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Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/13

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LIVRE IV


LA GUERRE DES INVESTITURES
ET LA CROISADE




CHAPITRE PREMIER

L’ÉGLISE

I. – La papauté

L’Empire déclinant, la papauté, on l’a vu plus haut, avait profité de ce qu’il avait perdu de vigueur et d’éclat. Mais elle ne pouvait se maintenir par ses propres forces à la hauteur à laquelle elle était montée. Elle reposait sur l’Empire, elle s’était, si l’on peut ainsi dire, hissée sur lui. Quand il s’effondra, elle fut précipitée à sa suite. Tout d’abord, violentée par les rois de fortune qui se disputent l’Italie et la couronne impériale, elle devient la proie, au commencement du xe siècle, de la féodalité romaine. Les seigneurs de la campagne de Rome luttent entre eux à qui la fera entrer dans leur famille. Sans doute, le pape continue à être nommé par le clergé et le peuple de la ville, mais il est trop facile d’en imposer par la force aux électeurs, ou de renverser l’élu qui n’agrée pas au parti le plus puissant. L’élection du pape par la communauté du clergé et des fidèles s’était faite régulièrement aussi longtemps qu’il y avait eu à côté de la papauté un pouvoir fort. Elle avait d’abord été contrôlée par l’exarque, puis par les missi. Mais depuis la décadence de l’Empire, la désignation du pape se fait sous la pression des féodaux. Les papes de ce temps paraissent et disparaissent au gré des factions féodales ; il en est qui meurent assassinés, d’autres finissent leur vie en prison. Dans ce milieu romain où la démoralisation des mœurs semble aller de pair avec leur brutalité, des intrigues de femmes ont disposé plus d’une fois de la tiare. Marozia et Theodora, par leurs amants ou leurs maris successifs, la font attribuer à leurs fils ; la légende de la papesse Jeanne n’est que l’exagération, poussée jusqu’à la caricature, des scandales trop réels de cette époque. Un fils de Marozia, Albéric de Tusculum, finit par devenir le seigneur de Rome et le faiseur de papes. Il avait eu soin de faire reconnaître par les Romains son fils Octavien comme son successeur et comme pape futur. Albéric mort, ce fils lui succéda comme maître de la ville et, en 955, à l’âge de 18 ans, il reçut le souverain pontificat comme on reçoit un fief, sous le nom de Jean XII. Et pourtant, c’est ce pape féodal qui devait être l’instrument de la restauration de l’Empire. Est-il besoin de dire qu’aucune autre considération ne l’y poussa que celle de son intérêt personnel et qu’il ne vit dans le grand acte qu’il accomplit alors, qu’un simple expédient. S’il appela en 962 Othon Ier à Rome, et lui plaça sur la tête la couronne impériale, c’est qu’il sollicitait en ce moment son appui contre le marquis Bérenger d’Ivrie, soi-disant roi d’Italie, son mortel ennemi. Les traditions du temps de Léon Ier et de Charlemagne étaient si dégradées que Jean XII n’a sans doute pas cru qu’Othon se ferait de l’Empire une idée plus haute que celle qu’il avait lui-même de la papauté. Personne ne comprenait plus à Rome les grands mots qui avaient jadis dominé l’histoire. Quand il s’aperçut que le nouvel empereur prenait son pouvoir au sérieux et que sa seigneurie romaine était menacée, il s’empressa de le trahir et d’intriguer contre lui. Othon revint à Rome, convoqua un synode auquel il fit déposer Jean XII, imposa aux Romains le serment de ne plus nommer de papes à l’avenir sans son consentement ou celui de son fils. Léon VIII fut élu en sa présence, puis il s’en alla. Mais les Romains n’avaient cédé qu’à la force. À peine Othon parti, ils chassèrent Léon, rappelèrent Jean XII et, après sa mort, lui substituèrent, sans s’inquiéter de leur serment, Benoît V. Othon dut revenir assiéger la ville, s’empara de Benoît qu’il envoya en exil à Hambourg et rétablit Léon. À la mort de celui-ci, Jean XIII nommé sous l’influence allemande, fut bientôt chassé par une révolte et l’empereur, en 961, dut repasser les Alpes pour le remettre sur le trône.

