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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 3/3

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Maurice Lamertin (6p. 442-452).
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III

La commission chargée le 6 octobre par le Gouvernement provisoire d’élaborer un projet de constitution se composait de van Meenen, de Gerlache, Tielemans, P. Devaux, Ch. de Brouckère, H. Fabry, Bailliu, Zoude, Thorn, auxquels on adjoignit bientôt Lebeau, Nothomb, du Bus, Jullien et Blargnies. Ces noms prouvent que l’opinion libérale y était plus largement représentée que l’opinion catholique. Personne n’y prit garde, puisque tout le monde était d’accord pour réaliser le programme d’union sur lequel les deux partis s’entendaient. Aussi les travaux marchèrent-ils avec une rapidité extraordinaire. Le 25 octobre, la commission avait rédigé le projet. Il fut soumis au Congrès dès sa réunion.

Telle qu’elle sortit, le 7 février 1831, des délibérations de l’assemblée, la constitution belge apparaît comme le type le plus complet et le plus pur que l’on puisse imaginer d’une constitution parlementaire et libérale. Durant un demi-siècle, elle a passé en son genre pour un chef-d’œuvre de sagesse politique. Elle a exercé une action directe et souvent profonde sur tous les États qui, au cours du XIXe siècle, ont remanié ou élaboré leurs institutions suivant les principes du parlementarisme. Aucun d’eux pourtant n’a poussé aussi loin qu’elle les conséquences de ces principes, dispensé aussi largement la liberté et abandonné aussi entièrement le gouvernement de la nation à la nation elle-même.

Un concours de circonstances aussi extraordinaire que fugitif a entouré sa naissance. À vrai dire, elle est une réussite. Sans l’accord momentané du catholicisme libéral et du libéralisme politique, elle eût été impossible. Elle se trouve pour ainsi dire au point de croisement de deux courants d’idées qui avaient divergé dans le passé comme ils devaient diverger dans l’avenir, et elle a bénéficié de leur rencontre momentanée. L’union des catholiques et des libéraux conclue en 1828 n’eût plus été concevable après la publication, en 1832, de l’encyclique lancée par Grégoire XVI contre les libertés modernes, si bien que la constitution belge s’explique en réalité par sa date. Elle est le fruit de l’alliance imprévue qui unit en un même enthousiasme pour la liberté les fidèles et les adversaires de l’Église. Lamennais fut l’instrument de la brève entente des catholiques belges avec les libéraux ou, plutôt, il les transforma pour un instant en libéraux. Il importe peu que les uns aient revendiqué la liberté en faveur de la société religieuse, les autres, en faveur de la société civile. L’essentiel est qu’ils la revendiquèrent en commun. Leurs buts lointains différaient, leur but immédiat était le même, et de cette collaboration, dans laquelle chaque parti avec une bonne foi entière céda aux désirs de l’autre, sortit l’œuvre commune qui, ayant confondu en un seul deux programmes, ayant donné à chacun ce qu’il demandait, ayant prodigué les libertés à l’Église comme elle les prodiguait aux citoyens, n’ayant ni marchandé, ni restreint, ni chicané, trouva finalement sa sauvegarde dans les satisfactions qu’elle donnait à tout le monde.

Ce n’est pas assez de dire que la constitution belge est libérale. Elle est encore démocratique et quasi-républicaine. Dans les conditions où se trouvait le Congrès, aucune tradition ne pesait sur lui. Il n’avait à tenir compte d’aucun droit acquis, d’aucune légitimité historique. Seul maître des destinées de la nation, il n’avait à légiférer que pour elle. Rien de semblable en Belgique aux légitimistes, ou même aux Orléanistes de France. Le petit groupe d’Orangistes qui eût voulu conserver au moins la dynastie était à peine représenté au Congrès et n’y joua aucun rôle. La noblesse, au lieu de se grouper autour du trône, n’avait cessé de lui être hostile. Le pouvoir monarchique contre lequel la révolution s’était faite, était l’objet d’une défiance universelle. On voulait bien un roi, mais en se réservant de le choisir dans la plénitude de la souveraineté nationale et en l’obligeant à la reconnaître. Les constituants de 1830 se trouvent en présence d’une table rase. Rien ne les gêne dans l’application de leurs principes et ces principes découlent directement des droits de l’homme. En France, la charte de Louis-Philippe, par ménagement pour la couronne, n’a pas reproduit l’affirmation républicaine de la souveraineté de la nation. La constitution belge, au contraire, l’emprunte à la constitution française de 1789, mais en l’empruntant, elle l’accentue. Au lieu de dire « tous les pouvoirs émanent essentiellement de la nation », elle dit « tous les pouvoirs émanent de la nation », et cette suppression de l’adverbe rend la déclaration plus catégorique et plus absolue.

