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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 3/2

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Maurice Lamertin (6p. 75-80).
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II

À dix-neuf siècles d’intervalle, l’analogie s’impose entre l’absorption de la Belgique par la République française et son annexion à l’Empire Romain. Toutes deux furent l’œuvre de la guerre, mais toutes deux aussi eurent pour résultat une transformation profonde et durable du pays et du peuple. La Belgique romanisée et civilisée du IIIe siècle diffère autant de la Belgique décrite par César, que la Belgique modernisée, centralisée, unifiée et uniformisée de 1814 diffère des Pays-Bas autrichiens et du pays de Liège, avec leur bigarrure de provinces à demi souveraines et l’infinie diversité de leurs privilèges, de leurs institutions et de leurs coutumes. Au début de notre ère comme au commencement du XIXe siècle, la conquête marqua la physionomie du pays de traits ineffaçables. À travers tout le moyen âge, les diocèses de la Belgique perpétuèrent les circonscriptions des « cités » romaines, et de nos jours, il suffit d’un coup d’œil jeté sur la carte du royaume pour y découvrir, sous les provinces, les départements français de l’an IV.

La division départementale, imposée par la nécessité d’emboîter le pays dans l’administration française, réalisa du même coup l’indissoluble union du pays de Liège à la Belgique. En les répartissant dans les mêmes cadres, elle effaça définitivement les frontières qui, durant des siècles, les avaient séparés. L’histoire avait agi contre la nature en maintenant sous des princes différents leurs populations enchevêtrées que tout portait à se confondre. Elle avait fait naître entre elles des conflits et accusé des contrastes d’institutions et d’idées qui agissaient au rebours de leurs affinités naturelles et de la communauté évidente de leurs intérêts. Après l’échec des tentatives des ducs de Bourgogne pour englober le pays de Liège dans leurs possessions, la politique habile de Charles-Quint avait amené une entente à laquelle les troubles du XVIe siècle, puis la diplomatie française avaient mis fin. La France avait trop grand besoin de posséder une base d’action dans les Pays-Bas pour ne pas avoir très habilement cherché à conserver les Liégeois sous son influence. Ainsi la politique étrangère contribua largement à entretenir un état de choses dont elle profitait. Mais la crise révolutionnaire qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait également secoué les Belges et les Liégeois, les avait en même temps rapprochés. Durant la révolution brabançonne on avait envisagé de vagues projets d’union. Ils s’étaient précisés au sein du Comité des Belges et Liégeois unis, puis Dumouriez s’était vu sur le point de les accomplir. Tout cela avait échoué par l’étroitesse de vues qui avait empêché démocrates liégeois et Vonckistes belges de se tendre la main. La conquête de 1794 imposa la fusion. En proclamant Français les habitants des provinces autrichiennes comme ceux de la principauté ecclésiastique, la République, en se les assimilant, les assimilait les uns aux autres. Les deux parties de la Belgique furent soudées en un même tout, et le décret du 1er octobre, détruisant l’ancienne Belgique, prépara la Belgique moderne.

Dès le 31 août 1795, un décret du Comité de Salut Public avait réparti le pays en départements, tant son annexion était certaine à l’avance. Les principes suivant lesquels ils furent constitués sont naturellement ceux qui, en 1789-1790, avaient présidé à la nouvelle division du territoire français. On considéra la surface à répartir entre eux comme une table rase et les limites départementales furent tracées comme si, avant elles, rien n’avait existé sur la carte. Les noms féodaux des provinces disparurent avec les provinces elles-mêmes auxquelles furent substitués neuf départements. On inséra dans quelques-uns d’entre eux les territoires cédés le long de l’Escaut et de la Meuse par la République des Provinces-Unies. Le département de Jemappes, chef-lieu Mons, engloba le Tournaisis avec la plus grande partie du comté de Hainaut et les contrées ci-devant liégeoises qui y étaient enchevêtrées ; celui de la Dyle, chef-lieu Bruxelles, comprit le sud du duché de Brabant ; le nord du même duché, plus la principauté de Malines, constituèrent celui des Deux-Nèthes, chef-lieu Anvers ; celui de l’Escaut, chef-lieu Gand, et celui de la Lys, chef-lieu Bruges, furent découpés dans le comté de Flandre et la bande de territoire qu’avaient possédée les Provinces-Unies au sud de l’Escaut fut ajoutée au premier d’entre eux ; celui de la Meuse-Inférieure, chef-lieu Maestricht, et celui de l’Ourthe, chef-lieu Liège, furent formés de parties du duché de Limbourg, du Limbourg hollandais et de la principauté de Liège, la petite principauté abbatiale de Stavelot-Malmédy étant attribuée tout entière à celui de l’Ourthe ; le duché de Luxembourg avec des lambeaux du territoire liégeois forma celui des Forêts, chef-lieu Luxembourg ; celui de Sambre-et-Meuse, chef-lieu Namur, fut un composé de régions appartenant jadis au comté de Namur, à la principauté de Liège, au duché de Brabant et au duché de Luxembourg. Lorsque, le 26 octobre 1795, le duché de Bouillon, enlevé par Louis XIV à l’évêque de Liège au profit de la maison de La Tour d’Auvergne, fut à son tour réuni à la France, son territoire vint accroître ceux des départements des Forêts, de Sambre-et-Meuse et des Ardennes[1].

