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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/20

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Calmann Lévy (1p. 416-436).

XII


Rentrée des princes à Mons. — L’émigration en Belgique. — Une représentation de Richard Cœur de Lion. — Le prince Charles rentre dans l’armée autrichienne. — Il représente l’empereur pour son inauguration comme comte du Hainaut. — Guerre de France. — Dumouriez en Champagne. — Affaire de la Croix-aux-Bois. — Le prince Charles est tué. — Désespoir du prince de Ligne.



L’apaisement des Flandres étant un fait accompli, le prince de Ligne, en 1791, rentra officiellement à Mons en qualité de grand bailli du Hainaut, accompagné par le prince Charles. Un superbe banquet suivi d’un concert et d’un bal, au grand salon de l’hôtel de ville, leur fut offert par les États du Hainaut[1].

Plusieurs pièces de vers furent présentées au prince de Ligne par les étudiants du collège d’Houdain et par des particuliers. Il va sans dire que, dans toutes, on célébrait les vertus du prince et la gloire de son fils.

Cependant il y eut une note discordante dans ce concert d’éloges ; un certain avocat de Nivelle, nommé Masson, publia un libelle à cette occasion : « Parmi plusieurs traits que j’ai oubliés, écrit le prince, il disait qu’à mon entrée de gouverneur du Hainaut, j’avais l’air d’un vieux sultan, entouré de filles dont je m’occupais uniquement, et que j’avais été assez bête pour prendre de bonne foi des acclamations de « Vive le prince patriote ! » Ce dernier point est vrai. C’était dans une église, où je prêtais, je crois, ou faisais prêter serment. J’acceptai ce vivat avec les autres, ne me doutant pas que son crieur y entendit malice. Pour le sultan, il m’a fait trop d’honneur. Il est vrai que, pendant la marche ennuyeuse de l’entrée, des filles très jolies me jetaient des bouquets dans ma voiture, et que, la foule les arrêtant près de la portière, je les remerciai beaucoup, et leur dis que je les trouvais charmantes. Le seul reproche qui pouvait n’être pas tout à fait mal fondé est celui qui concerne mon entrée. La guerre venait de finir et la révolution des Pays-Bas, qui m’avait coûté cher aussi. J’aurais pu faire des dettes en galonnant mes gens sur toutes les coutures ; je crus au contraire que le peuple me saurait gré de ne pas établir trop de faste. Et, comme j’avais deux Turcs, quatre housards, des Russes avec leur barbe, un Tartare avec deux dromadaires et une musique turque, cela pouvait lui procurer sa comparaison ingénieuse avec Tamerlan ou un empereur de la Chine ; car je ne me souviens plus bien à qui il trouvait que je ressemblais. »

Les princes furent reçus avec une vive satisfaction par les habitants de la bonne ville de Mons, où ils étaient fort aimés ; le lendemain, ils partirent pour Bel-Œil avec leur famille.

Le premier soin du prince père, une fois installé à Bel-Œil, fut de faire élever à son bien-aimé Charles un monument qui perpétuât le souvenir de sa brillante conduite à Sabacz et à Ismaïl ; il le dessina lui-même, choisit et disposa l’emplacement de manière à rappeler un site des jardins de l’impératrice à Czarskoë-Celo. « En suivant la rivière, dit-il, on trouve sur la rive gauche un obélisque dédié par l’amitié à la valeur. Ce n’est pas ma faute si Charles en est l’objet, ce n’est pas ma faute si Charles s’est distingué à la guerre, cc n’est pas ma faute si j’ai donné le jour à une créature aussi parfaite. Le père disparaît, l’homme reste et le héros est célébré ; qu’on ne m’accuse donc point de partialité, mais d’orgueil je conçois qu’on le peut.

» Cet obélisque en marbre est de quarante-cinq pieds. Sur un côté, il y a en lettres d’or : « À mon cher Charles pour Sabacz et Ismaïl. » Sur la seconde face : Nec te juvenis memorande silebo ; et sur la troisième : « Sa gloire fait mon orgueil, son amitié mon bonheur. »

Les Ligne passèrent l’été à Bel-Œil, heureux de se retrouver réunis et tranquilles dans ce pays qu’ils aimaient tant ; mais, pour des yeux attentifs, cette tranquillité dont jouissaient les Flandres ne devait pas être de longue durée, des symptômes menaçants s’élevaient de toute part à l’horizon ; la marche effrayante de la Révolution française, la présence des émigrés dans les Pays-Bas préoccupaient bien des esprits.

