Aller au contenu

Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/26

La bibliothèque libre.


LIVRE VIII


LA CRISE EUROPÉENNE (1300-1450)

L’époque de la papauté d’Avignon,

du Grand Schisme et de la Guerre de cent ans




CHAPITRE PREMIER

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PÉRIODE

I. — Le mouvement économique et social

Rien de plus touffu, de plus contrasté, de plus déroutant que la période qui s’étend du commencement du xive siècle jusque vers le milieu du xve siècle. Toute la société européenne, des profondeurs à la surface y paraît en fermentation. Tandis que l’Église tourmentée tout d’abord par l’exil d’Avignon, puis par le grand schisme, enfin par la lutte des papes et des conciles, est ébranlée par des convulsions dont l’hérésie de Wyclif et celle de Jean Hus sont les manifestations les plus redoutables, tandis que la France et l’Angleterre sont aux prises, que l’Empire achève de se dissoudre au milieu de la lutte de maisons rivales que se disputent l’Allemagne, que l’Italie plus morcelée que jamais réunit en elle tous les types d’État et tous les genres de politiques, que les États slaves réagissent sous la poussée germanique et la refoulent, que les Turcs, profitant des querelles intestines de l’Occident, envahissent la Péninsule des Balkans et vont s’emparer de Constantinople, les peuples sont secoués par des révoltes sociales, travaillés par d’ardentes luttes de partis ou en proie à un malaise qui se traduit tantôt par des tentatives de réformes, tantôt par l’oppression des classes les plus faibles par les plus puissantes. L’agitation est partout, dans les esprits comme dans la politique, dans la politique comme dans la religion, et cette agitation paraît bien proche du désarroi. On souffre et on se remue plus qu’on n’avance. Car le seul sentiment dont on ait nettement conscience, c’est celui de ses maux. On veut y échapper sans savoir par où, ni comment. On n’a rien à substituer à la tradition qui pèse sur soi et dont on ne parvient pas à s’affranchir. Si ébranlées qu’elles soient, les vieilles idées subsistent et on les retrouve partout, modifiées sans doute ou altérées, mais sans présenter de changements essentiels. Dans leurs traits principaux l’Église, l’État, la constitution sociale et économique restent en somme durant ces cent cinquante ans ce qu’ils étaient à la fin du xiiie siècle. Il en est d’eux comme de l’art et de la science. L’architecture gothique et la scolastique ont encore assez de force pour fournir des œuvres intéressantes, mais l’époque de leurs chefs-d’œuvre est passée. L’apparition partout du travail n’aboutit qu’à des avortements. On sent bien que le monde attend un renouveau. Mais l’aube est lente à paraître en dépit de quelques lueurs qui percent ça et là. Les hommes de ce temps-là sont inquiets, nerveux, douloureux. Aucun n’atteint à la grandeur. Que l’on compare un Jean XXII, un Clément VII à un Innocent III ou à un Boniface VIII ; un Charles V à un Saint Louis ; un Charles IV à un Frédéric II ! Personnalités curieuses ou attachantes sans doute, mais de second plan, dont aucune ne peut passer pour l’incarnation de son époque, parce que ce qui manque précisément à cette époque d’instabilité, c’est un caractère qui soit bien à elle, un idéal dont elle s’inspire et qu’elle cherche à atteindre.

Ce qu’elle apporte de neuf et ce qui frappe tout d’abord, si on l’examine d’un coup d’œil d’ensemble, ce sont ses tendances révolutionnaires. Nulle part elles ne triomphent, mais on les observe dans tous les domaines. L’État et l’Église n’en ont pas été plus garantis que la société. Toutes les autorités traditionnelles sont discutées, attaquées : les papes et les rois comme les propriétaires fonciers et les capitalistes. Les masses profondes du peuple qui, jusqu’alors ont supporté ou soutenu le pouvoir, s’insurgent contre lui. Aucune époque avant celle-ci ne fournit autant de noms de tribuns, de démagogues, d’agitateurs ou de réformateurs. Au reste, nul ensemble dans tout cela et nulle continuité ! Les crises sont nombreuses et violentes, mais courtes et dispersées, symptômes d’un malaise social qui d’ailleurs n’est pas également ressenti partout et se manifeste suivant les régions de diverses manières. Il faut, si on veut en saisir la marche et la portée, l’observer tout d’abord dans les phénomènes les plus généraux et les plus simples de la vie sociale, c’est-à-dire dans l’ordre économique.

Comparé à ce que l’ont fait la renaissance du commerce et l’apparition des villes, il ne fournit aucune nouveauté essentielle.

Le cadre de l’Europe ne s’est pas agrandi depuis les établissements italiens en Orient et la fondation de villes allemandes sur les côtes de la Baltique ; la population n’augmente plus depuis la fin du xiiie siècle et les premières années du xive.

Venise au sud, Bruges au nord, restent les deux centres d’affaires les plus actifs, celle-là, point de contact de l’Orient avec l’Occident, comme celui-ci du commerce du nord avec celui de l’Italie. Les Allemands du sud ont leur « fondaco » à Venise, de même que la « Hanse » germanique a son comptoir à Bruges.

En Italie se développe un véritable capitalisme, entravé d’ailleurs par les réclamations économiques de plus en plus étroites des villes.

La draperie flamande au nord, la draperie florentine au midi, sont toujours comme au xiiie siècle, les deux grands centres d’industrie d’exportation par excellence. Le coton commence seulement à être travaillé. Aucun progrès technique ne se manifeste. Les instruments et les procédés de travail sont toujours à peu de chose près les mêmes que dans l’ancienne Égypte. La caque du hareng, inventée en Hollande à la fin du xive siècle, paraît être la seule nouveauté de quelque importance que l’on puisse signaler.

La circulation, il est vrai, s’est développée. Si les routes de terre restent régulièrement défectueuses, la navigation prend une importance croissante : les bateaux sont plus grands et font des voyages plus longs. Depuis le commencement du xive siècle, les galères de Venise et de Gênes circulent jusqu’à Bruges et Londres. Le long de l’Atlantique, les Basques et les Bretons se livrent activement au cabotage. Les « Coggers » de la Hanse sont partout sur la Mer du Nord et la Baltique. La Hollande et l’Angleterre n’ont encore qu’un but : la navigation locale.

La circulation de l’argent est plus remarquable encore que celle des produits et des denrées. Elle explique que, dès la fin du xive siècle, la frappe de l’or est régulière en France, en Flandre, en Angleterre, en Pologne et en Hongrie. Sous l’action des marchands italiens qui l’avaient déjà perfectionnée au xiiie siècle, elle progresse encore.

La lettre de change avec acceptation, apparaît dans la première moitié du xive siècle. Pegreni écrit la Practica della Mercatura.

La tenue des livres en partie double remonte, semble-t-il, à 1494, mais si intéressants que soient ces faits, ils ne peuvent suffire à marquer le point de départ d’une nouvelle période de l’histoire économique. Ils trahissent irrécusablement une tendance au développement du capitalisme, du commerce et des affaires, et pourtant si on envisage l’époque dans son ensemble, on découvre sans peine qu’un de ses traits les plus apparents consiste dans son hostilité au capitalisme, sauf en Italie.

La raison doit en être cherchée dans l’évolution subie par la bourgeoisie, c’est-à-dire par la classe dans laquelle se concentre tout entière l’activité commerciale et industrielle. Sauf de très rares exception, dont Venise est la plus éclatante à partir de la fin du xiiie siècle, la prépondérance des métiers se substitue plus ou moins complètement, dans chaque ville, à celle des patriciens.

Si les artisans ne parviennent pas à s’emparer du gouvernement politique local, ils réussissent au moins à soumettre à leur influence l’organisation de l’économie municipale. Cela revient à dire que du contrôle des grands marchands, elle passe sous celui des petits producteurs et que l’esprit dont elle s’inspire désormais subit une transposition correspondante.

Tels qu’ils apparaissent à l’origine, les métiers sont des groupements libres d’artisans de la même profession, unis pour la défense de leurs intérêts communs. On peut très exactement les comparer, quant à leur but, aux syndicats volontaires de nos jours. La grande affaire pour eux est de réglementer la concurrence. Tout nouveau venu, sous peine de boycottage, doit s’affilier à leur corporation. On comprend ce qu’une semblable situation a dû produire à l’origine de troubles et de luttes entre les confrères syndiqués et les récalcitrants, qui refusaient de sacrifier leur liberté. Le pouvoir municipal était aussi intéressé que les artisans eux-mêmes à faire cesser ces désordres. TI suffisait pour cela de donner aux métiers une consécration légale, en d’autres termes, de les transformer de syndicats volontaires en syndicats obligatoires reconnus par l’autorité communale. Les exemples les plus anciens de cette transformation remontent au xiie siècle ; au commencement du xive siècle, elle est générale et, les mêmes causes produisant partout les mêmes effets, elle a accompli son tour d’Europe. Désormais, dans chaque ville, chaque profession est le monopole d’un groupe privilégié de maîtres. Ceux-là seuls peuvent l’exercer qui ont été officiellement admis comme membres du groupe. Partout, dans ses traits principaux, l’organisation est identique. Entre le métier français, l’ambacht flamand, le craft anglais, l’arte italien, le zunft allemand, il n’y a que des différences de surface provenant de la différence des mœurs ou du degré d’autonomie dont la corporation jouit vis-à-vis du pouvoir urbain. Chez les peuples de langue romane comme chez ceux de langue germanique, sa nature est la même. Ici encore, comme dans tous les phénomènes fondamentaux de la vie européenne, l’élément national se borne au décor ; l’essentiel est dû aux nécessités qui, dans les mêmes circonstances, s’imposent à la nature humaine.

Partout le métier possède des chefs (doyens, syndics, vinders, etc.) revêtus d’une autorité officielle : partout il élabore les règlements professionnels et veille à leur observation ; partout il jouit du droit de réunion, partout il constitue une personne morale propriétaire d’une caisse et d’un local commun, partout enfin ses membres se répartissent de la même manière. On y entre comme apprenti, on monte ensuite au rang de compagnon et on aboutit à celui de maître.

