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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/11

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 295-319).


XI

1806-1807


Hélène à Paris, — Le retour des émigrés. — L’Abbaye-aux-Bois. — La princesse de Monaco ; sa tanté, madame de Gramont. — Une demande en mariage. — La Grande-Chambellane.



La comtesse Potocka avait quitté Paris en 1786 étant alors princesse de Ligne ; elle y rentrait vingt ans après ; mais la Révolution, cette commotion terrible qui ébranla le monde, avait creusé, entre l’ancien et le nouveau régime, un abîme qu’un siècle ne devait pas suffire à combler. C’est peut-être au moment de l’arrivée d’Hélène que l’on commençait à s’en rendre compte.

Les excès de la Terreur, le chaos du Directoire, les guerres du Consulat n’avaient pas laissé le temps de réfléchir, il faut du calme pour penser et comparer. La majeure partie de l’ancienne société française avait été dispersée ; on voyait depuis peu rentrer les émigrés ; ce n’est guère qu’en 1806 que ceux qui n’avaient pas de position auprès des princes revinrent en France, et c’est alors seulement qu’on put compter les vides faits par l’échafaud, la maladie ou l’exil[1].

Dès le lendemain de son arrivée, le premier soin d’Hélène fut de visiter Paris. Elle sortit le matin seule et à pied. Quoique les traces de la Révolution fussent en partie effacées, il en restait assez pour qu’on pût juger de ses excès. Les mots hôtel et palais étaient remplacés par : « Maison ci-devant Bourbon, maison ci-devant Conti, etc. » Dans les rues on avait substitué aux noms des saints ceux des patriotes ou des philosophes à la mode. Les voitures de place n’étaient autres que les carrosses confisqués des ci-devants. Les petites boutiques de libraires des quais, qui existaient déjà, étaient remplies de livres richement reliés portant sur le plat le blason des plus anciennes familles ; on voyait également étalés, à la devanture des brocanteurs, de superbes portraits volés dans les hôtels parliculiers[2].

On devine qu’Hélène dirigea d’abord ses pas vers le séjour où s’était écoulée son enfance et dont elle gardait un si doux souvénir ; mais, hélas ! l’Abbaye-aux-Bois était fermée, les religieuses dispersées, l’abbesse morte ; la vieille mère prieure seule habitait encore dans le voisinage, et occupait une misérable chambre rue de Sèvres, avec une sœur converse qui n’avait pas voulu la quitter. La chapelle extérieure cependant était ouverte et rendue au culte public. La comtesse y entra prier quelques instants, puis obtint du concierge de la laisser pénétrer dans les jardins de l’abbaye. Une vive émotion s’empara d’elle en revoyant les grands cloitres qui abritaient leurs jeux les jours de pluie, les bosquets où elle conspirait avec Choiseul et Morlemart, le préau où reposait « sa chère bienfaitrice ». Elle s’y promena longtemps, puis émue par tous ces souvenirs, elle partit après avoir pris l’adresse de la mère prieure, et revint à pied jusqu’à la place Vendôme, passant lentement dans les rues désertes et silencieuses. La moitié des hôtels étaient fermés, d’autres transformés en maisons de location avec des boutiques installées dans les rez-de-chaussée ; les armoiries enlevées au-dessus des portes cochères et remplacées par des inscriptions révolutionnaires. Dans d’autres hôtels les portiers n’avaient pas quitté leur poste et l’on pouvait entrevoir, par la petite porte ouverte, la vaste cour dans laquelle se succédaient autrefois les brillants équipages. Maintenant l’herbe croissait entre les pavés et envahissait jusqu’au perron.

Hélène eut le cœur si serré en rentrant de sa promenade, qu’elle ne put s’empêcher de pleurer en la racontant à son mari.

Mais elle avait hâte de revoir ses-amis. Les fidèles Badens avaient fait prévenir ceux qui étaient réinstallés à Paris, et la comtesse vit bientôt accourir la duchesse de Choiseul, madame de Rougé (mademoiselle de Mortemart), madame de Spinola (Antoinette de Lévis), la charmante marquise de Coigny (mademoiselle de Conflans) devenue « bonapartiste endiablée », madame de Narbonne (mademoiselle de la Roche-Aymon), fille de la marquise qui avait fait un si beau bruit au couvent, une nuit de carnaval, enfin le marquis et la marquise de Boufflers (madame de Sabran) et son fils, le comte Elzéar, qui jouaient jadis avec Hélène le Mariage de Figaro à Bel-Œil.

