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Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 6

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(Vol 2p. 179-235).


CHAPITRE VI.


La cour des pairs constituée en cour de justice. — Essai d’omnipotence judiciaire. — Vote Impie. — Les ministres sont amenés à Paris ; attitude calme du peuple ; précautions injurieuses. — Mort de Benjamin Constant ; ses funérailles ; son extrême misère dans les derniers jours de sa vie son portrait. — Interrogatoire des ex-ministres devant la cour des pairs ; leur attitude ; dépositions formidables. — Scène émouvante jouée par M. de Sémonville. — Réquisitoire. — Incident curieux. — Discours touchant de M. de Martignac. — M. de Peyronnet devant ses juges. — Triomphe oratoire de M. Sauzet. — Indignation dans le peuple. — Audience du 20 décembre ; M. Crémieux s’évanouit ; terreur dans l’assemblée ; le Luxembourg assiégé par la multitude ; émoi à la chambre des députés. — Éléments pour une révolution : bonapartistes, légitimistes, républicains. — Artillerie de la garde nationale manœuvres pour la diviser. — Dispositions et aspect de la cour. — Étranges défiance du château ; le préfet de police suspect. — Proclamation menaçante de M. Odilon-Barrot, préfet de la Seine. — Mission de M. Madier de Montjan. — Le peuple soulevé ; les accusés précipitamment ramenés à Vincennes ; frayeurs des juges ; arrêt. — Nuit du 21 décembre dans la cour du Louvre. — Agitation du lendemain ; promenade d’étudiants ; Lafayette apaise la foule ; il compromet sa popularité. — Destitution de Lafayette ; Dupont (de l’Eure) se retire des affaires. — La révolution est close.


La chambre des pairs s’était constituée en cour de justice ; et quatre pairs de France, MM. Pasquier, de Bastard, Séguier et Pontécoulant avaient été chargés de l’instruction de la procédure relative aux prisonniers de Vincennes.

Ce fut sur un de ses membres, le comte Florian de Kergorlay, que la chambre haute fit l’essai de son omnipotence judiciaire. Traduit devant elle pour avoir publiquement reproché aux députés leur usurpation du pouvoir souverain, au roi nouveau l’illégitimité de son avènement, à la pairie mutilée la violation de sa foi, ce fougueux gentilhomme fut condamné à 500 francs d’amende et à six mois d’emprisonnement.

Discuter la royauté, c’est la détruire ; dans l’affaire du comte de Kergorlay, M. Persil, procureur général près la cour royale, n’avait eu à opposer à la légitimité prétendue de Charles X que la souveraineté d’un peuple qu’on n’avait pas même consulté. Tous les raisonnements du magistrat accusateur étaient venus aboutir à la théorie du consentement tacite. Or, on lui pouvait répondre que le consentement tacite vaut comme énonciation d’un fait, non comme fondement dû droit, qui dépendrait alors d’une hypothèse insolente ; que ce consentement résulte presque toujours de l’impossibilité où est le peuple de s’entendre pour protester ; que c’est un vieux sophisme à l’usage de toutes les tyrannies ; que Tibère avait pour lui le consentement tacite des Romains, quand au premier froncement de ses sourcils, les plus illustres personnages avalaient du poison ou s’ouvraient les veines, sans que le peuple cessât d’être indifférent et le sénat muet ; qu’enfin, et pour ne pas remonter si haut, la Restauration elle-même aurait pu, durant quinze années, faire de ce consentement tacite la consécration de ses fureurs.

Le procès de M. de Kergorlay posait, on le voit, des questions redoutables. Les partisans de la monarchie prirent l’épouvante. Le 25 novembre, un projet de loi fut présenté à la chambre : il interdisait toute attaque contre tordre successibilité au trône et contre les droits que le roi tient du vœu de la nation. On se hâta d’adopter ce projet, qui partait d’une supposition pour mettre à l’abri de l’examen la majesté d’un homme, dans un pays où on laissait en prise la majesté de Dieu. M. Guizot avait appuyé la proposition, chose étrange de la part d’un publiciste qui avait proclamé dans ses écrits la souveraineté de la raison, et qui était protestant !

Le 10 décembre, à huit heures du matin, les ex-ministres étaient transférés du château de Vincennes à la prison du Petit-Luxembourg. Des précautions extraordinaires avaient été prises. Le bois de Vincennes était rempli de soldats. Sur l’ordre qui leur fut communiqué, MM. de Polignac, de Peyronnet et de Guernon-Ranyille montèrent sur le champ dans la voiture qui les attendait. Mais M. de Chantelauze était au lit, en proie à de vives souffrances : quand on essaya de le soulever, il poussa des cris aigus ; sa translation ne put avoir lieu que dans la soirée. L’escorte des prisonniers se composait de deux piquets de la garde nationale à cheval amenés pendant la nuit par le général Carbonel, d’un escadron de chasseurs commandé par le général Fabvier, et d’un détachement de canonniers fourni par la garnison de Vincennes. Le ministre de l’intérieur était à cheval. Après avoir suivi la rue du faubourg St.-Antoine jusqu’à la Bastille, et avoir traversé le pont d’Austerlitz, les boulevards Neufs, la rue d’Enfer, le cortège entra au Luxembourg par la grille de l’observatoire. Du fond de leur voiture, les derniers ministres de la Restauration virent la place où avait coulé le sang du maréchal Ney.

Depuis quelque temps la colère du peuple semblait apaisée. On avait bien vu quelques groupes errer silencieusement autour du palais du Luxembourg ; mais les murs de la capitale n’étaient plus couverts de placards vengeurs, et on n’entendait plus des cris de mort sortir du sein des carrefours. Comment expliquer en effet qu’un peuple qui, au mois de juillet, s’était montré si magnanime et si fier de sa magnanimité, eût mis à demander quatre têtes une obstination aussi cruelle ? Ce n’était pas contre lui, d’ailleurs, que les ordonnances avaient été dirigées. S’il l’avait cru lorsqu’il était descendu armé sur la place publique, on avait assez fait pour le détromper. Aussi le Journal des Débats disait-il au sujet de la translation des ex-ministres : « Durant ce long trajet à travers un faubourg si populeux, et qui a pris une part si active aux journées de juillet, aucun rassemblement ne s’est formé, aucun cri ne s’est fait entendre chacun vaquait à ses travaux comme de coutume ; on eût dit que la curiosité même avait fait place à un sentiment profond des convenances. »

Mais tandis qu’on rendait ainsi justice au peuple, en paroles, les défiances du pouvoir se trahissaient dans des mesures dont l’excessive prudence pouvait être considérée par la multitude ou comme un complot, ou comme une injure. On faisait exécuter des travaux militaires aux environs de la capitale. Au château, disait-on, l’ordre avait été donné de préparer des fourgons, dans la prévision d’une fuite. Le général Lafayette, déjà commandant en chef des gardes nationales du royaume, était investi du commandement des troupes de ligne. Son chef d’état-major avait mission de se concerter avec le général Fabvier. Enfin, par une proclamation du 8 décembre, il avait été défendu à tous les gardes nationaux de Paris et de la banlieue de quitter leur uniforme, à partir du 14, et sous quelque prétexte que ce pût être.

Il dut arriver alors ce qui était arrivé déjà lors de la discussion de la peine de mort la multitude se sentit provoquée, elle s’irrita ; et, comme elle souffrait, ses passions se portèrent sur le premier objet qui leur était offert, avec une impétuosité d’autant plus terrible qu’elle était irréfléchie.

C’est un grave et douloureux sujet de méditation que la folie des pensées qui agitent les hommes. Le peuple se livrait tout entier à des préoccupations stériles, et il laissait passer sans y prendre garde une discussion où ses intérêts les plus chers étaient engagés ! Combien de fois, dans leur détresse, les ouvriers n’avaient-ils pas maudit l’inique répartition des impôts ? Depuis l’établissement des droits réunis, pas une famille indigente qui n’eût protesté avec l’accent du désespoir contre cette violence journalière faite à la pauvreté. Or, c’est à peine si on sut dans les faubourgs qu’un projet de loi autorisant la perception des contributions existantes venait d’être présenté à la chambre ; que l’abolition des impôts indirects y avait trouvé fort peu de partisans et beaucoup d’adversaires ; que M. Charles Dupin y avait parlé d’alléger les charges de la propriété, et de rejeter le poids principal de l’impôt sur les contributions indirectes, c’est-à-dire sur le vin et le tabac, seules jouissances du pauvre ; sur le sel, seul assaisonnement de ses mets ; que ces doctrines allaient être celles du régime nouveau, comme elles avaient été celles de la Restauration, celles de l’Empire ; que le peuple, en un mot, devait s’estimer très-heureux que la chambre, en considération des résistances toutes récentes éprouvées par le fisc, voulut bien supprimer le droit d’entrée sur les boissons dans les villes au-dessous de 4,000 âmes, et réduire le droit de la-vente en détail.

Ces choses n’intéressaient que le peuple : on en parla peu. La discussion n’avait pas même rempli une séance. La foule, si prompte à se passionner pour des chimères, allait reprendre sans murmure l’ancien fardeau.

Sur ces entrefaites, une grande nouvelle se répandit : Benjamin Constant venait de mourir.

Pour accompagner au séjour suprême la dépouille mortelle d’un homme qui avait bien mérité du libéralisme, la ville entière fut debout. Ministres, généraux, députés, pairs de France, jeunes gens des écoles, tous avaient pris le deuil, tous étaient là faisant honneur à un souvenir. Le peuple aussi était accouru à cette fête funéraire, comme il accourt à toutes les fêtes. Un escadron de cavalerie ouvrait la marche. Les six premières légions de la garde nationale précédaient le cercueil, que chargeaient des couronnes de lauriers ; les six dernières légions le suivaient. Des jeunes gens s’étaient attelés au corbillard. Autour marchaient, en silence et la tête nue, M. Delaberge, qui conduisait le convoi, et les dignitaires du royaume. Les crêpes flottant au bout des drapeaux, les tambours voilés, des milliers de fronts découverts, les compatriotes du défunt portant écrit sur leur bras le mot Alsace qui semblait les associer au triomphe de cette poussière, la présence au milieu du cortège d’un détachement de vieux soldats mutilés, tout cela formait un spectacle plein de tristesse et de grandeur. Le convoi s’étendit le long des boulevards avec une lenteur extrême. On eût dit de loin une mer immense, presque immobile. Une harmonie sourde, dominée par le son lugubre du tam-tam, annonçait l’approche des restes vénérés. Des visages émus se montrèrent à toutes les fenêtres ; et on laissa glisser sur le cercueil des lauriers ou des fleurs. Mais autour du mort s’agitaient les passions et les projets des vivants. Lorsque le corbillard sortit du temple où l’on s’était arrêté pour prier, il se fit un grand bruit et un grand tumulte. Au Panthéon au Panthéon ! crièrent des voix ardentes. Le préfet de la Seine intervint. « Force restera à la loi, » dit-il. Formule terrible qui, plus tard, retentit sur un autre cercueil, d’où se leva la guerre civile ! On reprit la route du cimetière. Des étudiants coururent faire sur la place du Panthéon l’essai d’une apothéose. Le temps était humide et sombre la nuit descendait sur la ville on s’avança au milieu des tombeaux à la lueur des torches. Lafayette s’était détaché de la foule épaisse des assistants, pour les paroles d’adieu. On le vit tout-à-coup chanceler sur le bord de la fosse qui venait de recevoir son ami, et où il fut sur le point de tomber lui-même. Tout fut dit alors ; et cette multitude s’écoula dans les ténèbres.