L’esprit républicain va de pair avec l’esprit démocratique. Sans doute, le Congrès n’a admis ni le suffrage universel ni l’appel au peuple. Il y voyait un danger pour la liberté, et les plébiscites de l’Empire ne justifiaient que trop ses appréhensions. L’indépendance de l’électeur lui a paru la condition primordiale du gouvernement libre. Il la garantit contre le pouvoir en organisant l’élection directe, et contre les tentations de la misère en la faisant reposer sur le bien-être. Visiblement, il ne conçoit pas que le pauvre puisse échapper aux atteintes de la brigue et de la corruption. Il va même si loin dans cette voie qu’il n’admet plus que l’instruction suffise à légitimer le droit de suffrage. Il en prive les « capacitaires » que le Gouvernement provisoire avait appelé à l’élire et il fonde exclusivement sur le cens, le droit électoral. Il suffit pourtant de lire ses délibérations pour se persuader qu’il n’a pas voulu confisquer le pouvoir au profit de la classe possédante. Aux yeux des constituants, la bourgeoisie apparaissait comme l’élite du peuple, comme un groupe ouvert à tous les travailleurs intelligents et économes, comme ce Tiers-État qui, affranchi par la Révolution, avait le droit de représenter la nation puisqu’il en rassemblait dans son sein les forces vitales et qu’il était accessible à tous. Ce n’est certainement pas par sentiment conservateur que les jeunes idéalistes soucieux de baser la constitution sur la liberté ont restreint le suffrage : c’est par sentiment civique. Autant ils redoutaient la « populace », autant ils faisaient confiance au peuple. Ils se crurent d’autant plus autorisés à agir comme ils le firent, que le peuple ne réclamait pas le droit de vote. Son indifférence lors de la démission de de Potter venait tout récemment de le prouver[1]. La question sociale ne se posait pas encore et l’esprit de classe n’était pas né ; on ne voyait que la question politique. Pour affranchir le peuple, on était convaincu qu’il suffisait de lui donner la liberté.

Cette liberté, on ne la lui donne pas seulement, on la lui prodigue. Si tous les pouvoirs émanent de la nation, leur exercice doit être limité par les droits du citoyen. L’individualisme libéral qui imprègne la constitution ne recule devant aucune conséquence. Son idéal est de réduire au minimum la contrainte gouvernementale et la contrainte sociale. La communauté est souveraine, mais chacun de ses membres étant également souverain dans la sphère propre de ses intérêts, sa souveraineté particulière doit être respectée par la souveraineté collective. La liberté individuelle doit donc n’avoir d’autres bornes que la liberté d’autrui. Elle ne peut être ni restreinte, ni même surveillée. Seuls les tribunaux sont compétents pour réprimer ses abus. Aussi les bornes dont l’ont entourée les gouvernements de toutes les époques et de tous les régimes sont-elles abolies si complètement que la constitution belge, comparée à celles qui l’ont précédée, semble, par l’outrance de son libéralisme, aboutir à l’anarchie. Le pouvoir de l’État y est réduit à la portion congrue. Par crainte du despotisme, on l’énerve ; par réaction contre l’absolutisme éclairé de Guillaume et par principe libéral, on n’a foi que dans la liberté. Sur ce point, catholiques et non-catholiques pensent de même. Leur confiance dans la liberté est aussi robuste que celle de Rousseau dans la bonté native de l’homme. Contraindre l’individu, c’est le diminuer et en même temps l’avilir. La liberté est aussi salutaire dans l’ordre moral que le libre échange dans l’ordre économique. Abandonné à lui-même, l’individu trouvera spontanément ce qui lui convient. L’État n’est pas là pour le guider mais pour lui faire place ; son rôle est de s’abstenir. Il ne lui appartient pas de s’imposer au peuple ; son devoir est de le laisser librement se manifester.