En règle générale, il faut se représenter le maître comme le chef propriétaire d’un atelier où sont employés, sous sa direction, un ou deux compagnons et un apprenti. Il nous fournit la forme la plus complète du type de l’artisan, c’est-à-dire du petit producteur indépendant travaillant à domicile. La matière première qu’il met en œuvre lui appartient et il vend à son profit exclusif les produits qu’elle lui a servi à confectionner. Les bourgeois de la ville et les paysans de la banlieue, tels sont les consommateurs qui le font vivre. La petitesse de son industrie et de son capital est donc proportionnée à l’exiguité du marché. Pour qu’il puisse subsister, il importe qu’il y soit protégé contre la concurrence, non seulement contre la concurrence externe de l’étranger, mais contre la concurrence interne de ses confrères. C’est à quoi le métier se consacre avant toutes choses. Afin d’assurer l’indépendance des maîtres, il restreint et réglemente curieusement leur liberté. La subordination économique de chacun est la garantie du salut de tous et de là les prescriptions minutieuses dont elle enserre l’artisan : défense de vendre à un prix plus bas que le taux fixé par les règlements, défense de travailler à la lumière, de se servir d’outils inusités, de modifier la technique traditionnelle, d’employer plus d’ouvriers que ne le font les voisins, de faire travailler sa femme ou ses enfants mineurs, défense enfin et défense absolue de recourir à la réclame et de vanter sa marchandise au détriment de la marchandise d’autrui. Ainsi chacun reçoit sa place au soleil, mais une place rigoureusement mesurée et dont il lui est impossible de sortir[1]. Nul n’y songe d’ailleurs. Car à la sécurité de l’existence correspond la modération des désirs. Les métiers ont fourni à la petite bourgeoisie des cadres admirablement adaptés à sa nature. Jamais sans doute, elle n’a été aussi heureuse que sous leur égide. Pour elle, mais pour elle seulement, ils ont résolu la question sociale. En la garantissant contre la concurrence, ils l’ont garanti en même temps contre l’intervention du capitalisme. Jusqu’à la Révolution française, les petits industriels sont restés obstinément fidèles à ces corporations qui sauvegardaient si bien leurs intérêts ; peu d’institutions économiques ont été aussi tenaces.

La première moitié du xive siècle est l’époque de l’apogée des métiers. Mais à mesure qu’ils se développent, les deux caractères essentiels de leur constitution, le monopole et le privilège, s’accusent naturellement de plus en plus. Chaque groupe d’artisans s’ingénie à augmenter sans cesse le protectionnisme dont il s’entoure comme d’une forteresse. L’admission de nouveaux membres se fait plus malaisée ; l’apprentissage devient plus long et plus difficile, l’acquisition de la maîtrise plus coûteuse, si bien que le compagnon pauvre ne peut plus guère espérer d’y atteindre. Une espèce de malthusianisme industriel commence à se faire jour, livrant le marché local à un petit nombre de maîtres entre lesquels l’absence de concurrence n’est plus qu’une prime à l’exploitation du consommateur. Le phénomène général, aux environs de 1350, de l’arrêt de l’accroissement des populations urbaines, est dû sans doute à l’exclusivisme corporatif qui, peu à peu, rend impossible aux gens de la campagne leur établissement en ville. Mais dans les villes mêmes, au sein de la bourgeoisie, que de plaintes ne soulève-t-il pas ! Combien n’en soulève-t-il pas de métier à métier, chacun d’eux blâmant chez les autres les excès du monopole qui ne lui paraît justifiable que pour lui-même. En même temps, la fraternité primitive fait place, parmi les artisans, à une opposition croissante entre les maîtres et les compagnons réduits de plus en plus au rôle de simples salariés. Des émeutes éclatent, des grèves, et dans plusieurs pays se fondent des « compagnonnages », associations mutuelles de travailleurs groupés pour défendre leurs intérêts contre les patrons. Bref, les abus sont si visibles que depuis le commencement du xve siècle, des voix se font entendre çà et là réclamant l’abolition des métiers et la liberté des professions.

La situation est bien plus grave dans les villes drapières qui, comme Florence en Italie, comme les villes flamandes et brabançonnes dans le nord, possèdent une véritable industrie d’exportation. L’organisation du métier, appropriée aux artisans vivant du marché local, est manifestement impuissante à satisfaire aux besoins de travailleurs produisant en masse pour un marché illimité. Il lui est impossible de protéger contre l’influence du capital, les tisserands, les foulons, les tondeurs, maîtres ou compagnons, qui s’entassent dans les ruelles de Gand, de Bruges et d’Ypres, ou dans les vicoli des bords de l’Arno. Ici, l’artisan est nécessairement subordonné au grand marchand qui lui fournit la laine et aux mains duquel revient, après les diverses manipulations qu’elle a subies, le produit fabriqué. Pour la forme extérieure, l’aspect est le même que dans les autres métiers : le travail à domicile domine là comme ailleurs. Mais le patron n’est plus qu’un salarié, employant lui-même d’autres salariés. Ajoutez à cela que les ouvriers de la draperie, au lieu de ne consister, comme dans les professions servant à l’entretien de la bourgeoisie, qu’en quelques dizaines d’individus, comprennent des centaines et même des milliers de travailleurs. Mais le grand commerce, qui occupe tous ces bras, est sujet à des crises. Qu’une guerre survienne, que l’exportation des laines anglaises soit interdite, et c’est le chômage avec toutes ses misères. Même en temps normal, les contestations sur les salaires sont incessantes, soit entre les marchands-entrepreneurs et les chefs d’ateliers, soit entre ceux-ci et leurs compagnons. Aussi, les travailleurs de la draperie dans les villes où celle-ci alimente une exportation considérable, se rapprochent-ils de la condition du prolétaire moderne. Et ils sont des prolétaires organisés. Car, comme les artisans proprement dits, eux aussi sont groupés en corporations, corporations que les exigences incroyables du grand commerce empêchent de dominer le marché et de réglementer les prix et les salaires, mais qui du moins leur donnent la force de s’opposer à une exploitation trop violente et de s’entr’aider aux époques de crise.

Le résultat politique de l’organisation corporative a été naturellement d’enlever le gouvernement des villes aux oligarchies patriciennes qui y avaient dominé au xiiie siècle. Il n’était plus possible que quelques « lignages » de propriétaires fonciers et de marchands, siégeant dans l’échevinage ou au conseil, restassent seuls maîtres de réglementer l’industrie et le commerce, de fixer l’impôt, les prestations personnelles, etc. Ils n’abandonnèrent pas la place sans résistance. Leur gouvernement avait été dans toute la force du terme un gouvernement de classe ; il prétendit, avec obstination, se maintenir. Tout le xive siècle est rempli des luttes que se livrèrent, pour la possession du pouvoir municipal les « grands » et les « petits ». La comparaison s’impose entre elles et celles que provoqua au xixe siècle le droit de suffrage parlementaire. Des deux côtés, la masse, exclue du droit de gérer ses propres affaires, s’acharne à le revendiquer. La cause profonde de ces deux crises est la même. Les mœurs, les sentiments, les idées ont beau être différents, au fond, ce que les patriciens défendent contre les métiers, c’est la même prépondérance pour laquelle les parlements censitaires de notre temps ont si longtemps et si obstinément combattu le suffrage universel. Le xive siècle comme le xixe siècle a été agité d’un bout à l’autre par la démocratie. Seulement la démocratie de nos jours apparaît comme un régime accordant un droit politique à tout citoyen. Dans ces petits États que sont les villes du Moyen Age, sa conception se restreint en proportion ; elle est aussi étroite que les limites de la ville. Et il n’en pouvait être autrement. La société est trop morcelée, trop heurtée, trop localisée, pour que le sentiment de la liberté générale puisse s’y faire jour. La ville est un petit monde fermé, vivant pour soi, indifférent aux sentiments et aux intérêts des classes qui lui sont étrangères. L’artisan est aussi strictement bourgeois que le patricien, aussi exclusif que lui à tout ce qui n’habite pas sa commune. Il ignore cet esprit de prosélytisme niveleur, indifférent aux groupes locaux comme aux classes juridiques, que le spectacle des démocraties modernes nous a habitués à considérer comme inhérent à tout régime populaire. Au fond, la démocratie telle qu’il la conçoit, n’est qu’une démocratie de privilégiés, puisque aussi bien la bourgeoisie est, en comparaison des gens de la campagne, une classe privilégiée.

D’ailleurs le régime démocratique pur n’a triomphé que dans peu de villes. La plupart du temps, on a abouti à des compromis. Le patriciat, volontairement ou sous la pression de l’émeute, a fait place aux métiers, et des constitutions sont entrées en vigueur dont les différences innombrables de détail n’empêchent pas qu’on puisse les caractériser pour la plupart comme organisant une espèce de représentation des intérêts. Les intérêts en présence se faisant équilibre, ces constitutions, généralement, se figent dans l’immobilité. Il est certain que la législation urbaine a été beaucoup plus active et plus novatrice au xiiie qu’au xive siècle. Ces démocraties de petits bourgeois privilégiés se caractérisent par l’égoïsme, le protectionnisme. La politique urbaine devient encore plus exclusive qu’elle ne l’était auparavant là où, comme en France et en Angleterre, elle n’est pas forcée de tenir compte de l’État. Son but est d’atteindre à la liberté politique complète, à la ville libre comme en Allemagne. Le mouvement économique s’en ressent comme le reste. Le capital, entouré d’une législation défiante et tatillonne, ne peut se développer qu’en dehors d’elle, dans le domaine du commerce interlocal qu’elle n’atteint pas. C’est là que se font encore quelques fortunes qui paraissent d’ailleurs moins nombreuses que celles du siècle précédent. Le patriciat local cesse de jouer un rôle dans le développement du capitalisme et devient une classe de rentiers. A côté de lui apparaissent des hommes nouveaux qui s’ingénient à tourner le protectionnisme réglementaire et dont il sera temps seulement d’étudier l’action dans la période suivante.

Cependant toutes les villes ne présentent pas le même type et le même esprit. Toutes ne sont pas dominées par la petite bourgeoisie, et là où l’industrie d’exportation produit un prolétariat, on trouve un autre spectacle. Les agitations de la démocratie florentine en sont en Italie l’exemple frappant. Ici, en effet, le régime des métiers ne peut s’implanter aussi simplement qu’ailleurs. Le groupe de ceux de la laine et autres industries d’exportation est trop fort. Il lui faut une place particulière. En fait, à partir de 1282, la noblesse est exclue du gouvernement de Florence par la constitution qui appelle au pouvoir les six priori delle arte, pris parmi les douze grands métiers, un pour chacun des six quartiers de la ville, et changeant tous les deux mois. C’est un gouvernement de marchands et de fabricants, le gouvernement du popolo grasso. Mais le popolo minuto est socialement opprimé. En 1341, il appuie Gauthier de Brienne qui renverse les ploutocrates dominants et s’impose comme tyran pour être chassé deux ans après. Le popolo grasso reprend alors le pouvoir. Il est violemment renversé en 1378 par la révolte démocratique des ciompi[2], conduite par les métiers de la laine, mais revient de nouveau au pouvoir en 1382.

