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Histoire de Gil Blas de Santillane/III/9

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Garnier (tome 1p. 215-219).
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Livre III


CHAPITRE IX

Quelle personne il alla servir après la mort de don Mathias de Silva.


Quelques jours après les funérailles de don Mathias, tous ses domestiques furent payés et congédiés. J’établis mon domicile chez le petit barbier, avec qui je commençais à vivre dans une étroite liaison. Je m’y promettais plus d’agrément que chez Melendez. Comme je ne manquais pas d’argent, je ne me hâtai point de chercher une nouvelle condition, d’ailleurs j’étais devenu difficile sur cela. Je ne voulais plus servir que des personnes hors du commun ; encore avais-je résolu de bien examiner les postes qu’on m’offrirait. Je ne croyais pas le meilleur trop bon pour moi, tant le valet d’un jeune seigneur me paraissait alors préférable aux autres valets !

En attendant que la fortune me présentât une maison telle que je m’imaginais la mériter, je pensai que je ne pouvais mieux faire que de consacrer mon oisiveté à ma belle Laure, que je n’avais point vue depuis que nous nous étions si plaisamment détrompés. Je n’osai m’habiller en don César de Ribera ; je ne pouvais, sans passer pour un extravagant, mettre cet habit que pour me déguiser. Mais, outre que le mien n’avait pas encore l’air trop malpropre, j’étais bien chaussé et bien coiffé. Je me parai donc, à l’aide du barbier, d’une manière qui tenait un milieu entre don César et Gil Blas. Dans cet état je me rendis à la maison d’Arsénie. Je trouvai Laure seule dans la même salle où je lui avais déjà parlé. Ah ! c’est vous, s’écria-t-elle aussitôt qu’elle m’aperçut ; je vous croyais perdu. Il y a sept ou huit jours que je vous ai permis de me venir voir ; vous n’abusez point, à ce que je vois, des libertés que les dames vous donnent.

Je m’excusai sur la mort de mon maître, sur les occupations que j’avais eues, et j’ajoutai fort poliment que, dans mes embarras même, mon aimable Laure avait toujours été présente à ma pensée. Cela étant, me dit-elle, je ne vous ferai plus de reproches, et je vous avouerai que j’ai aussi songé à vous. D’abord que j’ai appris le malheur de don Mathias, j’ai formé un projet qui ne vous déplaira peut-être point. Il y a longtemps que j’entends dire à ma maîtresse qu’elle veut avoir chez elle une espèce d’homme d’affaires, un garçon qui entende bien l’économie, et qui tienne un registre exact des sommes qu’on lui donnera pour faire la dépense de la maison. J’ai jeté les yeux sur votre seigneurie ; il me semble que vous ne remplirez point mal cet emploi. Je sens, lui répondis-je, que je m’en acquitterai à merveille. J’ai lu les Économiques d’Aristote ; et pour tenir des registres, c’est mon fort… Mais, mon enfant, poursuivis-je, une difficulté m’empêche d’entrer au service d’Arsénie. Quelle difficulté ? me dit Laure. J’ai juré, lui répliquai-je, de ne plus servir de bourgeois ; j’en ai même juré par le Styx ! Si Jupiter n’osait violer ce serment, jugez si un valet doit le respecter ! Qu’appelles-tu des bourgeois ? repartit fièrement la soubrette : pour qui prends-tu les comédiennes ? Les prends-tu pour des avocates ou pour des procureuses ? Oh ! sache, mon ami, que les comédiennes sont nobles, archinobles, par les alliances qu’elles contractent avec les grands seigneurs.

Sur ce pied-là, lui dis-je, mon infante, je puis accepter la place que vous me destinez ; je ne dérogerai point. Non, sans doute, répondit-elle : passer de chez un petit-maître au service d’une héroïne de théâtre, c’est être toujours dans le même monde. Nous allons de pair avec les gens de qualité. Nous avons des équipages comme eux, nous faisons aussi bonne chère, et dans le fond on doit nous confondre ensemble dans la vie civile. En effet, ajouta-t-elle, à considérer un marquis et un comédien dans le cours d’une journée, c’est presque la même chose. Si le marquis, pendant les trois quarts du jour, est, par son rang, au-dessus du comédien, le comédien pendant l’autre quart, s’élève encore davantage au-dessus du marquis, par un rôle d’empereur ou de roi qu’il représente, Cela fait, ce me semble, une compensation de noblesse et de grandeur qui nous égale aux personnes de la cour. Oui, vraiment, repris-je, vous êtes de niveau, sans contredit, les uns aux autres. Peste ! les comédiens ne sont pas des maroufles, comme je le croyais, et vous me donnez une forte envie de servir de si honnêtes gens. Eh bien ! repartit-elle, tu n’as qu’à revenir dans deux jours. Je ne te demande que ce temps-là pour disposer ma maîtresse à te prendre : je lui parlerai en ta faveur. J’ai quelque ascendant sur son esprit ; je suis persuadée que je te ferai entrer ici.

Je remerciai Laure de sa bonne volonté. Je lui témoignai que j’en étais pénétré de reconnaissance, et je l’en assurai avec des transports qui ne lui permirent pas d’en douter. Nous eûmes tous deux un assez long entretien, qui aurait encore duré, si un petit laquais ne fût venu dire à ma princesse qu’Arsénie la demandait. Nous nous séparâmes. Je sortis de chez la comédienne, dans la douce espérance d’y avoir bientôt bouche à cour, et je ne manquai pas d’y retourner deux jours après. Je t’attendais, me dit la suivante, pour t’assurer que tu es commensal dans cette maison. Viens, suis-moi ; je vais te présenter à ma maîtresse. À ces paroles, elle me mena dans un appartement composé de cinq à six pièces de plain-pied, toutes plus richement meublées les unes que les autres.

Quel luxe ! quelle magnificence ! Je me crus chez une vice-reine, ou, pour mieux dire, je m’imaginai voir toutes les richesses du monde amassées dans un même lieu. Il est vrai qu’il y en avait de plusieurs nations, et qu’on pouvait définir cet appartement le temple d’une déesse où chaque voyageur apportait pour offrande quelque rareté de son pays. J’aperçus la divinité assise sur un gros carreau de satin, je la trouvai charmante et grasse de la fumée des sacrifices. Elle était dans un déshabillé galant, et ses belles mains s’occupaient à préparer une coiffure nouvelle pour jouer son rôle ce jour-là. Madame, lui dit la soubrette, voici l’économe en question ; je puis vous assurer que vous ne sauriez avoir un meilleur sujet. Arsénie me regarda très attentivement, et j’eus le bonheur de ne lui pas déplaire. Comment donc, Laure, s’écria-t-elle, mais voilà un fort joli garçon ! je prévois que je m’accommoderai bien de lui. Ensuite m’adressant la parole : Mon enfant, ajouta-t-elle, vous me convenez, et je n’ai qu’un mot à vous dire : vous serez content de moi si je le suis de vous. Je lui répondis que je ferais tous mes efforts pour la servir à son gré. Comme je vis que nous étions d’accord, je sortis sur-le-champ pour aller chercher mes hardes, et je revins m’installer dans cette maison.