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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/14

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 363-387).


XIV

1807


Retour du comte à Tœplitz. — François et Sidonie. — La Grande-Chambellane et Hélène. — Le mariage et les cadeaux de noces.



La connaissance des deux jeunes gens s’était faite dans les meilleures conditions ; ils se voyaient chaque jour avec le laisser-aller et l’intimité que permet la campagne. François, à peine âgé de dix-neuf ans, avait jusqu’alors partagé sa vie entre de sérieuses études à Paris et des vacances plus sérieuses encore en Grande-Pologne auprès de sa grand’mère et de ses oncles. Ces derniers, hommes graves et fort instruits, s’occupèrent avec beaucoup d’intérêt du développement intellectuel de leur neveu, sans jamais songer à ses plaisirs. À Tœplitz il se trouvait pour la première fois dans un milieu jeune et gai, animé par l’intarissable entrain du prince de Ligne.

On l’enrôla dans la troupe de comédie, composée de la princesse Clary, de ses enfants, de Sidonie et de la jeune Titine ; on joua des proverbes improvisés, et faisant effort pour vaincre sa timidité il s’en tira à merveille. Puis vinrent les courses de montagnes et les chemins escarpés où l’appui d’un bras est nécessaire ; on fit de grandes promenades dans les bois de Tœplitz, et chacun choisissant sa route, il était facile de suivre un sentier à l’écart et de causer tout bas. Le soir, au salon, la danse et les petits jeux permettaient encore un serrement de main et quelques mots bien tendres. D’ailleurs les usages allemands laissent aux fiancés une liberté plus grande qu’en France. François, enivré de cette vie nouvelle, sentait bouillonner en lui une fougue de jeunesse et de passion contenue jusqu’alors, il s’y abandonnait avec délices ; au bout de peu de temps, « il aimait à la folie sa fiancée » et n’essayait pas, de le cacher.

La jeune princesse, plus maîtresse d’elle-même, n’était pas moins heureuse au fond du cœur. Son enfance et sa première jeunesse s’étaient écoulées tristement. L’humeur austère et difficile de la princesse mère ne permettait pas d’effusion ; elle éleva consciencieusement sa petite-fille, la plaça dans une excellente pension, puis à seize ans la reprit chez elle, convaincue d’avoir accompli sa tâche, c’était vrai, la tendresse seule avait manqué ! Aussi depuis toute petite, l’enfant voyant les cousins Glary et Pally adorés de leurs parents ne rêvait qu’une chose : « Avoir une maman ».

Rentrée chez ses grands-parents, sa vie devint plus gaie, mais quoique le prince de Ligne et la princesse Clary lui témoignassent beaucoup d’amitié, son humeur un peu concentrée lui faisait renfermer ce qu’elle éprouvait, craignant toujours de voir ses avances repoussées.

Une circonstance particulière ajoutait encore à ce sentiment. On n’a pas oublié la petite Christine, fille naturelle du prince Charles, et léguée par lui avec tant de sollicitude à la princesse Clary. La princesse n’avait pas hésité à accepter le legs de son frère, elle éleva Titine chez elle. La petite orpheline devint l’objet de la prédilection de son grand-père, et la tendresse de sa tante pour elle fut aussi vive que celle qu’elle témoignait à ses propres enfants[1].

Le charmant caractère de la jeune fille, sa gaieté et son esprit justifiaient l’affection qu’elle inspirait. Les deux sœurs vivaient dans une grande intimité, sans connaître le lien qui les unissait. Mais Sidonie sentait bien que Christine était la préférée, elle enviait son aisance, son aplomb, et l’abandon avec lequel elle disait ce qui lui passait par la tête ; on lui permettait des étourderies et on riait de saillies qui eussent valu à sa sœur un regard sévère, ou une réprimande de sa grand’mère.

De là l’habitude prise par Sidonie de renfermer ses impressions et un profond sentiment d’isolement au milieu des réunions si gaies de sa famille.

Dès les premiers mots que son grand-père prononça touchant les projets de mariage avec le comte François, son cœur avait bondi de joie à la pensée de rejoindre sa mère, et d’avance elle avait décidé en elle-même qu’elle acceptait ce futur époux, fut-il laid et désagréable. Sa surprise fut douce en voyant un jeune homme de l’extérieur le plus distingué, doux, aimable, n’ayant d’autre défaut qu’une timidité qui diminuait chaque jour ; elle s’aperçut de l’amour qu’elle lui inspirait, et sans en rien laisser voir, elle ne tarda pas à le partager.