De même dans les villes flamandes. Depuis le commencement du xiiie siècle, les tisserands et les foulons grondent sous le patriciat. Celui-ci s’appuie sur la France. La bataille de Courtrai est en réalité une victoire sociale des artisans. Mais son régime, appuyé sur les ouvriers de la laine, ne peut tenir. Ils retombent forcément sous les marchands. Et c’est, durant tout le xive siècle, une série de commotions et de convulsions. Les ouvriers rêvent vaguement d’un communisme impossible. Il y a des tisserands flamands parmi les révoltés de Wat Tylor. Il y en a plus tard parmi les Hussites, dans la secte des Adamites. Gand surtout, où les tisserands sont plus nombreux que partout ailleurs, se distingue par sa sombre énergie. Sous Louis de Maele, leur audace atteint au paroxisme. Durant dix ans, et à travers des péripéties étonnantes, ils tiennent tête au prince, à la noblesse, à toutes les « bonnes gens qui ont à perdre ». De toutes parts, ceux qui souffrent ont les yeux tournés vers eux. On crie « Vive Gand », à Paris, à Rouen. Il semble qu’ils menacent tout l’ordre social et il faut que le roi de France viennent leur infliger à Roosebeke (1382) une terrible défaite. Les tisserands gantois ont été sûrement les plus ardents protagonistes de la démocratie au xive siècle. Mais leur énergie ne pouvait aboutir. Il leur était impossible d’échapper au capitalisme dont ils souffraient. Ses causes étaient en dehors de leurs atteintes. Se redressant constamment, ils sont constamment abattus. Les autres métiers se tournent contre eux. Les foulons, encore plus pauvres, et qu’ils oppriment, font cause commune avec leurs ennemis. Le résultat est de tourner les marchands et gens d’affaires vers les princes et de les pousser à chercher à déplacer l’industrie des villes à la campagne.

Pendant que les villes sont ainsi agitées ou transformées à l’intérieur, elles gagnent à l’extérieur une importance politique qu’elles n’ont jamais eue à aucune autre époque, et qu’à vrai dire, elles n’ont pas cherchée. Les dépenses croissantes que la guerre, plus coûteuse à mesure que les mercenaires et les flottes y jouent un plus grand rôle, imposent à l’État ou aux princes, obligent ceux-ci à alimenter leur trésor d’une source nouvelle. Les anciens revenus ne suffisent plus. On peut emprunter aux banquiers italiens, et on ne s’en fait pas faute, mais cela entraîne à des obligations onéreuses. On peut altérer les monnaies, c’est aussi un expédient dangereux. Décréter un impôt nouveau est impossible, tout au plus peut-on créer de nouveaux tonlieux. L’État juridique du Moyen Age manque de l’absolutisme financier. Dès lors, il n’y a qu’une chose à faire, s’adresser au tiers État, c’est-à-dire aux villes, et leur demander d’ouvrir leur bourse. Elles veulent bien payer, mais elles exigent des garanties. L’État ne sait que dépenser et ne sait pas encore se créer de ressources. Il est complètement dépendant de l’impôt et d’un impôt qui l’épuise. Dès le commencement du xive siècle, la nécessité de l’impôt domine la politique du prince, et l’oblige à céder aux revendications des villes et des États qui lui arrachent des privilèges ou vont même jusqu’à prétendre partager son pouvoir ; dans le duché de Brabant la Charte de Cortenberg, la Charte wallonne, puis enfin la Joyeuse Entrée ; la Paix de Fexhe dans le Pays de Liège ; la constitution des Membres de Flandre dans le comté de Flandre, n’ont pas d’autre origine ; en France, elle provoque les troubles de l’époque d’Étienne Marcel. Les États généraux de 1355 essaient de limiter les droits de la couronne ; en 1413, l’Ordonnance cabochienne est imposée au roi par les métiers de Paris ; en Angleterre, l’influence des villes grandit sans cesse dans le Parlement. Le xve siècle est l’époque où la bourgeoisie commence à jouer un rôle politique en temps que classe. Elle se fait sa place à côté du clergé et de la noblesse[3]. En Aragon, les villes s’imposent aussi à la couronne sous Pierre IV (1336-1387). Que l’impôt vienne des villes, cela est visible en Espagne où, sous Alphonse XI de Castille (1312-1358), la guerre contre les Maures fait créer par Burgos l’alcalaba, ensuite étendu à tout le royaume.

Les besoins financiers des princes ont fait du xive siècle un siècle de parlementarisme ou, si l’on veut, d’États. En Belgique, dans toutes les provinces, ils sont annuels. En France, ils s’imposent malgré les répugnances de la couronne. Et toute réunion d’États est toujours en faveur du tiers État. C’est lui seul qui soutient l’institution et qui en profite, parce qu’il dispose des finances. Et c’est lui seul qui pose des conditions et exige des garanties.

Mais il n’est lui-même qu’une classe de privilégiés et sous lui, c’est la majorité de la nation, le quatrième État, dont on ne parle pas, qui supporte le fardeau. Sûrement, sa condition est beaucoup moins bonne, depuis le xivesiècle, qu’elle ne l’a été durant les deux siècles antérieurs. On a vu comment l’apparition des villes en bouleversant l’état économique des campagnes y avait brisé le régime domanial et affranchi largement les terres et les hommes. Les classes rurales manifestent alors une singulière énergie. On défriche, on émigre, la population augmente rapidement. Mais tout cela s’arrête durant la première moitié du siècle. L’émigration ne fournit plus de débouchés : les places sont prises (en Allemagne orientale) et les villes se ferment. Et l’impôt est plus lourd et augmente sans cesse. De plus, il y a surabondance de bras et par conséquent la situation des paysans est plus mauvaise. La noblesse en profite pour essayer de rétablir ses droits féodaux anciens et d’une manière générale pour exploiter le paysan avec lequel elle n’a plus les rapports patriarcaux de l’époque domaniale. En Flandre maritime, une terrible révolte sévit de 1324 à 1328. Les paysans traquent les chevaliers, refusent le paiement des dîmes. Une véritable haine sociale se fait jour dans le Kerelslied. Cette terrible fermentation finit par le massacre de Cassel et des confiscations en grand. En France, la révolte dite des Jacques en 1357 — je veux bien qu’elle soit en partie le résultat des misères amenées par la guerre — trahit aussi entre les masses rurales et la noblesse une hostilité profonde qui doit avoir des causes plus générales. La révolte anglaise de 1381 sur laquelle on est le mieux renseigné, a sa source dans les tendances de la noblesse à en revenir aux anciennes corvées pour échapper à la hausse des salaires, conséquence de la peste noire. En Allemagne, il faudra attendre le commencement du xvie siècle pour trouver un mouvement semblable. Pourtant, depuis la fin du xive siècle, la condition des paysans empire visiblement, surtout semble-t-il, dans le sud. La noblesse profite de leurs besoins de terres pour les opprimer[4].

D’une manière générale on se met à mépriser le paysan comme un ilote en dehors de la société. On ne trouve plus de chartes de franchises rurales au xive siècle, si ce n’est dans quelques pays neufs, comme dans la Hollande du nord. Les villes aussi oppriment les campagnes en veillant soigneusement à y supprimer toute industrie. Gand organise des expéditions constantes au xive siècle pour détruire les métiers à tisser et les cuves à fouler dans les villages et les bourgs ruraux. Et les monastères n’étendent plus sur les « vilains »leur ancienne protection sociale, mais contribuent à leur misère par la perception de la dîme.

Quant à la noblesse, elle subit également une crise grave. Elle conserve les vieilles formes de la chevalerie, mais l’esprit n’y est plus. Il s’est dissipé en même temps qu’ont cessé les Croisades. De l’ancien idéalisme, je ne vois pas bien ce qui reste, si ce n’est une galanterie extérieure. La fidélité au seigneur n’est plus qu’un mot. Ce qui domine maintenant pour le chevalier, c’est son fief. L’hommage, ce beau mot, n’a plus guère pour lui que la valeur d’un enregistrement. Ce qui subsiste, c’est le caractère militaire de la classe noble. Mais il prend souvent l’aspect d’un service militaire mercenaire. Les chevaliers des bords du Rhin, de l’Autriche, de la Hesbaye, se louent aux rois de France dès le commencement du xive siècle. On voit apparaître des chevaliers errants combattant partout et pour toutes les causes, comme Froissart en a dessiné un bon nombre. Ce sont des militaires professionnels qui ne sont pas très loin des condottiere, chefs de bandes, routiers, pour lesquels la guerre est une profession lucrative. Duguesclin, l’un de ces chevaliers les plus typiques, est un pur soldat. La littérature de chansons de geste s’arrête ou se redit. Ce que ces gens-là lisent, ce sont des récits de campagnes, à propos de n’importe quoi, pour n’importe qui, avec des beaux profits, des fêtes, des femmes, comme Froissart les raconte. Au fond ce sont des aventuriers, pour la plupart très âpres encore que braves. Ce sont aussi des sportifs : voyez les tournois, les chasses à l’homme, l’hiver, en Lithuanie, et même une expédition comme celle de Nicopoli où ils vont se faire battre par les Turcs (1396). Ils vont aussi faire le coup de lance à Grenade.

La situation est bien pire encore là où les mœurs se sont conservées plus brutales, comme en Allemagne. C’est le Raubritter, espèce de bravo qui se sert du prétexte des fehden (guerres privées) pour rançonner les environs, bandit brutal aux marchands, tyran du village pour les paysans qui habitent au pied de son bourg, et qui fuit devant les Hussites ou les paysans suisses.

