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Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/2

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Garnier (tome 2p. 171-174).
III  ►
Livre IX


CHAPITRE II

Par quel hasard Gil Blas se ressouvint de don Alphonse de Leyva, et du service qu’il lui rendit par vanité.


Laissons là mon mariage pour un moment. L’ordre de mon histoire le demande, et veut que je raconte le service que je rendis à don Alphonse, mon ancien maître. J’avais entièrement oublié ce cavalier, et voici à quelle occasion j’en rappelai le souvenir.

Le gouvernement de la ville de Valence vint à vaquer dans ce temps-là. En apprenant cette nouvelle, je pensai à don Alphonse de Leyva. Je fis réflexion que cet emploi lui conviendrait à merveille ; et, moins peut-être par amitié que par ostentation, je résolus de le demander pour lui. Je me représentai que, si je l’obtenais, cela me ferait un honneur infini. Je m’adressai donc au duc de Lerme. Je lui dis que j’avais été intendant de don César de Leyva et de son fils, et qu’ayant tous les sujets du monde de me louer d’eux, je prenais la liberté de le supplier d’accorder à l’un ou à l’autre le gouvernement de Valence. Le ministre me répondit : Très volontiers, Gil Blas. J’aime à te voir reconnaissant et généreux. D’ailleurs, tu me parles pour une famille que j’estime. Les Leyva sont de bons serviteurs du roi ; ils méritent bien cette place. Tu peux en disposer à ton gré ; je te la donne pour présent de noces.

Ravi d’avoir réussi dans mon dessein, j’allai sans perdre de temps chez Calderone faire dresser des lettres patentes pour don Alphonse. Il y avait un grand nombre de personnes qui attendaient dans un silence respectueux que don Rodrigue vînt leur donner audience. Je traversai la foule, et me présentai à la porte du cabinet qu’on m’ouvrit. J’y trouvai je ne sais combien de chevaliers, de commandeurs, et d’autres gens de conséquence que Calderone écoutait tour à tour. C’était une chose remarquable que la manière différente dont il les recevait. Il se contentait de faire à ceux-ci une légère inclination de tête ; il honorait ceux-là d’une révérence, et les conduisait jusqu’à la porte de son cabinet. Il mettait, pour ainsi dire, des nuances de considération dans les civilités qu’il faisait. D’un autre côté, j’apercevais des cavaliers qui, choqués du peu d’attention qu’il avait pour eux, maudissaient dans leur âme la nécessité qui les obligeait de ramper devant ce visage. J’en voyais d’autres, au contraire, qui riaient en eux-mêmes de son air fat et suffisant. J’avais beau faire ces observations, je n’étais pas capable d’en profiter. J’en usais chez moi comme lui, et je ne me souciais guère qu’on approuvât ou qu’on blâmât mes manières orgueilleuses, pourvu qu’elles fussent respectées.

Don Rodrigue, ayant par hasard jeté les yeux sur moi, quitta brusquement un gentilhomme qui lui parlait, et vint m’embrasser avec des démonstrations d’amitié qui me surprirent. Ah ! mon cher confrère, s’écria-t-il, quelle affaire me procure le plaisir de vous voir ici ? qu’y a-t-il pour votre service ? Je lui appris le sujet qui m’amenait, et là-dessus il m’assura, dans les termes les plus obligeants, que le lendemain à pareille heure ce que je demandais serait expédié. Il ne borna point là sa politesse, il me conduisit jusqu’à la porte de son antichambre, où il ne conduisait jamais que de grands seigneurs, et là il m’embrassa de nouveau.

Que signifient toutes ces honnêtetés ? disais-je en m’en allant ; que me présagent-elles ? Calderone méditerait-il ma perte ? ou bien aurait-il envie de gagner mon amitié ? ou, pressentant que sa faveur est sur son déclin, me ménagerait-il dans la vue de me prier d’intercéder pour lui auprès de notre patron ? Je ne savais à laquelle de ces conjectures je devais m’arrêter. Le jour suivant, lorsque je retournai chez lui, il me traita de la même façon ; il m’accabla de caresses et de civilités. Il est vrai qu’il les rabattit sur la réception qu’il fit aux autres personnes qui se présentaient pour lui parler. Il brusqua les uns, battit froid aux autres ; il mécontenta presque tout le monde. Mais ils furent tous assez vengés par une aventure qui arriva, et que je ne dois point passer sous silence. Ce sera un avis au lecteur pour les commis et les secrétaires qui la liront.

Un homme vêtu fort simplement, et qui ne paraissait pas ce qu’il était, s’approcha de Calderone, et lui parla d’un certain mémoire qu’il disait avoir présenté au duc de Lerme. Don Rodrigue ne regarda pas seulement le cavalier, et lui dit d’un ton brusque : Comment vous appelle-t-on, mon ami ? L’on m’appelait Francillo dans mon enfance, lui répondit de sang-froid le cavalier ; on m’a depuis nommé don Francisco de Zuniga, et je me nomme aujourd’hui le comte de Pedrosa. Calderone étonné de ces paroles, et voyant qu’il avait affaire à un homme de la première qualité, voulut s’excuser : Seigneur, dit-il au comte, je vous demande pardon, si, ne vous connaissant pas… Je ne veux point de tes excuses, interrompit avec hauteur Francillo ; je les méprise autant que tes malhonnêtetés. Apprends qu’un secrétaire de ministre doit recevoir honnêtement toutes sortes de personnes. Sois, si tu veux, assez vain pour te regarder comme le substitut de ton maître ; mais n’oublie pas que tu n’es que son valet.

Le superbe don Rodrigue fut fort mortifié de cet incident. Il n’en devint toutefois pas plus raisonnable. Pour moi, je marquai cette chasse-là[1]. Je résolus de prendre garde à qui je parlerais dans mes audiences, et de n’être insolent qu’avec des muets. Comme les patentes de don Alphonse se trouvaient expédiées, je les emportai, et les envoyai par un courrier extraordinaire à ce jeune seigneur, avec une lettre du duc de Lerme, par laquelle Son Excellence lui donnait avis que le roi venait de le nommer au gouvernement de Valence. Je ne lui mandai point la part que j’avais à cette nomination, je ne voulus pas même lui écrire, me faisant un plaisir de la lui apprendre de bouche, et de lui causer une agréable surprise, lorsqu’il viendrait à la cour prêter serment pour son emploi.



  1. Métaphore empruntée du jeu de paume ; on y marque la chasse, c’est-à-dire l’endroit du jeu où est tombée la balle et au delà duquel l’autre joueur doit la pousser, s’il veut gagner le coup.