La Savoie, la Suisse, le Brisgau, Liège, Trèves, Luxembourg et les Pays-Bas furent les premiers refuges des émigrés ; ce ne fut que plus tard que, perdant l’espérance d’un prompt retour, ils gagnèrent Vienne, Londres, la Pologne et la Russie. L’archiduchesse Marie-Christine, régente des Pays-Bas, êtait sœur de la reine de France, il paraissait naturel qu’elle protégeât les émigrés ; mais Léopold ne leur était point favorable, et, dès le début de son règne, il invita l’archiduchesse Christine, les électeurs de Mayence, de Cologne et de Trèves à empêcher les émigrés et les princes de faire des coups de tête. « Ne vous laissez induire à rien, écrivait-il, et ne faites rien de ce que les Français et les princes vous demanderont, hors des politesses et des dîners ; mais ni troupes, ni argent, ni cautionnement pour eux. » Il séparait absolument la cause du roi de France de celle de l’émigration[2].

Le prince de Ligne était fort mal disposé pour l’empereur Léopold ; il lui reprochait d’avoir sucé le lait de la dissimulation italienne et n’entrait point dans ses calculs politiques et intéressés. Il adorait la reine et son cœur bondissait d’indignation à la pensée des dangers qui la menaçaient chaque jour davantage.

Il avait vainement sollicité un commandement dans l’armée autrichienne. Léopold s’était bien gardé de le lui accorder, redoutant les imprudences auxquelles sa vivacité, ses opinions et son dévouement chevaleresque pouvaient l’entraîner.

Nous devons avouer que le prince de Ligne n’était pas un amant passionné de la liberté ; il prévit de bonne heure les entraînements de la Révolution, et écrivait en 1790 au comte de Ségur à propos de l’Assemblée nationale : « La Grèce avait des sages, mais ils n’étaient que sept ; vous en avez douze cents, à dix-huit francs par jour, sans mission que d’eux-mêmes, sans connaissance des pays étrangers, sans plan général, sans l’Océan qui peut, dans un pays dont il fait le tour, protéger les faiseurs de phrases et les lois. »

Le prince ne laissait échapper aucune occasion de donner des marques publiques de sa sympathie pour la famille royale. Il assistait un jour à une représentation de Richard Cœur de Lion sur le petit théâtre de Tournai. Le public se composait en grande partie d’émigrés français qui, pleins d’espérances et d’illusions, attendaient l’heure de rentrer dans leur patrie. Le prince ne put entendre sans émotion l’air de : Ô Richard ! ô. mon roi ! l’univers l’abandonne. Des larmes s’échappèrent de ses yeux ; le public, qui s’en aperçut, applaudit à tout rompre : « Au moment, dit le prince, où l’on promet de venger le pauvre roi prisonnier, je m’avançai en applaudissant avec l’air de vouloir y contribuer. Je le croyais alors et il était vraisemblable qu’on m’employât. À ce moment, les vieilles et les jeunes Françaises se jettent hors de leur loges ; tout le parterre, composé de jeunes officiers français, sautent sur le théâtre, criant : « Vive le roi ! vive le prince de Ligne ! » et les battements de mains ne finissent que pour essuyer des yeux inondés de larmes. »

Parmi les jeunes officiers émigrés, un des mieux accueillis à Bel-Œil fut M. de Villeneuve La roche. « Le prince de Ligne, dit-il dans ses Mémoires[3], était alors avec toute sa famille dans sa terre de Bel-Œil, à une lieue de la ville d’Ath ; il se plaisait à s’entretenir avec nous sur les principes d’honneur dont nous avions suivi l’impulsion, il nous applaudissait avec enthousiasme.

» Il voulut bien m’engager plusieurs fois à dîner dans son magnifique château : J’y formai une liaison intime, j’ose le dire, avec son fils aîné, le prince Charles, militaire de la plus grande espérance, colonel-major d’artillerie qui venait de se distinguer dans la guerre contre les Turcs…

» Le fils n’entrait pas moins que le père dans nos sentiments. Il me dit, un jour, qu’il venait d’écrire à l’empereur pour demander d’être employé dans la guerre de coalition et que, si sa demande ne lui était pas accordée, il servirait comme simple volontaire avec la noblesse de France. »

Le prince Charles sollicitait, en effet, sa rentrée dans l’armée autrichienne avec le grade de colonel du génie, et, après la mort de l’empereur Léopold, qui survint le 27 février 1792, le prince fut nommé dans le corps d’armée du général Clairfayt. Le général en chef des Autrichiens était le duc Albert de Saxe-Teschen, mari de l’archiduchesse Christine.