Le jeune comte François avait espéré comme ses compatriotes voir renaître le royaume de Pologne. La création du duché de Varsovie abandonné au roi de Saxe détruisit leurs illusions. Ce duché se composait de la plus grande partie de la Pologne prussienne, dans laquelle étaient situées les propriétés de la comtesse Anna et de sa mère. Elles préférèrent de beaucoup ce nouveau régime au régime prussien, mais le nom de Varsoviens appliqué aux habitants du nouveau duché ne sonnait pas à leurs oreilles comme celui de Polonais. Ge changement impliquait aussi des formalités qui empêchèrent la vieille comtesse Mycielska d’accompagner sa fille à Tœplitz, la Grande-Chambellane revint seule à Dresde, et son fils partit le 24 juillet pour la ramener le 1er août. Le prince de Ligne, pendant cette courte absence, se charge de répondre aux lettres de François.


LE PRINCE DE LIGNE AU COMTE FRANÇOIS


« Le nom de Varsovien tombe de lui-même, mon cher comte, et n’est qu’une politesse pour les deux empires qu’on n’a pas voulu alarmer. Mais au moins il y aura une Pologne dont Varsovie est la capitale comme autrefois, qui ne dépend ni d’un ambassadeur russe, ni d’un caporal prussien, il y aura un peu de la constitution du 3 mai, un peu de liberté, pas trop !

» Si vos paysans ne sont pas industrieux, ils vous prieront de reprendre leur liberté ; ceux qui le seront vous enrichiront en s’enrichissant eux-mêmes. On entendra votre langue, on reprendra, j’espère, vos habits.

» C’est nous qui souffrons de votre absence, cher comte.

» Toute la famille de tous les âges vous aime, vous regrette, et me charge de vous le dire, Sidonie plus particulièrement qu’une autre.

» Le 1er août sera un beau jour pour nous tous, et un autre encore plus beau, bientôt après j’espère.

» Vous devinez sûrement ce que je pense d’une perfection comme vous, cher François, que j’embrasse bien tendrement. Mes tendresses à votre respectable maman, mille choses à mon excellent et aimable ami, le général Zabietto.

» Mes remerciements au bon Jasmin. »


Le jeune comte et sa mère arrivèrent au jour dit. La Grande-Chambellane, accueillie avec tous les égards possibles, jouissait des succès de son fils et suivait avec un intérêt passionné les progrès de l’amour naissant des deux jeunes gens. Elle voyait avec joie le bonheur qui lui avait été refusé devenir leur partage. Tout marchait à merveille, et l’on n’attendait que l’arrivée du comte pour la demande officielle. Il ne prolongea pas d’un jour son voyage et, le mardi 4 août, il était à Tœplitz, où les lettres furibondes d’Hélène l’attendaient. Elles ne le troublèrent pas, et avant d’y répondre il commença par s’occuper de l’importante affaire qui l’amenait, puis quelques jours après, il écrivait à sa femme :


« Vendredi, Tœplitz, le 7 août.


« Je suis arrivé le mardi 4 ; la première chose qui m’à naturellement occupé, ce sont tes lettres, ma chère Hélène, j’en ai trouvé sept ; je ne puis m’empêcher de dire, ma chère, que ne puis-je ajouter ma bonne Hélène ! que j’ai le cœur serré de lire tes diatribes, dangereux produits de ta colère impétueuse, injuste et irréfléchie. Je te pardonne bien sincèrement, ma chère enfant, cette explosion, car je n’ai rien fait pour la mériter, et je t’aime trop pour ne pas l’attribuer à un principe qui flatte mon amour-propre et surtout mes tendres sentiments pour toi. Maintenant, je suis content de n’avoir pas trouvé ces lettres à Prague, car leur lecture aurait certainement gêné les sincères et tendres sentiments que je t’exprime précisément dans ma lettre de Prague. Ma chère Hélène, tu possèdes tant de perfections qui te rendent l’objet le plus aimable aux yeux de tous ceux qui te connaissent, qu’il faut y ajouter celle de maîtriser une passion encore plus dangereuse pour toi-même que pour les autres.