Que d’émotions en se retrouvant, que de changements survenus pendant ces vingt années ! Les joues roses sont pâlies, les beaux cheveux noirs ou blonds sont devenus blancs ! Mais le bonheur de se revoir est si grand qu’on oublie tout ; les questions pleuvent, on a peine à y répondre. Et que de lugubres réponses !

Hélène savait bien le triste sort de toutes celles qui manquaient à l’appel ; mais quelque déchirants que fussent les détails, elle voulut les connaître ; c’est de la bouche même de la duchesse de Choiseul qu’elle apprit ceux de la mort de sa sœur, la pauvre petite Stainville, qu’elle protégeait si noblement au couvent contre les dédains de sa famille. Mademoiselle de Stainville avait épousé le prince Joseph de Monaco ; elle émigra avec lui et ses enfants. Rentrée à Paris sous un déguisement pour tâcher de sauver une partie de la fortune de ses filles, elle fut arrêtée deux fois, et deux fois parvint à s’évader. Mais, trahie par un domestique, on découvrit sa retraite, et le 7 thermidor elle parut devant le tribunal révolutionnaire. Une heure avant d’être appelée, un émissaire secret vint lui conseiller de se déclarer grosse afin de gagner du temps. Elle refusa de racheter sa vie par un mensonge déshonorant, car les événements l’avaient séparée de son mari depuis près d’un an. Le lendemain matin, 8 thermidor, elle fut condamnée. Au moment de monter sur la fatale charrette, elle demanda au geôlier des ciseaux pour couper quelques boucles de ses beaux cheveux blonds destinées à ses enfants, il refusa. Alors, brisant avec vivacité un carreau de vitre, elle hacha ses cheveux avec un morceau de verre, les remit à une de ses compagnes pour les faire parvenir à ses enfants ; puis, plaçant d’une main ferme un peu de rouge sur ses joues : « Je ne veux pas, dit-elle, que l’échafaud puisse me faire pâlir. » Vingt-quatre heures plus tard arrivait le 9 thermidor, elle était sauvée si elle eût consenti au mensonge qu’on lui demandait.

Hélène n’avait point oublié les bontés dont les duchesses de Gramont et du Châtelet l’avaient comblée dans son enfance ; c’est encore madame de Choiseul qui lui dit l’héroïque attitude de madame de Gramont, sa tante, devant le terrible tribunal. La duchesse ne songea pas un instant à se défendre ; elle ne s’occupa que de madame du Châtelet à laquelle elle avait donné le funeste conseil de rentrer en France, elle répondit à ses juges : « Je ne veux pas me défendre. Je ne cherche point d’excuse, mais cet ange qui est auprès de moi n’a pris aucune part aux affaires politiques, sa vie et son caractère suffisent à la justifier, condamnez-moi et laissez la vivre. — N’as-tu pas envoyé de l’argent aux émigrés ? demanda un des juges. — Je pourrais dire non, répondit-elle avec fierté, mais ma vie ne vaut pas un mensonge ! » Les deux amies montèrent sur l’échafaud le même jour[3].

La jeune duchesse de Choiseul elle-même avait cruellement souffert. Son mari, que les pensionnaires de l’Abbaye-aux-Bois trouvaient si charmant et qui saluait avec tant de grâce, n’avait pu se consoler de l’échec de la fuite de Varennes. Il émigra en Hanovre. Là, il organisa les régiments de Choiseul et de Lowenstein pour aller combattre Tippoo-Saïb dans les Indes. Is s’embarquèrent en 1795, mais une tempête les jeta sur Ja côte de France, et ils firent naufrage près de Calais. Une partie des naufragés furent sauvés ; le duc était du nombre, et reconnu par un ancien garde française, il fut fait prisonnier. On s’empara de son hôtel de la rue d’Artois dont on chassa brusquement la duchesse. Le mobilier fut à moitié pillé, à moitié vendu sur place à l’encan. Elle confia sa fille à sa grand’tante la duchesse douairière de Choiseul, et parvint à s’enfuir avec son fils. La duchesse douairière de Choiseul s’était réfugiée dans un modeste entresol après la mort de son mari ; là, servie par une seule femme, sans regretter les grandeurs de Chanteloup, elle consacrait uniquement ses revenus à acquitter les dettes considérables laissées par le duc. Elle échappa aux jacobins, à la guillotine et garda auprès d’elle la petite Stéphanie, que sa mère venait de lui confier.