Car ce n’est plus cette noblesse militaire, qui gagne les batailles. L’artillerie qui commence à se faire entendre à Crécy, ne joue encore qu’un rôle secondaire en campagne, mais l’infanterie reprend peu à peu la place qu’elle a perdue depuis l’époque carolingienne. Elle détruit, à Courtrai, la chevalerie française ; remporte les victoires suisses depuis 1315, fait la force de l’armée anglaise dont elle constitue les compagnies d’archers, et c’est sur elle que s’appuie la technique de Jean Ziska à la tête des Hussites. Ainsi le rôle de la noblesse et de la chevalerie, malgré les apparences, va diminuant sans cesse. Il est très caractéristique que la plus pure figure militaire du temps, Jeanne d’Arc, soit une paysanne. Et si au point de vue militaire, la noblesse est en recul, elle ne se distingue pas par ailleurs. Son rôle gouvernemental est nul. Elle ne se cultive pas plus que jadis. Évidemment les services qu’elle rend ne correspondent pas à la position qu’elle occupe. Et cela est d’autant plus frappant que cette situation est plus avantageuse que jamais. Le haut clergé, les chapitres, deviennent le monopole de cadets de famille. Le caractère démocratique de l’Église disparaît. Voyez des types de chanoine comme Jean le Bel et Froissart, des évêques comme Adolphe de la Marck ! Il s’ensuit une décadence énorme de la science et des mœurs dans le haut clergé, qui est devenu un clergé mondain au goût du jour.

A y regarder de près, ne trouverait-on pas chez la noblesse, dans son ensemble, une tendance analogue à celle que l’on constate chez le patriciat de la bourgeoisie ? Ni l’une ni l’autre ne se développent plus ; elles s’installent, pour ainsi dire, dans leur position acquise. Leur seul souci est de conserver leurs privilèges et leurs biens. Il n’y a plus chez elles d’idéalisme, et bien peu de désintéressement. Je pense aux grands exemples de dévouement de ce temps : les bourgeois de Calais, Étienne Marcel, van Artevelde : pas un noble parmi eux. Un Simon de Montfort (l’Anglais), un Villehardouin, un Joinville, ne se rencontrent plus au xive siècle. Les mœurs sont recouvertes d’un vernis d’élégance ; au fond, elles sont brutales. Il suffit de lire Froissart pour voir que ces nobles aiment surtout l’argent. Ce sont d’assez brutaux jouisseurs. Pas un d’eux ne se signale par sa piété ou par sa bienfaisance. Et je parle ici de ceux qui se mêlent au mouvement du monde. Les autres chassent, gèrent leurs biens et oppriment les paysans. Il est étonnant de constater à quel point cette noblesse si nombreuse du xive et du commencement du xve siècle est stérile.

Un flot nouveau commence pourtant à se répandre sur la vieille couche féodale et chevalière. Le xive siècle voit se former les premiers linéaments de ce que l’on pourrait appeler la noblesse de cour. Elle n’existe guère encore au xiiie siècle. Sans doute l’entourage du roi est alors, comme depuis toujours, composé de nobles. Mais leur position est indépendante de la cour. Ils y sont comme compagnons du roi. Ils ne forment pas sa maison. Il y avait une maison royale à l’époque franque, mélange assez confus de dignitaires et de serviteurs dont les noms s’étaient conservés dans ceux des grands officiers de la couronne. Mais dès que la monarchie est devenue forte, ils ont disparu ou se sont transformés en fonctionnaires ou en personnages d’apparat. L’hérédité de leurs charges qui les liait au roi s’en est allée. Leur évolution a été celle d’une domesticité royale de non libres, se muant en grands personnages héréditaires à l’époque féodale, pour disparaître lors de la reconstitution du pouvoir royal. Mais la royauté forte qui, depuis le xiie siècle a écrasé l’ancienne cour devait s’en créer une nouvelle.

Le noyau ne me paraît pas en être noble, mais roturier : conseillers, serviteurs pour l’argenterie, la garde-robe, etc. avec quelques clercs. Mais le roi peut-il être entouré de roturiers ? La cour est un séjour de noblesse. Le roi se met donc à anoblir ses officiers et fonctionnaires. Noblesse nouvelle tout à fait différente de l’ancienne chevalerie militaire. C’est maintenant le service civil et l’intelligence ou l’instruction qui la confèrent, plutôt que le service militaire et le courage. Et cette noblesse nouvelle dépend exclusivement des souverains. A l’origine, tout chevalier pouvait en « armer » un autre. Il n’en est plus ainsi au xive siècle. Le roi seul est la source de la noblesse et il le sera exclusivement jusqu’à la fin de l’ancien régime. Tout ce qui devient noble depuis la fin du xiiie siècle le devient par lui seul. Les nobles de robe se font leur place à côté des nobles d’épée, tels le chancelier Rolin, Jacques Cœur, tant d’autres.

C’est là un fait nouveau d’une importance sociale très grande. Il a, à mon sens, sauvé la noblesse qui déclinait comme caste militaire et ne pouvait s’enrichir parce qu’elle formait une caste juridique de plus en plus fermée. Par ces nouveaux venus lui arrivent des nouvelles recrues et des recrues en général très riches, grâce à leur participation au gouvernement. Elle les méprise, mais ce sont eux qui l’ont sauvée.

Ici encore, on retrouve l’influence de la tradition. Par sa formation et ses occupations, la noblesse de robe est une espèce de clergé laïque. Elle n’a rien de commun avec l’ancienne noblesse dans laquelle elle s’installe. Pourquoi y est-elle entrée ? Parce qu’il n’y avait pas d’autre place pour elle dans la société d’alors. Elle ne pouvait, venant à la cour, rester dans le sein de la bourgeoisie qui aurait continué à avoir barre sur elle et à la détacher du prince. Alors ? Entrer dans le clergé, quelques-uns l’ont fait et y ont trouvé des évêchés et des chapeaux de cardinaux pour récompense. Mais pour les autres, il n’y avait que la noblesse, dans cette société où la roture ne comprenait que les paysans. Ainsi, par un processus nécessaire mais non naturel, le haut personnel gouvernemental est venu s’adjoindre comme appoint à une classe sociale d’origine purement militaire. Ses habitudes sociales, ses intérêts se sont confondus avec les siens. Et de plus la noblesse a pris une situation plus large. Elle a renfermé désormais toute l’élite. On n’a été un homme convenable qu’en lui appartenant. Les conséquences s’en marquent peu encore au xive siècle et au commencement du xve siècle. Elles devaient être incalculables plus tard, et bien des États de nos jours n’en sont pas encore affranchis. La Renaissance a été impuissante à en désagréger le bloc. Il a fallu pour cela les démocraties modernes. Si profonde que soit dans l’État l’action de la bourgeoisie, c’est, pendant tout l’ancien régime, la noblesse qui conserve socialement le premier rang, et tout ce qui sort de la bourgeoisie cherche à y entrer.


II. — Le mouvement religieux


Le xiiie siècle a vu l’Église catholique atteindre son apogée. Elle fournit le spectacle grandiose d’un gouvernement pourvu de tous ses organes, si fort que non seulement il résiste victorieusement aux attaques dirigées contre lui, mais que chacune d’elles le laisse plus puissant. Par sa forme, ce gouvernement est une monarchie qui rappelle de très près l’Empire romain au milieu duquel il est né et dont il a conservé la capitale, la langue et, avec les modifications nécessaires, le droit et les traditions administratives. Et, comme dans l’Empire romain encore, son chef, le pape, est élevé au-dessus du reste des hommes, personnage sacré, dont les ordres sont des lois et qui ne peut être jugé par personne. Ce n’est point là cependant ce qui donne à la papauté son extraordinaire vitalité. Elle lui vient de la société religieuse dont l’adhésion enthousiaste lui est acquise, qui vit en communion avec elle par la foi et du sein de laquelle elle reçoit continuellement un afflux de forces fraîches, source perpétuelle de rajeunissement. Constamment la piété fait surgir du sein des masses de nouveaux ordres monastiques, adoptés aux besoins de chaque époque, qui, soumis à sa direction, lui fournissent l’armée spirituelle dont elle a besoin pour discipliner ou pour défendre l’Église : Clunisiens au xie siècle, Cisterciens et Prémontrés au xiie, Franciscains et Dominicains au xiiie. Contre l’hérésie, le pape a sa police, l’inquisition, et il suffit qu’il appelle les peuples à son aide pour qu’aussitôt des milliers de défenseurs de l’orthodoxie se ruent au massacre des infidèles. Enfin, tout l’enseignement dépend de lui ; la science des universités n’obéit pas moins à son impulsion que le zèle des religieux.

Mais il est visible que, vers le milieu du xiiie siècle, il a atteint le maximum de sa puissance. Elle s’arrête de croître et, bientôt, elle décline. La cause principale de ce déclin doit être attribuée, on l’a vu plus haut, à l’attitude prise par la société laïque vis-à-vis de l’Église. D’une part, les États nationaux, par besoin d’indépendance, secouent la tutelle de la papauté ; de l’autre, les peuples plus actifs, plus laborieux, plus absorbés par le souci de leurs intérêts économiques, en devenant inaccessibles à l’idéalisme naïf de la Croisade, commencent à se soustraire eux aussi à la direction exclusive de la religion. Évidemment l’Église cesse d’être, pour ses fidèles, la seule maîtresse ou, pour mieux dire, l’emprise qu’elle exerçait sur les âmes cesse d’être sans rival. Son autorité n’est plus toute puissante parce qu’elle ne s’impose plus spontanément à toute la vie politique et à toute la vie sociale. Il s’opère comme un glissement des âmes qui, sans le vouloir et sans s’en apercevoir, s’éloignent d’elle. Et elle ne s’en aperçoit pas non plus. Si sa force morale et son influence politique diminuent, elle n’abandonne aucune de ses prétentions, ni aucun de ses espoirs. Même après la catastrophe de Boniface VIII, même après l’exode du pape à Avignon, même pendant la lutte des papes avec les conciles elle reste obstinément fidèle à l’idée de la Croisade et continue à revendiquer la suprématie sur les peuples et sur les rois. Elle renouvelle même la vieille querelle avec l’Empire, et Jean XXII excommunie Louis de Bavière (1324) comme Innocent IV avait excommunié Frédéric II, mais quelle différence entre cette réplique et le drame grandiose du xiiie siècle. Les clameurs des deux partis ont retenti au milieu de l’indifférence de l’Europe. Ce sont des moines, des juristes et des théologiens qui s’agitent ; les États se désintéressent.