La campagne était commencée contre les armées de la République française ; dès le 27 mai, le prince Charles se signala par sa bravoure audacieuse dans un combat livré près de Condé, mais aucune grande bataille ne se préparait. On se bornait à des engagements d’avant-poste, le quartier général du duc Albert était à Mons et l’inauguration du nouvel empereur François II comme comte de Hainaut devait se faire dans cette ville. Le prince Charles de Ligne ut désigné pour représenter le souverain à cette cérémonie[4].

On lit dans le Journal du palais et historique du conseiller Paridaens ce qui suit :


« Du 7 juin 1792.


» Aujourd’hui, fête du Saint-Sacrement, S. A. R. Mgr le duc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur général des Pays-Bas, vint à la procession. Plusieurs généraux étaient à sa suite, entre autres le prince de Lambesc, de la maison de Lorraine, passé du service de France à celui d’Autriche et le prince de Ligne fils. »


« Du 9 juin.


» Aujourd’hui samedi, le prince de Ligne fils, quoique depuis longtemps au quartier général de Mons, a fait son entrée en cette ville en qualité de commissaire de Sa Majesté, pour l’Inauguration fixée à après-demain. On a tiré le canon, quoique au centre de la guerre. Il a fait son entrée à cheval par la porte d’Havré, il a traversé la place et remonté la rue Neuve, et de là à l’hôtel de Ligne[5] au son de la grosse cloche et du carillon. Il était suivi des officiers de dragons du régiment de Cobourg et de gens à sa livrée.

» Cependant les Français, dont le camp était à Maubeuge, ayant témoigné vouloir troubler la cérémonie de l’Inauguration et s’étant approchés depuis quelques jours jusque vers Petit, Quévy et même Bougnies, on fait le 10 juin au soir, des dispositions pour les attaquer, ce qui s’effectue à deux heures du matin ; il y a choc et une rude canonnade jusque vers cinq heures du matin[6]. »

Le prince Charles, qui n’eût voulu pour rien au monde manquer ce combat, partit au milieu de la nuit, en tête de son régiment, malgré la résistance de l’archiduc Albert. Il se battit avec sa bravoure accoutumée, faillit être fait prisonnier en s’aventurant imprudemment au milieu des ennemis, et, à sept heures du matin, noir de poudre, échauffé du combat, il arrivait à franc étrier juste à temps pour revêtir son grand uniforme et monter dans son carrosse.

Cette cérémonie de l’inauguration de l’empereur comme comte de Hainaut remontait à Charles-Quint et cette vieille et traditionnelle coutume fut célébrée, ce jour-là, pour la dernière fois. On a vu, lors de l’insurrection de Flandres, l’importance qu’y attachaient les états du Hainaut,

À huit heures et demie, tout le clergé de Mons, les dames du chapitre de Sainte-Waudru suivant la châsse de cette sainte, patronne de Mons, tous les magistrats, les députés du conseil de la ville, le conseil souverain de la province en robe, et les vingt-six députés des bonnes villes du Hainaut précédés des superbes bannières de toutes les paroisses, brodées d’or et de soie, vont se placer dans le théâtre. À neuf heures, S. A. le prince Charles de Ligne sort de son hôtel dans un carrosse à six chevaux, précédé d’un détachement ce dragons, des membres de l’ordre de la noblesse, chacun dans un carrosse à deux chevaux ; d’un héraut d’armes, le sieur O. Kelly, vêtu de sa cotte d’armes, le caducée en main, la toque en tête, à cheval, et suivi des gardes et officiers de sa maison. Son Altesse arrivée au théâtre prend place sous un dais, sur un fauteuil au-dessus duquel est le portrait de Sa Majesté !