» Je viens à présent te rendre compte de ce que j’ai vu, trouvé et fait ici. J’ai vu Sidonie ; taille moyenne, parfaitement faite, pied charmant, beaucoup de grâce dans ses mouvements, elle serait plus que jolie, si elle n’était fort marquée de la petite vérole, mais une physionomie agréablement expressive, pleine de bonté, de douceur et de timidité, rachète ce défaut ; elle paraît t’aimer beaucoup et désirerait te rejoindre au plus tôt. La princesse Clary a pris beaucoup d’embonpoint. Toujours essentiellement bonne et franche, elle m’a parlé de toi avec un intérêt, une tendresse qui ont fait ma conquête. Sa mère est restée à Vienne, elle m’a remis sa lettre pour toi, que je joins ici ; le prince Clary est extrèmement honnête, il a l’air bon et réfléchi ; son fils est un jeune homme doux et aimable. — Le prince de Ligne est toujours le même, léger, aimable, caressant et séduisant, il m’a parlé de toi avec une tendresse infinie. François est ancré dans cette maison comme chez lui, tout le monde l’y traite avec la bonté et l’amitié la plus franche.

» La Grande-Chambellane est ici sans sa mère, je suis allé prendre ses ordres : elle m’a prié de faire expliquer Sidonie sans que le prince de Ligne, qui pourrait influencer ses sentiments, fût présent ; j’ai donc prié la princesse Clary de la faire venir, elle vint et fit sa réponse avec une sensibilité et une grâce parfaite ; on voit qu’elle est très prévenue en faveur de François ; quant à celui-ci nous pouvons être bien tranquilles sur son compte, il l’aime au delà de toute expression et chaque jour davantage. »



« Paris, du 22 août au 24.


» J’ai reçu hier, mon cher Vincent, ta lettre du 7 août de Tœplitz ; je vois avec chagrin que tu es mécontent de moi, ta lettre est comme un vase qui contient une liqueur amère et dont les bords sont frottés de miel, toi qui juges les passions, il semble que tu ne les connais pas ; crois-moi, la nouvelle de ton départ ne m’a pas mise en colère, elle m’a mise au désespoir ! Tu n’as pas reçu la lettre que je t’ai écrite dans le premier moment, c’était bien autre chose, tu n’aurais pas compris son langage, une femme ne s’y serait pas trompée ; ce n’est pas que je veuille justifier les défauts de mon caractère, rien n’est comparable à ma vivacité dans le premier moment, si ce n’est ma douceur après la réflexion ; aussi ai-je passé ma vie à faire la volonté des autres, je me suis pliée à tout, j’ai sacrifié mes goûts, mes habitudes, j’ai souffert avec calme, résignation, patience, ce qué toute autre femme sans vivacité, froide et indifférente, n’aurait pas fait. Mes moments d’emportement sont un effet de la circulation de mon sang ; ma conduite est le résultal de la sensibilité, de la sincérité de mon cœur. Je craignais que si tu abandonnais le mariage à lui-même, avant qu’il soit fait, il ne manquât ; tu aurais dû presser davantage sa conclusion si elle t’intéresse ; dès que Sidonie ne déplaît pas, nous pouvons prévoir une source de bonheur infini de cette union. J’attends tes ordres pour partir. »


Il avait été entendu entre le comte et la comtesse que celle-ci quitterait Paris le plus tard possible, et n’arriverait pour ainsi dire à Tœplitz que pour la célébration du mariage ; on sait que la réunion avec sa belle-mêre et la Grande-Chambellane lui était extrêmement pénible, et il faut reconnaître que cette position offrait de grandes difficultés ; cependant le désir qu’elle avait de voir le mari de sa fille lui faisait surmonter sa répugnance. Aussitôt après la conversation dans laquelle Sidonie avait exprimé en toute liberté ses sentiments, le comte reconduisit la Grande-Chambellane chez elle, ils parcoururent silencieusement l’espace qui les séparait du château, et arrivés à la porte de la comtesse Anna, le comte s’apprêtait à se retirer lorsqu’elle le pria d’entrer, ajoutant qu’elle avait quelque chose d’important à lui communiquer. Il entra en effet et, d’une voix émue, elle lui demanda s’il avait pensé que la présence de la princesse Hélène et la sienne devant l’autel où s’uniraient leurs enfants était possible. Le comte demeura muet à cette queslion intrépide.