Vis-à-vis de l’empereur, on le voit, le pape, dans tous ces conflits n’apparaît qu’en seigneur de Rome, presque en vassal désobéissant. Le contraste éclate entre les grands souvenirs qu’évoque le nom qu’il porte et le rôle local où il est confiné. Grâce à son éloignement d’Allemagne, la féodalité romaine se relève toujours après avoir plié. Sous Othon II, les Crescenzi sont aussi puissants à Rome qu’Alberto l’a été avant eux, et la défaite de Rossano n’a pas été pour diminuer leur influence.

Othon III fit le rêve confus de reconstituer l’alliance du pape et de l’empereur, suivant la théorie, non suivant la réalité carolingienne. Il rêva de faire de Rome le centre du double pouvoir qui de là gouvernerait la chrétienté dans une indissoluble union. À l’âge de 25 ans, il arrive dans la ville, fait élire son cousin Brunon sous le nom de Grégoire V (996) et reçoit de lui la couronne impériale. Puis à sa mort, il choisit pour monter sur le trône de Saint Pierre, le plus savant homme de son temps, Gerbert, archevêque de Reims, puis de Ravenne, qui prend le nom de Silvestre II, rappelant ainsi ce Silvestre Ier dont la légende veut qu’il ait baptisé Constantin. L’empereur s’installe à côté de lui sur l’Aventin, dans un palais dont la pompe rappelle celle de Byzance et dont l’étiquette emprunte son austérité aux règles monastiques. Perdu dans les rêveries idéalistes où se retrouvent l’influence de sa mère Théophano et des évêques qui l’ont élevé, il semble avoir cru possible de faire à nouveau de Rome mais d’une Rome où le pape partagera le pouvoir de l’empereur, le centre du monde. Ni lui, ni Gerbert, perdus dans leurs rêves, n’ont vu la réalité. Elle s’est cruellement vengée. Une révolte des Romains l’obligea à fuir ; il mourut le 23 janvier 1002, à Paterno, au pied du Mont Soracte, de son rêve brisé.

Et de nouveau les factions se disputent la ville, les Crescenzi d’un côté, les comtes de Tusculum de l’autre. Benoît VIII, qui est la créature de ceux-ci se maintient en appelant à l’aide Henri II, comme Jean XII avait appelé Othon. Son successeur est son frère Jean XIX (1024-1033), un laïque, qui en un jour a reçu tous les grades de la cléricature. Il couronne Conrad II. Après lui, un troisième membre de la famille de Tusculum est élu : Benoît IX. Les Crescenzi le chassent et le remplacent par Sylvestre III, qui au bout de peu de temps est expulsé à son tour par son adversaire, rentrant à la tête de son parti. Sylvestre vend alors son titre à Grégoire VI. Il y a trois papes à la fois !

Le rétablissement de l’Empire n’a donc pas servi à renforcer la papauté. Sauf Othon III, les nouveaux empereurs ne reprennent pas la tradition carolingienne. Ils gouvernent avec l’Église, c’est-à-dire avec les évêques mais pas avec le pape. Il ne leur sert qu’à les couronner.

Pour le reste, ils ne parviennent pas à établir l’ordre à Rome et cela les préoccupe peu. D’ailleurs, le pape ne peut les gêner, n’exerçant aucune autorité sur l’Église. Et à Rome, le clergé, aux mains des factions, ne proteste pas et ne fait aucun effort pour rendre au siège de Saint Pierre son ancien éclat ni même sa dignité. C’est du dehors que devait venir la réforme qui allait le relever et, par une conséquence nécessaire, le mettre en conflit avec l’empereur.