Tous les différents ordres étant placés et assis, les trompettes sonnent ; le régiment de Murray fait une décharge de mousqueterie, l’artillerie des remparts y répond par une salve de canons, puis le héraut d’armes s’avance sur le bord du théâtre et crie trois fois : Silence ! Alors le prince se lève. et la main sur les Évangiles, prête d’abord serment au chapitre de Sainte-Waudru, dont il est reçu abbé. La princesse de Croy, première dame du chapitre, lui apporte la crosse ; une salve d’artillerie, musique, trompettes, etc., annoncent au peuple le premier acte de la cérémonie ; puis le prince prête serment aux états de la même manière, et enfin, en troisième lieu, à la ville de Mons. Après quoi, il reçoit solennellement les serments desdits chapitres, états et ville.

« Pendant la cérémonie, nous dit le conseiller Paridaens, on avait amené sur la place des gardes nationaux pris dans l’affaire de la nuit, et, au moment où le cortège s’en allait à Sainte-Waudru, étant à l’entrée de la chaussée, il s’est rencontré avec les généraux revenant d’avoir combattu les Français. Le duc Albert de Saxe était à la tête de ces généraux, avec son neveu l’archiduc Charles, qui venait de se trouver au feu pour la première fois[7]. On apprit dans cet instant que M. de Gouvion, commandant en chef de l’armée française avait été tué. On sait vaguement que les Français ont été repoussés, après avoir néanmoins, pour la première fois, tenu longtemps ferme. En effet, on a entendu le canon depuis deux heures jusqu’à six heures. Le 12 juin, S. A. R. Madame arrive vers dix heures et demie du matin. En entrant dans les salons du gouvernement, elle embrasse de bon cœur et à plusieurs reprises son neveu, l’archiduc Charles, comme un ami que l’on revoit pour la première fois, après qu’il a couru un grand danger. C’est ce que je vois de ma salle à manger à travers les fenêtres. » Le prince offrit le soir un grand banquet dans son hôtel aux principaux personnages de la ville : les archiducs, le prince de Lambesc et d’autres généraux y assistèrent. Puis il rentra le lendemain au camp, heureux d’en avoir fini avec un rôle si opposé à sa modestie habituelle. Deux mois s’écoulèrent, les événements se succédaient en France avec une rapidité effrayante, la situation de la famille royale s’aggravait de moment en moment, et la terrible journée du 10 août décida le duc de Brunswick, généralissime des coalisés, à changer son plan de campagne. Il arrêta que l’armée se porterait vers les gorges de l’Argonne, afin d’entrer en Champagne par Sainte-Menehould et marcher par Châlons sur Paris, et donna l’ordre au général Clairlayt de se rapprocher de lui avec vingt-cinq mille hommes pour former l’aile droite de son armée. Le mouvement du comte de Clairfayt décida Dumouriez, alors au camp de Maulde, à se porter avec la plus grande partie de ses troupes vers les plaines de la Champagne.

Pendant les trois mois qui s’étaient écoulés depuis l’inauguration de Mons, aucune bataille importante n’avait permis au prince Charles de se signaler ; mais, doué d’un esprit juste et observateur, il avait mis le temps à profit pour se rendre compte des illusions des émigrés et de l’inexactitude du tableau qu’ils avaient tracé de l’état de la France. Il écrivait du camp de Boux une lettre qui tomba au pouvoir des républicains et fut lue en pleine séance de la Convention[8].

« Nous commençons à être assez las de cette guerre, où MM. les émigrés nous promettaient plus de beurre que de pain. Nous avons à combattre des troupes de ligne dont aucune ne déserte, des troupes nationales qui restent toutes. Les paysans, qui sont armés, tirent contre nous, ou nous assassinent quand ils trouvént un homme seul ou endormi dans une maison… Le temps, depuis que nous sommes en France, est si détestable que tous les jours il pleut à verse et les chemins sont si impraticables que, dans ce moment, nous ne pouvons tirer nos canons ; de plus, la famine. Nous avons tout le mal imaginable pour que le soldat ait du pain, et la viande manque souvent ; bien des officiers sont cinq ou six jours sans trouver à manger chaud. Nos souliers et capotes sont pourris et nos gens commençent à être malades ; les villages sont déserts et ne fournissent ni légumes, ni eau de vie, ni farine, je ne sais comment nous ferons et ce que nous deviendrons. »