« Moi je ne le pense pas, reprit la Grande-Chambellane, l’une de nous doit se retirer ; la princesse a-t-elle le droit de conduire à l’autel une enfant qu’elle a abandonnée pendant dix-huit ans, et peut-on m’ôter celui d’y conduire un fils que j’ai aimé, élevé et soigné comme la chair de ma chair depuis qu’il m’a été rendu ; vous déciderez, monsieur le comte, car vous êtes le maître, j’affirme seulement que nous ne paraîtrons pas ensemble devant l’autel. »

Le comte, stupéfait d’une résistance à laquelle il s’attendait si peu, essaya en vain de combattre la résolution de la Grande-Chambellane ; ne sachant quel argument employer pour la convaincre, il prit le parti de lui demander quelques heures de réflexion, et rentra chez lui fort perplexe. Au fond il partageait l’opinion d’Anna, et trouvait même sa position entre ses deux femmes aussi désagréable que ridicule, il n’eût donc pas demandé mieux que d’en voir une disparaître ; il sentait que la comtesse Anna avait aux yeux du monde tous les droits possibles à rester et qu’il serait infiniment préférable qu’Hélène fût absente, mais comment oser aborder une pareille question ? Il rêva toute la soirée au moyen d’arranger une affaire si délicate, et finit par se convaincre en réfléchissant que sa femme serait peut-être plus facile à persuader qu’il ne l’avait pensé. Il lui écrivit dès le lendemain matin et, sans parler de sa conversation avec la Grande-Chambellane, il lui fit part des craintes qu’il éprouvait au sujet de leur affrontation.

« Tu conviens toi-même, ma chère Hélène, de Ja difficulté que tu éprouves à surmonter l’impétuosité de ton premier mouvement, je ne veux pas revenir sur le passé, mais après la récente preuve que tu m’en as donnée, ne serait-il pas plus prudent de renoncer au voyage de Tœplitz sous un prétexte de santé assez plausible, puisque j’ai annoncé que tu étais souffrante. Je te saurais un gré infini de ce sacrifice. »

Puis, pour adoucir de son mieux l’amertume de sa proposition, il promettait de quitter Tœplitz pour la rejoindre, aussitôt la signature du contrat et la cérémonie du serment. Ce ne fut pas sans crainte que le comte fit partir cette lettre, qui était, il faut en convenir, très douloureuse à recevoir. Après avoir souhaité avec tant d’ardeur le mariage de sa fille, après l’avoir préparé avec tant de difficulté, renoncer à y assister était à coup sûr un très grand et très pénible sacrifice. Quelle fut la surprise du comte en recevant une réponse fort calme ! Sa femme se soumettait sans murmurer à la décision qu’il lui proposait de prendre. Pour s’expliquer cette résignation surprenante, il faut savoir que la perspective de se trouver réunie à Tœplitz avec la Grande-Chambellane, l’obligation de la voir sans cesse, troublait Hélène depuis déjà longtemps ; elle n’avait pas osé en parler à son mari, dans la crainte de créer un nouvel obstacle, mais elle redoutait ce séjour. La lettre du comte la surprit, mais ne l’otfensa pas ; saisissant l’occasion de racheter l’emportement injuste auquel elle s’était livrée, elle se hâta de répondre qu’elle était prête à tous les sacrifices pour assurer le bonheur de sa fille, qu’elle reconnaissait la justesse du raisonnement de son mari, et qu’elle renonçait à aller à Tœplitz le chargeant elle-même de fournir un prétexte qui serait celui de sa santé.

Le comte enchanté, et le cœur soulagé d’un grand poids, se rendit aussitôt chez la Grande-Chambellane, et lui annonça que la santé de la comtesse Hélène ne permettant pas à celle-ci de quitter Paris, toutes les difficultés soulevées tombaient d’elles-mêmes.

La pauvre Anna vit entrer le comte avec beaucoup d’émotion, elle écouta attentivement ce qu’il venait lui apprendre, pas un mouvement d’orgueil ni de satisfaction ne lui échappa.