Benjamin Constant était mort de misère, presque de faim.

C’était un homme d’une intelligence singulièrement vigoureuse, d’un tempérament débile et d’un cœur froid. La rectitude de son jugement le conduisait à la haine de l’injustice, et par l’esprit il pouvait s’élever jusqu’à la passion ; mais il déployait rarement de l’énergie, parce qu’elle ne lui était nécessaire ni pour flétrir un abus, ni pour frapper mortellement un ennemi. Habile à tourner les difficultés, possédant toutes les ressources du langage, familier avec les artifices les plus subtils de la pensée, il distillait sans effort le venin caché dans sa bonhomie, se jouant avec une égale complaisance de ses adversaires et des obstacles. Il avait montré dans Adolphe l’art du romancier ; dans son livre sur la religion, la science de l’homme d’état ; et la souplesse de son talent semblait l’avoir déterminé dans le choix de ses doctrines. Le régime constitutionnel ne vit que de fictions, de balancements, et, par les complications qu’il fait naître, il donne aux natures déliées l’avantage sur les âmes fortes et simples. Il avait dû par cela même séduire Benjamin Constant. Et en effet, par ses idées, par ses sentiments, par le tour de son esprit, par la légèreté de ses mœurs, par son culte pour Voltaire, par ses habitudes frondeuses, il appartenait à cette école anglaise et protestante dont Mounier fut l’orateur, Necker le financier, madame de Staël l’héroïne, et dont l’empereur Alexandre, élevé par Laharpe, devint un adepte. Les doctrines de cette école, Benjamin Constant sut les formuler avec une incomparable vigueur de style. Mais il y avait chez lui, en dépit de son professorat de libéralisme, un grand fonds d’indifférence, et une mobilité sceptique, souvent trahie par des contradictions éclatantes. Un régime violent l’aurait annulé. Car, n’ayant ni l’ardeur qui avait rendu Danton populaire, ni les convictions qui avaient fait Robespierre tout puissant, il n’avait pas non plus cette déplorable sérénité que Barère puisait dans son aptitude à servir tous les partis. La place de Benjamin Constant était donc marquée dans le système représentatif, où il paraissait appelé à jouer toujours un rôle d’opposition, à cause de son goût pour la popularité et de ses sympathies pour la jeunesse.

Tel était l’homme à qui l’on venait de rendre des honneurs si extraordinaires que Mirabeau, mort dans toute sa gloire, n’en avait pas obtenu de plus grands. Du reste, comme à Mirabeau, on put lui reprocher de n’avoir pas su repousser jusqu’au bout les largesses de la cour. Mais il ne se vendit point son âme eût été incapable d’une action vile. Seulement, un penchant trop vif pour le jeu, joint à cette ignorance des affaires naturelle aux penseurs, l’avait précipité dans une détresse dont il dût subir toute l’amertume. Bien qu’il possédât à Paris plusieurs maisons et qu’il fut entouré des apparences de la richesse, tel était quelquefois son dénuement qu’un jour un ami le surprit déjeûnant avec un peu de pain durci qu’il trempait dans l’eau. Les détails de cette misère au sein de laquelle s’éteignit sa vieillesse, étaient si poignants, que nul de ses amis n’osa, quand il fut mort, en révéler le secret. On se contenta de parler des chagrins qui avaient assombri la fin de sa carrière ; on rappela les paroles mélancoliques qu’il avait prononcées à la tribune, le jour où il y avait paru pour la dernière fois.

Quoi qu’il en soit, dans ces pompeuses funérailles, le libéralisme venait de se célébrer lui-même. On étonne le peuple avec ces grands spectacles, étalage de force. Toute solennité est un moyen de gouvernement.

Le jour du procès était arrivé. Interrogé sur le genre de châtiment que, suivant lui, on devait infliger aux accusés, M. Mauguin avait répondu : la mort. Cette réponse fut bientôt connue à la cour ; et la chambre, qui se défiait de la fougue tribunitienne de M. Mauguin, saisit cette occasion pour lui substituer M. Persil, lorsqu’il fut question de transformer les juges-instructeurs en accusateurs publics. Au reste, le rapport présenté le 29 novembre par M. de Bastard indiquait assez clairement les vues de la pairie, « Le code pénal est hors « du procès, » avait dit le rapporteur, et il avait eu soin d’attribuer à la cour des pairs une omnipotence judiciaire qui, en la plaçant au-dessus des lois, lui permettait la clémence.

Ce fut le 15 décembre que les débats s’ouvrirent. Dès neuf heures du matin, la foule avait envahi la salle d’audience. Un huissier parut tenant à la main une petite baguette surmontée d’une boule d’ivoire, dont il frappa trois coups. Les juges entrèrent. On se montrait du doigt, du haut des tribunes, ceux d’entr’eux qui avaient porté contre le maréchal Ney ce fameux arrêt de mort, qui fut un assassinat. Le greffier de la cour fut remarqué, lui aussi ; c’était le même qui avait lu au prince de la Moskowa la fatale sentence. Michel Ney semblait ainsi se venger de ses juges et des Bourbons.

Les accusés furent introduits à leur tour. Leur contenance ne parut ni arrogante ni timide. M. de Chantelauze, qui était malade, avait le visage couvert de pâleur. A côté du prince de Polignac, qu’on distinguait à je ne sais quelle sérénité candide, M. de Peyronnet ne cessa pas un seul instant de se montrer maître de lui. Et, comme s’il eût été indifférent à ces derniers accidents d’une infortune à peu près épuisée, M. de Guernon-Ranville ouvrit une brochure qu’il se mit à lire attentivement.

Les interrogatoires furent tels qu’on devait s’y attendre. M. Pasquier, homme de cour, combina ses questions de telle sorte qu’il fût possible aux accusés de se justifier en rejetant sur Charles X la responsabilité de tous les désastres. Mais ils se gardèrent du piège tendu à leur honneur pour protéger leur vie ; et les réponses qui sortirent de leur bouche furent comme un dernier témoignage de fidélité envers leur maître absent et malheureux.

Aux interrogatoires succédèrent les dépositions. C’était la révolution qui allait passer vivante sous les yeux des ministres de Charles X pour leur demander compte du sang versé. Il y eût là, pour eux, des moments terribles. Les témoins étaient nombreux. L’un disait comment la lutte s’était engagée, et combien de familles, dès le premier jour, avaient été plongées dans le deuil. Un autre rappelait des scènes étranges, formidables : le peuple ivre d’héroïsme et de colère, les cavaliers courant éperdus par la ville, les soldats tombant ça et là sous les balles parties de chaque angle des rues, les pavés pleuvant du haut des maisons sous l’effort des enfants et des femmes, la guerre partout enfin, et Paris s’agitant au sein du chaos. Un troisième décrivait en vives paroles le fanatisme tranquille du prince de Polignac au plus fort du carnage, et le criminel étourdissement de Marmont. Un père vint raconter comment, sorti de sa demeure où il laissait son fils plein de vie, il n’y était rentré que pour voir ce fils tout sanglant et le pleurer.

De tous ces témoignages accusateurs, le plus accablant fut celui de M. Arago, rapportant ce mot insensé de M. de Polignac : Si la troupe se joint au peuple, eh bien ! il faut tirer aussi sur la troupe. M. de Martignac, défenseur du prince, avait cherché à répandre sur ce fait quelques nuages ; M. Arago le prit part et lui dit tout bas : « le vous demande respect pour mon témoignage, et pour celui de M. Delarue, qui le confirme. Au nom de votre client, ne me forcez pas à faire connaître toute la vérité elle serait un arrêt de mort. Savez-vous bien que M. de Polignac disait le 28 à M. Blanchard, connu pour la beauté de sa voix, et qui venait de faire tirer le canon sur la place de Grève : votre voix jamais ne m’a été au au cœur comme aujourd’hui ? — Est-il possible ? s’écria M. de Martignac consterné. — Et savez-vous que voyant la douleur où tant de scènes affreuses jetaient le général Tromelin, il lui dit : que craignez-vous ? Les révoltés une fois réunis sur la place Vendôme, ils sont perdus. Je les paierais pour faire ce qu’ils font. » M. de Martignac cacha sa figure dans ses mains ; et M. Arago, qui ne voulait point la mort des accusés, promit de ne pas ajouter à sa déposition ces redoutables confidences.

Depuis quelques jours le bruit s’était répandu que M. de Sémonville avait à révéler beaucoup de choses significatives et singulières. La curiosité était vivement excitée. Elle redoubla lorsqu’il fut appelé à la barre. Il s’avança d’un pas chancelant, affaissé sur lui-même, et comme écrasé sous le poids de ses souvenirs. Sa figure, qui portait les traces de la vieillesse, avait en ce moment une expression particulière d’exaltation et de souffrance. À demi agenouillé sur la chaise qui lui devait servir d’appui, il fit entendre une voix languissante et faible. Il avait à raconter la démarche qui, dans la journée du 28, l’avait conduit d’abord auprès du conseil des ministres, ensuite à St.-Cloud. Arrivé au moment où Charles X l’avait reçu, il s’arrête tout-à-coup, invinciblement ému. L’assemblée était en suspens. « Je ne sais si je dois continuer, dit-il. » Mais, sur l’ordre du président, il reprend son récit. Il représente Charles X résistant d’abord à toute transaction, puis s’attendrissant au souvenir de la fille infortunée de Louis XVI, baissant la tête sur sa poitrine, et se résignant avec angoisse à l’humiliation de rendre l’épée de la monarchie. La sensation produite par ce tableau fut profonde, des larmes coulèrent ; ceux qui connaissaient M. de Sémonville ne virent dans son récit et dans son attitude qu’une scène habilement préparée.

La discussion allait s’engager entre l’accusation et la défense, mais on n’y apportait de part et d’autre ni dignité ni bonne foi.

En reprochant aux ministres de Charles X la violation de la charte et en partant de là pour les maudire, les accusateurs manquaient évidemment à la vérité. Car c’était en vertu de l’article 14 de la charte que le ministère Polignac avait suspendu la constitution du pays.

De leur côté, en invoquant cet article, les accusés adoptaient un système de défense bien peu loyal. Car, lorsque les lois cachent dans leur texte le renversement de toutes les libertés, le mépris du peuple, le despotisme, la guerre civile, ne pas toucher à ces lois devient un devoir, et les exécuter c’est un crime.

Si donc il n’y avait eu dans l’enceinte où allait se dérouler ce grand spectacle, que des âmes viriles, les accusateurs se seraient contentés de dire : « Vous avez voulu le despotisme. Pour y arriver, vous avez tout osé. Par vous, des milliers de citoyens ont péri. Vous avez fait sortir du sein des institutions la haine, le carnage, tous les déchirements, tous les malheurs. Quelle loi peut autoriser de tels forfaits ? et s’il est une loi qui les autorise, qui vous absoudra du crime de l’avoir appliquée ? Vous avez compté sur le glaive ; vaincus, subissez la loi du glaive : préparez-vous à mourir. »

Et à ce langage, les accusés avaient-ils autre chose à répondre que ceci : « Ce que nous avons fait, nous avons cru le devoir faire pour le salut de la monarchie. C’était une partie dans laquelle il était tout simple que chacun de nous apportât sa tête comme enjeu. Vous êtes vainqueurs ; et nous savons qu’il est puéril de raisonner contre la force : si l’échafaud nous attend, nous sommes prêts. »

Mais il est rare que, dans les pays monarchiques, les partis s’élèvent à ce degré de franchise et de courage. Ici les accusés ne comprirent pas que l’échafaud seul pouvait les amnistier en mêlant leur sang à celui qu’ils avaient fait répandre. Et quant aux accusateurs, leur but étant de faire croire que la révolution s’était opérée seulement pour le maintien de la charte, ils s’attachèrent à ne parler que de la constitution violée.