Cette lettre exprime un découragement qui devait être général, et Dumouriez se préparait à l’attaque dans de bonnes conditions ; mais il devait à tout prix empêcher l’armée des coalisés de s’emparer des défilés de l’Argonne. Cette forêt était impénétrable pour une marche d’armée, excepté par cinq passages qu’il fallait garder et disputer à l’ennemi. Ces passages étaient le Chêne-Populeux, la Croix-au-Bois, Grand-Pré, la Chalade et les Islettes. Il fallait par un camp placé aux Islettes et une position à la Chalade fermer les deux grands chemins de Clermont et de Varennes. Le général Dillon en fut chargé ; Dumouriez s’établit à Grand-Pré pour fermer les chemins de Reims et de la Croix-au-Bois. Il fit donner l’ordre au général Duval, alors à Pont sur-Sambre, de lever immédiatement son camp et d’arriver à marche forcée au Chène-Populeux.

Dumouriez comptait sur le succès ; une imprudence déjoua ses espérances.

Le passage de la Croix-au-Bois avait été jugé d’importance médiocre, il n’était défendu que par deux bataillons et deux escadrons. Dumouriez surchargé d’affaires, n’avait pas eu le temps de s’assurer par ses propres yeux de l’utilité de ce défilé ; mais des espions allemands chargés d’examiner les différents postes français révélèrent au duc de Brunswick l’importance de ce passage mal gardé. Clairfayt en confia l’attaque au prince Charles de Ligne, qui partit le 13 septembre à la pointe du jour pour s’en emparer. Les abatis qui devaient barrer le chemin avaient été faits avec négligence et sans que les branches à demi enterrées présentassent des pointes à l’ennemi, les Impériaux les écartèrent très vite pour se frayer un passage et les chemins avaient été si peu gâtés, qu’ils y passèrent facilement. Ils s’emparèrent du poste presque sans résistance. Les hommes qui le gardaient se replièrent en hâte sur le camp de Dumouriez, qui, fort inquiet, envoya sur-le-champ deux brigades et six escadrons au général Chazot, avec l’ordre de s’emparer à tout prix du passage. Chazot passa la journée sans attaquer ; mais, recevant de nouveau l’ordre précis de tout tenter, il ouvrit le feu le 14 au matin.

L’attaque et la défense furent vives, six fois le poste est pris par les Français et repris par les Autrichiens. Le prince Charles voit que, pour conserver la position, il faut se rendre maître d’une batterie française, habilement placée et meurtrière pour les Autrichiens. Une charge vigoureuse est nécessaire, le prince commande lui-même l’assaut de la batterie ; huit hommes sont tués raides au premier rang. Il s’élance, lui neuvième, et, atteint à la tête par un boulet, il chancelle une seconde sur son cheval et tombe foudroyé.

Les Français s’emparèrent de nouveau du poste et relevèrent le corps du malheureux prince. Ils trouvèrent à son cou deux chaînes d’or et un médaillon, puis dans ses habits une lettre inachevée.

Clairfayt, apprenant avec désespoir la perte cruelle que l’armée venait de faire, accourut la venger et se rendit maître de la Croix-au-Bois.

Il s’empressa de réclamer le corps du prince aux Français et l’obtint aisément. Une messe fut célébrée au camp le lendemain matin, et le cercueil partit pour Mons. M. de Villeneuve-Laroche, l’hôte de Bel-Œil, l’ami du prince Charles, arrivait au même instant. « Sur le champ de bataille, dit il, où la veille les républicains avaient été battus, je rencontrai un convoi funèbre escorté par quelques troupes étrangères et qui se dirigeaient vers le Hainaut. C’était le corps du jeune prince de Ligne, tué dans ce combat ; on le portait au malheureux père dans sa terre de Bel-Œil. »

La mort du prince Charles fut un deuil général ; ses brillantes qualités militaires le firent regretter de toute l’armée ; le baron de Breteuil écrivait de Verdun au comte de Fersen : « Hier, l’armée de Clairfayt a eu une vigoureuse affaire d’avant-poste de laquelle pourtant elle est sortie victorieuse… L’armée de Clairfayt a perdu dans cette attaque cinq ou six cents hommes, et, ce qui m’afflige sensiblement, le prince Charles de Ligne a été tué. Je l’aimais depuis son enfance, c’était le sujet le plus distingué de son âge parmi les Autrichiens. C’est une perte affreuse pour son père ! »

Le corps du prince Charles fut en effet porté à Bel-Œil, après avoir traversé Mons[9] pendant la nuit ; mais son père n’y était plus, il venait d’être rappelé à Vienne, ainsi que le maréchal de Lascy.