II. — La réforme de Cluny


La discipline, la morale, la science et la richesse de l’Église s’étaient relevées ou accrues sous les Carolingiens. Elles dépendaient de leur appui et par conséquent de leur puissance. Le déclin de celle-ci devait leur faire traverser et les fit traverser, en effet, une crise qui fut d’ailleurs comme la crise de la constitution politique, le point de départ d’un renouveau d’activité. En Allemagne, où dès Othon, l’Église impériale fut assise sur des bases solides, cette crise dura peu et, sous la direction des évêques, la tradition carolingienne fut vite reprise et la culture intellectuelle du clergé suivit de nouveau la voie tracée par Charlemagne et par Alcuin. Mais il n’en fut pas de même à l’occident de l’Europe. La féodalité en se répandant et en détruisant l’État atteignit l’Église par contrecoup. En France, en Lotharingie, en Italie, la situation des évêques est à peu près la même que celle du pape à Rome. Ils ont à se défendre contre les féodaux des environs ou ils sont imposés par eux au clergé, chassés s’ils ne plaisent pas au parti le plus fort, assassinés parfois s’ils le bravent trop ouvertement. Le pape ne peut rien pour eux ; en France, le roi ne peut protéger que ceux de son domaine, que d’ailleurs il nomme. La situation des monastères est encore plus lamentable. Les seigneurs laïques qui s’imposent à eux comme avoués, quand ils ne prennent pas tout simplement le titre d’abbés, mettent leurs terres aux pillages, constituent des fiefs à leurs hommes au détriment de domaines monastiques, leur imposent l’entretien de leurs serviteurs, de leurs meutes, bref les mettent au pillage sans que personne puisse intervenir.

Le pouvoir laïque faiblissant, l’Église traverse momentanément une crise d’où elle doit sortir plus forte puisqu’elle sera seule. Elle était capable de vivre par elle-même et d’appliquer, à elle seule, les forces qui s’étaient un moment détournées au service de l’État. La rénovation devait venir nécessairement de cette partie du clergé la plus dégagée d’allégeances laïques, c’est-à-dire des moines.

A la différence de ce qui se passe pour l’État, le mal pour l’Église n’est qu’à la surface. Elle ressent le contre-coup de l’expansion féodale, mais sa constitution, puisqu’elle est en dehors de la société politique, n’en peut être atteinte. Si grand que soit son désordre, il ne détruit rien d’essentiel. L’organisation épiscopale subsiste comme subsistent les monastères ; et la piété aussi, car si la science et la discipline diminuent, elle augmente en ce sens qu’elle s’élargit. Les paroisses s’étendent sur le pays au xe siècle. Des églises rurales parsèment maintenant les campagnes. Les domaines monastiques, mieux organisés que ceux des laïcs attirent les hommes en masse. Quantité d’entre eux deviennent cerocensuales (c’est-à-dire serfs de l’église), appartiennent au saint patron du monastère, lui font une clientèle qui propage son culte et vante ses miracles. On est en pleine période de saints locaux comme de gouvernement local : Saint Lambert, Saint Hubert, Saint Bavon, Saint Trond. Ils sont comme les grands vassaux de Dieu sous la protection desquels on se place. Leurs reliques exercent une influence magique. Les moines les promènent dans le pays. Elles servent à détourner les chevaliers des guerres privées. Et la puissance miraculeuse qu’elles possèdent rejaillit sur les moines qui les gardent. Car les saints se trouvent en général dans les monastères, non dans les évêchés. L’influence des abbayes grandit aussi du fait que beaucoup d’églises rurales leur appartiennent ou en dépendent et ont des moines pour desservants. L’idéal que l’on a de la sainteté, c’est l’idéal monastique : le renoncement au siècle pour sauver son âme, abstraction faite de toute activité sociale, et même de tout autre vertu que celle du renoncement, de l’humilité, de la chasteté. Et c’est de là que devait venir le renouveau de l’Église, non des évêques qu’ils fussent à demi-féodaux comme en France ou fidèles à la tradition carolingienne comme en Allemagne. Leur science ne fait aucun effet sur ce public inculte. Il lui faut des saints et des thaumaturges.

En ceci, la féodalité pense d’autant plus comme le peuple, que les évêques sont pour elle des adversaires. Elle pille les monastères, mais elle les respecte et, à leur lit de mort, les princes qui les ont le plus pillés, leur font de larges donations. Tous vénèrent la sainteté et ils déplorent le désordre où sont tombés les monastères, encore qu’ils en soient la cause.