« Dieu a conduit lui-même tout cela », dit-elle doucement, puis elle ajouta, avec timidité : « J’espère que la maladie de la princesse n’est pas sérieuse. » Le comte, touché de cette question, prit la main d’Anna, et la baisant tendrement lui affirma que ce n’était qu’une indisposition. Anna rougit et laissa quelques instants sa main dans celle du comte, puis la retira en soupirant. Il fut convenu que le comte assisterait à la signature du contrat et à la cérémonie de prestation de serment qui dispensait de la publication des bans et qui équivalait à peu près à notre mariage civil, puis il partirait pour rejoindre Hélène à Paris. François apprit en rentrant que la comtesse renonçait à son voyage à Tœplitz, et l’expression de joie qui rayonnait sur le visage de sa mère l’empêcha d’exprimer le regret que son père n’y assistât pas. Le soir il revint un peu triste de sa visite à la princesse Sidonie ; il l’avait trouvée fort affligée de la maladie de sa mère, et désolée de son absence le jour de son mariage. « Peut-être, dit-il à sa mère, l’indisposition de la comtesse n’est-elle pas la seule cause de son absence ? » — La Grande-Chambellane ne répondit pas et rentra dans sa chambre. Une heure après elle fit appeler son fils, et lui remit un paquet à l’adresse de son père. Ce paquet contenait une lettre à la princesse Hélène, lui exprimant en quelques lignes très simples l’espérance que son indisposition ne l’empêcherait pas d’assister au mariage de leurs enfants, puis un mot pour le comte :

« Je n’ai pu soutenir la pensée de causer un chagrin à la princesse Sidonie et à notre fils, un jour qui doit être le plus heureux de leur vie, je ne veux pas retarder par ma faute la joie que se promet la jeune princesse de connaître sa mère. Mon cœur s’est réjoui depuis un mois de la vue de leur amour, cela doit me suffire ; je resterai chez moi le jour de leur mariage, je prierai pour eux, mes vœux seuls les accompagneront. »

Le comte fut réellement touché jusqu’au fond du cœur en lisant ce billet ; il savait ce qu’une semblable démarche coûtait à la Grande-Chambellane. Il se rendit chez elle dans l’après-dîner, et lui exprima avec vivacité ses remerciements, lui dit qu’il avait expédié sa lettre à la comtesse, ajoutant que lui-même ne l’engageait pas à venir, que les choses étant arrangées ainsi, il était préférable de les laisser telles.

Le soin avec lequel le comte a consigné tous ces détails, et conservé les lettres d’Anna, montre clairement qu’il était flatté de l’amour qu’il lui inspirait encore ; et, tout en ne voulant pas jouer avec elle le rôle d’amoureux, il est évident qu’il fit avec sa conscience un accommodement. Pendant le temps qu’il lui restait à passer à Tœplitz, il se montra en public d’une réserve et d’une courtoisie parfaites avec elle ; mais lorsque le hasard amena un tête-à-tête, il y mêla une nuance de tendresse qui ne lui coûta guère, et qui gonfla de joie le cœur de la pauvre Anna. « J’ai eu, écrivait-elle à son frère, quelques jours heureux que je n’osais pas espérer. »

Enfin la réponse d’Hélène arriva ; elle refusait de venir, comme on pouvait s’y attendre ; mais, flattée de la démarche de la Grande-Chambellane, elle lui écrivait une lettre fort aimable ; cet incident se termina ainsi pour le mieux.

Le comte avait mis le temps à profit pour traiter avec le prince de Ligne la question « affaires ». Le prince exerçait les fonctions de tuteur de Sidonie, de concert avec la chambre pupillaire de Tarnow, et le corps du génie de Vienne. Les permissions de ces deux corps étaient indispensables pour les formalités du contrat ; mais, pour les obtenir, il fallait leur soumettre les comptes de tutelle parfailement en règle. Il fallait bien peu connaître le prince pour s’imaginer qu’il avait pu s’occuper un instant d’un règlement de compte. Il tomba des nues quand le Grand-Chambellan lui en parla.