Ce fut sur cette violation prétendue que M. Persil fit reposer tout le système de l’accusation ; et il s’égara de la sorte dans un dédale de contradictions, de subtilités, de sophismes.

Pour prouver que les ministres de Charles X n’étaient pas sortis des termes de la charte, on avait cité l’article 14 qui donnait au roi le droit de faire les règlements et ordonnances nécessaires pour la sûreté de l’Etat. M. Persil refusa de reconnaître l’autorité de cet article, et il le combattit au moyen de l’article suivant qui dispose que le pouvoir législatif s’exerce collectivement par le roi et les chambres. L’argumentation était évidemment vicieuse, puisque l’article 14 se rapportait aux circonstances exceptionnelles, et l’article suivant aux cas ordinaires. On n’aurait donc pu reprocher aux ministres que d’avoir perfidement apprécié les nécessités du moment, d’en avoir exagéré les périls pour dominer à l’aise, d’avoir donné mensongèrement pour prétexte à leur audace la sûreté de l’Etat qui n’était point compromise, ou même, sans aller si loin, d’avoir commis une de ces erreurs qui, en politique, sont des crimes. Mais avec ce système, on renonçait à la politique adoptée par la cour depuis 1830. Si on consentait à ne point considérer les ordonnances comme une violation du texte même de la charte, on risquait d’enlever à la révolution ce faux caractère de légalité qu’il était dans les vues de la politique nouvelle d’opposer aux élans généreux, aux espérances hardies, à tous les projets des novateurs. Toutefois, et par une inconséquence bien extraordinaire, M. Persil, après avoir nié d’une manière absolue la portée de l’article 14, ne craignit pas de s’écrier : « Ce n’est pas que nous allions jusqu’à prétendre que, s’il se présentait quelque grand danger, le roi n’eût pas le droit de s’emparer momentanément de tous les pouvoirs de l’Etat ; mais nous disons que ce ne serait pas en vertu de l’article 14, qui suppose l’usage des moyens légaux, mais en vertu de la nécessité, qui ne reconnaît ni temps, ni lieux, ni conditions. » Paroles remarquables qui révélaient dans les hommes du régime nouveau l’intention de mettre en réserve pour eux-mêmes cette dictature de circonstance dont ils accusaient leurs adversaires de s’être emparé !

On avait dit encore, pour prouver que la charte couvrait les accusés : d’après la constitution, le roi est inviolable, et les ministres sont responsables. L’inviolabilité de Charles X a-t-elle été respectée ? N’a-t-on pas frappé sa vieillesse d’un exil éternel ? Ne l’a-t-on pas châtié jusque dans son petit fils, qui était innocent ? N’a-t-on pas à jamais proscrit sa race ? La responsabilité des ministres a donc été détournée, rejetée sur la tête de leur maître, qui l’a par ses malheurs absorbée tout entière. A cela M. Persil répondit que sans l’intervention des ministres, sans leur signature, l’impuissance du monarque eût fait taire sa volonté. « Qu’importe après cela, ajouta-t-il, le sort réservé au roi et à sa dynastie ? Le droit est ici d’accord avec la morale la plus vulgaire. L’un et l’autre ne permettent pas de confondre ce qui est distinct, ni d’absoudre des coupables ou des complices, parce que l’auteur principal du fait imputé à crime aura subi la peine due à sa témérité. » Au point de vue de la morale, M. Persil avait raison sans doute mais il avait tort, au point de vue de la charte, qui déclare le roi et ses ministres inégalement responsables, lorsqu’ils ont été coupables également. Mais quoi ! cette charte, M. Persil ne la dénonçait-il pas au monde comme une œuvre d’iniquité, en affirmant, à la face de tous, que la communauté du crime entraîne celle du châtiment ?

Une autre difficulté se présentait. La charte consacrait bien, à la vérité, la responsabilité des ministres, pour fait de trahison ou de concussion ; mais elle remettait à des lois ultérieures, qui n’existaient pas encore en 1830, le soin de spécifier cette nature de délits et d’en déterminer la poursuite. Comment suppléer au silence de la constitution ? Le rapporteur de la chambre des pairs avait résolu la question en proposant de conférer à la pairie, devenue cour de justice, le double pouvoir de définir le crime et de créer la peine. Mais c’eût été pousser la révolution hors de la charte, ce que redoutaient par-dessus tout les plus clairvoyants défenseurs du château. M. Persil s’éleva donc avec vivacité contre cette doctrine.

Toutefois, comprenant lui-même combien était fragile l’échafaudage de l’accusation, il prit soin de masquer sous la rudesse de son langage la pauvreté de sa logique. Les mots perfidie et lâcheté sortaient à chaque instant de sa bouche. Il fut amer, provocateur, implacable. Orateur des rancunes de la bourgeoisie, il jouissait avec un emportement sauvage de la satisfaction d’écraser les représentants vaincus de cette aristocratie, naguère si dédaigneuse et si arrogante.

Pendant le réquisitoire de M. Persil, M. de Polignac n’avait rien perdu de son calme. M. de Peyronnet, au contraire, lançait sur son accusateur des regards pleins de colère et les mouvements brusques qui souvent lui échappèrent trahissaient en lui la révolte de l’orgueil blessé. Il se lève enfin à son tour, et il prouve qu’on a fait entrer dans l’acte d’accusation dressé contre lui une circulaire antérieure d’un mois à son entrée aux affaires. M. Persil se trouble, il balbutie des explications insuffisantes. Alors, d’une voix lente et solennelle : « Monsieur, lui dit l’accusé, vous provoquez de grands châtiments la vérité est pour nous un droit, pour vous un devoir. » Cet incident, peu sérieux en lui-même, fit néanmoins sur l’assemblée une vive impression. Les uns étaient surpris, les autres indignés des avantages qu’assurait aux coupables l’inconsistance des accusateurs.

Au sein de ces émotions diverses, M. de Martignac prit la parole pour la défense de M. de Polignac, son client. Il y avait quelque chose de touchant dans la situation respective de M. de Martignac et d’un des accusés, M. de Peyronnet. Ainsi que l’orateur le dit en commençant, ils étaient nés dans la même ville, la même année. Au collège, au barreau, dans la magistrature, ils avaient suivi des destinées parallèles. « Eh bien ! ajouta le défenseur, après avoir passé au travers des grandeurs humaines, nous nous retrouvons encore : moi, comme autrefois prétant à un accusé le secours de ma parole ; lui, captif, poursuivi, obligé de défendre sa vie et sa mémoire menacées. Cette longue confraternité que tant d’événements avaient respectée, les tristes effets des dissentiments politiques l’interrompirent un moment. Cette enceinte où nous sommes a vu quelquefois nos débats empreints d’amertume ; mais de tous ces souvenirs, celui de l’ancienne amitié s’est retrouvé seul au donjon de Vincennes. »

La plaidoirie de M. de Martignac fut, selon le caractère de son talent, remplie d’une éloquence persuasive et douce. Il s’attacha d’abord à démontrer que la dynastie de Charles X, en tombant, avait mis à l’abri de toute responsabilité les quatre ministres, vivants débris de ce naufrage. Il demanda où étaient les garanties que la charte leur avait promises, où étaient les lois de sang applicables aux crimes qu’on leur imputait. Et quels étaient ces crimes ? Ils avaient violé la charte ? Mais l’article 14 était-il tellement clair qu’on fut sans excuse pour l’avoir interprété au profit du trône ébranlé, au profit de cette antique monarchie des Bourbons encore une fois poussée dans les tempêtes ?

Passant ensuite au souvenir de la guerre civile si audacieusement provoquée, puis attisée, M. de Martignac en avoua d’une voix gémissante toute l’horreur ; mais, pour laver son client de l’affreux reproche de l’avoir voulue, il rappela tout ce qui, dans la vie de M. de Polignac, appartenait aux inspirations de la bonté, montrant jusque dans ses plus grandes fautes la tendresse téméraire de son cœur. On demandait, pourtant, la tête de cet homme. Pourquoi ? qu’ajouter à cette vengeance qui avait mis entre la France et une dynastie qu’elle repoussait les vastes mers et les événements plus vastes que les mers ? Ces trois couronnes brisées dans trois jours, ce drapeau de huit siècles déchiré en une heure ; n’étaient-ce point-là des trophées suffisants ? A quoi bon rendre la force cruelle ? N’y aurait-il aucun danger à accoutumer les yeux à l’appareil des supplices ? « Vous jetez les fondements d’un trône nouveau, s’écria M. de Martignac en terminant, ne lui donnez pas pour appui une terre détrempée avec du sang et des larmes. Le coup que vous frapperiez ouvrirait un abîme, et ces quatre têtes ne le combleraient pas. »

Le lendemain, 19 décembre, M. de Peyronnet ayant demandé la parole, un mouvement singulier se-fit d&ns l’auditoire. On s’attendait à des paroles hautaine ; cette attente fat trompée ; le discours de M. de Peyronnet était un appel à l’indulgence de l’opinion publique et des juges. Il raconta sa vie avec une modeste approbation de lui-même. Jeune, il avait employé l’ardeur des vives années à consoler des douleurs cuisantes et à protéger les malheureux. Mêlé plus tard aux affaires publiques, il y avait apporté, en même temps qu’une conviction ferme, une âme ouverte à la pitié. C’était par lui qu’avaient été provoquées et obtenues, sous la Restauration, les deux amnisties ; c’était lui qui avait détourné de la tête du général Pailhès, d’Olanier, de Fradin, le glaive, déjà levé, des vengeances royalistes. Aujourd’hui, placé par le sort à quelques pas de l’échafaud, il lui était permis de rappeler que plus de trois cents condamnés lui avaient dû la liberté ou la vie. Dans sa carrière politique, sa conscience ne lui montrait rien qu’il fût de son intérêt de taire ou de son devoir de désavouer. La loi du sacrilège, loi sanguinaire il ne l’avait présentée qu’entraîné par le flot irrésistible des préjugés et des préoccupations de l’époque. La loi sur la presse, qui, sous le nom de loi d’amour avait été flétrie, il ne l’avait livrée aux débats que défigurée, et son dévouement seul lui avait fait affronter la responsabilité d’une conception qui n’était pas la sienne. S’était-il enrichi dans les affaires publiques ? Non il en était sorti avec des dettes la munificence royale avait pourvu à l’établissement de ses enfants ; et il avait le droit de répéter après Sunderland : « J’ai occupé un poste d’un grand éclat, sans pouvoir et sans avantages, pendant que j’y étais, et pour ma ruiné à présent que j’en suis dehors. » M. de Peyronnet lut ensuite un travail que, vers la fin du mois d’avril, il avait publié sur ce qui constitue l’illégitimité des coups d’état et, témoin des malheurs nés de celui auquel il avait concouru, il s’écria : « Le sang a coulé : voilà le souvenir qui pèse à mon cœur. Un malheureux, frappé comme moi, n’a guère plus que des larmes, et l’on doit peut-être lui tenir compte de celles qu’il ne garde pas pour lui-même. »

Ce discours rendait à peu près superflue la plaidoirie de M. Hennequin, qui ne fit en effet, que reproduire, sous une forme nouvelle et ingénieuse, les considérations déjà développées par son collègue et par son client.

