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Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre II

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Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 127-244).

LIVRE II.

SOMMAIRE.


Source de la civilisatîon indoue. — Chronologie des Indous. — Division des castes : Castes primitives. — Brahmes, Chactryas, Vaisiahs, Sudras. — Castes impures ou mélangées. — Religion des Indous. — Cosmogonie. — Trinité indoue : Brahma, Wichnou, Siva. — Premier avatar de Wichnou. — Deuxteme, troisième, etc., avatars de Wichnou. — Sectes diverses de la religion indoue. — Importance des cérémonies religieuses. — Des pénitences. — Métempsycose. — Le panthéisme, idée fondamentale de la religion indoue. — Du gouvernement indou. — Des impôts. — Mœurs, usages, habitudes, etc. — Expédition d’Alexandre. — De la Perse. — Contact de l’Inde et de la Perse. — Fondation de la dynastie des Ghazvanides. — Première invasion mahométane. — Fin de la dynastie des Ghazvanides. — De la première dynastie des Afghans. — Première apparition des Mogols dans l’Inde. — Seconde dynastie des Afghans. — Timour ou Tamerlan. — De la dynastie des Mogols. — Baber. — Son origine ; ses expéditions dans l’Indostan. — Bataille de Paniput. — Entrée de Baber à Delhi. — Révolte des Afghans. — Baber marche à leur rencontre et les défait. — Autre confédération des Afghans. — Conseil de guerre tenu par Baber. — Bataille de Byang, où les Afghans sont défaits. — Mort de Baber ; ses talents ; son caractère. — Humayoon lui succède. — Nouvelle révolte des Afghans. — Humayoon obligé de chercher un asile en Perse. — Sheer-Khan, Afghan de la tribu des Lody, lui succède. — Sa situation à la cour de Perse. — Mort de Sheer-Khan. — Humayoon remonte sur le trône. — Sa mort. — Ackbar. — Situation du Deccan. — Règne d’Ackbar, ses institutions, ses conquêtes. — Ackbar considére comme le monarque par excellence. — Description de l’empire d’Ackbar.
(1000 — 1598.)


Séparateur


Le législateur indou a parlé au nom du ciel : il a dit qu’à l’origine du monde, Dieu, dans un livre appelé les Vedas, avait révélé à l’homme toute science, toute vérité. Il a dit aussi que dans une première période de l’âge du monde, les peuples avaient vécu heureux dans l’accomplissement de leurs devoirs ; que, dans une seconde et troisième période, les devoirs imposés aux hommes dans le livre saint furent en partie négligés ; qu’en conséquence, la félicité dont ils avaient joui jusque là avait diminué ; que dès le commencement de la quatrième période, celle actuelle, les Vedas, plus que jamais méconnus, étaient sortis de la mémoire des hommes : d’où découlaient tous les maux dont l’humanité se trouve affligée. Le législateur a ajouté qu’il était envoyé pour expliquer de nouveau les Vedas au genre humain, qui, par la pratique des préceptes contenus dans le livre divin, pouvait s’élever de nouveau au plus haut point de félicité et de perfection morale. Les Vedas sont de la sorte la base et la clef de voûte sociale, politique et religieuse de l’Inde, ce qui explique en partie sa persistance : car il est certain que les Indous, du temps d’Alexandre, vivaient déjà dans un état de société absolument semblable à celui on nous les voyons aujourd’hui. Il nous suffira, pour le but que nous nous proposons, d’esquisser seulement quelques traits de ce système grandiose et singulier.

L’âge du monde, suivant le système des Indous, est divisé en quatre grandes périodes, qu’ils appellent Jogs : la première est la période satya, de 1,728,000 années ; la seconde, nommée treta, de 1,296,000 années ; la troisième, nommée’dwapar, de 864,000 années ; la quatrième, nommée cali, qui est celle encore subsistante, comprend 432,000 années. De ces périodes, les trois premières sont expirées ; l’année 1830 de l’ère chrétienne correspondait à l’année 4,930 de la quatrième ; du commencement de la période satya jusqu’en 1830, il s’est donc écoulé 3,892,930 années. Telle est l’antiquité à laquelle le peuple indou se croit d’incontestables droits.