Pendant quatre ans, le duc resla prisonnier dans un cachot où la lumière pénétrait à peine. Enfin arriva le 18 Brumaire ; sa tante sortit alors de sa retraite et obtint une audience du premier consul. Elle se rendit à Saint-Cloud accompagnée de sa petite-nièce et sollicita elle-même la grâce de son neveu. Bonaparte la lui accorda, et désigna Munster comme lieu de résidence du duc, avec permission de voyager, mais sans l’autoriser à habiter Paris. Sa femme partageait son temps entre Paris et Munster.

Après les premiers moments donnés à ces tristes récits et au plaisir de revoir ses anciens amis, Hélène ne tarda pas à être frappée du bouleversement complet qui s’était opéré dans les habitudes de la société française. Tout était changé, les heures de repas, les heures de spectacle, le genre des réunions.

À l’arrivée de la comtesse à Paris on ne soupait plus, les spectacles finissaient entre neuf et dix heures ; les modes anglaises, qui déjà commençaient à poindre à la fin du règne de Louis XVI avaient tout à fait pénétré dans la société. De grands raouts, fort ennuyeux, remplaçaient les réunions intimes. La mode des concerts privés et des pièces jouées par des acteurs dans les salons date de cette époque-là. Les mœurs étaient modifiées sinon épurées et la fameuse galanterie française avait disparu.

Le prince de Ligne, impatienté d’entendre sans cesse critiquer l’immoralité de l’ancien régime et vanter les vertus du nouveau, a écrit à ce sujet une boutade charmante dans laquelle le paradoxe et la vérité se côtoient de la façon la plus spirituelle.

« La galanterie, dit-il, épurait les mœurs en France au lieu de les corrompre. La vertu perdit les vertus et la France se prit à avoir des vices, elle qui ne peut pas rester immobile comme les autres nations qui n’ont ni vices, ni vertus.

» Jadis il y avait en France de mauvais pères, de mauvais fils, de mauvais maris par air ; il n’y avait plus rien de tout cela (je parle de trente ans avant la Révolution). Les maris n’étaient pas tous fidèles, mais ils étaient aimables et remplis d’égards ; le bon air était de ne rien afficher et de se faire tout pardonner à force de procédés. Jamais l’on ne rechercha autant les égards et la décence, nulle part on ne respecta autant les convenances que dans ce Paris réputé si mobile ; le désir de plaire était la loi suprême, sans cesse on cherchait de nouveaux succès, comme on était prêt à de nouveaux combats. Après le passage du Rhin, on courait à l’Opéra, et trois jours après on quittait avec plaisir sa maîtresse pour un assaut en Hollande.

» En France, au milieu de ce qu’on appelle les dérèglements, il y avait beaucoup de délicatesse, beaucoup de procédés et des usages très établis, il y avait esprit de corps dans les familles. La société tenait son lit de justice et ses arrêts étaient sévèrement exécutés.

» La vertu de convention qui consistait à n’avoir pas d’amants paraît et disparaît en France. Elle saute souvent par-dessus une génération ; jamais éducation ne fut meilleure que celle que donnaient les mères dont la conduite avait été légère. La maréchale de Luxembourg, qui disait qu’il n’y avait que trois vertus en France : vertuchou, vertubleu et vertugadin, avait élevé un ange de vertu et de perfection dans sa petite-fille, la duchesse de Lauzun.

