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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 3/1

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Maurice Lamertin (6p. 430-435).
I

Une révolution n’a pas le temps de se donner des chefs ; elle suit ceux qui se mettent à sa tête, quitte à les renverser plus tard. Les périls qu’ils courent et les responsabilités qu’ils assument justifient leur usurpation. Ainsi en était-il du Gouvernement provisoire. En réalité, ses membres risquaient leur vie et leur honneur — leur vie, si le roi l’emportait, leur honneur, s’ils se montraient incapables de la tâche dont ils s’étaient chargés.

Cette tâche, ils l’avaient définie eux-mêmes. Elle consistait à créer un « centre général d’opérations » en vue « de vaincre l’ennemi et de faire triompher la cause du peuple belge » c’est-à-dire de réaliser l’indépendance nationale. Dix jours après la naissance de la Commission administrative, ce but était atteint. Le 4 octobre, le Gouvernement provisoire déclarait solennellement que « les provinces de la Belgique, violemment détachées de la Hollande, constituent un État indépendant ».

Il avait le droit de parler au nom de la nation, car « l’assentiment du peuple avait confirmé son mandat ». La révolution ne pouvait, sans se désavouer elle-même, désavouer les hommes qui, au moment décisif, en avaient pris la direction. En faisant entrer de Potter parmi eux, ils s’étaient assuré d’ailleurs le bénéfice de la popularité. Il était arrivé au moment de la victoire, juste à point pour en récolter les fruits sans en avoir couru les dangers. Mais son prestige était trop grand pour n’être pas indispensable, et ses collègues se résignèrent, en acceptant sa primauté, à sacrifier leur amour-propre au salut public. En s’associant à leur autorité improvisée, il la légitimait. Dès les premiers jours d’octobre, des députations apportaient au Gouvernement provisoire, l’adhésion de toutes les provinces.

Il se sentait soutenu aussi par l’union des partis. Sans doute, la plupart de ses membres appartenaient aux diverses nuances de l’opinion libérale et beaucoup d’entre eux « n’allaient pas à la messe ». Mais la présence de Félix de Mérode suffisait à rassurer les catholiques. Personne ne songeait, au surplus, à soulever des questions irritantes. L’unanimité du sentiment patriotique s’accompagnait d’une confiance généreuse des uns dans les autres. Les catholiques s’abstinrent de revendiquer dans le Gouvernement provisoire une importance en rapport avec la majorité qu’ils possédaient dans le pays. Ils firent confiance à ces libéraux qui, depuis le début des événements, s’étaient toujours, en dépit de leur petit nombre, trouvés à l’avant-garde, et leur confiance fut bien placée. L’esprit national l’emporta sur l’esprit de parti. La jalousie et les intrigues qui, mettant aux prises les Vonckistes et les Vandernootistes, avaient provoqué la chute de la Révolution brabançonne, furent épargnées à la Révolution de 1830.

En fait, les pouvoirs du Gouvernement provisoire étaient illimités. N’ayant reçu aucune délégation, il n’avait non plus de comptes à rendre à personne. Il jouissait « d’une puissance arbitraire et dictatoriale »[1] dont il n’appartenait qu’à lui de fixer les limites. Dans les circonstances où l’on se trouvait, il était indispensable qu’il en fût ainsi. Tout étant à faire et tout pressant, il fallait que le pouvoir exécutif n’eût d’autre souci que celui de décider, que personne n’eût à discuter ses ordres, et que son autorité ne fût contenue que par le sentiment de sa responsabilité. Il importe de reconnaître à son honneur qu’il n’en fît usage que dans l’intérêt de sa mission, qu’aucun de ses membres n’encourut l’accusation d’en avoir abusé et qu’avec le désintéressement le plus complet, il s’empressa de prendre les mesures qui devaient réaliser sa promesse de déposer le pouvoir aussitôt qu’il le pourrait.

