoub, dent. Le prince Zouboff signifie donc le « prince des Dents ».
  6. Le prince Joseph Poniatowski, dont nous avons vu la brillante conduite à Sabacz, où il servait l’Empereur d’Autriche en qualité d’aide de camp ; il fut blessé, les Turcs le visant particulièrement, parce qu’ils l’avaient pris pour l’Empereur à cause de la similitude de leurs uniformes. Il alteignit le grade de maréchal français sous Napoléon et fut tué le 19 octobre 1813 en traversant l’Elster. Son cheval se cabra et Poniatowski disparut dans le fleuve.
  7. Ambassadeur d’Angleterre.
  8. Souvaroff reparaissait pour la première fois à Pétersbourg depuis la prise de Varsovie.
  9. Il avaît signé cette renonciation le 25 novembre, à Grodna.
  10. Le comte Esterhazy était alors ambassadeur officieux de Louis XVIII à Pétersbourg. Il avait fait partie avant la Révolution du cercle intime de Marie-Antoinette ; le prince de Ligne en parle souvent comme d’un homme aimable et distingué. Il mourut en 1805.
  11. Dans le royaume de Pologne les ecclésiastiques étaient tous des hommes libres ; ils avaient même des cours de justice où l’on jugeait certaines affaires d’après le droit canon. Le nonce du pape en avait une aussi qui était la cour suprême ecclésiastique du royaume. Dansles cas de divorces, de disputes pour les mariages et autres affaires de ce genre, on s’adressait à la cour de Rome qui, vu la fréquence extrême des divorces en Pologne ; en tirait des sommes considérables. (Ferrand, Démembrement de la Pologne)