Les Frères mineurs spirituels, dont le pape a condamné la doctrine sur la pauvreté évangélique, se jettent du côté de Louis de Bavière qui subit par nécessité ces étranges auxiliaires et, tout bourrelé de scrupules, les laisse le compromettre dans les accusations d’hérésies qu’ils lancent contre Jean XXII. Cependant, au milieu de la mêlée des pamphlets, la toute puissance pontificale, âprement discutée a provoqué des paroles qui ne doivent pas toutes s’oublier. Le Defensor Pacis de Marcile de Padoue, bientôt traduit en français et en italien, expose des idées dont on peut surprendre les premières traces dans l’entourage de Frédéric II et de Philippe le Bel, mais qui reçoivent ici leur pleine portée et étonnent par leur hardiesse. Pour lui, les prétentions de la papauté ne sont qu’une usurpation intolérable, aussi incompatible avec l’interprétation des textes sacrés et les usages de l’Église primitive qu’elles sont funestes pour la paix du monde. Le pape n’est qu’un évêque comme un autre. Sa mission consiste tout entière dans la prédication de la foi et l’administration des sacrements. Toute immixtion dans le domaine temporel, toute juridiction sur les laïques doit lui être refusée. Et élargissant la question, Marcile définit l’Église : la communauté de tous ceux qui croient en Jésus-Christ. Avant Wiclef et avant Hus, il déclare que le laïque lui appartient comme le prêtre et revendique catégoriquement la soumission des clercs au pouvoir séculier dans toutes les relations temporelles. Sans doute, il ne faut pas exagérer l’influence de ces déclarations. On ne voit pas qu’elles aient exercé aucune action pratique. Elles n’ont encore que l’importance d’un symptôme et, en matière religieuse comme en matière sociale, les contemporains ne remarquent point, en général, les symptômes qui précèdent les crises.

Jusqu’à quel point les tendances religieuses contemporaines ont-elles pu agir sur Marcile de Padoue ? Il y a en tous cas entre le mysticisme de son temps et sa conception de l’Église renfermant les laïques comme les clercs, une concordance qu’il faut attribuer sans doute à cette mystérieuse harmonie qui, à la même époque, rattache les unes aux autres les manifestations diverses de la pensée. Dans ce qu’elle a de spontané et de plus profond, la piété du xive siècle fut essentiellement mystique. L’Église ne lui suffit plus pour arriver à Dieu. Elle s’élance directement vers lui, elle veut le contempler face à face dans l’intimité de la conscience, sans l’intermédiaire du prêtre. Et, nouveauté singulièrement caractéristique, ce n’est plus dans la langue de l’Église qu’elle s’exprime.

Presque tous les mystiques, Eckhardt († 1327), Tauler († 1365), Ruysbroek († 1381) écrivent dans la langue du peuple, laïcisant pour la première fois la pensée religieuse et ébranlant ainsi le prestige du clergé qui en avait été jusqu’alors l’unique détenteur[5]. Il est en tout cas très certain que l’influence du clergé, tant séculier que régulier, ne s’exerce plus sur les fidèles avec la même force que jadis. Sans doute l’idéal ascétique du monachisme attire encore quantité de novices dans les couvents, mais il n’apparaît plus à tous le monde comme la forme supérieure et parfaite de la vie chrétienne. Le mysticisme s’effarouche de ce qu’une règle conventuelle entraîne nécessairement des contraintes pour la liberté spirituelle. Il lui préfère soit la contemplation solitaire volontairement pratiquée, soit des congrégations exemptes de vœux perpétuels comme sont les béguinages ou la communauté de Frères de la Vie commune, fondée par Geert Groot († 1384). Là encore, la piété s’épanche si l’on peut ainsi dire en dehors des cadres créés dans l’Église pour la contenir. Car ni les Béguines, ni les Bégards, ni les Frères de la Vie commune, ne sont des ordres religieux. Ils n’ont point cru que la vie laïque fût incompatible avec la dévotion et que pour être en rapport avec Dieu, il fallut fuir le monde. Ainsi les manifestations les plus originales et les plus actives de la piété du xive siècle se rencontrent en dehors du monachisme. Quant à celui-ci, il ne fait plus de nouveaux progrès. Il ne se fonde plus d’ordres nouveaux, à moins que l’on ne veuille donner ce nom à quelques communautés apparentées de si près aux Franciscains qu’il est bien difficile de les en séparer et qui d’ailleurs n’ont joué qu’un rôle tout à fait secondaire[6].

Cette expansion du mysticisme parmi les laïques était doublement périlleuse pour l’Église. Elle l’était tout d’abord quant à l’orthodoxie. Sans le frein d’une règle et la tutelle permanente de l’autorité, la vie contemplative s’emporte aisément au delà des frontières du dogme. Le danger était d’autant plus grand que l’instruction théologique faisait défaut à ces zélateurs naïfs, sortis pour la plupart des rangs du peuple ou de la petite bourgeoisie. En fait, durant tout le siècle, ils attirent constamment l’attention des inquisiteurs et côtoyent de très près les bords périlleux de l’hérésie. Le pape va jusqu’à condamner comme suspecte la religion des Béguines. Pendant la peste noire de 1347-1348, des bandes de pénitents poussés par une sorte de délire extatique, vont de ville en ville, ameutant le peuple, comme les fakirs d’Orient, par leurs chants, leurs danses ou leurs flagellations publiques. Des sectes mal connues chez lesquelles semblent s’être conservé quelque chose des doctrines et des rêveries des Albigeois, se rencontrent en Italie, en France et en Allemagne, sous le nom de « spirituels, apostoliques, amis de Dieu ». Tous ces mystiques, et ici apparaît pour l’Église le second danger, aspirent à ramener le monde à la pauvreté évangélique. Cette question de la pauvreté a agité tout le siècle. Chez les ouvriers des villes manufacturières, chez les révoltés anglais de 1384, elle a donné naissance à des aspirations communistes que le pouvoir séculier s’est chargé d’étouffer. Mais ce qu’elle a surtout répandu et ce qu’il était plus difficile de combattre, c’est la critique des autorités religieuses, à commencer par la plus haute de toutes, la papauté. Car plus le gouvernement de l’Église a adopté la forme monarchique, plus aussi il a entouré son chef de luxe et d’éclat. Par les artistes qu’elle attire et qu’elle occupe, par la pompe des cérémonies, par le nombre de ses employés, la hiérarchie savante de ses bureaux, l’abondance de ses revenus, la cour d’Avignon l’emporte de si loin sur les résidences royales, fût-ce celles de France et d’Angleterre, qu’il n’est même pas possible de les lui comparer. Et les cardinaux groupés autour du pape rivalisent entre eux de somptuosité et de magnificence. La fiscalité pontificale, déjà si développée au xiiie siècle, s’étend encore et s’ingénie à trouver des ressources nouvelles qui puissent suffire à tant de dépenses. A partir de Jean XXII, elle soumet la hiérarchie ecclésiastique à un système de taxes et de droits utiles dont il est bien difficile de persuader aux âmes pieuses qu’il n’est pas entaché de simonie. Par la création de Reservationes et de Provisiones, le pape dispose maintenant, dans toute la chrétienté, de quantité de bénéfices auxquels il nomme à sa guise moyennant finances. La conséquence en est naturellement que la curie se voit assiégée de solliciteurs, et que les dignités ecclésiastiques de plus en plus sont obtenues par la faveur ou à prix d’argent. On ne se préoccupe plus guère de la valeur des candidats, ni de savoir s’ils possèdent les qualités requises pour le poste qu’ils convoitent. Il suffit de parcourir au hasard les catalogues épiscopaux du xive et du xve siècles pour y faire des observations singulières. On y remarque tout d’abord combien les Italiens et les Français y dominent, puis combien peu de temps ils restent en fonction, enfin que presque tous appartiennent à la haute noblesse. Ce sont là les résultats inévitables du système. Non seulement il abandonne les postes les plus élevés de la hiérarchie à des cadets de grandes familles, non seulement il introduit dans une foule de diocèses des prélats étrangers aux mœurs et à la langue des fidèles, mais il a encore pour résultat de multiplier les translations d’un siège à un autre, chacune d’elles étant pour la curie la source de taxes proportionnées au revenu du siège vacant (annates). Rien d’étonnant si Sainte Brigitte adjure Grégoire XI († 1378) de détruire le « lupanar » qu’est devenue la Sainte-Église.

Au scandale que de telles pratiques donnaient aux âmes pieuses, s’ajoutait le mécontentement de tous ceux qu’elles lésaient, dans leurs intérêts ou dont elles froissaient l’amour propre national. Le haut clergé et les princes allemands s’indignaient de voir la curie favoriser systématiquement les Italiens et les Français et de ce que les lourdes taxes imposées à leurs diocèses profitassent surtout à des étrangers. Mais l’Allemagne morcelée et divisée était sans force et ses plaintes ne faisaient qu’attester son impuissance. Il en était autrement en Angleterre. Dès la fin du règne d’Édouard III, le Parlement entame une énergique campagne contre le droit que s’arroge la curie de taxer l’Église nationale et de ne pas en réserver toutes les dignités et bénéfices aux sujets du roi. L’hostilité que la guerre a soulevée contre la France s’en prend au pape dont la partialité pour cette puissance n’est que trop visible depuis qu’il a quitté Rome pour Avignon. En 1376, le « bon Parlement » exige la suppression des Reservationes et des Provisiones, l’expulsion des collecteurs pontificaux et la défense d’exporter de l’argent hors du royaume. Déjà, du sein des communes s’élèvent des voix réclamant la sécularisation des biens de l’Église anglaise.

C’est au milieu de cette agitation politique que commence le rôle de Wyclif. Il n’est guère possible qu’elle n’ait agi directement sur ses idées religieuses. On peut noter chez lui pour la première fois cette concordance, ou pour mieux dire, cette alliance inconsciente de la spéculation et de la pratique, de l’universalité des tendances et du souci pour le bien de la nation, qui devait dans la suite caractériser le génie de tant de penseurs anglais, et qui s’explique sans doute par la forte solidarité nationale dont leur peuple a été doué par les circonstances, bien avant tous les autres peuples de l’Europe.

Avec Wyclif s’ouvre, dans l’histoire religieuse, la voie qui aboutira à la Réforme. Il n’a plus rien de commun avec les hérétiques qui avant lui ont troublé l’Église et dont les doctrines se fondaient essentiellement, comme celle des Albigeois, sur le dualisme de l’esprit et de la chair. Bien différent d’eux, il n’apporte rien dans le christianisme qui n’y soit déjà. Ce n’est ni contre le dogme, ni contre la morale chrétienne qu’il s’insurge, mais tout simplement contre l’Église et, plus encore que contre l’Église, contre la papauté. Le seul chef de l’Église, enseigne-t-il, est le Christ. Sa parole, consignée dans la Bible, suffit au salut de celui qui a la foi. Or la Bible ignore cette puissante et opulente hiérarchie religieuse qu’est devenue l’Église. Son idéal est la pauvreté ; elle ne fait aucune différence entre le prêtre et le laïque et il en faut conclure que les prêtres sont soumis comme le reste des fidèles aux lois séculières et n’ont à revendiquer aucun privilège. L’Angleterre est absolument indépendante du pape, car le pouvoir temporel de son roi, de même que le pouvoir spirituel de l’Église, dérive directement de Dieu. Quant au pape, loin d’être le représentant du Christ sur la terre, il est proprement l’Antéchrist. Le peuple, pour pratiquer la vraie religion, doit en revenir à la Bible, qu’il ne connaît plus. Aussi, pour la lui faire connaître, le réformateur a-t-il entrepris de la traduire en langue vulgaire, inaugurant par ce grand travail l’histoire de la prose anglaise.