» Après la génération de madame de Luxembourg, il y eut en France une série de jeunes femmes jolies et aimables. Elles mirent la vertu à la mode et se moquèrent des amants ; mais cette vertu eut l’inconvénient d’obliger les hommes à adopter les mœurs anglaises, leurs dîners du soir leurs courses de chevaux, leurs paris, leurs orgies et leur tenue de palefrenier. Et, ajoute le prince avec une nuance de dépit, je vais vous dire maintenant pourquoi vous êtes si sages. C’est parce que vous nous voyez trop à notre désavantage ; le matin à cheval, en voiture découverte, avec mauvais visage, lorsqu’il pleut, qu’il fait du vent ou de la poussière ; et le soir mal peignés et mal tenus pour être à la mode[4]. Autrefois, l’habit brodé sur toutes les coutures, une frisure à l’oiseau royal, dix boucles de chaque côté, de la poudre à la fleur d’orange, de la pommade de jasmin, des talons rouges, l’air grand seigneur, annonçaient celui qui cherchait à plaire. Nous ne nous montrions qu’aux bougies, après avoir brillé d’abord sur le théâtre dont les coulisses étaient encore garnies de bancs où l’on cherchait à se faire voir. Les femmes, de leur côté, se laissaient moins voir le jour. À présent que nous sommes plus laids, et que l’on attaque moins vos vertus, cela vous fait une réputation que vous ne méritez pas. »

Ces jolies pages nous ramènent à leur auteur.

Le prince de Ligne, après son retour de Brünn, fit part à sa femme de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec sa belle-fille et du projet dont il était question pour. Sidonie. La princesse déclara qu’elle ne consentirait jamais à cette union, et exprima sa surprise de voir son mari oublier le passé avec une telle facilité et s’allier avec le comte Potocki et une belle-fille contre laquelle ils avaient de si justes motifs de mécontentement. Comment pouvait-on croire à l’affection maternelle d’une femme qui, pendant de si longues années, semblait avoir oublié l’existence de son enfant !

Le prince répondit que tout cela était vrai ; mais que dans cette circonstance il croyait devoir sacrifier un légitime ressentiment à l’intérêt de Sidonie ; il parla pour la première fois de l’entrevue de Léopol, peignit l’émotion et le désespoir d’Hélène, son effusion envers lui, l’aveu spontané de ses torts et celui, plus frappant encore, des torts de son mari.

« Ungrandchangement, dit-il, s’était opéré dans le cœur de la comtesse, et sa fille était devenue, sinon le premier, du moins le second objet de ses affections. D’ailleurs le caractère sérieux du jeune comte François offrait une parfaite sécurité et toutes les informations prises sur lui pouvaient le faire envisager comme un parti exceptionnel. »

La princesse se rendit aux arguments de son mari, mais déclara que, tout en donnant son consentement, elle n’entendait se mêler en aucune façon de l’entrevue ni des préparatifs du mariage. Le prince n’insista pas et se hâta d’écrire confidentiellement à sa belle-fille que le plus grand obstacle était vaincu ; puis il adressa au comte Vincent la lettre suivante :


« Vienne, le 25 décembre 1806.


» Monsieur le comte,


» Pendant le petit moment que j’ai eu le bonheur de revoir ma belle-fille et de retrouver en elle les charmantes et essentielles qualités qui attachent ceux qui la connaissent, elle m’a fait part d’un projet qui nous serait agréable à tous les trois.

» C’est le mariage de monsieur votre fils avec ma petite-fille ; si c’est encore (ainsi que je le désire) votre intention, je m’abandonne à vous, monsieur le comte, pour la remplir. Je ne doute pas que madame Potocka, sa mère, ne fasse là-dessus ce que vous désirez. Si elle pouvait passer par ici, ou y envoyer son fils, je suis persuadé que Sidonie et lui se conviendraient parfaitement.

» Je suis charmé de réunir ainsi les intérêts de famille et de cœur, et cette doublement belle-fille qui en a un excellent vous le prouvera, monsieur le comte, par son attachement pour vous deux : je l’ai prévenue à cet égard.

» Madame de Ligne le désire également, croyant faire le bonheur de Sidonie, en la faisant dépendre de vous et de madame sa mère.

» Faites-moi l’honneur de me répondre ce qu’il y aura à faire pour lar éussite de ce qui nous plaira à tous et à toutes.