Aussi le Congrès reprend-t-il pour les préciser et les garantir toutes les libertés déjà promulguées par le Gouvernement provisoire et les accueille-t-il sous la forme la plus illimitée : celle de la presse, celle de la parole, celle des langues, celle des cultes, celle de l’enseignement. Sur chacune d’elles, le gouvernement perd tout contrôle. Et, donnant l’exemple, le Congrès laisse la presse orangiste se déchaîner contre lui avec impunité. Il ne lui suffit pas d’admettre la liberté confessionnelle, il affranchit encore l’exercice de toutes les religions du contrôle de la police. Non seulement chacune d’elles pourra sans obstacles organiser ses cérémonies à l’intérieur ou à l’extérieur des églises, mais aucune autorisation ne sera imposée aux ordres monastiques, confréries ou corporations quelconques qui s’établiront à l’avenir dans le pays, à condition qu’ils en respectent les lois. Plus de concordat. L’Église étant parfaitement libre, l’État n’a plus à conclure avec elle de modus vivendi et renonce à toute influence sur les nominations épiscopales. En revanche, il assume l’obligation de rétribuer les ministres de tous les cultes, puisque les Églises, ayant cessé d’être des personnes juridiques, ont perdu le patrimoine qui subvenait jadis à leurs besoins. Bref, son abdication est aussi complète qu’il est possible, et l’attitude qu’il adopte répond exactement à la formule de Nothomb : « il n’y a pas plus de rapports entre l’État et la Religion, qu’entre la Religion et la géométrie ».

Cette abdication n’est pas moins frappante dans le domaine de l’instruction. Elle ne laissa pas de provoquer ici certaines résistances. Abandonner les écoles sans le moindre contrôle à l’initiative des particuliers et au choix des pères de famille, effrayait ceux des libéraux chez lesquels l’anticléricalisme l’emportait sur la logique. Si la liberté de l’enseignement découlait de leurs principes, ils ne pouvaient se dissimuler qu’elle soumettrait en fait presque toutes les écoles libres à l’influence du clergé. Ils ne se résignaient pas à voir l’État ne disposer que d’un enseignement soumis aux surenchères de la concurrence. Il leur était dur de laisser disparaître toutes les réformes excellentes que Guillaume avait réalisées dans l’enseignement public. Mais l’union des partis était à ce prix. Pour les catholiques, la liberté de l’école avait été l’un des buts essentiels de la Révolution[2]. Elle fut admise sans autres restrictions que le recours aux tribunaux en cas d’abus.

La publicité de toutes les assemblées publiques ou judiciaires, de tous les budgets, de tous les comptes d’administration est une conséquence, au même titre que le rétablissement du jury, de l’esprit libéral de la constitution. Et l’on peut en dire autant de l’institution de la garde civique, armée de citoyens que le Congrès établit à côté de l’armée régulière comme une garantie indispensable de l’ordre et un recours contre la possibilité d’un coup d’État militaire.

Cet État, sur lequel l’emprise des citoyens s’exerce si puissante et dont le domaine est si étroitement restreint par la liberté de ses membres, comment convient-il de l’organiser ? En théorie, la plupart des constituants étaient républicains. Ils l’étaient, non seulement par principe mais aussi par l’absence de tradition monarchique. Les quelques légitimistes qui, en 1815, avaient encore défendu les droits de la maison de Habsbourg sur le pays avaient disparu. La maison d’Orange était trop impopulaire pour que ses partisans osassent élever la voix en sa faveur. La noblesse, au lieu de se grouper autour d’elle, lui avait toujours témoigné une hostilité déclarée. Bref, à défaut d’une dynastie qui eût des titres à faire valoir, aucun parti ne pouvait opposer la souveraineté d’un prince à la souveraineté nationale. Personne d’ailleurs ne s’effrayait de la République. N’était-ce pas elle qu’après la chute de Joseph II, la Belgique avait adoptée ? Le préjugé monarchique n’avait aucune raison d’être dans ce pays qui, depuis l’époque bourguignonne, n’avait plus vécu que sous des souverains étrangers et qui venait de renverser le dernier d’entre eux. Van de Weyer et Rogier se déclaraient républicains en principe. Leclercq considérait la république américaine comme l’idéal à atteindre.

Pourtant, après de longs débats, la monarchie constitutionnelle fut admise comme forme de l’État par 174 voix contre 13. Si l’on se prononça pour elle, c’est d’une part que l’exemple de l’Angleterre la recommandait au jugement de la majorité comme le summum de la sagesse politique, c’est que l’avènement de Louis-Philippe en France justifiait cette opinion, c’est qu’enfin et surtout l’Europe n’eût pas admis que la Belgique, après le scandale de son indépendance, donnât au monde le spectacle plus scandaleux encore d’une constitution républicaine.

