Aller au contenu

Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/3

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 1p. 243-249).
◄  II
IV  ►
Livre IV


CHAPITRE III

Du grand changement qui arriva chez don Vincent, et de l’étrange résolution que l’amour fit prendre à la belle Aurore.


Il arriva, peu de temps après cette aventure, que le seigneur don Vincent tomba malade. Quand il n’aurait pas été dans un âge fort avancé, les symptômes de sa maladie parurent si violents, qu’on eût craint un événement funeste. Dès le commencement du mal, on fit venir les deux plus fameux médecins de Madrid. L’un s’appelait le docteur Andros, et l’autre le docteur Oquetos. Ils examinèrent attentivement le malade, et convinrent tous deux, après une exacte observation, que les humeurs étaient en fougue ; mais ils ne s’accordèrent qu’en cela l’un et l’autre. L’un voulait qu’on purgeât le malade dès ce jour-là et l’autre qu’on différât la purgation. Il faut, dit Andros, se hâter de purger les humeurs, quoique crues, pendant qu’elles sont dans une agitation violente de flux et de reflux, de peur qu’elles ne se fixent sur quelque partie noble. Oquetos soutint au contraire qu’il fallait attendre que les humeurs fussent cuites, avant que d’employer le purgatif. Mais votre méthode, reprit le premier, est directement opposée à celle du prince de la médecine. Hippocrate avertit de purger dans la plus ardente fièvre, dès les premiers jours, et dit, en termes formels, qu’il faut être prompt à purger quand les humeurs sont en orgasme, c’est-à-dire en fougue. Oh ! c’est ce qui vous trompe, repartit Oquetos. Hippocrate, par le mot d’orgasme, n’entend pas la fougue ; il entend plutôt la coction des humeurs.

Là-dessus nos docteurs s’échauffent. L’un rapporte le texte grec, et cite tous les auteurs qui l’ont expliqué comme lui, l’autre, s’en fiant à une traduction latine, le prend sur un ton encore plus haut. Qui des deux croire ? Don Vincent n’était pas homme à décider la question. Cependant, se voyant obligé d’opter, il donna sa confiance à celui des deux qui avait le plus expédié de malades, je veux dire au plus vieux. Aussitôt Andros, qui était le plus jeune, se retira, non sans lancer à son ancien quelques traits railleurs sur l’orgasme. Voilà donc Oquetos triomphant. Comme il était dans les principes du docteur Sangrado, il commença par faire saigner abondamment le malade, attendant, pour le purger, que les humeurs fussent cuites ; mais la mort, qui craignait sans doute qu’une purgation si sagement différée ne lui enlevât sa proie, prévint la coction et emporta mon maître. Telle fut la fin du seigneur don Vincent, qui perdit la vie parce que son médecin ne savait pas le grec.