L’auditoire, d’ailleurs, était impatient d’entendre le défenseur de M. de Chantelauze, jeune avocat du barreau de Lyon, qu’avait précédé à Paris une grande réputation de libéralisme et d’éloquence. Dès le début de M. Sauzet, l’attention de tous fut captivée. La taille haute de l’orateur, sa figure pâle et fatiguée, les paroles à la fois pathétiques et brillantes qui sortaient pressées de sa bouche et semblaient poussées par la conviction du triomphe, le continuel balancement de son corps, attribué à l’élan d’une émotion malaisément contenue, tout cela frappait cette partie frivole du public qu’on gouverne avec des mots et qu’on entraîne par les apparences.

Après avoir passé rapidement sur ce qu’il y avait de personnel à M. de Chantelauze dans cet important procès, M. Sauzet proclama sans détour le dogme de la nécessité humaine. Il dit que la nécessité était l’interprétation vivante des chartes ; qu’une société ne pouvant jamais se commander à elle-même le suicide, il était des crises où il la fallait bouleverser, sous peine de la détruire ; que l’article 14, par conséquent, régissait le monde, et se trouvait écrit dans la nature des choses, lorsqu’il ne l’était pas dans les constitutions ; que les peuples, après tout, avaient leur article 14 comme les rois, les révolutions n’étant que la contre-partie des coups d’état. Il n’y avait donc qu’une question à examiner : les ordonnances avaient-elles été rédigées sous la loi de cette nécessité souveraine ? Ici le doute était impossible. La dynastie des Bourbons aînés aurait pu se maintenir, sans doute, par des concessions habilement ménagées, si la source de ses périls n’avait été qu’à la surface de la société, si elle avait eu seulement à lutter contre l’hostilité des libéraux du parlement, ou l’orgueil irrité des électeurs, si elle n’avait eu à se défendre que contre quelques trames obscures, si elle n’avait été forcée pour son salut qu’à faire un peu plus large la part de la liberté. Mais non : la dynastie de Charles X était fille de l’invasion. Voilà ce qui l’environnait d’abîmes, voilà ce qui faisait pulluler autour d’elle des ennemis indomptables, et ne lui laissait d’alternative qu’entre le despotisme et le suicide. On ne pouvait nier que le lendemain de la révolution, la bourgeoisie n’eût tout-à-coup changé d’allures, passant du culte de la liberté à celui du pouvoir, entourant le trône avec amour et repoussant avec une sombre vigilance toutes les hardiesses de l’esprit. Ce n’était donc ni l’ordre ancien, ni le principe monarchique, ni les conséquences de ce principe, qu’on avait entendu frapper dans Charles X, mais, bien plutôt, l’œuvre insolente des ennemis de la France, un moment vainqueurs. Dès lors, comment la dynastie de Charles X aurait-elle pu désarmer ce sentiment de nationalité si violemment soulevé contre elle, sentiment d’ailleurs bien fort dans notre pays, puisqu’il avait jadis vaincu jusqu’au fanatisme de la ligue et déjoué le machiavélisme de l’espagnol Philippe II ? De là l’orateur concluait qu’entre la royauté et la nation la lutte, sous Charles X, avait eu tous les caractères de la fatalité. S’imposer devenait ainsi une nécessité si ce fut un crime, ne le pas commettre était au-dessus dës forces humaines. Et Charles X s’embarquant à Cherbourg suivi de sa famille en pleurs, laissaitil quelque chose à ajouter à l’expiation ?

Tel fut, quant au fond desidées, le système de défense présenté par M. Sauzet. L’orateur avait dit vrai quand il avait représenté la révolution comme une revanche de Waterloo ; mais il avait prêté aux chefs de la bourgeoisie des sentiments qui ne s’étaient guère trouvés en réalité que dans le peuple. Vive la charte ! avait-on crié au-dessus des hommes en haillons, cri qu’ils avaient répété sans le bien comprendre ; mais c’était chez eux qu’elle avait éclaté cette haine généreuse du drapeau blanc, devenue implacable. C’était de leur sein qu’étaient sortis, durant les trois jours, ceux qu’on avait vu tomber à genoux devant l’étendard tricolore ou en couvrir de baisers et de pleurs les lambeaux sacrés. Pour ce qui est du dogme de la fatalité, proclamé avec tant de succès par l’orateur, il n’était certes pas nouveau, ce dogme ; car l’Europe tressaillait encore au souvenir de l’application héroïque et sanglante qu’il avait reçue sous le comité de salut public.

Quoi qu’il en soit, l’effet produit fut immense. Les pairs quittaient leurs places et se précipitaient au-devant de l’orateur pour le féliciter. Parmi les plus empressés était le duc de Fitz-James. Dans les tribunes, où l’on avait entendu à diverses reprises des applaudissements retentir, l’émotion était au comble.

Les journaux répandirent au-dehors les détails de ce triomphe, en y applaudissant. L’indignation alors, ne connut plus de bornes, chez tous ceux qui avaient pris la révolution au sérieux. Quoi ! ce procès devenait pour les défenseurs le sujet d’une joute oratoire, et, pour les accusés, une occasion d’apothéose ! Quoi ! la défense était transformée en panégyrique, et on n’avait remué tous ces souvenirs de deuil que pour faire du tombeau des victimes un piédestal aux hommes contre qui le sang versé criait vengeance ! Les esprits droits se révoltaient à l’idée d’une pareille insulte faite aux ressentiments les plus légitimes.

Si, comme l’avait affirmé M. Sauzet, Charles X se trouvait placé entre la nécessité d’abdiquer et celle de s’imposer, que n’avait-il su se décider pour l’abdication ? Au lieu de sacrifier le peuple à son orgueil, que n’avait-il sacrifié son orgueil au peuple ? La fatalité de sa situation pouvait bien le condamner à déposer la couronne, mais non l’absoudre des moyens violents pris pour la conserver. Il n’avait donc pas fait seulement violence à la nation, il avait voulu faire violence au destin, double attentat dont maître et serviteurs avaient affronté volontairement les suites. La fatalité, d’ailleurs, n’excuse rien ou elle excuse tout. Les convictions ? Elles servent à l’homme devant Dieu ; mais si la justice devait se désarmer devant elles, l’impunité serait assurée à tous les crimes, et le meurtrier, par exemple, n’aurait, pour établir son innocence, qu’à prouver la sincérité de sa haine. Voilà ce que l’instinct du peuple, supérieur à tous les raisonnements, avait à opposer aux sophismes pompeux des rhéteurs.

M. Sauzet reprit et acheva, dans l’audience du 29, sa plaidoirie que, la veille, la fatigue avait suspendue. M. Crémieux lui succéda, et laissa voir, en élevant le bras, l’uniforme du garde national caché sous la robe de l’avocat. L’inquiétude, au reste, était sur tous les visages, et les juges faisaient, pour cacher leur préoccupation, des efforts qui la rendaient plus alarmante. M. Crémieux avait commencé sa plaidoirie par ces mots : « Il faut que je parle, et j’écoute encore. » Son discours, d’abord substantiel et logique, s’était insensiblement élevé à une poésie touchante et vague. Tout-à-coup sa voix s’éteint ; il chancelle : on le transporte évanoui dans la salle voisine. Toute l’assemblée est debout. On croit entendre un bruit sinistre…, c’est le tambour qui annonce l’insurrection.

La foule, en effet inonde les abords du palais, s’amoncèle aux grilles, et pousse des clameurs terribles. Sur ces entrefaites, un chariot de l’imprimerie royale entre dans la principale cour du palais, et ouvre ainsi accès à la multitude, qui se précipite en grondant. La garde du Luxembourg s’avance pour la contenir. Des cavaliers partent au galop pour aller avertir le général Lafayette. Des menaces de pillage ont été habilement semées parmi les commerçants. Au son du tambour qui les appelle, des milliers d’hommes sortent des boutiques, le fusil à la main. Sur la rive gauche de la Seine, tout semble se préparer pour la guerre civile.

La confusion était dans l’intérieur du palais. M. Bérenger y avait repris contre les accusés le réquisitoire de M. Persil, mais sans sortir de la discussion froide et subtile des fictions constitutionnelles. L’assemblée était évidemment distraite. Du fond d’un cabinet où il s’était retiré pour rédiger quelques notes, un journaliste, M. Eugène Briffault, faisait passer à ses camarades, sur de petits bulletins, les nouvelles qu’il recevait du dehors. Ces bulletins sont jetés dans le parquet de la cour. La frayeur exagérant le péril, les assistants se disent l’un à l’autre à voix basse que dix mille hommes vont escalader le palais. Les juges tremblent sur leurs sièges. La séance est un moment suspendue. C’est en vain que le commandant en second du Luxembourg, M. Lavocat, cherche à calmer cette terreur c’est en vain qu’il répond du maintien de l’ordre, et représente la garde nationale accourantde toutes parts ; M. Pasquier, dans son trouble, entend tout le contraire de ce qu’on lui dit, et, rentrant dans la salle d’audience : « Messieurs, la séance est levée M. le commandant de la garde me prévient qu’il ne serait pas prudent de tenir une séance de nuit. »

La chambre des députés s’est réunie de son côté ; et l’inquiétude n’y est pas moins grande. M. Laffitte essaie d’y rassurer les esprits, en attribuant les mouvements de la capitale à des agitateurs peu nombreux ; mais à peine est-il descendu de la tribune, que les députés l’entourent avec des signes de douleur et d’effroi. M. Dupin aîné s’écrie que puisque la représentation nationale est menacée et qu’on parle d’envahir la demeure royale, il faut de la fermeté, et que céder une fois, c’est se résigner d’avance à céder toujours. « Séparons le peuple de ceux qui veulent l’égarer, » ajoute M. Odilon Barrot dans un discours vivement applaudi. Le président se lève à son tour, pour inviter la chambre à reprendre avec calme le cours de ses délibérations. Mais l’agitation était extrême, et nul n’osait arrêter sa pensée sur les orages prévus pour le lendemain.

Il y avait à Paris, à cette époque, un bravo nommé Fieschi, espèce de scélérat bel esprit, âme basse, cruelle et audacieuse à l’excès. Cet homme qui n’appartenait à aucun parti, et mêlait une exaltation grossière à une cupidité sans bornes, était, cependant, né en Corse, pays habité par une noble race, par une race aussi loyale qu’intrépide. Il avait rassemblé autour de lui quelques misérables, dignes de lui servir de soldats, et ils se tenaient prêts pour un coup de main.

Du reste, et en dehors de ces factieux de hasard, recrues de l’émeute, trois partis pouvaient descendre dans l’arène : les légitimistes, les bonapartistes et les républicains.