On voit bien leurs sentiments par l’appui qu’ils accordent à l’ascétisme dès qu’il se manifeste avec quelque éclat. En Lotharingie, Gérard de Brogne, chevalier entré en religion et bientôt célèbre par la discipline qu’il fait régner dans le petit monastère qu’il a fondé sur ses terres, est chargé par les comtes de Hainaut et de Flandre, de réformer les abbayes de leur pays. Ce mouvement local est significatif et montre combien le terrain était préparé pour la réforme décisive partie de Cluny. Ce monastère, fondé en 910 par le duc Guillaume d’Auvergne, sous la direction d’hommes comme Odon († 943) ou Odilon de Mercœur († 1049), joua un rôle qu’on pourrait comparer pour son importance à celui des Jésuites au xvie siècle. Ici, il n’est naturellement pas question de combattre l’hérésie. Ce dont il s’agit, c’est d’une orientation de la pensée et du sentiment religieux. On peut dire, je crois, qu’avec Cluny, le monachisme imprime pour des siècles son empreinte au christianisme occidental. Sans doute, les moines, déjà auparavant, ont joué un grand rôle, notamment par la conversion de l’Angleterre. Mais c’est le clergé séculier qui est le plus important ; c’est par lui que se manifeste l’alliance de l’Église et de l’État. Les évêques sont, à demi, des fonctionnaires royaux, à l’époque carolingienne ; ils deviennent des princes en Allemagne. Or. c’est là justement ce que condamnent les Clunisiens. Pour eux, le siècle est le vestibule de l’éternité. Tout doit être sacrifié aux fins supra-terrestres. Le salut de l’âme est tout, et il ne peut se faire que par l’Église, qui doit être, pour remplir sa mission, absolument pure d’ingérence temporelle. Il ne s’agit plus ici d’alliance de l’Église et de l’État mais de la subordination complète de l’homme et de la société à l’Église, intermédiaire entre lui et Dieu, dans le domaine spirituel. Il faut donc considérer comme simoniaque quiconque se prête à l’immixtion du pouvoir laïque dans les affaires religieuses. Le prêtre n’appartient qu’à l’Église. Pas plus qu’il ne doit avoir de seigneur, pas plus il ne doit avoir de famille. Le mariage des prêtres, toléré en pratique, est une abomination qui doit disparaître. Spiritualisation complète de l’Église, observation absolue du droit canonique, voilà, sinon le programme proprement dit, du moins la tendance de Cluny. Dans le domaine de la piété, c’est l’ascétisme ; dans le domaine politique, c’est la liberté complète de l’Église, la rupture des liens qui l’attachent à la société civile. Dans ce sens, Cluny peut-on dire est anti-carolingien. Mais il est papiste, car il est évident que l’Église, pour être indépendante, doit se grouper sous son chef, qui est à Rome.

Ces conséquences politiques, impliquées dans la réforme, ne se sont pas manifestées tout de suite. Dès l’abord, on n’a vu dans Cluny qu’un renouveau de la vie ascétique et de toutes parts, princes et évêques lui ont demandé des moines pour régénérer les abbayes de leurs régions. Depuis le milieu du xe siècle, la réforme se répand par toute la France, en Italie, en Flandre, gagne la Lotharingie d’où, au commencement du xie siècle, elle se répand en Allemagne. Et partout où elle s’introduit, elle augmente la piété, piété extérieure qui consiste avant tout à se plier au culte, à en respecter les fêtes, à s’en remettre pour tout et en tout à l’Église, fiancée de Jésus-Christ, son représentant sur la terre, source mystique de grâce et de salut. Le nombre augmente des chevaliers entrant en religion[1], des princes mourant en costume de moine[2]; les fondations de monastères nouveaux se multiplient. Il y en a une quantité au xe et au xie siècle. L’Église apparaît tout à fait comme une institution surhumaine. On vit dans le merveilleux. Les miracles sont courants. Toute épidémie en provoque. Toute peste, toute famine donne lieu à des manifestations extraordinaires comme la grande procession de Tournai (xie siècle). A Saint-Trond, le produit annuel des offrandes des fidèles surpasse tous les autres revenus du monastère. La construction d’une nouvelle église y ayant été décidée, le peuple charrie spontanément depuis Cologne les pierres et les colonnes amenées par le Rhin. La paix de Dieu, qui interrompt les guerres privées aux grandes fêtes de l’année, est une des conséquences de cette action extraordinaire de l’Église sur les sentiments et les idées. Mais les troubles aussi qui se déchaînent au xie siècle contre les prêtres mariés en viennent directement.