Aurore, après avoir fait à son père des funérailles dignes d’un homme de sa naissance, entra dans l’administration de son bien. Devenue maîtresse de ses volontés, elle congédia quelques domestiques, en leur donnant des récompenses proportionnées à leurs services, et se retira bientôt à un château qu’elle avait sur les bords du Tage, entre Sacedon et Buendia. Je fus du nombre de ceux qu’elle retint et qui la suivirent à la campagne ; j’eus même le bonheur de lui devenir nécessaire. Malgré le rapport fidèle que je lui avais fait de don Luis, elle aimait encore ce cavalier ; ou plutôt, n’ayant pu vaincre son amour, elle s’y était entièrement abandonnée. Elle n’avait plus besoin de prendre des précautions pour me parler en particulier. Gil Blas, me dit-elle en soupirant, je ne puis oublier don Luis ; quelque effort que je fasse pour le bannir de ma pensée, il s’y présente sans cesse, non tel que tu me l’as peint, plongé dans toutes sortes de désordres, mais tel que je voudrais qu’il fût, tendre, amoureux, constant. Elle s’attendrit en disant ces paroles, et ne put s’empêcher de répandre quelques larmes. Peu s’en fallut que je ne pleurasse aussi, tant je fus touché de ces pleurs. Je ne pouvais mieux lui faire la cour, que de paraître si sensible à ses peines. Mon ami, continua-t-elle après avoir essuyé ses beaux yeux, je vois que tu es d’un très bon naturel, et je suis si satisfaite de ton zèle, que je te promets de le bien récompenser. Ton secours, mon cher Gil Blas, m’est plus nécessaire que jamais. Il faut que je te découvre un dessein qui m’occupe ; tu vas le trouver fort bizarre. Apprends que je veux partir au plus tôt pour Salamanque. Là, je prétends me déguiser en cavalier, et sous le nom de don Félix, faire connaissance avec Pacheco ; je tâcherai de gagner sa confiance et son amitié ; je lui parlerai souvent d’Aurore de Gusman, dont je passerai pour cousin. Il souhaitera peut-être de la voir, et c’est où je l’attends. Nous aurons deux logements à Salamanque ; dans l’un, je serai don Félix ; dans l’autre, Aurore ; et, m’offrant aux yeux de don Luis, tantôt travestie en homme, tantôt sous mes habits naturels, je me flatte que je pourrai peu à peu l’amener à la fin que je me propose. Je demeure d’accord, ajouta-t-elle, que mon projet est extravagant ; mais ma passion m’entraîne, et l’innocence de mes intentions achève de m’étourdir sur la démarche que je veux hasarder.

J’étais fort du sentiment d’Aurore sur la nature de son dessein. Il me paraissait insensé. Cependant, quelque déraisonnable que je le trouvasse, je me gardai bien de faire le pédagogue. Au contraire, je commençai à dorer la pilule, et j’entrepris de prouver que ce projet fou n’était qu’un jeu d’esprit agréable et sans conséquence. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis pour lui prouver cela ; mais elle se rendit à mes raisons, les amants étant bien aise qu’on flatte leurs plus folles imaginations. Nous ne regardâmes donc plus cette entreprise téméraire que comme une comédie, dont il ne fallait songer qu’à bien concerter la représentation. Nous choisîmes nos acteurs dans le domestique, puis nous distribuâmes les rôles ; ce qui se passa sans clameurs et sans querelles, parce que nous n’étions pas des comédiens de profession. Il fut résolu que la dame Ortiz ferait la tante d’Aurore, sous le nom de dona Ximena de Gusman ; qu’on lui donnerait un valet et une suivante, et qu’Aurore, travestie en cavalier, m’aurait pour valet de chambre avec une de ses femmes, déguisée en page, pour la servir en particulier. Les personnages ainsi réglés, nous retournâmes à Madrid, où nous apprîmes que don Luis était encore, mais qu’il ne tarderait guère à partir pour Salamanque. Nous fîmes faire en diligence les habits dont nous avions besoin. Lorsqu’ils furent achevés, ma maîtresse les fit emballer promptement, attendu que nous ne devions les mettre qu’en temps et lieu. Puis, laissant le soin de sa maison à son homme d’affaires, elle partit dans un carrosse à quatre mules, et prit le chemin du royaume de Léon, avec tous ceux de ses domestiques qui avaient quelque rôle à jouer dans cette pièce.