Entre la monarchie telle qu’elle fut instituée par le Congrès et la république, la différence ne consistait guère d’ailleurs que dans l’hérédité du chef de l’État. Comme le disait très exactement Rodenbach, c’était une « monarchie républicaine ». Toutes les précautions avaient été prises pour que le roi ne pût abuser du pouvoir qu’on lui laissait. Beaucoup se flattaient d’avoir renoué la tradition nationale en établissant, comme sous la maison de Bourgogne ou Marie-Thérèse, un régime intermédiaire entre la monarchie et la république. Le futur roi des Belges aurait à prêter serment à la constitution, et, dès lors, à reconnaître que ses pouvoirs il les tenait non de lui-même, mais de la nation. Il ne pourrait gouverner que d’accord avec elle. Il serait, sur le continent, le modèle achevé d’un roi parlementaire. Chargé du pouvoir exécutif, il ne peut prendre aucune décision qui ne soit contre-signée par un ministre, et les ministres sont responsables devant le parlement.

Organe de la volonté nationale, le parlement est appelé par cela même à jouer le rôle essentiel dans la constitution politique. Plusieurs membres du Congrès eussent voulu le concentrer en une assemblée unique. Ils faisaient valoir que les anciennes constitutions du pays n’avaient institué qu’un seul corps représentatif, que, sous le régime hollandais, la première Chambre des États-Généraux n’avait exercé aucune influence, et qu’au surplus, un Sénat héréditaire tel que l’avait proposé la Commission constitutionnelle, était incompatible avec la souveraineté du peuple.

Le Congrès cependant adopta le système des deux Chambres que prônaient tous les théoriciens politiques : Benjamin-Constant, Lanjuinais, Thiers, Adams, etc. Il institua un Sénat à côté de la Chambre des représentants. Mais, par scrupule libéral et démocratique, il le priva du caractère que présentait, en Angleterre, la Chambre des lords ou, en France, celle des pairs. Il voulut qu’il émanât du même corps électoral qui nommait les représentants. Sa mission devait être simplement celle d’une assemblée modératrice et conservatrice, composée de propriétaires payant un cens élevé et capable de faire contre-poids à la Chambre populaire, pour laquelle aucune condition d’éligibilité n’était exigée. Ainsi le dogme de la souveraineté nationale était intact. Aucun privilège politique n’était réservé à la noblesse et le pouvoir était d’avance enlevé au roi d’influencer le parlement en y faisant entrer des « fournées » de pairs. Les deux Chambres sortaient également du peuple. Elles ne différaient point par leur nature mais uniquement par leur fonction, comme avaient différé dans la constitution de l’an III, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents. L’une et l’autre d’ailleurs possédaient le même pouvoir. Toutes les lois leur étaient soumises et ne pouvaient être sanctionnées par le roi qu’après avoir été votées dans chacune d’elles. En somme, les rapports du Sénat et de la Chambre des représentants ressemblaient de très près à ceux d’une cour d’appel et d’un tribunal de première instance, avec cette différence pourtant que le Sénat n’avait point le pouvoir de casser les décisions de la Chambre. Toute loi modifiée par lui revenait devant celle-ci pour lui être soumise à nouveau et autant de fois qu’il serait nécessaire pour aboutir au consentement des deux assemblées.

La constitution consacre naturellement ce principe de la responsabilité ministérielle vis-à-vis du parlement, que l’opinion avait si obstinément réclamé de Guillaume durant les dernières années. Il en résulte que si le roi nomme les ministres et peut même les choisir en dehors de la représentation nationale, il est obligé de les prendre dans l’opinion qui possède la majorité au sein de celle-ci. Les agents du pouvoir exécutif sont donc soumis tout à la fois et au contrôle et à la volonté du parlement. Entre eux et lui, l’opposition n’est pas concevable parce qu’elle rendrait immédiatement impossible, en entraînant le refus des budgets, l’exercice même du gouvernement. Et pour mieux encore assurer leur subordination, la constitution s’est bien gardée d’instituer un Conseil d’État. Elle n’a pas voulu permettre au pouvoir exécutif de collaborer avec les Chambres à la confection des lois.

Elle restreint aussi, autant qu’elle le peut, sa participation à l’administration du pays. Chaque commune possédera dans son Conseil communal une sorte de petit parlement local auprès duquel les échevins et le bourgmestre, recrutés dans son sein, exerceront le pouvoir exécutif. En ceci, se manifeste cet esprit d’autonomie communale qui caractérise d’une manière si frappante l’histoire de la Belgique. Le Congrès s’est gardé, en revanche, de rétablir les anciennes autonomies provinciales. L’indépendance des communes ne pouvait mettre en péril l’unité de l’État : elle ne diminuait que l’autorité du gouvernement. Laisser au contraire à chaque province la faculté de s’administrer elle-même, c’eût été risquer d’en revenir à l’État fédératif de l’Ancien Régime. La souveraineté nationale entraînait comme corollaire l’unité nationale. On s’abstint soigneusement de ressusciter le particularisme de l’Ancien Régime, dans la crainte d’en ressusciter en même temps les abus.