» DE LIGNE. »


Le comte s’était chargé d’obtenir le consentement de la Grande-Chambellane ; sa tâche était difficile. Il commença sa lettre par énoncer les motifs qui lui faisaient désirer l’établissement de leur fils, quoiqu’il eût alors à peine dix-neuf ans ; il insista sur ce point, qu’ayant perdu tous ses enfants du second lit et ne pouvant conserver l’espérance d’en avoir d’autres, il attachait un grand prix à voir son fils lui donner des héritiers le plus tôt possible.

Il écrivit en même temps à son fils une lettre affectueuse et remplie de promesses pour l’avenir. L’effet produit par ces deux missives fut très différent.

La comtesse Anna, partagée entre la surprise et l’émotion, sentit son cœur se serrer en les lisant ; elle n’y vit qu’une chose ; on lui-enlevait son fils une seconde fois. Depuis que François lui avait été rendu, elle lui avait consacré sa vie, le jeune comte, sans être régulièrement beau comme son père, avait une taille élégante, des manières distinguées, une physionomie intelligente et fine, avec une expression de douceur et de bonté qui lui gagnait tous les cœurs. Faudrait-il donner cet enfant bien-aimé pour fils à sa rivale ?

Tandis que la Grande-Chambellane, bouleversée par cette lecture, ne pouvait articuler une parole, le jeune comte, ébloui par la perspective que son père déroulait devant ses yeux, ému à la pensée d’une existence nouvelle et d’une liberté inconnue, après laquelle il soupirait secrètement, ne cacha point le plaisir que lui causait ces lettres.

La Grande-Chambellane vit bien, par la joie qui rayonnait dans ses yeux, l’effet que lui produisait la proposition de son père. Elle dissimula de son mieux son propre chagrin, et après avoir laissé écouler deux ou trois jours pour s’assurer des sentiments du jeune homme, elle répondit au Grand-Chambellan :


« Monsieur le comte,


» Il n’entre pas dans mes principes de contester les droits d’un père sur son fils ; pourtant j’ai payé cher la possession de mon enfant, puisque j’ai sacrifié pour lui mes droits sur votre cœur. Il a vécu près de moi pendant douze années, j’en ai toujours été parfaitement contente, sa présence pouvait seule me consoler de mon abandon, vous me l’ôtez une seconde fois !

» Qe mariage ne peut que causer un étonnement universel, il m’étonne moi-même chaque jour davantage, vu qu’une pareille union ne se forme guère qu’entre familles déjà unies par l’amitié et l’estime. Ici c’est tout le contraire. Cependant je me soumets à votre volonté. Mais il faut que le bonheur de mon fils soit le fruit de mon sacrifice. Il doit voir librement la jeune princesse, je veux être assurée qu’ils se conviendront. Alors je souffrirai moins de ma peine.

« Recevez, monsieur le comte, etc. »


Voici la lettre du jeune comte à son père :


« Dresde, ce 8 avril 1807.


» La lettre que vous avez bien voulu m’écrire, mon cher papa, et que j’ai reçue le 5 avril, m’a fait un plaisir inexprimable. Que de bonté vous m’y marquez, et combien je vous dois de reconnaissance pour l’intérêt que vous prenez à une affaire si importante pour le bonheur de ma vie !

» Le souvenir de ma belle-mère me flatte infiniment et je mettrai toujours mes soins à lui témoigner le respectueux attachement qu’elle sait si bien inspirer.

» Si vous saviez, mon très cher papa, l’état pénible où je me trouve quand je lis les relations des victoires que remportent les Polonais près de Dantzig, et que je ne peux pas partager leur dangers et leur gloire, c’est alors que je suis obligé de rappeler en moi toute la soumission à vos ordres dont j’espère ne jamais m’écarter, mais qui, dans ce moment-ci, est un peu rude. Je compte bien m’en dédommager quand la Gallicie sera jointe à la Pologne.

» Agréez, mon très cher papa, l’assurance de mon tendre et respectueux attachement.


» FRANÇOIS POTOCKI. »

Le comte, assuré du consentement de la Grande-Chambellane, écrivit au prince de Ligne la lettre, « la plus courtoise du monde », pour lui exprimer son vif désir de voir conclure une alliance entre son fils et la princesse Sidonie. Il faisait l’éloge de son fils sans exagération, mais avec une couleur de tendresse bien nouvelle chez lui. Puis il rappelait au prince qu’il avait eu l’honneur de le recevoir à Niemirow, en 1789, lorsqu’il revenait d’Ocsakoff. Ce fut le seul souvenir auquel il jugea prudent de faire allusion.