« Imagine-toi, ma chère Hélène, écrit le comte à sa femme, que les permissions de la chambre pupillaire de Tarnow et du corps du génie de Vienne ne sont point arrivées. Le prince n’a pas un seul petit papier concernant la valeur des terres, des dettes, des contrats de fermes ; il n’a rien du tout, et ne sait répondre à aucune de mes questions, et pas un homme d’affaires qui puisse m’aider. Effrayé de voir que, malgré la bonne volonté de toutes les parties intéressées, les choses allaient traîner en longueur, j’ai dit nettement au prince de Ligne que tout mon bonheur était de te voir contente, et que tout le reste ne venait qu’après, que je n’avais pas tant de temps à donner, et qu’il fallait que, dans quelques jours, je parte pour te rejoindre, qu’il n’avait qu’à me donner les points et que je ferais moi-même le contrat. Effectivement, j’ai fait la minute du contrat hier. Je vais le porter aujourd’hüi au prince pourle discuter aussitôt ; convenus de nos faits, je le fais copier en plusieurs doubles. »

Le prince de Ligne répondit :


« Ce vendredi matin.


» Encore mille pardons, cher camarade, père et beau-père, moins j’entends les affaires, et plus je dois prendre de précautions contre le Forum de Tarnow et le Genieambt. Ces gens-là, qui ne peuvent pas connaitre comme moi votre belle âme et générosité paternelle et maternelle, voudront savoir ce que nos enfants auront si, par hasard, ils n’étaient pas toujours entretenus par vous à Paris, et par madame la Grande-Chambellane à Dresde. Je crois qu’il faudrait en dire quelque chose dans le contrat, et assigner une somme un peu plus forte, puisque nos florins tombent tous les jours. Rcevez, monsieur le comte, mes nouvelles protestations de tous les sentiments que je vous ai voués.
.............................

» Ma petite bête de laquais vous a porté hier, monsieur le comte, un billet que j’écrivais au comte de Chotek en lui envoyant le contrat pour savoir son opinion. Veuillez avoir la bonté, je vous en supplie, de me renvoyer l’un et l’autre et d’en communiquer la traduction à l’avocat Rablinsky, je vous en serai bien reconnaissant et bien obligé. Je vous réitère mes excuses de l’ennuy que je vous cause et profite au moins de cette occasion pour vous assurer de mon attachement. ............................. » Ayez la bonté, monsieur le comte, de faire voir à ces ennuyeux, mes camarades tuteurs, qu’on peut se passer d’eux ; je leur enverrai la note que vous voudrez bien faire à cet égard et au mien, dans quinze jours nous aurons la réponse. Recevez l’assurance de mon ancien, tendre attachement et considération distinguée. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Enfin le contrat est signé ; comme je pars moi-même à trois heures du matin, demain, je me réserve le soin de t’en instruire. Ne pouvant t’envoyer les points par cette lettre, car le seul original que nous avons signé est entre les mains des copistes qui en font encore quatre doubles que nous contresignerons pour que chaque partie ait le sien, j’en emporterai un avec moi.

» Nous avons eu hier la prestation de serment des deux futurs époux, pour pouvoir omettre la publication des bans : c’est une coutume que je ne connaissais pas. Ils ont prêté serment qu’ils étaient libres chacun de leur côté, en présence de toute la famille. Les témoins de Sidonie étaient le prince Clary et le comte de Wallenstein, et ceux de François, le duc de Saxe-Weimar et le comte Narishkine. Jusqu’à présent, il n’y avait pas eu beaucoup de larmes répandues ; cependant, je ne sais à propos de quoi, car cette cérémonie ne les engageait mutuellement à rien, madame Narishkine et la princesse Clary ont pleuré comme des enfants. Je ne puis te dire à quel point je suis enchanté de Sidonie. »


Si le comte paraît enchanté de Sidonie, la Grande-Chambellane ne l’est pas moins, et elle écrit à son frère :

« Depuis que j’ai fait la connaissance de ma belle-fille, je lui ai trouvé toutes les qualités essentielles de son père, unies à toutes les grâces de son aïeul, qui à présent encore embellit par son esprit enchanteur les plus brillants cercles de Vienne. L’attachement mutuel qui unit mon fils et sa femme me promet un avenir très heureux pour ce jeune couple. »


Hélène, complètement rendue à elle-même, attendait avec impatience des nouvelles de Tœplitz et les lettres de son mari. « Tout ne paraît pas marcher à souhait et je ne serai tranquille qu’après le contrat signé. Parle-moi de Sidonie et de François, pense que je suis ici toute seule, et que je n’ai assisté à rien. Juge mon impatience de savoir ce qui se passe à Tœplitz, enfin tu vas bientôt me donner des détails. »

Le comte partit après avoir recommandé à son fils de lui mander tout ce qui se passerait.