Quand arriva la terrible nouvelle, personne ne voulut se charger de la lui apprendre ; le maréchal seul eut le courage de remplir cette douloureuse mission. Il fit annoncer au prince qu’on avait de mauvaises nouvelles de l’armée de Clairfayt, ajoutant qu’il allait venir lui-même l’en informer. « Mon fils est blessé ! » dit le prince envoyant entrer le maréchal. Celui-ci se tut. « Mais parlez, grand Dieu !… » — « Hélas ! je ne voulais pas comprendre, écrit-il, quand il me dit cet affreux moi : Mort ! ou je ne pouvais pas… Je tombai anéanti et il me porta presque entre ses bras. Je le vois encore, l’endroit où le maréchal m’apprit que mon pauvre Charles avait été tué ; je vois mon pauvre Charles lui-même, m’apportant tous les jours son heureux et bon visage sur le mien ! J’avais rêvé quelques jours auparavant qu’il avait reçu un coup mortel à la tête et qu’il était tombé de cheval, mort. Je fus inquiet cing ou six jours, et, comme on traite toujours de faiblesse ce qui est souvent un avertissement ou peut-être un sentiment de la nature, lorsqu’il y a quelque analogie dans le sang, je chassai cette fatale pensée, qui ne se vérifia que trop ! »

Le prince ne se consola pas de la mort de son fils, il perdit à jamais tout le plaisir qu’il prenait à vivre. La grande, l’incurable plaie qu’il portait au cœur était ce cruel souvenir. « Cet homme si léger, dit le comte Ouvaroff, si éprouvé par la vie, si insouciant du malheur, vous l’eussiez vu, dix années après cette catastrophe, s’attendrir au nom de son fils chéri ; on n’osait prononcer ce nom en sa présence, et, quand il lui arrivait d’en parler, sa voix trahissait sa douleur et ses yeux se remplissaient de larmes. » Il y avait quelque chose de singulièrement émouvant dans ce vieillard tout à l’heure voltairien et viveur, comme on dirait aujourd’hui, et qui ne voulait pas être consolé, parce qu’il pensait à l’enfant de son cœur qui n’était plus, « Il y a, disait le prince lorsqu’il perdit toute sa fortune peu de temps après, avec une admirable philosophie, il y a une manière terrible d’être supérieur aux événements. Cela s’achète par un grand malheur de sensibilité. Si l’âme a été émue par la perte de tout ce qu’elle a de plus cher, je défie tous les chagrins d’arriver. Fortune perdue, ruine totale, persécution, injustice, tout semble insignifiant. »

  1. Les dépenses du banquet s’élevèrent à 9 595 livres (Archives de Mons).
  2. Voir l’intéressant article de M. Albert Sorel, Varennes et Pilnitz, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1880.
  3. Vileneuve La roche, Mémoires sur Quiberon.
  4. Le 11 juin 1792, eut lieu à Mons l’inauguration de l’empereur François II. Par lettres patentes données à Vienne le 2 mars, le nouvel empereur avait conféré au duc Albert de Saxe-Teschen le pouvoir de le représenter à cette solennité et de prêter en son nom les serments accoutumés. Le duc Albert ayant chargé à son tour le prince de Ligne, grand bailli de Hainaut de s’acquitter de ce devoir, cet officier souverain se fit remplacer par le prince Charles, son fils aîné (Note communiquée par M. Deviller, archiviste de Mons).
  5. L’hôtel de Ligne était à front de la rue de la Grosse-Pomme. C’est à présent l’hospice des Incurables.
  6. Nous devons à l’inépuisable obligeance de M. l’archiviste Deviller la communication du programme officiel et fort rare de cette solennité. Nous le reproduisons à l’Appendice en entier, no 7.
  7. L’archidue Charles Louis, né en 1771, frère cadet de l’empereur François, devint, pendant les guerres de Napoléon, un des meilleurs généraux de l’armée autrichienne. Il est assez curieux de voir ses débuts militaires.
  8. Moniteur, Séance de la convention, jeudi soir 27 septembre 1792.
  9. À Mons, il y a quarante ans, les vieillards rappelaient la mort du prince Charles comme un événement douloureux qui avait affecté toute la ville.