Jusqu’alors l’orthodoxie de l’Angleterre avait été telle que par une fortune singulière, il avait été inutile d’y introduire l’inquisition. Nul peuple n’avait été plus docile que le sien aux enseignements de l’Église quoique, depuis le règne d’Édouard Ier, il eût clairement manifesté sa volonté de lui interdire toute influence dans le domaine politique. En unissant dans sa campagne contre la papauté la question religieuse à la question politique, Wyclif ne pouvait manquer d’intéresser à la première tous ceux que passionnait la seconde. En quelques années, il compte des partisans enthousiastes tant dans la noblesse que dans la bourgeoisie, cependant que de nombreux membres du bas clergé s’attachaient à ses doctrines et sous le nom de « simples prêtres »(simple priests), les répandaient parmi le peuple qu’étonnaient et attiraient à la fois la simplicité évangélique de leurs mœurs et de leur conviction. Et à mesure que grandissait son action, le réformateur devenait plus hardi et plus radical. Il allait, au nom de la Bible, jusqu’à nier la transsubstantiation du Christ dans la communion. Le chancelier de l’Université d’Oxford, l’archevêque de Canterbury, avaient beau le taxer d’hérésie, ses ennemis le rendre responsable du grand soulèvement agraire de 1381, l’attitude du Parlement lui était si visiblement favorable qu’on n’osa le poursuivre et qu’il mourut paisiblement en 1384 dans sa paroisse de Lutterworth. Ce ne fut qu’à partir de l’avènement de Henri de Lancastre (Henri IV), que le roi, désireux d’acquérir à sa dynastie nouvelle l’appui du pape, prit position contre le Wyclifisme ou, pour employer le terme dont se servaient les adversaires des réformateurs, contre la secte des Lollards[7]. Dès le début de son règne (1399), il portait la première loi qui, en Angleterre, ait condamné les hérétiques au supplice du feu, interdisait la traduction de la Bible en langue nationale et faisait monter sur le bûcher Lord Cobham, le protecteur des Lollards à la Chambre des Lords (1417). Ces violences entravèrent le mouvement sans l’étouffer. Jusqu’à l’apparition du protestantisme, les disciples de Wyclif ne cessèrent pas d’agiter la pensée religieuse de l’Angleterre et de la préparer à la grande transformation du xvie siècle. D’ailleurs, au moment où la persécution s’abattait sur eux dans leur patrie, des émules enthousiastes à l’autre bout de l’Europe se passionnaient pour leur doctrine. Transplantée en Bohême par Jean Hus, elle allait, s’y associant au déchaînement des passions nationales et des instincts démocratiques, y ébranler d’une formidable secousse l’Église et l’Allemagne.

Au moment où il semblerait que la papauté ait dû rassembler toutes ses forces pour résister à ses ennemis, elle se précipitait dans la crise fameuse que l’on désigne sous le nom de grand schisme et qui déchira durant quarante ans la chrétienté occidentale (1373-1417). Nulle cause religieuse à cette catastrophe. La double élection qui en a été le point de départ fut sans nul doute restée un incident sans grande portée si, par intérêt politique, les États européens, répartis en deux groupes hostiles subissant l’un l’action de la France, l’autre celle de l’Angleterre, ne s’étaient hâtés de l’envenimer et d’en tirer parti. Que l’on y prenne garde cependant : si la politique séculière a poussé au schisme, l’a exploité et l’a fait durer, elle aurait été incapable de le faire naître. La vieille conception carolingienne qui, associant au gouvernement de l’Église le pape et l’empereur, avait jadis permis à ce dernier de faire nommer des anti-papes, avait perdu avec Frédéric Barberousse son dernier représentant, l’Église avait si complètement triomphé de l’Empire, avait si bien secoué toute intervention temporelle dans son gouvernement, avait entouré les élections pontificales de tant de garanties d’indépendance, enfin et surtout les fidèles vénéraient si profondément en elle une autorité d’essence divine, que l’idée même de lui imposer un pape par la violence et en opposition avec les règles traditionnelles du conclave, eût été inconcevable. L’État avait pu, à la fin du xiiiesiècle, au moins en France et en Angleterre, repousser l’ingérence de l’Église dans ses affaires, mais il ne pouvait songer et il ne songea pas à soumettre l’Église à la sienne. Tout ce qu’il désirait, c’était se concilier la neutralité ou la bienveillance de l’Église ; c’était l’empêcher d’agir par la force énorme de la hiérarchie contre ses desseins ou ses intérêts ; c’était même, s’il se pouvait, s’en faire une alliée contre ses ennemis de l’extérieur. Les rois de France avaient habilement profité du séjour de la papauté à Avignon pour s’assurer ces avantages. Leur attitude à son égard avait été complètement différente de celle des empereurs, à l’époque où l’Empire signifiait encore quelque chose. Ne prétendant pas, à la différence de ceux-ci, posséder le moindre droit au gouvernement de l’Église universelle, ils n’avaient eu avec elle que des rapports purement extérieurs, de puissance à puissance. Entre le pape et l’empereur, la démarcation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel avait toujours été contestée parce qu’ils se trouvaient l’un et l’autre dans l’Empire. Pour le roi de France, qui était en dehors, elle était fort nette, tracée par l’indépendance du roi dans son royaume. Et le pape profitait trop avantageusement de la protection du roi pour penser à altérer les bons rapports qu’il entretenait avec lui en ressuscitant les vieilles querelles. S’il conservait à l’égard des rois d’Allemagne toutes ses prétentions, il n’en parlait plus à Paris. Il s’entourait de plus en plus de cardinaux français et, comme on l’a déjà vu, c’était à des Français encore qu’était réservée une bonne partie des bénéfices dont il disposait si largement. Ainsi l’harmonie régnait, en fait, entre l’Église et l’État, chacun évitant les conflits. En fait existe un concordat non écrit mais qui n’en est pas moins réel. Les rapports entre le roi et le pape sont encore facilités par le fait qu’en France la question du pouvoir temporel ne se pose pas, Avignon et le comtat Venaissin sont si peu importants que le roi ne songe pas à en contester la possession au pape. On a trop peu remarqué cela, me semble-t-il : il me paraît évident que le modus vivendi du pape et du roi de France pendant le séjour d’Avignon (1314-1377) est à bien des égards une anticipation sur les Temps Modernes et une accommodation réciproque de l’Église et de l’Etat.

Mais cette situation ne profite qu’à la France. On ne s’en aperçoit que trop à l’extérieur où l’on désigne cette période sous le nom de « captivité de Babylone ». L’idée que le pape ne réside plus auprès du tombeau des apôtres est intolérable aux âmes pieuses. Les États non français s’indignent de tous ces papes français qui se succèdent : Clément V (Bertrand de Goth), Jean XXII (Jacques d’Eux de Cahors, 1316-1334), Benoît XII (Jacob Fournier de Saverdun près Toulouse, 1334-1342), Clément VI (Pierre Roger, 1342-1352), Innocent VI (Jean Birel, 1352-1362), Urbain V (abbé de Saint-Victor de Marseille, 1362-1370), Grégoire XI (de la famille Roger, 1370-1378)[8].

Naturellement, Avignon n’est qu’un pied-à-terre où l’on s’éternise. Mais on n’y peut rester toujours. Jean XXII ne fut élu en 1316 qu’après avoir promis de replacer le siège à Rome. Mais les circonstances sont très fâcheuses en Italie dont la papauté ne se désintéresse pas. Le roi Robert de Naples (1309-1343) qui a succédé à Charles II, a reçu à Avignon là couronne des mains du pape et fait échouer l’expédition de l’empereur Henri VII. Mais à Rome c’est bientôt l’anarchie. En 1347, Cola di Rienzo est nommé « tribun » et pendant les quelques mois de sa dictature rêve de nouveau la restauration de l’Empire romain. L’État de l’Église est en décomposition. Innocent VI y envoye pour le reconstituer le cardinal Albornoz, comme vicaire général (1353). Cola se joint à lui, mais cette fois est tué par le peuple. A Naples, après le règne de Robert, la lutte avait éclaté entre sa fille Jeanne et le roi Louis de Hongrie qui, appartenant à la maison d’Anjou, prétendait à la couronne ; elle devait durer jusqu’en 1350.

Urbain V (1362-1370), le meilleur des papes d’Avignon, qui réagit contre le luxe et les abus, aspire à retourner à Rome. Il y retourne en effet en 1367. La ville est à moitié dépeuplée ; quantité de monuments antiques sont tombés en ruines. Les « grandes compagnies » de mercenaires licenciés ravagent le pays. L’empereur Charles IV vient à Rome et reste en Italie jusqu’en 1369 sans rien faire qu’emplir sa bourse en punissant quelques villes. Au milieu de cette anarchie, l’empereur de Constantinople, Jean Paléologue vient implorer l’appui du pape contre les Turcs. La situation est si lamentable, que le pape retourne en 1370 à Avignon où il meurt l’année suivante.

