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Histoire de Gil Blas de Santillane/I/4

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Garnier (tome 1p. 14-17).
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Livre I


CHAPITRE IV

Description du souterrain, et quelles choses y vit Gil Blas.


Je connus alors avec quelle sorte de gens j’étais, et l’on doit bien juger que cette connaissance m’ôta ma première crainte. Une frayeur plus grande et plus juste vint s’emparer de mes sens ; je crus que j’allais perdre la vie avec mes ducats. Ainsi, me regardant comme une victime qu’on conduit à l’autel, je marchais, déjà plus mort que vif, entre mes deux conducteurs, qui, sentant bien que je tremblais, m’exhortaient inutilement à ne rien craindre. Quand nous eûmes fait environ deux cents pas, en tournant et en descendant toujours, nous entrâmes dans une écurie qu’éclairaient deux grosses lampes de fer pendues à la voûte. Il y avait une bonne provision de paille et plusieurs tonneaux remplis d’orge. Vingt chevaux y pouvaient être à l’aise ; mais il n’y avait alors que les deux qui venaient d’arriver. Un vieux nègre, qui paraissait pourtant encore assez vigoureux, s’occupait à les attacher au râtelier.

Nous sortîmes de l’écurie ; et, à la triste lueur de quelques autres lampes qui semblaient n’éclairer ces lieux que pour en montrer l’horreur, nous parvînmes à une cuisine où une vieille femme faisait rôtir des viandes sur un brasier, et préparait le souper. La cuisine était ornée des ustensiles nécessaires, et tout auprès on voyait une office pourvue de toutes sortes de provisions. La cuisinière (il faut que j’en fasse le portrait) était une personne de soixante et quelques années. Elle avait eu dans sa jeunesse les cheveux d’un blond très ardent ; car le temps ne les avait pas si bien blanchis, qu’ils n’eussent encore quelques nuances de leur première couleur. Outre un teint olivâtre, elle avait un menton pointu et relevé, avec des lèvres fort enfoncées ; un grand nez aquilin lui descendait sur la bouche, et ses yeux paraissaient d’un très beau rouge pourpré.

Tenez, dame Léonarde, dit un des cavaliers en me présentant à ce bel ange des ténèbres, voici un jeune garçon que nous vous amenons. Puis il se tourna de mon côté, et remarquant que j’étais pâle et défait : Mon ami, me dit-il, reviens de ta frayeur. On ne te veut faire aucun mal. Nous avions besoin d’un valet pour soulager notre cuisinière ; nous t’avons rencontré, cela est heureux pour toi. Tu tiendras ici la place d’un garçon qui s’est laissé mourir depuis quinze jours. C’était un jeune homme d’une complexion très délicate. Tu me parais plus robuste que lui : tu ne mourras pas sitôt. Véritablement, tu ne reverras plus le soleil ; mais, en récompense, tu feras bonne chère et bon feu. Tu passeras tes jours avec Léonarde, qui est une créature fort humaine : tu auras toutes tes petites commodités. Je veux te faire voir, ajouta-t-il, que tu n’es pas ici avec des gueux. En même temps il prit un flambeau et m’ordonna de le suivre.

Il me mena dans une cave, où je vis une infinité de bouteilles et de pots de terre bien bouchés, qui étaient pleins, disait-il, d’un vin excellent. Ensuite il me fit traverser plusieurs chambres. Dans les unes, il y avait des pièces de toile ; dans les autres, des étoffes de laine et de soie. J’aperçus dans une autre de l’or et de l’argent, sans compter beaucoup de vaisselle à diverses armoiries. Après cela, je le suivis dans un grand salon que trois lustres de cuivre éclairaient, et qui servait de communication à d’autres chambres. Il me fit là de nouvelles questions. Il me demanda comment je me nommais, pourquoi j’étais sorti d’Oviédo ; et lorsque j’eus satisfait sa curiosité : Eh bien ! Gil Blas, me dit-il, puisque tu n’as quitté ta patrie que pour chercher quelque bon poste, il faut que tu sois né coiffé, pour être tombé entre nos mains. Je te l’ai déjà dit, tu vivras ici dans l’abondance, et rouleras sur l’or et sur l’argent. D’ailleurs, tu y seras en sûreté. Tel est ce souterrain, que les officiers de la sainte Hermandad[1] viendraient cent fois dans cette forêt sans le découvrir. L’entrée n’en est connue que de moi seul et de mes camarades. Peut-être me demanderas-tu comment nous l’avons pu faire sans que les habitants des environs s’en soient aperçus ; mais apprends, mon ami, que ce n’est point notre ouvrage, et qu’il est fait depuis longtemps. Après que les Maures se fussent rendus maîtres de Grenade, de l’Aragon et de presque toute l’Espagne, les chrétiens qui ne voulurent point subir le joug des infidèles prirent la fuite, et vinrent se cacher dans ce pays-ci, dans la Biscaye, et dans les Asturies, où le vaillant don Pélage s’était retiré. Fugitifs et dispersés par pelotons, ils vivaient dans les montagnes ou dans les bois. Les uns demeuraient dans les cavernes, et les autres firent plusieurs souterrains, du nombre desquels est celui-ci. Ayant ensuite eu le bonheur de chasser d’Espagne leurs ennemis, ils retournèrent dans les villes. Depuis ce temps-là leurs retraites ont servi d’asile aux gens de notre profession. Il est vrai que la sainte Hermandad en a découvert et détruit quelques-unes, mais il en reste encore ; et, grâce au ciel, il y a près de quinze années que j’habite impunément celle-ci. Je m’appelle le capitaine Rolando. Je suis chef de la compagnie ; et l’homme que tu as vu avec moi est un de mes cavaliers.



  1. Hermandad. confrérie. La sainte Hermandad, troupe établie en Espagne contre les voleurs de grands chemins et les autres malfaiteurs. C’était une maréchaussée, plus particulièrement affectée à l’Inquisition.