Les premiers étaient peu redoutables, à cause de leurs grandes richesses. Leur intérêt politique était que le gouvernement nouveau fût renversé ; mais leur intérêt social demandait qu’il ne s’écroulât point sous l’effort d’un peuple déchaîné. Exposés à voir leurs fortunes englouties dans la tempête, s’ils avaient l’imprudence de l’exciter, ils étaient dans une position singulièrement fausse et contradictoire : conservateurs et factieux à la fois, amis du désordre pourvu qu’il consentît à expirer au seuil de leurs opulentes demeures, révolutionnaires tout pleins de la haine des révolutions, forcés, en un mot, de pousser à l’anarchie avec le désir de ne pas réussir trop complétement.

Quant au parti bonapartiste composé d’hommes graves, il avait des racines partout, dans le peuple, dans l’administration, dans l’armée, jusque dans la pairie. Mais il avait un drapeau plutôt qu’un principe. C’était là l’invincible cause de son impuissance. Ceux, d’ailleurs, qui étaient naturellement appelés à le guider, avaient déjà une position faite, qu’il leur importait de ménager. C’étaient des généraux de l’Empire, vieux pour la plupart, plus propres aux batailles qu’aux insurrections, et en qui la passion de l’imprévu se trouvait amortie sinon épuisée. Ajoutez à cela que le gouvernement leur avait laissé peu de chose à désirer.

Le parti le plus redoutable était donc le parti républicain. Faible et presque imperceptible au mois de juillet, il s’était, depuis, rapidement accru. Ses chefs manquaient encore d’expérience ; mais ignorer les obstacles donne souvent la puissance de les vaincre. Si les républicains n’avaient pas toute la science qui se puise dans la pratique des affaires, ils avaient en revanche toute l’énergie et tout le dévouement qu’on y perd. Il y avait aussi dans leur position cela de favorable qu’ils descendaient la pente de la révolution au lieu de la remonter. Ils agissaient sur le peuple par la générosité de leurs sentiments et sur les écoles par l’impétuosité de leurs allures. Ils dominaient dans les associations patriotiques. Le goût de la popularité, dont ils étaient les dispensateurs, leur asservissait des personnages influents. Ils tenaient le pouvoir en échec par leur audace, et ils avaient su se créer dans la garde nationale elle-même une position forte. Sentant bien qu’ils s’annuleraient en se dispersant, ils s’étaient fait inscrire de préférence sur les cadres de l’artillerie nationale. Des quatre batteries qui la formaient, MM. Bastide et Thomas commandaient la troisième ; la deuxième, sous les ordres de MM. Guinard et Cavaignac, leur appartenait tout entière ; et ils s’étaient ménagé les moyens d’entraîner les deux autres, bien que, pour combattre leur influence, le duc d’Orléans fût entré dans la première.

Lors du procès des ministres, une association d’hommes tout-à-fait nouveaux, entreprenants toutefois et résolus, avait pris naissance au sein de l’école de médecine. Des ouvertures furent faites à la Société des Amis du peuple. Marcher sur le palais Bourbon, s’emparer de la personne des députés, proclamer la dictature, tel était le plan proposé. C’était un dix-huit brumaire, moins Bonaparte et des noms connus. De telles propositions eussent été ridicules, si l’anarchie, qui était partout, n’eût rendu réalisables les projets en apparence les plus téméraires. Celui-ci ne trouva dans la Société des Amis du Peuple qu’un accueil ironique. Le fait est qu’aucun parti n’avait alors assez de consistance pour prendre l’initiative d’une seconde révolution. Cette initiative ne pouvait venir que du peuple, dans le cas où l’irritation produite par le procès des ministres le pousserait à un soulèvement semblable à celui de juillet. Suivre le mouvement, le seconder ; mettre à la disposition de la multitude, s’il le fallait, des armes et des canons ; surtout, préparer le lendemain…, les plus hardis ne pouvaient sans extravagance oser davantage. Les républicains ne conspiraient donc pas, ils se tenaient prêts.

Quoi qu’il en soit, ils étaient devenus l’objet d’une surveillance active, qu’appuyait un système persévérant d’insinuations malveillantes et de calomnies. Comme leur influence était grande dans l’artillerie de la garde nationale, dissoudre ce corps était depuis quelque temps un des plus ardents désirs de la cour. Et loin de combattre ce projet, le comte de Pernetti, colonel de l’artillerie, ne songeait déjà qu’aux moyens de le réaliser promptement. Le 19 décembre, le général Lafayette, apprenant de M. de Montalivet, frère du ministre de l’intérieur, qu’un complot était formé dans le but d’enlever les pièces de canon, avait envoyé M. Francis de Corcelles en prévenir M. Godefroy Cavaignac et ses amis. Ceux-ci, qui entendaient parler depuis quelques jours d’une conspiration bonapartiste, avaient promis de prendre leurs mesures ; et dans la journée même, M. Cavaignac, au Louvre, avait jeté sur une table d’écarté un paquet de cartouches, que les artilleurs de la 2e batterie s’étaient partagé. À cette nouvelle, les hommes du château éprouvent ou feignent d’éprouver une frayeur extrême. On répand les supportions les plus odieuses, les plus gratuites, parmi ceux des artilleurs qui ne partagent pas les opinions républicaines ; on les amène à convenir entr’eux d’un signe particulier de reconnaissance ; des promesses d’argent sont faites ; de l’argent est distribué ; enfin, un ancien militaire, nommé Bicheron, s’engage, dans un entretien avec le général Humigny, à former une bande d’hommes déterminés, pour enclouer les pièces, au premier mouvement.

Le roi, au milieu de cette tourmente, conformait aux besoins de sa politique la manifestation de ses espérances ou de ses craintes. Il témoignait des appréhensions à ceux dont trop de sécurité aurait endormi le zèle, et montrait au contraire beaucoup d’assurance devant ceux qui, plus spécialement compromis, pouvaient redouter le dénouement. Ainsi, tandis qu’il écrivait lettres sur lettres à M. Laffitte, pour lui apprendre qu’un complot se formait dans l’artillerie ; qu’il s’agissait pour les conspirateurs de livrer les canons au peuple ; que la situation était grave ; il avait avec M. Madier de Montjau des conversations où il apportait un visage souriant et des paroles confiantes. L’effervescence populaire dont on lui parlait paraissait lui causer peu de souci ; il affectait même de s’en réjouir, et, dans son langage qu’il aimait à faire descendre aux formes d’une familiarité pittoresque, il comparait les élans du peuple à certains mouvements auxquels les maquignons reconnaissent la vigueur d’un étalon.

Cela ne l’empêchait pas de tout préparer pour une répression prompte. Au fond, il était peut-être bien aise de se poser devant l’Europe comme un roi conservateur, lui qui jusque là n’avait été, à l’égard des autres monarques, que le représentant couronné d’une révolte heureuse.

Une seule chose l’inquiétait : il se croyait mal secondé. Toute révolution éveille chez les subalternes l’esprit d’aventure, et crée par conséquent, chez les ambitieux que la fortune à salué, une certaine disposition à ne voir partout que trahisons et complots. Une défiance excessive régnait à la cour de Louis-Philippe ; et le besoin de contrôle qui en résultait, avait fait naître plusieurs polices diverses dont les rapports se croisaient, se contredisaient les uns les autres, et rendaient tout incertain. C’étaient à chaque instant des récits absurdes ou mensongers et mille dénonciations n’ayant d’autre motif que la nécessité, pour les dénonciateurs, de gagner leur salaire en prouvant leur importance. C’est ainsi que le général Fabvier avait été désigné à la cour comme un homme qui nourrissait des projets dangereux. On lui avait, cependant, confié le soin de veiller sur la vie des ministres de Charles X, peut-être pour déconcerter, en lui imposant des obligations d’honneur, les pensées inquiètes qu’on lui supposait.

M. Taschereau, secrétaire-général de la préfecture de la Seine était aussi soupçonné de connivence avec les républicains. Il fut appelé au château, demanda qu’on le confrontât avec ses accusateurs, et offrit sa démission. On la refusa : on attendait que la crise fût passée.

Mais nul n’inspirait plus de défiance que M. Treilhard, préfet de police. Et cette défiance allait loin, qu’un jour, sans l’intervention odieuse de M. Laffitte, le préfet de police aurait été arrêté jusque sur les marches du Palais-Royal.

Il est vrai que M. Treilhard concourait, comme fonctionnaire, au succès d’une politique dont il ne pénétrait pas le sens caché. Dans la proclamation qu’il publia le 20 décembre, on remarquait ce passage : « Citoyens, vous ne pouvez l’ignorer, nos ennemis ont, dès long-temps, marqué l’issue de ce procès comme l’écueil où l’ordre public viendrait se briser. Déjà ils avaient compté sur les rigueurs de l’hiver ; mais votre patience a trompé leur coupable espoir, comme votre courage les avait confondus en juillet. » Rien n’était plus propre que ces paroles à retenir le peuple soulevé. Mais elles ne pouvaient guère obtenir l’approbation de la cour, qui, toujours préoccupée des nécessités de la politique extérieure, tenait bien plus à remporter une victoire sur les républicains, qu’à compléter celle qu’on avait remportée, en juillet, avec leur concours. Pour les hommes habiles du régime nouveau, l’essentiel était de dompter ce qu’ils appelaient l’anarchie, ou plutôt, de paraître la dompter. Or, cette politique était mal servie par des magistrats qui, comme M. Treilhard, rejetaient de préférence sur les vaincus de juillet, c’est-à-dire sur les anciens conservateurs, la responsabilité des troubles.

M. Odilon Barrot, de son côté, avait publié une proclamation, et elle contenait des menaces. « Je déclare, disait le préfet de la Seine, que le premier acte d’agression serait considéré comme un crime s’il se rencontrait au milieu de nous un homme assez coupable pour attenter à la vie de ses concitoyens, qu’il ne se considère pas comme soumis aux chances d’un combat ; il sera simplement un meurtrier, et jugé comme tel par la cour d’assises, selon la rigueur des lois. » C’était invoquer contre les agresseurs, hommes du peuple, cette inflexible sévérité de la loi, dont, en ce moment même, il était question de préserver les agresseurs du mois de juillet, ministres et grands seigneurs. Un tel langage aurait donc pu trouver grâce auprès des courtisans ; mais ils ne pardonnaient pas à M. Odilon Barrot d’avoir dit dans la même proclamation : « Sorti de vos rangs, en parfaite sympathie d’opinions et de sympathies avec vous, ce que vous éprouvez, je l’éprouve. Je ne suis étranger ni à votre impatience de voir se réaliser, au milieu de nous, des institutions promises, ni à vos justes ressentiments, ni au besoin populaire d’une grande réparation, mais la réparation que notre généreuse nation avait le droit d’exiger est-elle donc seulement dans le sang de quelques malheureux ? » M. Odilon Barrot parlait de promesses dont il attendait l’exécution. C’était assez pour qu’à la cour on le considérât presque comme un factieux. Et pourtant, il résistait à la fougue de quelques-uns des hommes qui l’entouraient. « Le moment est favorable, lui disait-on, pour faire des conditions et réclamer des garanties. La royauté nouvelle a besoin de nous. Mettons un prix à notre concours. La politique le commande, et les intérêts de la liberté l’exigent. » Ce langage était particulièrement celui de M. Taschereau, esprit net et pratique. Mais la loyauté de M. Odilon Barrot était excessivement timide. Novice dans les affaires, et tremblant de violer les lois de la discipline administrative, il chancelait entre ses devoirs de fonctionnaire public et ses convictions de citoyen.