Le prince se hâta de répondre une lettre pleine de tact et de bon goût, mais dans laquelle il n’hésite pas à parler du prince Charles, nom que personne n’avait osé prononcer jusqu’alors. Il adressa aussi un mot de remerciement à la comtesse Anna qu’il appelle madame Vincent, avec une certaine malice.

« Vienne, le 25 mars 1807.
» Monsieur le comte,

» Je ne pouvais recevoir une lettre qui me fît plus de plaisir. Votre Excellence y a mis une cordialité qui peint bien le désir de faire à tous notre bonheur par celui de nos enfants. Je ne doute pas du succès. Sans l’assurance que j’ai de l’excellent caractère et des bonnes qualités de Sidonie, et ce que j’ai entendu dire de monsieur votre fils, je n’aurais pas mis autant d’empressement à les réunir.

» Madame de Ligne me charge de vous exprimer les mêmes sentiments de reconnaissance et d’attachement. Cette manière de resserrer nos liens fera l’agrément de nos deux familles et de nos jours. Nous remplirons en tout, monsieur le comte, vos intentions, si vous ne voulez pas attendre jusqu’à Tœplitz (où madame de Clary et moi nous n’irons qu’à la fin de juin, et où elle mènera Sidonie avec le plus grand plaisir), monsieur votre fils pourrait passer ici avec madame sa mère ou un gouverneur.

» Je suis sûr qu’ils se conviendront ; je l’ai vu très bien fait et en train de grandir. Sidonie, sans être parfaitement jolie, à une figure distinguée et une taille élégante. Ce que verra d’elle monsieur votre fils sera fait pour lui plaire, car elle est extrêmement aimée ici.

» Si tout ceci me fournit une occasion de vous revoir, monsieur le comte, je serai bien charmé de renouveler une ancienne connaissance et l’amitié que vous m’avez témoignée par votre aimable réception de Niemirow.

» Il me semble par cette alliance que je redeviens Polonais ; si elle se fait, ainsi que je n’en doute pas, sans en parler jusqu’à l’entrevue de nos enfants, je suis sûr de la joie de madame votre belle-sœur et des Polonais et Polonaises avec lesquels je passe ma vie ici.

» Recevez d’avance, monsieur le comte, les hommages de toute ma famille.

» Sidonie, à qui nous avons fait part de vos démarches et de leur succès, sacrifie, comme de raison, le bonheur de vivre avec nous qu’elle aime et qui l’aimons bien tendrement à un autre plus grand encore, qui est celui de rejoindre une mère et d’avoir un grand établissement sous les yeux, et aussi d’un père qu’elle regardera comme le sien. Il m’en coûtera de me séparer de celle qui doit la vie à mon pauvre Charles, dont chaque souvenir m’est précieux. Mais ce que je vois du dessein de rendre Sidonie heureuse, qui est dans le cœur de Votre Excellence, me fait consentir à tout ce qui peut y contribuer. Réglez donc tout cela comme vous l’entendrez, monsieur le comte, et faites agréer à madame Vincent mes remerciements et le contentement que nous en aurons tous les cinq.

» J’ai l’honneur d’être, etc., etc. »


Les lettres les plus gracieuses s’échangent entre Hélène et son beau-père. Dans l’une d’elles, la comtesse demande des détails sur Sidonie et insiste pour que le prince vienne les rejoindre l’hiver à Paris. Il lui répond d’une façon charmante, ne manquant pas une petite allusion malicieuse au caractère de sa femme qui a été pour Sidonie une bonne école.


« Vienne, le 1 mai 1807.


» Votre lettre, chère belle-fille (car il me paraît que c’est comme la prêtrise un titre ineffaçable), nous a tous pénétrés de tendresse et de reconnaissance. Sidonie en est aux anges et Christine y a vu tant de délicatesse et de bonté par vos recherches de ses amies, et de tout ce qui peut la toucher, ainsi que de votre passage à Tœplitz qui nous a fait pleurer tous les deux, que je ne puis assez vous exprimer tous ces différents sentiments.