Il est intéressant de constater que la division départementale modifia somme toute moins complètement la physionomie de la Belgique qu’elle n’avait modifié celle de la France. Les commissaires du Comité de Salut Public furent bien obligés de placer les centres de la nouvelle organisation dans les villes qui, depuis des siècles, étaient les foyers principaux de l’activité sociale et économique. Les nécessités de la vie l’emportèrent sur les combinaisons de la politique. Le caractère essentiellement urbain du pays le sauva d’une perturbation totale. Dépouiller ses grandes villes de leur importance traditionnelle, c’eût été rendre impossible le fonctionnement de l’administration qu’on lui imposait. Il fallut les adopter comme chef-lieux des départements, si bien que l’édifice républicain construit sur les ruines de l’Ancien Régime, reposa sur les mêmes colonnes qui avaient soutenu ce dernier et par cela même fut obligé dans une large mesure d’en conserver les dispositions principales.

Cela explique sans doute la facilité avec laquelle les habitants s’accoutumèrent à leur nouvelle demeure. Elle était en réalité bien plus commode que l’ancienne. De bonne heure ils apprécièrent la simplicité et la régularité de son plan. Sans violenter leurs habitudes, elle leur apportait l’inappréciable avantage de pouvoir aller et venir par le pays comme dans un appartement de plain-pied. La circulation y était aussi aisée qu’elle avait été pénible jadis. C’en était fait de cet enchevêtrement bizarre de frontières et de ces enclaves dont on sentait mieux les inconvénients maintenant qu’on en était affranchi. L’archaïsme suranné de l’ancien système contrastait trop avec le caractère pratique et rationnel du nouveau pour qu’il fût possible de le regretter. Sa disparition fut définitive. De toutes les innovations auxquelles la République française devait initier la Belgique, l’organisation départementale se présente non seulement comme la première en date, mais comme la plus durable. Les retouches qui lui furent apportées dans la suite se bornent à bien peu de chose. Encore ne proviennent-elles point du désir de l’améliorer, mais de considérations ou de nécessités politiques. Il en fut ainsi par exemple de l’agrandissement du département des Deux-Nèthes, lors de l’annexion de la Hollande à l’Empire français, et des modifications que les traités de 1815 apportèrent aux départements de l’Escaut et de l’Ourthe qu’ils amputèrent, celui-ci des territoires cédés à la Prusse, celui-là de la Flandre Zélandaise qu’il fallut rendre au prince d’Orange.

La délimitation des départements fut exclusivement l’œuvre des commissaires du Comité de Salut Public. Ils ne tinrent pas compte des quelques protestations qu’elle souleva sous l’influence d’un particularisme mal avisé ou de la passion politique. C’est ainsi qu’ils écartèrent le vœu formulé dès le mois de juin 1793 par les jacobins franchimontois de former avec Aix-la-Chapelle et les pays de Stavelot et de Logne, un département dit des Eaux-Minérales, afin d’éviter leur union avec les Liégeois qu’ils traitaient de brissotins, de girondins et de modérés.

De même que les départements avaient été formés du démembrement des anciennes provinces, de même leurs cantons se partagèrent les débris des seigneuries, châtellenies, bailliages, ammanies ou quartiers, dont elles se composaient. Il y en eut 30 dans la Dyle, 41 dans l’Escaut, 28 dans les Forêts, 32 dans Jemappes, 36 dans la Lys, 23 dans la Meuse-Inférieure, 21 dans les Deux-Nèthes, 32 dans l’Ourthe, 21 dans Sambre-et-Meuse, qui furent groupés en arrondissements. Ainsi demeurèrent constitués, sauf de légères retouches postérieures, les « neuf départements réunis » qui vinrent s’adjoindre en 1795 aux 85 départements de la République. Privée des antiques circonscriptions sur lesquelles elle était construite et qui délimitaient sa compétence et ses pouvoirs, l’organisation politique, administrative et judiciaire de la Belgique s’effondrait tout entière. La France n’avait plus qu’à prolonger la sienne sur le pays qu’elle venait d’adapter à son fonctionnement.

  1. Voy. la carte des départements dressée et commentée par M. F. Ganshof dans l’Atlas de géographie historique de la Belgique publié par L. van der Essen (Bruxelles, 1919).