Il n’a pas manqué de conservateurs pour s’alarmer de ces nouvelles dispositions. Egbert de Liège, Sigebert de Gembloux trouvent que ces moines vont trop loin ; ils s’effrayent de la hauteur et de l’absolu de leurs vues. Et cette disposition d’esprit est au début, générale dans le clergé impérial. Gérard de Cambrai ne veut pas introduire la paix de Dieu dans son diocèse. Et pourtant, tous les esprits les plus nobles et les cœurs les plus purs vont à la nouvelle source comme à un idéal. Et personne n’ose la combattre, car ce serait combattre Dieu lui-même. La puissance du mouvement a laissé des traces qui parent encore notre sol. C’est alors, pour la première fois, que s’élèvent de grandes églises et que l’art religieux commence à faire des temples trop grands pour le peuple, mais toujours trop petits pour la Majesté Divine[3] Le xie siècle est une époque extraordinaire de constructions religieuses, le point de départ vraiment de la grande architecture occidentale, jusqu’alors dominée toujours par Byzance et Ravenne. C’est aussi une preuve de l’augmentation énorme de la fortune de l’Église. Pour les monastères, surtout, le xes et le xies siècles sont par excellence l’époque des donations. Leur fortune leur permet naturellement d’augmenter leur influence sociale : aumônes, protection des pauvres, etc.

Il faut remarquer encore que si l’Église est une caste sacerdotale et, de plus en plus, comme la noblesse, une classe militaire, elle s’ouvre d’autre part à tout le monde. Un serf ne peut entrer dans la noblesse, mais il peut entrer dans l’Église. Il suffit pour cela d’aller à l’école et d’apprendre le latin. Dès qu’il a la tonsure, il est clericus et, dans l’éclat qui entoure sa classe, le souvenir de son origine disparaît. Chacun, si pauvre qu’il soit, a dans son sac une crosse d’évêque, pourrait-on dire. Si fermé, si hermétique que le clergé soit par en haut, son recrutement par en bas est tout ce qu’il y a de plus démocratique. N’oublions pas que Grégoire VII est le fils d’un paysan. Cela changera plus tard. Mais chaque fois qu’il se produira dans l’Église un renouveau de foi se manifestant par une réforme, on verra reparaître cette régénération par le peuple. Elle fut sûrement très puissante parmi les Clunisiens, et c’est encore une des causes de leur succès.

Enfin, c’est au xe et au xie siècle que l’Église conquiert définitivement la situation privilégiée qu’elle conservera dans la société jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Les clercs sont alors, en toute matière, affranchis des tribunaux civils, et les tribunaux ecclésiastiques (officiaux) ont étendu leur compétence à toutes les affaires civiles qui touchent à la vie religieuse, soit parce que, comme le mariage, elles sont essentiellement dominées par le sacrement soit parce que, comme les contrats, elles se doublent d’un serment qui en fait des actes religieux.

Ainsi donc, en s’affaiblissant, l’État carolingien a cessé de tenir la main de l’Église, son alliée. Celle-ci en a souffert momentanément, et la situation de son haut personnel, depuis le pape jusqu’aux évêques, s’en est trouvée ébranlée, sauf en Allemagne. Mais l’affaiblissement qui en est résulté pour elle, a été compensé par une liberté plus complète et par une orientation du sentiment religieux qui, sans plus s’embarrasser du siècle, se tourne exclusivement vers le ciel. Les moines, les moines clunisiens surtout, sont les propagateurs de ces tendances nouvelles. Elles ont un double résultat ; d’une part, l’Église étant l’intermédiaire nécessaire du salut, en se dirigeant exclusivement vers les fins dernières, lui donnent un ascendant qu’elle n’a jamais eu auparavant sur les âmes. D’autre part elles lui confèrent une force extraordinaire en lui faisant rejeter toute tutelle, toute immixtion laïque dans ses affaires, comme une atteinte à sa pureté. Enfin, son prestige lui vaut une immense richesse, en terres, en aumônes, en privilèges.

Tout ce mouvement s’est développé en dehors de Rome et de la papauté. Mais il devait forcément y arriver et rendre tout à coup au successeur de Saint Pierre, dégradé dans les intrigues féodales et les conflits des partis, protégé impuissant de l’empereur, le gouvernement de cette force immense qui travaillait pour lui et attendait le moment d’agir sous son ordre.

  1. Poppon, devenu abbé de Stavelot.
  2. Godefroid le Barbu, duc d’Ardenne.
  3. L’Abbaye aux Hommes et l’Abbaye aux Dames à Caen ; cathédrale de Tournai, de Spire, etc.