Son successeur Grégoire XI (1370-1378) devait reprendre le chemin de la ville éternelle. La voix de Sainte Brigitte et celle de Sainte Catherine de Sienne s’élevaient trop haut et portaient trop loin pour qu’il pût feindre de ne pas entendre leurs objurgations. Mais la situation politique commandait plus impérieusement encore son retour. Bologne venait de se récolter. Les Florentins, jusqu’alors les plus constants alliés de Rome en Italie s’unissaient aux autres villes de la Toscane contre le gouvernement des « légats ». Le pape quitta Avignon en 1376. Il mourut en mars 1378, sans avoir pu mettre fin à l’anarchie. L’élection de son successeur, pour la première fois depuis celle de Boniface VIII, septante-cinq ans auparavant, allait se faire à Rome. Il était impossible que le peuple n’exigeât pas un pape romain. Les cardinaux réunis en conclave délibéraient au bruit de ses clameurs et du tocsin de Saint-Pierre. Le Vatican était entouré de bandes armées. C’était une « journée » révolutionnaire. Elle s’acheva par l’élection du cardinal Barthélemy Prignano archevêque de Bari, qui prit lors de son couronnement le nom d’Urbain VI (1378-1379). Mais les cardinaux français qui avaient collaboré à l’élection n’avaient agi que sous l’empire de la terreur. Quelques-uns avaient protesté. Les autres furent bientôt brouillés avec le pape qui annonçait des velléités de réformer le Sacré Collège et de couper court aux abus financiers qui faisaient sa fortune. A cela s’ajoutaient les instances du roi de France Charles V et la ruine de Naples. Il n’en fallait pas davantage pour leur faire déclarer nulle l’élection d’Urbain. Le 20 septembre ils se réunissaient à Fondi et donnaient leurs suffrages à Robert de Genève, évêque de Thérouanne. Le nom d’Urbain adopté par son compétiteur signifiait Rome : il en choisit un qui signifiât Avignon et se fit appeler Clément VII (1378-1394).

Jadis, chaque fois que deux papes s’étaient disputé la tiare, la question de légitimité n’avait pas été douteuse. L’un des deux, imposé par l’empereur, n’était visiblement qu’un intrus dont la chrétienté s’était résolument détournée. Cette fois, comment discerner le véritable successeur de Pierre ? Qui avait raison des cardinaux reconnaissant Urbain ou de ceux tenant pour Clément ? Les théologiens des universités disputaient entre eux ; les âmes pieuses, avec une égale conviction, priaient le ciel comme Catherine de Sienne pour le pape de Rome, ou comme Vincent Ferrier et Pierre de Luxembourg, pour celui d’Avignon. Mais comme dans tous les problèmes de droit qui touchent à la politique, c’étaient les intérêts qui devaient fournir la solution. La France et tous les États qui gravitaient autour d’elle, Naples, Écosse, Castille, Aragon, se prononcèrent pour Clément. Il n’en fallut pas davantage pour gagner l’Angleterre à Urbain. L’empereur Charles IV le reconnut aussi en vertu de la tradition qui rattachait l’Empire à Rome. Les États du nord, la Bohême, la Pologne agirent de même sans prendre grand intérêt à la question. Le roi de Hongrie ennemi de la reine de Naples qui était pour Clément, entra dans le parti opposé. Ainsi la chrétienté ne se laissa guider, dans un débat si grave pour l’Église, que par des considérations d’opportunité temporelle. La papauté, si triomphante un siècle auparavant, subit l’humiliation de voir subordonner l’obédience qu’on lui portait, aux convenances des gouvernements. Et non seulement elle accepta cette situation, mais elle la consacra pour ainsi dire par son attitude. Pour conserver sa clientèle politique, chacun des deux papes se montra à son égard d’une condescendance singulière. C’en fut fait des hautaines déclarations qui avaient jadis fait revendiquer par leurs devanciers, la disposition des royaumes. Ce fut à qui des deux pontifes en lutte se montrerait le plus accommodant pour ses partisans. Quant aux peuples, ils suivirent passivement l’attitude de leurs princes, sauf quand, en lutte avec eux, ils adhérèrent, par sentiment d’opposition, au pape du parti adverse.

Au milieu d’un tel désarroi, les abus dont l’Église souffrait de plus en plus visiblement depuis le commencement du xivesiècle ne pouvaient que s’aggraver. La cour de Rome comme celle d’Avignon la soumirent à une exploitation d’autant plus intense qu’une moitié de la chrétienté devait maintenant fournir à chacune d’elles autant de revenus qu’avait fait jadis la chrétienté tout entière. Le système de provisiones, des annates, de reservationes se mit à fonctionner à outrance ; la simonie, le népotisme, le favoritisme prirent une extension déplorable. La hiérarchie fut de plus en plus à la merci de l’argent.

Une telle situation était intenable. Elle devait sans doute en se prolongeant aboutir à la ruine de l’Église. Le succès de Wyclif en Angleterre était significatif. Et en Bohême, Jean Hus, s’inspirant de lui, commence aussi à agiter le peuple (1403). Mais, vis-à-vis de ces réformateurs révolutionnaires, la vieille Université de Paris, ce conservatoire de la théologie, cherche ardemment une solution compatible avec l’orthodoxie. Pierre d’Ailly, Gerson et Clémangis d’une part, Wyclif et Hus de l’autre, voilà le grand conflit religieux du commencement du xve siècle. On pourrait être tenté encore ici, suivant une recette commode, de faire intervenir l’élément racique : latins pour l’Église, germains contre elle. Germains et Slaves alors ! Mais il est très simple d’expliquer les attitudes différentes. En Angleterre, on l’a vu, les difficultés croissantes du pays avec le pape ont orienté dans le sens qu’elle a pris la théologie wyclifienne, dont Hus ne fait que reprendre les thèses en les appuyant sur le nationalisme tchèque. Au contraire, en France, depuis que la papauté est à Avignon, l’État n’a qu’à s’en louer. Rien ne le pousse à rompre avec elle ; rien dans le peuple ne lui est hostile. On peut corriger les abus, rétablir la discipline, restaurer la piété sans tout ruiner, sans nier tout le passé et d’un bond retourner à la Bible et au christianisme primitif. Un concile œcuménique peut trancher la question et tout à la fois faire cesser le schisme et apporter à l’Église les réformes dont elle a besoin. Malheureusement, aucun des deux papes ne veut céder la place. Les États ne parviennent pas à s’entendre pour proclamer en face de l’un et de l’autre une « soustraction d’obédience » générale qui les obligerait à céder. La France pousse de toutes ses forces à la fin du schisme, mais elle est gênée par ses querelles intestines. L’assassinat du duc d’Orléans qui la fait passer sous l’influence du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, lui fait prendre une attitude plus décidée. Car Jean, dont les Flamands sur lesquels il règne sont pour Rome, est très embarrassé par la querelle et pousse de toutes ses forces à une solution. Les cardinaux des deux partis se sentant soutenus s’enhardissent. En 1409, enfin, ils convoquent à Pise un concile général qui s’ouvre le 25 mars.

C’était dans l’Église une nouveauté inouïe qu’un concile se réunissant à l’appel des cardinaux. L’esprit révolutionnaire qui travaillait la société laïque se communiquait aussi à la société religieuse. Les deux papes, Grégoire XII (Rome) et Benoît XIII protestèrent également et s’agitèrent en vain pour faire échouer les travaux de l’assemblée. Mais elle était décidée à aller jusqu’au bout. Le 5 juin, elle déclarait solennellement Pierre de Luna (Benoît XIII) et Angelo Corrario (Grégoire XII) schismatiques notoires et hérétiques, les déposait l’un et l’autre, et prononçait la vacance du Saint-Siège. Dix jours plus tard, les cardinaux donnaient la tiare à Alexandre V (1409-1410). Puis ils se dispersèrent, remettant à un concile futur la réforme de l’Église. L’avenir paraissait plus sombre que jamais, car ni Grégoire, ni Benoît ne reconnaissaient comme valable la sentence qui les avait frappés. Il y avait désormais trois papes qui se disputaient le gouvernement de la chrétienté. Et comme s’il ne suffisait pas que l’Église fut ébranlée dans son gouvernement, elle était en même temps déchirée par l’hérésie, rappelant ainsi le spectacle de la décadence carolingienne à l’époque où les fils de Louis le Pieux se disputaient la couronne tandis que la féodalité grandissante faisait crouler la constitution politique de l’Empire.

Le Wyclifisme avait trouvé dans Jean Hus un apôtre bien plus ardent et que les circonstances devaient rendre autrement dangereux que le fondateur même de la doctrine. De même que les succès de Wyclif en Angleterre s’expliquent, on l’a vu, par le mécontentement politique que la papauté avait suscité dans ce pays, ceux de Hus sont dus à l’hostilité croissante qui, depuis le milieu du xive siècle, opposait les Tchèques de Bohême à l’Allemagne[9]. Le sentiment national agit en faveur de chacun d’eux, mais d’une façon très différente et qu’explique naturellement la composition des deux peuples. En Angleterre, où la population était homogène, il valut à Wyclif le concours de tous ceux qui repoussaient dans la papauté l’immixtion d’une puissance étrangère. En Bohême, où les Tchèques vivaient à côté des immigrants que l’Allemagne avait déversés dans le pays depuis le xiie siècle, il lança vers Hus toute la partie slave de la nation qui salua en lui l’auteur de son affranchissement à l’égard d’une Église dans laquelle elle voyait surtout l’Église des Allemands. Dès le début, Hus ne s’appuya d’ailleurs que sur ses compatriotes de langue tchèque. Le zèle religieux dont il les enflamma par son éloquence et sa conviction s’augmenta de toute la force des passions nationales, et l’on assiste à ce spectacle singulier d’un théologien devenu à ce point l’apôtre de son peuple qu’aucune autorité n’eût osé songer à lui résister. L’excommunication fulminée contre lui, l’interdit lancé sur la ville de Prague (1412) ne ralentirent pas sa propagande qui déjà commençait à lui recruter des partisans en Pologne, en Hongrie, en Croatie.

L’œuvre de réforme ecclésiastique que le Concile de Pise avait ajournée paraissait seule pouvoir sauver la chrétienté. Jean XXIII (1410-1415) qui venait de succéder à Alexandre V, convoqua à Rome un nouveau concile (avril 1412), que l’invasion de la ville par le roi de Naples, Ladislas, obligea bientôt à se disperser. Sur la proposition du roi d’Allemagne Sigismond, heureux de prendre ici une importance que lui laissaient la France et l’Angleterre occupées par leur conflit, Constance fut désigné comme siège d’une nouvelle assemblée qui s’y ouvrit le 5 novembre 1414. Elle réussit, après trois ans de délibérations et de négociations, à mettre fin au schisme. Jean XXIII fut déposé, Grégoire XII amené à renoncer à la tiare, et Benoît XIII, qui s’y refusait, condamné comme hérétique et schismatique. Le 11 novembre 1417, Martin V fut élu, non par le conclave, mais par une commission de cardinaux et de délégués des nations représentées au Concile. L’unité du gouvernement catholique était enfin rétablie. Quant à la réforme de l’Église « dans son chef et dans ses membres» qu’appelaient de tous leurs vœux les meilleurs esprits, elle fut à peine commencée. Elle ne consista guère qu’en quelques tempéraments apportés au pouvoir que s’arrogeait la curie dans la répartition des bénéfices. En revanche, le Concile crut écraser l’hérésie de Bohême en condamnant au bûcher Jean Hus qui, muni d’un sauf-conduit de Sigismond, s’était rendu à Constance avec l’espoir de convertir les pères à sa doctrine (6 juillet 1415). Son disciple, Jérôme de Prague, fut quelques mois plus tard, également condamné et exécuté. L’un et l’autre moururent comme des martyrs, et leur supplice n’eut d’autre résultat que de servir la cause qui venait de leur coûter la vie. Il porta au paroxysme l’enthousiasme religieux et l’enthousiasme national des Tchèques. Leur haine contre l’Église et leur haine contre l’Allemagne se développèrent ensemble. Hus n’était-il pas, en effet, tout à la fois la victime du Concile et de Sigismond ? Comment auraient-ils pu voir dans le sauf-conduit qu’il avait reçu du roi, autre chose qu’une abominable perfidie ?