Son premier arrêté, prorogeant de vingt-cinq jours l’échéance de tous les effets de commerce créés antérieurement au 26 septembre, a visiblement pour but de faire renaître, au sein du chaos, la confiance du public. Le lendemain, un autre arrêté, jetant les premières bases de l’organisation de la garde civique, atteste sa résolution de maintenir l’ordre et la sécurité. Puis tout de suite, il s’adapte aux fonctions de tout genre auxquelles il doit satisfaire. Le pouvoir exécutif est délégué au « Comité central » institué dans son sein (28 septembre). Des comités de la guerre, de l’intérieur, de la sûreté publique, des finances, de la justice et enfin des affaires diplomatiques, dirigés par des administrateurs généraux, lui constituent des ministères responsables devant lui seul. Des « Commissaires » remplacent les gouverneurs de province destitués ou en fuite. Dès le 5 octobre est créé le « Bulletin des arrêtés et actes du Gouvernement provisoire de la Belgique ».

À cette date, le gouvernement s’est transporté de l’hôtel de ville, où il s’était d’abord installé, dans le palais des États-Généraux et a établi ses services dans les bureaux de l’administration centrale. Avec une rapidité merveilleuse, il institue le régime nouveau. Peu de révocations d’ailleurs, les autorités hollandaises ayant spontanément quitté leurs postes. On se borne à destituer les agents les plus impopulaires, et à introduire à leur place des patriotes, jeunes gens pour la plupart, que signalent leur activité politique ou le rôle qu’ils ont joué dans la presse. Le plus grand soin fut pris de ne pas ébranler le principe de l’inamovibilité des magistrats. On laissa même en fonctions plusieurs juges dont l’orangisme était notoire. D’autres furent remplacés par des membres du barreau. Dès le 11 octobre, la justice était régulièrement rendue dans tout le pays « au nom du Gouvernement provisoire de la Belgique ».

Pour les finances, les impôts furent maintenus à l’exception de la taxe sur l’abatage que certaines communes avaient conservée. En octobre, ils rapportaient 1.230.000 florins, en novembre-décembre, 2.600.000. On se garda soigneusement d’inquiéter le crédit et les capitalistes. Dès le 7 novembre, une ligne de douanes était établie le long de la frontière hollandaise. Il s’en fallait naturellement de beaucoup, que le trésor pût se contenter des revenus ordinaires gravement atteints par la cessation des affaires et par l’insuffisance d’une administration de fortune. Il fallut, le 22 octobre, décider un emprunt de 5 millions de florins qui réussit mal, et solliciter le concours de banquiers parisiens. En même temps, le Gouvernement provisoire s’ingéniait à mettre sur pied une armée régulière. Les généraux Goethals et L.-P. Nypels étaient chargés de son recrutement. Le 1er octobre, Chazal, nommé munitionnaire général, organisait tant bien que mal l’intendance militaire en créant des dépôts de vivres, d’armes et de munitions.

Il était indispensable de s’assurer l’appui des administrations communales. Dans les « régences » des grandes villes, les partisans du régime disparu étaient nombreux, et cela se comprend sans peine si on se rappelle qu’elles avaient été élues sous la pression des autorités. L’arrêté du 8 octobre qui ordonna de les « recomposer par voie électorale », substitua aux opérations compliquées et aux triages successifs dont elles étaient sorties jusqu’alors, le système de l’élection directe. Le corps électoral ne perdit pas son caractère restreint, mais conformément aux principes libéraux, la fortune cessa d’être la seule condition du droit électoral : on le fit dépendre non seulement du cens, mais de la « capacité » présumée des adeptes de certaines professions. Les élections nouvelles se passèrent presque partout dans le calme le plus parfait. Presque partout aussi, elles tournèrent naturellement en faveur de la révolution. Dans les villes où il en fut autrement, les vaincus accusèrent les vainqueurs, comme il fallait s’y attendre, de ne l’avoir emporté que par l’intrigue, et on ne s’étonnera point de l’accueil que leurs réclamations trouvèrent auprès du Gouvernement provisoire. Le 17 novembre, il cassait, sous prétexte d’irrégularité, les élections qui à Gand avaient maintenu au pouvoir l’administration orangiste.