Ainsi, l’anarchie était dans le pouvoir aussi bien que dans la société.

La garde municipale, dont les rangs s’étaient ouverts à un grand nombre de combattants de juillet, paraissait peu disposée à s’armer contre le peuple. On n’avait plus de gendarmes. Les soldats, on leur avait trop répété en juillet que tirer sur le peuple est un crime, pour qu’on pût compter sans réserve sur leur appui. La cour devait donc attendre avec impatience le terme de la crise.

On y touchait. Il ne restait plus que quelques formalités à remplir. Quoique membre de la commission d’accusation, M. Madier de Monjau avait pris parti pour la clémence : on le savait. Quant aux pairs, leur décisions n’était pas douteuse. Seulement, il fallait leur rendre facile l’accomplissement de leur rôle ; il fallait, par des éloges habilement calculés, donner au jugement qu’on espérait l’éclat d’une décision souveraine, exceptionnelle, sans appel C’est ce M. Madier de Montjau comprit parfaitement. Devant la cour des pairs, il représentait un des trois pouvoirs de l’État. Il pensa que son langage pouvait avoir quelqu’influence sur l’opinion publique, et il résolut de faire en termes solennels l’apologie des juges, pour montrer quel respect était dû à l’arrêt qu’ils allaient rendre.

Le roi fut mis dans la confidence de ce projet, et il en ressentit une satisfaction inexprimable. Il prit les mains de M. Madier, les serra dans les siennes avec effusion, et lui prodigua, en paroles flatteuses, les marques de sa royale reconnaissance.

La journée du 21 décembre devait être décisive. Aussi le gouvernement avait-il pris des mesures formidables. La rue de Tournon, la rue de Seine, la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, étaient remplies d’hommes armes, ainsi que les places St.-Michel, de l’Odéon et de l’École de Médecine. Six cents hommes de la garde nationale de la banlieue et deux escadrons de lanciers avaient été placés à la porte du Luxembourg, du côté de l’Observatoire. Deux bataillons de ligne couvraient la grande avenue. Le jardin était occupé par la garde nationale. En un mot, tous les abords du palais avaient été rendus inaccessibles à la multitude, et plus de trente mille baïonnettes brillaient sur la rive gauche de la Seine. Autour de cette armée bourdonnait une foule immense.

L’audience ayant commencé, les accusés furent introduits. Les nombreux spectateurs qui remplissaient les tribunes étudiaient avec curiosité sur le visage des anciens ministres l’impression des scènes dont ils étaient l’occasion et le sujet. Ils ne parurent pas plus émus que les jours précédents. On remarqua même que M. de Chantelauze avait perdu de sa langueur. M. Madier de Montjau s’avança. Il était fort souffrant. Il refusa néanmoins de parler assis. Dans son discours, il sut masquer avec beaucoup d’art par la véhémence des attaques l’indulgence des conclusions. Il reprocha énergiquement à la défense d’avoir été fière, provocatrice, agressive ; d’avoir dénaturé le caractère des événements de juillet en les faisant considérer comme l’inévitable résultat des vices de la charte et la preuve d’une incompatibilité absolue entre la dynastie de Charles X et la nation. A l’énumération des obstacles sans nombre qui, selon les défenseurs, n’avaient laissé à la royauté d’autre ressource qu’un coup d’état, il opposa le tableau animé des tentatives dont la Restauration s’était gratuitement rendue coupable envers la liberté. Il se déclara surpris et presqu’indigné que les défenseurs n’eussent témoigné, au nom de leurs clients, d’autre regret que celui de la bataille perdue. Quand il en vint à l’histoire des malheurs nés de la violation des lois, il raconta cette histoire telle qu’elle était : tragique et sanglante. Mais, à mesure qu’il approchait des conclusions, son langage devenait moins sévère et sa pensée moins précise. Il termina par ces paroles significatives : « Ce n’est pas seulement par votre position, messieurs, que vous êtes élevés au-dessus de toutes les magistratures, c’est encore plus par cette sagesse et cette expérience politique à laquelle rien ne peut suppléer dans une telle cause et au milieu de si vives passions. Aussi, messieurs, quelque soit votre arrêt, il subjuguera notre conviction. Nous nous plaisons à vous offrir l’hommage solennel de cette respectueuse confiance qui est le plus beau de vos droits, et que nous avons regardé comme le premier de nos devoirs. M. de Martignac répliqua d’une manière touchante, et retomba épuisé sur son siège. M. Sauzet garda le silence par fatigue. MM. Hennequin et Crémieux ajoutèrent quelques paroles à l’improvisation de M. de Martignac. Alors, M. Bérenger se levant au nom des trois commissaires, dit d’une voix grave : « Pairs de France notre mission est finie, la votre commence. L’instruction est sous vos yeux. Le livre de la loi y est aussi. Le pays attend, il espère, il obtiendra bonne et sévère justice. » A ces mots, le président ordonne qu’il en sera délibéré. Les accusés se retirent, et le public s’écoule, profondément préoccupé.

Une voiture attendait les ministres à la porte du guichet du petit Luxembourg. Elle les reçut tous les quatre, et s’avança d’abord lentement à travers la garde de nationale. Mais parvenue à l’extrémité de la rue Madame où l’attendait une escorte de deux cents chevaux commandée par le général Fabvier, elle prit avec une extrême vitesse la route de Vincennes. M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, et le lieutenant-colonel Lavocat galopaient à la portière. Il était aisé de plonger dans cette voiture, simplement fermée de glaces, et l’on craignait tout de la colère du peuple. On n’eut garde de traverser Paris, et l’on gagna rapidement les boulevards extérieurs en évitant le faubourg St.-Antoine.

La nouvelle de cette fuite, répandue dans Paris, y produisit une sensation extraordinaire, Le bruit avait couru d’abord que les ministres venaient d’être frappés d’une condamnation capitale, et l’on avait vu, sur la place St.-Michel, la garde nationale en témoigner sa joie. Mais lorsqu’à l’annonce d’une condamnation a succédé celle d’une fuite, l’indignation s’empare de toutes les âmes. La foule, s’avançant en colonnes serrées, cherche à se faire jour au travers des bataillons qui environnent le palais. La garde nationale tient ferme, et les baïonnettes sont croisées. Le peuple irrite crie de toutes parts Mort aux ministres ! s’enivre de ses propres clameurs, et ne voit plus dans ces soldats-citoyens qu’on lui oppose qu’une garde prétorienne. Eux-mêmes, pour la plupart, ils sont en proie aux sentiments les plus divers. La protection accordée aux accusés les exaspère la crainte du pillage les possède. Un rassemblement d’hommes armés de gourdins s’est formé sur la place du Panthéon. M. François Arago accourt à la tête d’une compagnie, il veut haranguer la foule, mais elle ne lui répond que par ces cris : Au Luxembourg ! Au Luxembourg ! Mort aux ministres ! M. Arago cherche à calmer les plus ardents. « Nous sommes de la même opinion, leur dit-il. — Ceux-là, crie une voix, ne sont pas de la même opinion, dont l’habit n’est pas de la même étoffe. La querelle s’échauffe M. Arago reçoit un coup violent dans la poitrine, et ne parvient qu’à force d’énergie et de patience à contenir les groupes de plus en plus menaçants. Sur un autre point, le général Lafayette se présente, plein de confiance dans l’autorité de son nom. Il engage les groupes à se dissiper ; c’est en vain. « Je ne reconnais pas ici, dit-il, les combattants de juillet. — Je le crois bien, lui répond un homme du peuple, vous n’étiez pas parmi eux. »

Cependant un coup de canon retentit. Il apprenait au roi que les captifs de Vincennes étaient en sûreté. Les républicains, réunis dans la rue Dauphine, croient entendre le signal, et ils se précipitent vers le quai, en criant : aux armes ! Une grande masse de peuple les suivait, et ils comptaient sur les pièces de canon, dont leurs camarades disposaient dans la cour du Louvre. Mais les grilles en avaient été fermées, et toute communication était coupée entre les artilleurs et le peuple.

Aucun engagement n’avait encore eu lieu. Seulement, des rixes avaient éclaté. Le comte de Sussy, colonel de la onzième légion, avait été frappé, au sortir du palais du Luxembourg, de deux coups de maillet dans la poitrine ; le sergent Dehay reçut un coup de couteau ; un garde national, dans la rue Tirechappe, fut frappé d’un stylet ; ou tira un coup de pistolet entre le quai des Augustins et le Pont-Neuf ; et des blessures furent faites avec des fleurets démouchetés. Mais là se bornèrent les accidents de cette grande bataille à laquelle on s’attendait.

Ainsi, une foule innombrable venait de descendre sur la place publique la colère était dans les cœurs ; des cris de vengeance remplissaient les airs ; les partis s’agitaient, sinon pour diriger les passions de la multitude, au moins pour en mettre à profit l’explosion et c’est à peine si, durant plusieurs heures d’attente mortelle, quelques gouttes de sang avaient coulé.

L’histoire n’offre peut-être pas de plus étonnant spectacle. Pour le comprendre, il faut se rappeler qu’en France les destinées du peuple avaient toujours été subordonnées à celles de la bourgeoisie. Toujours, si ce n’est en 1793, époque exceptionnelle, époque sublime, effroyable et sans nom, les hommes du peuple avaient combattu pour le compte de la bourgeoisie et à sa suite. La révolution de juillet elle-même n’avait été que l’effet de cette alliance tacite et sans conditions. Ici, pour la première fois, les deux puissances se rencontraient face à face, et elles s’arrêtaient, étonnées de se trouver ennemies.

Cependant la nuit est venue. Des feux s’allument dans les rues et sur les places. La garde nationale bivouaque comme sur un champ de bataille. Soit crainte, soit prévoyance, la plupart des habitants de ce quartier, devenu un camp, placent des lampions à leurs fenêtres. Réunis dans la galerie de Rubens, les pairs délibèrent. La délibération devrait. durer plusieurs jours, si les formes ordinaires étaient suivies ; mais les moments sont précieux ; les juges, du haut des croisées du palais, peuvent’voir briller de nombreux faisceaux d’armes il faut absolument que l’arrêt soit prêt dans la soirée. Soutenus par ce point d’honneur, hypocrisie de la crainte, ils ont tous été fidèles à l’appel ; mais à mesure que le dénouement approche, le courage les abandonne. Au moment où l’arrêt va être prononcé, ils se précipitent en tumulte vers la porte de la salle. « C’est indécent, s’écrie M. Pasquier. Qu’on ferme les portes : l’audience n’est que suspendue. » Inutile avertissement ! l’effroi est parmi les juges. Ils prennent des déguisements divers et se dérobent par de secrètes issues. A dix heures, M. Pasquier entre dans la salle d’audience. Elle est presqu’entièrement déserte. Juges, accusés, spectateurs, tous ont disparu. Le lustre à demi éteint ne jette plus sur les banquettes vides qu’une clarté douteuse. C’est au milieu de la solitude et des ténèbres, que M. Pasquier prononce l’arrêt qui condamne tous les accusés à la prison perpétuelle et frappe le prince de Polignac de mort civile.[1]

En marge de cet arrêt, la main d’un haut personnage avait écrit au crayon : « Tâcher d’indiquer d’une manière plus précise que le roi Charles X est le seul auteur des malheurs qui, pendant trois jours, ont désolé Paris. »[2]

Ce fut à Vincennes que les accusés apprirent leur condamnation. Après la lecture de l’arrêt, M. de Chantelauze dit à M. de Guernon-Ranville : « Eh bien, mon cher, nous aurons le temps de faire des parties d’échecs. » M. de Chantelauze avait trop d’esprit pour prendre à la lettre sa condamnation et celle de ses collègues. Plus naïf dans sa loyauté, M. de Polignac parut vivement affecté. Loin de savoir gré à la cour des pairs de tant d’indulgence, il se considérait comme une victime innocente de la fureur des haines de parti.