L’État conserva donc le caractère unitaire que lui avait donné l’annexion française et qu’avait soigneusement respecté le royaume des Pays-Bas. Aussi, rien ne fut-il changé au système général de l’administration. Dans ses lignes principales, elle resta fidèle au type napoléonien tel qu’il avait été remanié par le roi Guillaume, avec ses gouverneurs de province, ses cours de justice, ses bureaux ministériels, sa cour des comptes, son corps des mines et des ponts et chaussées, etc. Mais l’autorité centrale étant étroitement tenue en lisière par le parlement, ses agents jouirent d’une influence et d’un prestige bien moindre que ceux qu’ils avaient possédés auparavant. À partir de 1830, l’administration fut considérée comme un « mal nécessaire ». On se préoccupa beaucoup plus d’en restreindre l’intervention et surtout les dépenses, que d’en assurer le bon fonctionnement et le bon recrutement. Conformément à l’esprit général des institutions, la seule autorité qui parût naturelle, ce fut l’autorité élective.

Avec cette défiance qu’elle pousse jusqu’à l’énervement du pouvoir, la constitution belge ne pouvait convenir qu’à un petit pays. N’ayant à s’occuper ni de défendre de grands intérêts à l’extérieur, ni à imposer sa puissance et à la faire respecter, le Congrès a restreint son horizon au peuple même pour lequel il légiférait. La force du gouvernement central qui est, dans un grand État, la garantie primordiale de l’existence de la nation, lui est apparue comme un danger pour la liberté. Si la Belgique eût été une grande puissance, jamais elle n’eût poussé aussi loin les conséquences du libéralisme politique dont procèdent ses institutions.

Mais, c’est justement parce qu’elle s’en est inspirée avec tant de logique que sa constitution est apparue à tous les peuples comme la charte par excellence des libertés modernes. Elle pouvait leur convenir à tous parce qu’elle formulait vraiment le programme du gouvernement constitutionnel et parlementaire. Répondant au sentiment intime d’une nation traditionnellement attachée à la liberté politique, elle sut donner à cette liberté la forme qui lui convenait au XIXe siècle. Son éclectisme, ses emprunts aux constitutions et aux théories politiques de France, d’Angleterre et d’Amérique la préparaient encore à la fortune cosmopolite qui fut la sienne[3]. L’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Roumanie, la Hollande elle-même devaient plus tard s’en inspirer largement. Quant aux Belges, ils furent fiers de l’œuvre du Congrès. Ils se considérèrent comme le peuple le plus libre de l’Europe et cette conviction contribua à assurer la stabilité du régime qu’ils s’étaient donné. Jamais la constitution ne fut l’enjeu des luttes de partis qui devaient dans la suite agiter la nation. Par cela même qu’elle était l’œuvre commune de ces partis, elle demeura au-dessus et en dehors de leurs querelles. L’influence politique qu’elle réservait à la bourgeoisie, influence qui devait devenir à la longue de plus en plus exclusive, était trop largement compensée par les droits qu’elle reconnaissait au peuple, pour que celui-ci pensât à s’élever contre elle. Comme le disait déjà Jottrand, en 1838, elle lui fournissait les moyens de partager un jour la puissance dont elle n’avait gratifié que les seuls censitaires[4].

  1. De Potter, lui-même était d’ailleurs partisan du suffrage restreint. Voy. Souvenirs personnels, t. I, p. 154. Il est intéressant de remarquer que Condorcet, dont la pensée a tant agi sur les démocrates au début du XIXe siècle, se défiait aussi du suffrage universel. Il se flattait de parer à ses inconvénients par l’élection à deux degrés. Voy. H. Sée, L’évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle, p. 288 et suiv. (Paris, 1925). Au contraire, les constituants de 1830, par crainte de la pression gouvernementale à laquelle se prête l’élection à deux degrés, considéraient l’élection directe comme indispensable il l’établissement de la liberté.
  2. Elle fut votée par 75 voix contre 71. Félix de Mérode, s’attendant à la voir repoussée, s’écria : « Il ne valait pas la peine de faire une révolution. » Voy. ses Souvenirs, t. II, p. 244.
  3. Sur les sources de la constitution, voy. E. Descamps, La constitution belge comparée aux sources modernes et aux anciennes constitutions nationales (Bruxelles, 1887), et La mosaïque constitutionnelle. Essai sur les sources du texte de la constitution belge (Louvain, 1892).
  4. Voy. sa brochure intitulée : L’association du peuple de la Grande-Bretagne et de l’Irlande (Bruxelles, 1838).