» Attendez-vous à trouver dans Sidonie votre âme, votre sensibilité, votre générosité, votre indulgence, non pas tout votre esprit, non plus que vos charmes, mais beaucoup de l’un et de l’autre. Sans être belle elle est jolie, très bien faite et a de l’agrément. Je ne doute pas qu’elle ne convienne à notre beau-fils, car je me plais déjà à lui voir ce nom. Elle n’est ni trop, ni trop peu embarrassée et juge à merveille les gens et les choses ; je ne saurais trop parler de la bonté de son cœur. Les marques de petite vérole ne sont point très fortes, elle est blanche et de bonne santé et plaît beaucoup sans aucune recherche ; on ne peut pas être aimée plus généralement, Elle est à une école (entre nous) propre à former le caractère. M. Corali forme ses grâces depuis le jour où j’ai reçu vos intentions. Elle a déjà fait beaucoup de progrès, elle en fera dans tous les genres auprès de vous et je prévois pour nous tous le plus grand bonheur.

» Les souvenirs, les regrets, la perte de tant de gens qui m’étaient chers, les vieilles femmes aimables qui sont mortes, les jeunes qui sont devenues vieilles et laides (pendant que vous, plus jeune qu’elles à la vérité, vous êtes mieux qu’il y a vingt ans, ayant pris la dose d’embonpoint qui va si bien….), les jeunes gens qui sont devenus des parents, les gens aimables des embarrassés et embarrassants, les heureux des importuns, les malheureux des seringues, voilà ce qui m’empêchera de vous suivre à Paris. Mais partout ailleurs je chercherai à revoir ma chère Sidonie en mettant à vos pieds mon tendre, inaltérable et respectueux attachement.

» Le 24 juin au plus tard (je crois même le 20), nous serons à Tœplitz. Je ne me possède pas de joie de vous y voir, comme monsieur le comte, qui me permettra de l’embrasser bien tendrement.

« Madame de Ligne est réellement touchée de votre souvenir et me charge de vous en remercier, et de vous prier d’être bien sûre de son attachement. »

Malgré les phrases polies de son mari, on voit que la princesse mère, fidèle à sa parole, restait en dehors de toute négociation. Hélène lui en garda rancune ; mais cela n’empêcha point les choses de marcher grand train, et le rendez-vous d’être pris pour le mois de juin à Tæplitz. Le comte et Hélène y devaient venir, ainsi que la Grande-Chambellane et son fils, sous prétexte de prendre les eaux. Il faut convenir que le comte Vincent et ses deux femmes, la fille du prince Charles et le fils de la Grande-Chambellane, le père, la mère et la sœur du premier mari d’Hélène, formaient une singulière réunion de famille.

  1. Enfin, dès avril 1802, un décret du premier consul avait aboli la liste des émigrés, sans toutefois annuler la proscription de leurs biens, cc qui rendait leur rentrée très difficile, la plupart ne possédant plus rien et vivant de leur travail ou de pensions faites par les souverains étrangers. Cependant un assez grand nombre d’entre eux demandèrent à rentrer dans leurs biens et ces demandes furent favorablement accueillies. Le comte de Vargemont, émigré et chambellan de l’empereur de Russie, le demanda le 30 frimaire de l’an X (1803) ; et sa requête fut couronnée de succès, ainsi que celle du prince de Ligne qui écrit au premier consul « que ses biens ont été séquestrés, puis affranchis, puis repris, et réclame contre l’équité interrompue de la République. »
  2. Madame de Genlis racunte que, dans une seule boutique, elle vit plus de vingt portraits de ses amis ; presque tous avaient été guillotinés.
  3. Le duc du Châtelet commandait en chef les gardes françaises. On lui reprocha d’avoir trop relâché la discipline au moment de la Révolution. Il était fils de la célèbre Émilie, marquise du Châtelet, amie de Voltaire. Il fut décapité le 14 décembre 1793
  4. Peu d’années avant la Révolution, on n’eût osé paraître en bottes devant une femme. Il faut remarquer qu’elles ne recevaient les hommes qu’à dîner et le soir, sauf à la campagne.