Si, en pleine crise révolutionnaire, l’activité du Gouvernement provisoire réussit à empêcher la Belgique de tomber dans l’anarchie, c’est grâce au dévouement et à l’activité de ses membres, mais c’est aussi que son autorité fut volontairement acceptée par la nation. Ni les appels du prince d’Orange, on l’a vu plus haut, ni les tentatives de quelques meneurs soudoyés par sa cassette, ni les attaques furibondes de la presse orangiste ne réussirent à ébranler sa situation. Il est remarquable encore que, malgré la divergence de leurs opinions et l’opposition de leurs caractères, les hommes dont il se composait aient eu l’abnégation de se tolérer mutuellement. Des scènes violentes les mirent souvent aux prises[2], qu’ils réussirent à cacher au public et dont aucun d’eux ne chercha à tirer parti par ambition personnelle ou esprit d’intrigue. Leur force reposa sur leur union, sur la communauté de leur esprit civique et de leur sentiment du devoir. Grâce à eux, ils purent sinon surmonter du moins supporter les difficultés et les périls de l’heure.

Car, s’ils firent tout qu’ils devaient faire, il n’était pas en leur pouvoir d’épargner au pays une crise redoutable. La révolution, en arrêtant l’industrie, avait plongé le peuple dans la misère. Les impôts rentraient mal. Il était impossible de payer les créanciers de l’État et de rétribuer les fonctionnaires. Les expédients auxquels on avait recouru pour occuper les travailleurs ne suffisaient pas, et on devait refuser aux fabricants les avances qu’ils réclamaient sous menace de fermer leurs ateliers. Dans quantité de villes, la charité publique était le seul soutien des pauvres. À Gand, le 4 octobre, le Conseil communal empruntait 100.000 florins destinés à venir en aide à la classe ouvrière. Et cette détresse qui explique suffisamment les troubles du mois d’octobre dans le Borinage, était d’autant plus dangereuse que des émissaires orangistes ne laissaient pas de l’exploiter à leur profit.

Pourtant la confiance dans l’avenir restait entière. Le succès de la Révolution consolait du reste. Tout en s’occupant de parer aux nécessités les plus urgentes, le Gouvernement provisoire préparait avec ardeur le statut définitif de la Belgique. Le jour même (4 octobre) où il proclamait l’indépendance du pays, il annonçait que son « Comité central s’occupera au plus tôt d’un projet de constitution et qu’un Congrès national sera immédiatement convoqué ». Fidèle à sa promesse, il créait, deux jours plus tard, une commission chargée d’élaborer cette constitution et, le 10, convoquait le corps électoral à nommer les membres du Congrès.

Sans en attendre d’ailleurs la réunion, il réalisait à l’avance, par une série d’arrêtés, les grandes réformes libérales que réclamait depuis 1829 l’union des partis : liberté complète de l’enseignement (12 octobre), droit d’association illimité (16 octobre), liberté absolue de la presse et de l’exercice de tous les cultes (16 octobre), abolition de la censure des théâtres (21 octobre), suppression de la haute police (22 octobre), publicité obligatoire des budgets et des comptes des administrations publiques (26 octobre) ainsi que des instructions et des débats judiciaires (7 octobre), abolition de la bastonnade pour les soldats (7 octobre). Il était impossible de répondre plus complètement au sens profond de la Révolution. La Belgique était comblée de ces libertés qu’elle avait été contrainte de conquérir par les armes. Un mois après les journées de septembre, elle les possédait toutes. Le Gouvernement provisoire en avait fait la récompense de la victoire. Il en avait jonché, si l’on peut ainsi dire, la route qu’allait parcourir le Congrès national. Il était certain qu’elle le conduirait à la constitution la plus libérale de toute l’Europe.

  1. J’emprunte ces mots très justes à de Gerlache, op. cit., t. II, p. 84.
  2. De Potter, Souvenirs personnels, t. I., p. 179 et suiv.