L’arrêt ne fut pas plutôt connu à Paris, que tout s’y agita d’une manière terrible. La cour était au comble de la joie. Elle ne connaissait pas tous ses dangers. L’indignation était passée du peuple à la garde nationale, qui se voyait jouée. Nous nous sommes armés, disait-on dans les rangs, pour maintenir l’ordre, pour faire respecter la loi ; mais non pour protéger des coupables et faciliter à la pairie le moyen de condamner la révolution de juillet en épargnant à ceux qui l’ont provoquée un châtiment trop mérité. Et en disant ces mots, les uns jetaient au loin leurs fusils, les autres brisaient leurs sabres jusque sur les bornes du palais. Les gardes rentrèrent dans leurs foyers, sous l’impression des plus sinistres pressentiments. La ville était illuminée, et les familles passèrent la nuit dans d’horribles angoisses, car on prévoyait la guerre civile pour le lendemain.

L’intérieur du Louvre avait, surtout, un aspect menaçant. Pour contenir les artilleurs de la 2e batterie, que les gens du roi soupçonnaient de vouloir livrer les pièces au peuple, on avait fait entrer dans la cour, par la rue du Coq-St.-Honoré, des troupes qui furent placées dans la partie latérale gauche, et qui étaient munies de cartouches. Ces précautions ayant paru insuffisantes, on fit aussi venir dans la cour du Louvre des compagnies de la garde nationale ; et M. de Rumigny, aide-de-camp du roi, envoya des caisses de cartouches au commandant du Louvre, M. Carrel. De leur côté, les artilleurs républicains avaient leurs mousquetons chargés. Pleins de colère, de bravoure et de générosité, ils se tenaient prêts à faire le sacrifice de leur vie. Mais la division n’existait pas seulement entre la garde nationale et l’artillerie, elle existait au sein de l’artillerie elle-même. La deuxième batterie était républicaine, ainsi qu’une partie de la troisième quant à la première et à la quatrième, elles étaient en général dévouées au gouvernement et a la dynastie. La vente, le commandant Barré était allé prendre les ordres du colonel. « L’on sait, lui avait dit M. de Pernetti, que le peuple doit marcher sur nos pièces, pour tenter de les enlever. Il faut les gerber, les enclouer, en ôter les S, si te peuple pénètre dans le Louvre. — Gerber les pièces, les enclouer, avait répondu M. Barré, ce serait insulter l’artillerie ; mais on peut enlever les S. » Et il s’était chargé de cette mission. Il l’accomplit, en effet, dans la soirée du 21. Tout-à-coup le capitaine Bastide arrive dans la cour ; et s’avançant vers la 5e batterie, il lui ordonne de sortir du carré. Elle s’ébranle à cet ordre. Alors, le commandant Barré s’approche du capitaine, et lui dit vivement : « Qui commande ici ? Est-ce vous ou moi ? — Je ne vous connais pas, répond Bastide avec énergie ; et, si vous ne remettez à l’instant les S que vous avez fait enlever, je me porte à quelque extrémité. » La situation était critique : quelques mots de plus, et le sang allait couler. Déjà des canonniers de la 4e batterie menaçaient M. Bastide ; ceux de la 3e, le sabre à la main, se disposaient à le défendre ; le commandant Barré fit rapporter les S, et courut remettre son commandement au colonel, qui refusa de le recevoir. A tout instant, la lutte pouvait s’engager. Une proclamation républicaine, rédigée par le maréchal-des-logis-chef de la 2e batterie, et lue sur une table du corps-de-garde par un artilleur, fut déchirée par un autre : on pensa en venir aux mains. Les propos les plus étranges circulaient. Les allées et venues de quelques officiers recevaient une interprétation inquiétante. Le soupçon était dans les esprits ; et, à la lueur des feux brillant, dans la cour, sur la neige amoncelée, on lisait la défiance sur tous les visages. Des hommes couverts de manteaux parurent vers le milieu de la nuit ; ils traversèrent en silence les rangs de la garde nationale, et allèrent se mêler aux artilleurs. C’était le fils aîné du roi, suivi de quelques courtisans. Il était sans doute venu juger par lui-même de la disposition des esprits et animer par sa présence ceux qu’il croyait fidèles à la fortune de son père.

Le 22 décembre, les journaux ayant propagé dans tous les quartiers de la capitale l’arrêt rendu par la cour des pairs, l’agitation recommença, et avec un caractère bien plus alarmant encore que la veille. Un drapeau noir fut déployé sur la place du Panthéon. Autour du Palais-Royal, autour du palais du Luxembourg, la foule s’entassait en poussant des clameurs confuses. Le tambour appelait partout la garde nationale sous les armes. Mais elle était épuisée de veilles, de fatigues, et mécontente. Dans ce danger, on eut recours aux écoles. Leur popularité était fort grande depuis le mois de juillet, et, en cette occasion, le gouvernement pouvait compter sur leur appui. Imbus des doctrines peu savantes du libéralisme, et animés d’une générosité de sentiments, qui ne laissait guère place aux calculs d’une politique profonde, les étudiants n’avaient vu, pour la plupart, que le côté chevaleresque de la question posée devant la France. D’ailleurs, on avait parlé de pillage, et ils pensaient qu’il serait beau, de leur part, après avoir en juillet défendu la liberté, de se précipiter de nouveau dans la rue pour défendre l’ordre ! On conçoit tout ce que devait avoir d’attrayant pour de jeunes hommes ce rôle modérateur qui semblait ajouter à leur importance et attribuer à leur jeunesse les vertus de l’âge mûr. Ils se réunirent donc, firent une adresse qu’ils publièrent avec l’autorisation expresse du préfet de la Seine, se formèrent en bataillons civils, et, mêlés à la 12e légion, se mirent à parcourir la ville, demandant respect pour la loi, prêchant le calme, et invitant la multitude à rentrer dans ses foyers. Les élèves de l’école polytechnique avaient revêtu ce magique uniforme que, cinq mois auparavant, les hommes du peuple couraient saluer avec enthousiasme. Les élèves des autres écoles, pour se faire reconnaître, portaient leurs cartes à leurs chapeaux. Suivaient dix ou douze mille ouvriers qui, comprenant à peine les intentions des jeunes gens qui leur servaient d’avant-garde, faisaient retentir l’air de provocations et de menaces. Ainsi avaient reparu dans le Paris moderne ces processions de puissants écoliers par où s’était jadis manifestée l’anarchie du moyen-âge. Car, jusque dans cette mission de paix adoptée par les étudiants il y avait un principe de désordre.

La cour le sentait bien sans doute ; mais sa politique étant, alors, une politique d’expédients, elle ne repoussait rien de ce qui pouvait lui faire gagner du temps, et conduire sa destinée jusqu’au lendemain.

Aussi, lorsque la députation des écoles vint au Palais-Royal, le roi l’accueillit avec beaucoup de grâce, et la renvoya charmée de la simplicité affectueuse de ses manières.

Dans toute civilisation fausse ou imparfaite, le peuple, pour marcher au combat, a besoin d’avoir des chefs qui ne soient pas sortis de ses rangs. Les positions supérieures ont beau peser sur lui, il est dans sa nature, après en avoir envié l’éclat, d’en subir volontiers l’empire. Au mois de décembre, la foule n’attendait peut-être que les chefs en habit bourgeois. Comme il ne s’en présentait point, et qu’elle trouvait au contraire pour contradicteurs tous ceux qui portaient un costume différent du sien, elle fut aussitôt déconcertée, et se dissipa, son plus sérieux embarras étant de n’avoir à compter que sur elle-même.

Le soir, tout était rentré dans l’ordre, selon le langage des dominateurs du jour. La ville était illuminée comme la veille ; mais, chez les heureux, les sombres préoccupations avaient fait place à une sorte de joie fanfaronne et grossière.

Entre le péril qui cesse et la sécurité qui commence il est un court moment où l’on peut se donner le mérite du courage sans en courir les mauvaises chances. Le roi avait, pour saisir ce moment, un tact admirable. Dans la soirée du 22 décembre, accompagné de six laquais portant des flambeaux et d’un grand nombre de courtisans, il descendit dans la cour de son palais, où se pressaient quelques centaines de curieux. Et le Journal des Débats ne manqua pas de dire, en racontant cette démarche : « Son peuple le voyait, le touchait, et semblait-lui demander pardon de tous les excès commis en son nom. » Avant la révolution de 1830, les formules de l’adulation n’étaient certainement pas plus serviles ; mais les hommes qui, comme MM. de Lafayette, Odilon-Barrot, Dupont (de l’Eure), s’indignaient du langage des nouveaux courtisans, comprenaient mal les nécessités de la monarchie qu’ils avaient voulue.

Le lendemain, 23 décembre, M. Dupin aîné proposait à la chambre des députés de voter des remercîments à la garde nationale de Paris ; et M. Laffitte, président du conseil, demandait qu’on votât aussi des remercîments à la jeunesse des écoles. Mais on avait publié, au nom des étudiants, des proclamations qui exprimaient le vœu de voir la liberté garantie quand l’ordre aurait été rétabli. Les députés du centre laissèrent percer le mécontentement que leur inspiraient ces conditions mises par la jeunesse à son concours. La proposition de M. Laffitte fut accueillie, cependant. Mais les étudiants, irrités, réclamèrent hautement la responsabilité des proclamations blâmées par le centre ; et, rappelant ce qu’ils avaient fait au mois de juillet pour cette liberté qu’on leur marchandait, disaient-ils, et qu’ils avaient payée argent comptant, ils repoussèrent avec dédain les remerciments de la chambre.

La cour s’émut faiblement de cette opposition tardive, et donna ordre à ses journaux de traiter en écoliers mutins ceux dont, la veille, elle avait artificieusement glorifié la sagesse.

Pour ce qui est de M. de Lafayette, que dire de son rôle dans ces récentes commotions ? Candide comme un enfant, quoique vieilli au milieu des luttes politiques, nul n’avait autant que lui contribué à un dénouement qui devait être le tombeau de ses plus chères espérances. Vainement quelques-uns de ses amis l’avaient-ils supplié de regarder au fond des choses, de se défier de la cour, de ne pas attendre, pour dicter des conditions, que le trône pût se passer de son appui ; à ces exhortations et à ces prières il n’avait cessé de répondre que son plus pressant devoir était d’empêcher la révolution de juillet de se déshonorer ; qu’il serait toujours temps pour lui de venir en aide à la liberté en péril ; et qu’il répugnait à sa loyauté d’abuser, à l’égard de la cour, du besoin qu’elle avait de lui. Jamais l’aveuglement ne fut poussé si loin, mais il est juste de reconnaître qu’il s’y mêla une pensée généreuse. M. de Lafayette n’ignorait pas le coup qu’il allait porter de ses propres mains à sa popularité, et pour un homme tel que lui, le sacrifice était immense. Ce sacrifice, cependant, il le fit sans hésitation et avec une sérénité touchante. Dans son ordre du jour du 19 décembre, il avait dit que ses frères d’armes le retrouveraient ce qu’il fut à dix-neuf ans : « L’homme de la liberté et de l’ordre public, aimant sa popularité beaucoup plus que sa vie, mais décidé à sacrifier l’une et l’autre plutôt que de manquer à un devoir ou de souffrir un crime. » Avec une intelligence plus élevée, M. de Lafayette aurait compris qu’un homme politique n’a pas le droit de renoncer légèrement à sa popularité que c’est une force dont il est tenu de rendre compte à son pays ; qu’il se doit de la ménager, dans l’intérêt public ; et que, s’il y a bassesse d’âme à se la proposer pour but, il y a faiblesse d’esprit, quand on la possède, à ne la point considérer comme un instrument.

