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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 2/1

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Maurice Lamertin (6p. 52-57).
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I

La coalition que William Pitt venait de grouper contre la Révolution devait faire de la Belgique une place d’armes. Tandis que la Prusse envahirait la France par le Rhin, les forces de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Hollande l’attaqueraient, en effet, par les Pays-Bas. L’Autrichien Mack, qui passait alors pour un génie militaire, avait dressé le plan des opérations. Le succès paraissait d’autant plus assuré que l’insurrection de la Vendée, celle des départements du Midi, puis celle de Toulon (mars-août 1793) plaçaient les révolutionnaires en face du double péril de la guerre étrangère et de la guerre civile. On croyait d’ailleurs leurs armées désorganisées par l’expulsion des officiers nobles et la dissolution des anciens régiments. Personne ne pouvait s’imaginer la puissance de l’exaltation patriotique sur un peuple appelé à défendre lui-même sa liberté. On jugeait la Révolution avec des idées d’ancien régime. Les mesures formidables auxquelles elle demandait son salut : la Terreur, la levée en masse, la loi des suspects, ne semblaient être que les convulsions d’une folie furieuse, les forfaits sanguinaires d’une horde de déments et d’assassins[1].

Or, les catastrophes qui fondaient sur elle n’avaient même pas abattu la superbe confiance de la République. Dès le 13 avril, un décret de la Convention déclarait les « pays réunis » partie intégrante du territoire et affirmait qu’elle ne les abandonnerait jamais aux « tyrans avec lesquels elle était en guerre », proclamant ainsi, avec une assurance grandiose, au moment même où elle était contrainte d’évacuer la Belgique, sa résolution de la reprendre et en pleine défaite prédisant sa victoire.

Pourtant si les alliés, se hâtant de profiter des circonstances, avaient marché droit sur Paris après la trahison de Dumouriez, le désarroi, sinon le découragement de l’ennemi, leur eût peut-être permis d’atteindre au but. Mais d’accord pour écraser la France, chacun d’eux se préoccupait tout d’abord, avant d’entrer en campagne, des avantages qu’il en rapporterait. À la différence de la République, ils ne combattaient point pour la vie. La divergence de leurs intérêts les empêchait de s’unir en une cause commune et ils se proposaient beaucoup moins d’abattre la Révolution que de s’en servir. Les conférences qu’ils ouvrirent à Anvers au mois d’avril 1793, se traînaient dans le conflit des ambitions et des jalousies[2]. L’Autriche, inquiète des progrès de la Prusse en Pologne, réclamait des compensations. Elle parlait de Cracovie et de la Bavière beaucoup plus que de la Belgique. Pour qu’elle se décidât à la conserver, il fallut que le cabinet de Londres lui promît, avec les départements du Nord, la ceinture des forteresses construites par Vauban, qui serviraient désormais de défense aux Pays-Bas après les avoir menacés si longtemps. Exception serait faite pour Dunkerque, l’Angleterre se réservant cette base militaire dont elle n’avait cessé, depuis 1662, de déplorer la perte. De vagues assurances d’agrandissement furent données au stadhouder de Hollande, et chacun, pourvu d’espérances proportionnées à ses appétits, ne pensa plus qu’à se tailler sa part dans le démembrement de l’ennemi de tous.

Cobourg, à la tête de 45,000 Autrichiens, de 13,000 Anglais, de 12,000 Hanovriens, de 8,000 Hessois, de 15,000 Hollandais et de 8,000 Prussiens, n’avait utilisé le printemps qu’à prendre Condé (10 juillet) et Valenciennes (28 juillet). Puis, au lieu de précipiter sa marche en avant, il s’arrêta aux sièges du Quesnoy et de Maubeuge, tandis que le duc d’York, se séparant de lui, allait entreprendre celui de Dunkerque (22 août), flanqué par les Hollandais postés à Menin. Du côté du Luxembourg on se borna à des escarmouches au cours desquelles fut bombardée l’abbaye d’Orval (23 juin).

Cette politique et cette tactique d’ancien régime sauvèrent la France. Les méthodes surannées des cabinets se montrèrent aussi impuissantes devant les audaces du Comité de Salut Public que la prudente et pédante stratégie de Mack devant les géniales initiatives de Carnot. Le 8 septembre, Houchard battait les Anglo-Hanovriens à Hondschoote et forçait le duc d’York à lever le siège de Dunkerque. Le 13, il attaquait les Hollandais commandés par le prince d’Orange Guillaume-Frédéric, le futur roi des Pays-Bas, et les faisait fuir éperdus jusqu’à Gand. Quelques semaines plus tard, l’offensive se portait sur les Autrichiens. La victoire de Wattignies (16 octobre) obligea Cobourg, désorienté par les manœuvres de Jourdan, d’abandonner le blocus de Maubeuge et de se replier sur Mons. La campagne eût pu être un coup de massue pour la République. Elle s’achevait en ne laissant aux mains de ses ennemis que les places fortes de Valenciennes et du Quesnoy, et en donnant à la France nouvelle la conscience de sa supériorité sur l’ancienne Europe[3].