LE COMTE FRANÇOIS AU COMTE VINCENT


« Je passe ici, mon cher papa, les moments les plus agréables depuis que mon bonheur est décidé. Les Kotek et les Hoyos sont partis ce matin et c’est dans l’appartement de la dernière je dois habiter après mon mariage qui aura lieu à Mariaschovka, le huit du courant, à six heures du soir. Nous nous amusons fort bien, Il y a souvent des chasses ; hier encore il y en avait une très jolie chez le prince Lobkowitz, et le soir, dans le salon, des petits jeux, quelquefois même des danses ; mais nous quitterons tous ces plaisirs sans peine lorsqu’il s’agira de vous rejoindre. La princesse Clary m’a dit hier qu’elle voulait nous charger de sa réponse à la lettre que ma belle-mère lui avait écrite, mais que, voyant un retard de deux mois, elle lui a répondu il y a quelques jours par la poste. Maman me charge de beaucoup de compliments pour vous ; le prince de Ligne vous présente ses hommages ; la princesse Sidonie a été très flattée de votre souvenir, et son illustre soupirant (comme dit Pilgram) vous assure de son éternel et respectueux altachement.


» FRANÇOIS POTOCKI,
» Futur époux ! »


Le 8 septembre, le mariage fut enfin célébré en grande cérémonie ; la bénédiction nuptiale fut donnée à Mariaschovka en présence d’une brillante et fort nombreuse assistance. Le soir il y eut grande fête au château, concert, spectacle, on joua un proverbe dans lequel figura le prince de Ligne qui adressa aux jeunes mariés « une petite allocution » si touchante que chacun riait et pleurait à la fois, puis, au moment où la représentation finissait, on ouvrit portes et fenêtres et on aperçut dans le lointain le mont Ligne splendidement illuminé ; c’était une galanterie du duc de Saxe-Weimar. Une haie de laquais en grande livrée, portant des torches, attendaient sur le perron pour guider les invités à travers le bois jusqu’au mont Ligne, où un souper était servi dans le pavillon. Ce cortège de brillants cavaliers et de femmes élégantes avait un aspect fantastique et charmant qui enchanta tout le monde.

Le lendemain de son mariage, Sidonie, en entrant dans le salon, trouva deux volumineux paquets cachetés et portant les deux suscriptions suivantes :

1o Pour madame la comtesse Potocka, le lendemain de ses noces, de la part de sa mère.

2o Pour madame la comtesse François Polocka, née Sidonie de Ligne, de la part de sa mère et de son beau-père.

Le premier contenait une cassette renfermant 500 ducats d’or pour sa bourse particulière ; et le second une admirable parure de perles fines, composée d’un collier à trois rangs, de poires de perles montées en diamant, deux bracelets à cing rangs, avec un fermoir de diamants et une bague de perles et brillants.

François s’empressa d’écrire à son père :


« Tœplilz, le 9 septembre.


» C’était donc hier, mon très cher père, le jour solennel où j’ai juré à ma chère Sidonie amour et constance jusqu’à la mort ; je lui avais prêté ce serment depuis longtemps dans mon cœur et toute ma vie servira à le lui prouver.

» Sidonie est enchantée des perles, elle en a la plus vive reconnaissance à vous deux, très chers parents, et ces présents magnifiques augmentent s’il se peut sa reconnaissance et la mienne. Remerciez, mille fois de ma part, ma belle-mère, de l’intérêt qu’elle a voulu prendre à la réussite de cette alliance chérie, et recevez l’assurance des sentiments de respect et d’attachement que nous vous porterons éternellement.

» FRANÇOIS POTOCKI. »
  1. Après la mort du prince Charles, les de Ligne firent légitimer Christine qui porta leur nom, mais sans litre, Elle épousa plus tard le comte Maurice O’Donnel, fils d’un ami intime du prince de Ligne.