Nous avions déjà traversé la Castille Vieille, quand l’essieu du carrosse se rompit. C’était entre Avila et Villaflor, à trois ou quatre cents pas d’un château qu’on apercevait au pied d’une montagne. La nuit approchait, et nous étions fort embarrassés. Mais il passa par hasard auprès de nous un paysan qui nous tira d’embarras, sans qu’il y mît beaucoup du sien. Il nous apprit que le château qui s’offrait à notre vue appartenait à dona Elvira de Pinarés ; et il nous dit tant de bien de cette dame, que ma maîtresse m’envoya au château demander de sa part un logement pour cette nuit. Elvire ne démentit point le rapport du paysan ; il est vrai que je m’acquittai de ma commission d’une manière qui l’aurait déterminée à nous recevoir dans son château, quand elle n’aurait pas été la personne du monde la plus jolie ; elle me reçut d’un air gracieux, et fit à mon compliment la réponse que je désirais. Là-dessus, nous nous rendîmes tous au château, où les mules traînèrent doucement le carrosse. Nous rencontrâmes à la porte la veuve de don Pèdre, qui venait au-devant de ma maîtresse. Je passerai sous silence les discours que la civilité obligea de tenir de part et d’autre en cette occasion. Je dirai seulement qu’Elvire était une vieille dame qui savait mieux que femme du monde remplir les devoirs de l’hospitalité. Elle conduisit Aurore dans un appartement superbe, où la laissant reposer quelques moments, elle vint donner son attention jusqu’aux moindres choses qui nous regardaient. Ensuite, quand le souper fut prêt, elle ordonna qu’on servît dans la chambre d’Aurore, où toutes deux elles se mirent à table. La veuve de don Pèdre n’était pas de ces personnes qui font mal les honneurs d’un repas, en prenant un air rêveur ou chagrin. Elle avait l’humeur gaie, et soutenait agréablement la conversation. Elle s’exprimait noblement et en beaux termes : j’admirais son esprit et le tour fin qu’elle donnait à ses pensées. Aurore en paraissait aussi charmée que moi. Elles lièrent amitié l’une avec l’autre, et se promirent réciproquement d’avoir ensemble un commerce de lettres. Comme notre carrosse ne pouvait être raccommodé que le jour suivant, et que nous courions risque de partir fort tard, il fut arrêté que nous demeurerions au château le lendemain. On nous servit à notre tour des viandes avec profusion, et nous ne fûmes pas plus mal couchés que nous avions été régalés.

Le jour d’après, ma maîtresse trouva de nouveaux charmes dans l’entretien d’Elvire. Elles dînèrent dans une grande salle où il y avait plusieurs tableaux. On en remarquait un, entre autres, dont les figures étaient merveilleusement bien représentées, mais il offrait aux yeux un spectacle bien tragique. Un cavalier mort, couché à la renverse et noyé dans son sang, y était peint ; et, tout mort qu’il paraissait, il avait un air menaçant. On voyait auprès de lui une jeune dame dans une autre attitude, quoiqu’elle fût aussi étendue par terre. Elle avait une épée plongée dans son sein, et rendait les derniers soupirs, en attachant ses regards mourants sur un jeune homme qui semblait avoir une douleur mortelle de la perdre. Le peintre avait encore chargé son tableau d’une figure qui n’échappa point à mon attention. C’était un vieillard de bonne mine, qui, vivement touché des objets qui frappaient sa vue, ne s’y montrait pas moins sensible que le jeune homme. On eût dit que ces images sanglantes leur faisaient sentir à tous deux les mêmes atteintes, mais qu’ils en recevaient différemment les impressions. Le vieillard, plongé dans une profonde tristesse, en paraissait comme accablé, au lieu qu’il y avait de la fureur mêlée avec l’affliction du jeune homme. Toutes ces choses étaient peintes avec des expressions si fortes, que nous ne pouvions nous lasser de les regarder. Ma maîtresse demanda quelle triste histoire ce tableau représentait. Madame, lui dit Elvire, c’est une peinture fidèle des malheurs de ma famille. Cette réponse piqua la curiosité d’Aurore, qui témoigna un si grand désir d’en savoir davantage, que la veuve de don Pèdre ne put se dispenser de lui promettre la satisfaction qu’elle souhaitait. Cette promesse, qui se fit devant Ortiz, ses deux compagnes et moi, nous arrêta tous quatre dans la salle après le repas. Ma maîtresse voulut nous renvoyer ; mais Elvire, qui s’aperçut bien que nous mourions d’envie d’entendre l’explication du tableau, eut la bonté de nous retenir, en disant que l’histoire qu’elle allait raconter n’était pas de celles qui demandent du secret. Un moment après, elle commença son récit dans ces termes.