Carnot mit l’hiver à profit pour préparer un plan décisif. Aux alliés, de plus en plus paralysés par la mésintelligence de l’Autriche et de la Prusse, il allait opposer des masses pleines d’entrain et commandées par de jeunes chefs avides d’illustrer en eux la République. Il a résolu d’en finir cette année et de battre l’ennemi « jusqu’à sa destruction complète ». Jourdan et Charbonnier attaqueront la gauche des Autrichiens, tandis que Pichegru opérera en Flandre sur leur droite. Le 18 mai, ses lieutenants, Souham et Moreau, remportent sur Clerfayt la victoire de Tourcoing ; Ypres est pris le 18 juin et, le 23, Clerfayt, de nouveau battu à Deynze, est rejeté sur l’Escaut. Cependant Jourdan arrive par Neufchâteau, Saint-Hubert et Rochefort à la rescousse de Charbonnier qui tente en vain de franchir la Sambre. Il culbute, à Dinant, Beaulieu qui essaye de lui disputer le passage de la Meuse. Le 18 juin, malgré les efforts du prince d’Orange, il investit Charleroi et s’en empare le 25. Le même jour, Cobourg était arrivé avec 100,000 hommes en face de ses lignes. Il lui livra bataille le lendemain. On combattit de 5 heures du matin à 7 heures du soir dans les blés mûrs qui prenaient feu sous la canonnade. Les régiments autrichiens n’avaient pas changé depuis Jemappes ; ils montrèrent la même discipline et la même vaillance. Du côté des Français tout était neuf : les cadres, les uniformes et la tactique. L’armée de Dumouriez avait encore été une armée d’ancien régime grossie de volontaires. Celle de Jourdan était une création du Comité de Salut Public. Kléber, Championnet, Marceau, Bernadotte dirigeaient ses mouvements, tous, comme leurs soldats, sortis des rangs du peuple. La victoire, à laquelle reste attaché le nom de Fleurus, est la première grande victoire de la France républicaine[4].

Comme Carnot l’avait prévu, elle terrassait la coalition. Vaincus au Sud et menacés à l’Ouest, il ne restait aux alliés qu’à battre en retraite. Le 11 juillet, Jourdan faisait à Bruxelles sa jonction avec Pichegru qui avait occupé sans résistance Tournai, Bruges, Ostende, Audenarde et Gand. Puis leurs armées se séparèrent, le premier continuant à pousser Cobourg vers l’Allemagne, tandis que le second, marchant au Nord, chassait devant lui les Anglo-Hollandais. Des deux côtés la conquête s’élargissait en même temps. Après avoir évacué Liège dont ils bombardèrent, en se retirant, le faubourg d’Amercœur (28-30 juillet), les Autrichiens, battus à Esneux-Sprimont (18 septembre), puis à Aldenhoven (2 octobre), étaient refoulés en janvier sur la rive droite du Rhin, cependant que Pichegru, passant sur la glace fleuves et canaux, entrait le 20 du même mois à Amsterdam.

Ainsi les Provinces-Unies qui, depuis le XVIIe siècle, s’étaient si obstinément acharnées à se faire de la Belgique une barrière contre la France, allaient à leur tour servir de barrière à celle-ci. Un instant, l’oligarchie bourgeoise des patriotes qui, en haine du stadhouder, avait salué Pichegru en libérateur, espéra pouvoir traiter d’égal à égal avec le Comité de Salut Public. Dans leur naïve outrecuidance, les États-Généraux lui proposèrent un partage de la Belgique[5]. Il leur fallut après quelques chicanes abandonner leurs illusions. Si la République française reconnut par le traité de La Haye (16 mai 1795) la République des Provinces-Unies comme puissance libre et indépendante, en fait, elle la soumit à son protectorat. Non seulement elle lui imposait jusqu’à la fin de la guerre une alliance offensive et défensive, mais elle l’obligeait encore à reconnaître la liberté de l’Escaut, à accepter la co-souveraineté de la France sur Flessingue, à céder la Flandre Zélandaise, ainsi que Venlo, Maestricht et leurs dépendances. La frontière militaire que les Maurice de Nassau et les Frédéric-Henri avaient arrachée à l’Espagne durant les guerres glorieuses du XVIIe siècle, était maintenant retournée, si l’on peut dire, contre les Provinces-Unies. Elles abandonnaient à la France les forteresses qu’elles avaient élevées pour défendre les passages de l’Escaut et de la Meuse. Elles se trouvaient désormais vis-à-vis d’elle dans le même état d’impuissance auquel, pendant deux siècles, elles avaient réduit la Belgique à leur profit.

L’annexion de cette dernière paraissait d’autant plus assurée que, six semaines avant le traité de La Haye, la Prusse, sortant de la coalition, avait reconnu le Rhin comme frontière de la France. De puissantes barrières entouraient ainsi de toutes parts les ci-devant Pays-Bas autrichiens. En fait, jusqu’en 1814, ils ne devaient plus voir d’armées étrangères sur leur territoire, et au milieu des guerres incessantes de la République et de l’Empire, ils jouirent d’une sécurité singulière. Luxembourg, défendu par le vieux Bender, y maintint encore pendant quelque temps les couleurs impériales. La place ne capitula que le 7 juin 1795, après un siège de six mois et demi.

  1. Voy. là-dessus les observations très intelligentes de de Pradt, De la Belgique depuis 1789 jusqu’en 1794, p. 96 et suiv. (Paris, 1820).
  2. Sur ces négociations, voy. A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. III et IV. Add. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 194 et suiv.
  3. Pour les opérations militaires, voy. A. Chuquet, Hondschoote (Paris 1896) ; V. Dupuis, La campagne de 1793 à l’armée du Nord et à l’armée des Ardennes : I. De Valenciennes à Hondschoote. II. D’Hondschoote à Wattignies (Paris, 1906-1909) ; Coutanceau, La campagne de 1794 à l’armée du Nord (Paris, 1903-1908).
  4. V. Dupuis, Les opérations militaires sur la Sambre en 1794. Bataille de Fleurus (Paris, 1907).
  5. Colenbrander, Gedenkstukken der algemeene Geschiedenis van Nederland 1789-1795, p. 662.