L’imprudence de M. de Lafayette était donc inexcusable : il en fut cruellement puni. Le 24 décembre, alors que la ville encore émue, quoique calmée, attestait la grandeur du service qu’il venait de rendre à la royauté, le titre de commandant général des gardes nationales du royaume fut aboli par la chambre des députés. On destituait Lafayette. Plusieurs amendements avaient été présentés pour faire consacrer en sa faveur une exception à la règle : ils furent tous rejetés l’un après l’autre. Le ministère vint, à son tour, proposer qu’on laissât le roi libre de conférer à M. de Lafayette, par une ordonnance nouvelle, le commandement honoraire. Proposition dérisoire par laquelle le gouvernement semblait, en la voulant justifier, confesser son ingratitude !

Il est certain que l’autorité dont on dépouillait M. de Lafayette était exorbitante. Son ami, M. Eusèbe de Salverte, l’avait hautement déclaré à la tribune. Lui-même, il avait avoué autrefois que le commandement irresponsable de toute la bourgeoisie armée du royaume ne pouvait être confié à un simple citoyen, sans danger pour les libertés publiques. Mais il était singulier qu’on ne se fut aperçu des inconvénients de son pouvoir que le lendemain du jour où il venait d’en faire, à ses risques et périls, un usage aussi profitable aux chambres, au ministère, à la royauté. Il y avait dans ce rapprochement quelque chose de bizarre à la fois et d’odieux. Pourquoi, d’ailleurs, pendant tout le cours du procès des ministres, avait-on laissé croire à Lafayette que son commandement ne finirait qu’avec sa vie ? Pourquoi avait-on mis tant de soin à résoudre la question de cette sorte, et dans la première commission nommée pour l’examen du projet de loi sur la garde nationale, et dans le conseil du roi auquel fut porté le projet que cette commission venait d’élaborer ? On avait donc trompé le vieux général ! On n’avait donc si long-temps caressé son amour-propre, que pour le compromettre au service d’une politique qui n’était pas la sienne, sauf à le destituer après l’avoir compromis ! Voilà ce que pensèrent, ce que dirent à haute voix tous les amis de M. de Lafayette, et ce qu’on répéta bientôt partout dans le public.

M. de Lafayette était absent de la chambre au moment du vote dont il avait été l’objet. Pour le frapper, on ne l’avait ni averti, ni attendu. Quand il apprit la résolution de se$ collègues, il se sentit blessé jusqu’au fond du cœur, et, comme la destitution qui l’atteignait n’était pas directe et littérale, il envoya sûr le champ au roi sa démission. Gentilhomme même dans son dépit, il n’eût garde de laisser percer dans sa lettre au monarque la profondeur de ses ressentiments. Peut-être aussi était-il bien aise de mettre à une dernière épreuve l’affection que lui devait Louis-Philippe.

Voici la réponse que le roi lui adressa le lendemain, 25 :

« Je reçois à l’instant, mon cher général, votre lettre qui m’a peiné autant que surpris par la décision que vous prenez. Je n’ai pas encore eu le temps de lire les journaux. Le conseil des ministres s’assemble à une heure : alors je serai libre, c’est-à-dire entre quatre et cinq que j’espère vous voir et vous faire revenir sur votre détermination. »

Cette lettre parut inexplicable à M. de Lafayette. Il savait que le roi prenait une part active aux affaires publiques ; qu’aucune mesure importante n’était adoptée par ses ministres, sans qu’il l’eut connue et approuvée. Que signifiait donc cette phrase : je n’ai pas encore eu le temps de lire les journaux ? Le roi se disait surpris de là décision du général ! Mais cette décision, de sa part, n’avait rien de spontané ; elle n’était que le résultat nécessaire de sa soumission aux volontés de la chambre. A cause de ces obscurités, la lettre de Louis-Philippe, au lieu de calmer M. de Lafayette, ne fit qu’ajouter à son irritation.

Aussi bien, il était entouré d’hommes qui cherchaient à aigrir en lui le sentiment de son injure : les uns par dévouement à sa personne, les autres par flatterie, quelques-uns par patriotisme, et pour l’engager irrévocablement dans la cause du peuple.

Il se rendit, pourtant, au Palais-Royal. Louis-Philippe le reçut avec les plus vifs témoignages d’affection, marqua son regret des défiances de la chambre, et blâma la maladresse de ses ministres. Mais, écartant de l’entretien tout ce qui lui était personnel, le général parla de la liberté menacée, de la révolution mal comprise, du gouvernement égaré dans de fausses voies. C’était rompre définitivement avec la cour.

L’attitude de M. de Lafayette prouvait assez qu’il avait pris son parti, et qu’il résisterait d’autant plus qu’on ferait plus d’efforts pour le ramener. Le président du conseil, le ministre de l’Intérieur, un aide-de-camp du roi, M. de Laborde, M. de Schonen, allèrent successivement le presser de garder, non le commandement des gardes nationales du royaume, mais celui de la garde nationale de Paris. « Songez-y-bien ! lui dit M. Laffitte, aujourd’hui, et en uniforme, vous êtes le premier citoyen du royaume. Demain, confondu avec la foule, vous ne seriez plus, en combattant le pouvoir, que le premier des anarchistes. »

Ainsi qu’on l’avait dû prévoir, ces tentatives furent vaines ; mais elles semblaient rejeter tous les torts de la rupture sur l’obstination et l’orgueil de Lafayette. Ses ennemis en profitèrent pour le calomnier ; sa destitution ne fut plus qu’une démission toute volontaire, fruit d’une humeur chagrine, et on triompha doublement, à la cour, et de sa retraite et de la couleur qu’on était parvenu à lui donner. Le 26 décembre, la proclamation suivante fut publiée.

« Braves gardes nationaux, mes chers compatriotes, Vous partagerez mes regrets, en apprenant que le général Lafayette a cru devoir donner sa démission. Je me flattais de le voir plus long-temps à votre tête, animant votre zèle par son exemple et par le souvenir des grands services qu’il a rendus à la cause de la liberté. Sa retraite m’est d’autant plus sensible, qu’il y a quelques jours encore, ce digne général prenait une part glorieuse au maintien de l’ordre public, que vous avez si noblement et si efficacement protégé pendant les dernières agitations. Aussi ai-je la consolation de penser que je n’ai rien négligé pour épargner à la garde nationale ce qui sera pour elle un sujet de vifs regrets, et pour moi-même une véritable peine.

Louis-Philippe. »

L’effet moral que produisit sur l’opinion la retraite de Lafayette trompa les espérances de la cour. La surprise fut universelle.

M. Dupont (de lEure), indigné, se démit aussitôt de ses fonctions de ministre de la justice. On désirait cette démission : elle fut acceptée avec empressement, M. Dupont (de l’Eure) n’étant plus nécessaire.

Le coup qui venait d’être frappé était le signal d’un mouvement contre-révolutionnaire qu’on se proposait de pousser aux extrêmes.

Au reste, les services de M. de Lafayette étaient trop connus pour qu’on les lui pardonnât. Tel est le vice des monarchies que, si on les sert d’une manière éclatante, on les menace. Le reproche d’ingratitude est frivole, adressé à la personne des rois ; c’est au principe même de la royauté qu’il convient de l’adresser. Tout roi qui se montrerait reconnaissant à l’égard d’un sujet, citoyen illustre, créerait par-là au trône une position subalterne.

Le commandement de la garde nationale de Paris fut conféré au général Lobau. M. Treilhard fut remplacé à la préfecture de police par M. Baude. On accepta la démission de M. Taschereau qui, offerte déjà par lui, avait été refusée. Seul de tous les hommes dont on redoutait le caractère indépendant, M. Odilon-Barrot fut conservé. On avait dit de lui, au château : « il ne sera plus à craindre lorsqu’il n’aura plus au-dessus de lui M. de Lafayette, et au-dessous de lui M. Taschereau. »

Ainsi se dénoua ce procès qui avait si fortement tenu en éveil toutes les passions et fait courir à la monarchie nouvelle de si grands risques. Il servit à mettre en relief la fougue et la puissance des intérêts bourgeois. Il prouvait clairement deux choses, la première, que le peuple n’était encore ni assez éclairé, ni assez sûr de lui-même, pour avoir une volonté ; la seconde, qu’on pouvait tout obtenir de la bourgeoisie, en s’adressant à ses instincts de conservation et en lui faisant peur. L’épreuve était donc complète, et d’autant plus heureuse pour la cour, qu’on allait dire désormais aux ambassadeurs étrangers : « Écrivez à vos souverains que l’esprit révolutionnaire est vaincu. »

Ce résultat fut vanté comme le fruit d’une politique habile. Il n’avait rien pourtant dont le pouvoir fut en droit de se faire honneur. Pour paraître en armes dans les rues et contenir le peuple, la bourgeoisie n’avait eu qu’à suivre l’impulsion de ses craintes. Et quant à la multitude, il était naturel qu’abandonnée à elle-même, elle se retirât du champ de bataille par ignorance, étonnement et lassitude.

C’est une politique assurément très-vulgaire et à la portée des intelligences les plus médiocres, que celle qui consiste à flatter la force et à se mettre à sa suite : c’est ce que le pouvoir venait de faire en s’effaçant derrière les baïonnettes de la bourgeoisie. La situation de Paris avait été violente sans doute ; mais, à cause de sa violence même, il était impossible qu’elle fut de longue durée ; et les passions de la foule, alors même qu’elles n’auraient pas trouvé dans celles de la classe moyenne une résistance aussi vive, se seraient éteintes faute d’aliment, faute de direction, surtout. De quoi le gouvernement pouvait-il tirer vanité ? Manier les entraînements populaires avec vigueur, s’en servir en les dominant, les diriger sans les affaiblir, voilà ce qui est difficile et glorieux, voilà où se reconnaît l’art de gouverner les hommes. Mais tout pouvoir qui ne s’étudie qu’à amortir les élans du peuple, prouve qu’il se sent incapable de les féconder il avoue de la sorte son impuissance ; et dans sa conservation matérielle je ne vois plus que la honte de son abdication morale. Après la révolution de juillet qui laissait tant de problèmes à résoudre et fournissait tant de passions à employer, quelle gloire pour celui qui, poussé au pouvoir par la tempête, aurait saisi, au sortir de la crise, cette société frémissante, et, loin de l’arrêter, l’aurait guidée en l’apaisant !



  1. Voir aux documents historiques.
  2. Ce fait singulier a été révèle par M. Briffault, qui a tenu entre ses mains la minute de l’arrêt, immédiatement après le prononcé.