Jusqu’ici, les adeptes de Hus s’étaient bornés, comme leur maître, à professer les idées de Wyclif. Un certain nombre d’entre eux leur restèrent fidèles : ce furent les Utraquistes, ainsi appelés de ce qu’ils communiaient sous les deux espèces. Mais la masse du peuple, sous l’aiguillon de la passion religieuse, poussa d’un coup la doctrine jusqu’à ses conséquences extrêmes. Puisque la Bible donnait la parole de Dieu, il fallait lui obéir en tout, non seulement dans ce qui regarde les âmes, mais aussi dans ce qui touche les corps.

Dès lors, l’organisation ecclésiastique aussi bien que l’organisation civile devaient disparaître. Il fallait établir en ce monde le royaume de Dieu, en reconstituant, d’après les saints livres, l’humanité tout entière. Rêve enthousiaste d’un peuple jeune et plein d’illusions, et dont la conduite n’a pas d’autre pendant dans l’histoire que celle des Bolcheviks russes de 1917. On se mit à l’œuvre aussitôt, avec la conviction que la nation tchèque était l’élue du Seigneur. Le clergé catholique fut dispersé, ses biens confisqués, les églises et les monastères détruits. Une constitution patriarcale, imitée de l’Ancien Testament, fut donnée au peuple, et l’on éleva sur l’emplacement du bourg de Kozihradek où Hus avait passé ses dernières années, la ville sainte de Tabor, de laquelle les nouveaux Hébreux reçurent le nom de Taborites. La mort subite du roi de Bohême Wenceslas (16 août 1419) leur laissait d’autant mieux le champ libre que son successeur était l’odieux Sigismond, le Judas du martyr de Constance. La révolution était donc maîtresse du pays. Les Allemands de Bohême, restés fidèles à l’Église, courbèrent la tête sous la tempête. Cependant, de toutes parts, les mystiques exaltés que recelaient les associations de Bogards ou le prolétariat des villes industrielles se hâtaient vers ce pays où venait d’être proclamé le règne de Dieu, et leurs aspirations communistes ou leurs visions paradisiaques suscitaient au milieu du rigorisme biblique des Taborites, des sectes singulières. Celle des Adamites, fondée par un tisserand belge, caractérise curieusement l’exaltation de leurs adeptes. Les disciples du nouvel Adam, établis dans une île de la rivière Nezarka, prétendaient y mener, dans le communisme le plus complet, une vie édénique. Comme les premiers hommes, ils avaient supprimé l’usage des vêtements et leur morale était aussi primitive que leur costume. Ils causèrent bientôt un tel scandale que Jean Ziska, en 1421, dut les faire massacrer.

La foi des Hussites était trop puissante pour ne pas les pousser à la répandre autour d’eux. Dès 1419, la Bohême est devenue un foyer d’ardente propagande, d’où une religion révolutionnaire déverse comme une lave ses doctrines brûlantes. Les régions slaves voisines, la Pologne, la Moravie, la Silésie, où la langue de ses apôtres est facilement comprise, et où les masses du peuple vivent misérables sous l’oppression de la noblesse, lui fournissent aussitôt des milliers d’adeptes. Elle s’infiltre même parmi les pauvres, dans les contrées allemandes d’Autriche. Et son prestige apparaît plus éclatant encore par les triomphes qu’elle remporte. Les victoires de Jean Ziska et de Procope sur la chevalerie allemande lancée contre eux par le pape et Sigismqnd, rappellent invinciblement aux fidèles celles de David ou de Gédéon sur les Amalécites[10].

Le péril hussite était invoqué par tous ceux qui, dans l’Église, réclamaient la réunion d’un nouveau concile. Martin V réussit à temporiser ; son successeur Eugène IV (1431-1437), maîtrisé par les circonstances et par l’opinion, s’exécuta. Le Concile s’ouvrit à Bâle en juillet 1431. Deux grandes questions s’imposaient à ses travaux. L’hérésie de Bohême et la réforme de l’Église. Les événements lui permirent de résoudre la première.

Le radicalisme religieux et social des Taborites avait fini par provoquer entre eux et les Utraquistes une rupture définitive. La noblesse, presque tout entière avait passé à ceux-ci et leur avait procuré à Lipan, le 30 mars 1434, une sanglante victoire. La Bohême, épuisée par la guerre, ne demandait plus que le repos et les négociations entamées entre le Concile et les Utraquistes aboutirent enfin à une solution assez obscure dont les deux parties se contentèrent (1436). Les difficultés furent tournées plutôt que résolues. Tant d’efforts, tant d’enthousiasme, tant de sang répandu ne profitèrent en somme qu’à la noblesse tchèque qui se partagea les biens des couvents. Au prix de la spoliation de l’Église, elle se réconcilia avec elle. La puissance qu’elle acquit ainsi devait rendre désormais peu dangereux les sectateurs découragés subsistant parmi le peuple. On compta sur le temps pour en finir.

Quant à la réforme de l’Église, on put croire tout d’abord qu’elle allait vraiment cette fois s’accomplir suivant le programme qu’avait jadis exposé à Constance les Pierre d’Ailly et les Gerson. La majorité des pères semblait décidée à remplacer la constitution monarchique du catholicisme par une constitution conciliaire. Plus énergiquement qu’à Constance, elle proclama la supériorité du concile sur le pape et déjoua énergiquement les efforts d’Eugène IV pour dissoudre l’assemblée. Non contente de supprimer les abus financiers de la curie, d’amender les mœurs du clergé, d’imposer la résidence aux dignitaires ecclésiastiques, de combattre la simonie et d’interdire l’accumulation de bénéfices, elle manifesta, à l’égard du pape, un esprit de défiance et de contrôle si révolutionnaire que la division finit par se glisser dans ses rangs. Eugène en profita utilement. L’empereur Jean VII Paléologue et le patriarche de Constantinople venaient d’arriver en Italie et, une fois de plus, cherchaient à obtenir le secours de l’Occident contre les Turcs en promettant l’union de l’Église grecque. Le pape convoqua aussitôt le Concile à Ferrare, puis à Florence, pour délibérer sur cette proposition, va-tout fallacieux du désespoir que l’on feignit ou que l’on se persuada de prendre au sérieux. Une partie des pères répondit à son appel et la proclamation de l’union, le 5 juillet 1439, lui valut momentanément (l’Église orientale devait le condamner quatre ans plus tard) un éclatant succès. L’opposition restée à Bâle était désormais discréditée. Elle chercha à cacher sa faiblesse par sa violence. Le 5 juin 1439, elle déposait Eugène IV et nommait à sa place Félix V que personne ne prit au sérieux en Europe et qui est le dernier des anti-papes. Obstiné dans une résistance désormais sans espoir, le Concile traîna encore dix ans une existence obscure, pour se dissoudre enfin le 25 avril 1439. Félix V abdiqua et reprit son rang parmi les cardinaux. La grande crise que la papauté venait de traverser était close, et elle se fermait par sa victoire. De l’œuvre du Concile rien ne subsistait. L’Église conservait sa forme monarchique. Après tant de travaux et d’espoirs, on en revenait au point de départ.

Quelque chose restait pourtant de toute cette agitation qui avait paru un instant devoir donner une forme nouvelle au catholicisme, quelque chose que personne n’avait voulu dans l’Église : l’indépendance croissante des États en matière ecclésiastique. Les différends des papes et du Concile avaient permis aux princes, que les deux parties avaient un égal intérêt à ménager, de limiter l’intervention de Rome dans leurs États et d’acquérir une part d’influence dans le recrutement et la discipline du clergé national. La pragmatique sanction proclamée par Charles VII en 1438 et dans laquelle on peut voir le point de départ des fameuses franchises gallicanes de l’Église de France, est le résultat le plus remarquable de ces conjonctures. La papauté restait maîtresse dans l’Église. Mais l’Église n’était plus ce qu’elle avait été au Moyen Age. Elle cessait d’étendre son autorité au domaine temporel comme au domaine spirituel. Elle se repliait en quelque sorte sur elle-même et, si l’on peut dire, se spécialisait dans son rôle religieux. Après l’empereur, le pape à son tour disparaissait comme pouvoir universel de la scène du monde. Depuis le milieu du xve siècle, il n’y aura plus d’anti-pape. Mais aussi, après la déposition par Paul II du roi de Bohême, Georges Podiébrad, en 1466, on ne verra plus de papes soumettre à leur arbitrage les querelles des rois.

  1. Ce n’est pas le capitalisme qui est opposé aux tendances de la nature humaine, c’est sa restriction. La liberté économique est spontanée. Le métier l’écrase parce qu’elle menace la majorité. Il suppose d’ailleurs que cette majorité détienne le pouvoir politique.
  2. Nom des métiers inférieurs à Florence.
  3. Le xive siècle voit commencer l’importance des financiers dans la politique
  4. On ne peut considérer la victoire des gens de Schwis, Uri et Unterwalden sur le duc Léopold d’Autriche en 1315 comme un soulèvement social. Il s’agit de paysans libres voulant conserver leur indépendance. Ce serait plutôt quelque chose d’analogue à la lutte des Frisons contre les comtes de Hollande, qui aboutit à la bataille de Stavoren (1345)
  5. Cfr. Brigitte, Catherine de Sienne, Gerson, Vincent-Ferrier, Pierre de Luxembourg.
  6. Tels, par exemple, les Chartreux.
  7. « Lollium » signifie mauvaise herbe.
  8. Ce sont tous des Provençaux, sans doute à cause des Angevins de Naples.
  9. Sur cette hostilité et ses origines, voyez p. 319 et sq. et p. 369.
  10. Voyez p. 370.