Au commencement de la période satya, vivait le septième Menou, appelé Satyavatra ou autrement Vaivaswata ; lui et sa famille avaient échappé au déluge où avait péri le reste de l’espèce humaine. Les descendants de ce personnage se divisèrent en deux branches royales, l’une appelée les Enfants du Soleil, l’autre les Enfants de la Lune : les premiers régnaient à Ayodhya ou Oude, les seconds à Pratisht’hana où Vitora. Leurs dynasties subsistèrent jusque dans la millième année de la période cali, où elles s’éteignirent. Satyavatra prolongea son existence et son règne à travers toute la période satya, c’est-à-dire 1,728,000 années. La ligne solaire de ce monarque patriarcal se composa de cinquante-cinq princes ; qui exercèrent la souveraineté jusqu’au temps de Rama ; ce dernier occupa le trône d’Ajyodhya (Oude) jusqu’à la fin de la période treta. Le règne de ces cinquante-cinq princes s’étendant pendant toute la seconde période de 1,296,000 années, présente pour chaque règne un espace de 23,000 années. Pendant la période suivante, celle de Dwapar, vingt-neuf princes régnèrent, et chacun 29,793 années. Du commencement de la période cali, c’est-à-dire de l’époque actuelle ; jusqu’au moment où finit la race des princes du Soleil, on compte 1,000 années et trente princes : la durée moyenne du règne de chacun de ces princes n’est donc plus que de 33 ans. La dynastie des princes de la Lune correspondait exactement à celle des princes du Soleil ; cependant, dans les deux premiers âges, elle compta quinze princes de moins que cette dernière, différence de nombre et de symétrie qu’il faut probablement attribuer à la faute des généalogistes.

Outre les deux dynasties des princes du Soleil et de ceux de la Lune, une autre dynastie qui régna dans le Magadha ou Bahar, commence avec la quatrième période. Ceux-ci tirant leur origine d’un certain Jarasandha, sont au nombre de vingt ; ils vécurent jusqu’à la conclusion des premiers mille ans de la période actuelle, et furent contemporains des trente derniers princes des dynasties de la Lune et du Soleil. À l’époque mémorable de l’extinction de ces dynasties, la dynastie de Jarasandha vint aussi à manquer, le prince régnant fut tué par son premier ministre, qui couronna son propre fils Pradyota. Quinze des descendants de l’usurpateur lui succédèrent, et régnèrent depuis l’accession au trône de celui-ci jusqu’au temps de Nanda, époque où s’éteignit cette maison. Le dernier de ces princes, tué par un brahme, fut remplacé par un homme de la race de Maurya, nommé Chandragupta, appelé aussi Sandracottos, et que les historiens indous font contemporain d’Alexandre-le-Grand ; après lui neuf princes ses fils et petits-fils occupèrent le trône 187 années. À la mort du dernier de ces princes, le généralissime de ses troupes lui succéda, et eut neuf descendants qui régnèrent en tout 112 années. À cette époque le prince régnant fut tué et remplacé par son ministre Vasadeva, auquel succédèrent quatre princes qui régnèrent 345 années. Le pouvoir royal fut alors usurpé par un sudra, qui tua son maître, s’empara du gouvernement, et dont les descendants, au nombre de vingt et un, régnèrent pendant une période de 456 années. La fin du règne de ces princes correspondant à l’année 2,645 de la période cali, c’est-à-dire à l’année 446 avant Jésus-Christ, termine le système de la chronologie indoue.

Les brahmes appellent la première période, ou jog, l’âge d’or ; la seconde l’âge d’argent ; la troisième l’âge de cuivre ; la quatrième l’âge de terre. Dans chacune d’elles les vertus, la vie, la stature des hommes éprouvèrent des altérations sensibles : dans la première, les hommes étaient purs et vertueux, leur vie était de 100,000 années, leur taille de vingt et une coudées ; dans la seconde, un tiers du genre humain se corrompit, la vie humaine fut réduite à une durée de 10,000 années ; dans la troisième, la corruption s’étendit jusqu’à la moitié de la race humaine, et la durée de la vie humaine ne fut plus que de 1,000 ans ; enfin dans la période cali, tous les hommes sont plus ou moins corrompus, la durée de leur vie n’est plus que de cent années. Cependant dans chacune de ces périodes des exceptions furent faites en faveur des princes : ainsi dans la première période, quoique la vie humaine ne fût que de 100,000 ans, Satyavatra n’en régna pas moins 1,728,000 années ; il en fut de même des princes qui lui succédèrent, dont le règne dépassa aussi la vie moyenne de leurs périodes. L’histoire n’est pas un produit de l’Orient. Le passé se déroule aux yeux de l’Indou comme un espace sans limites qu’il remplit à son gré d’imaginations étranges, gigantesques, parfois sublimes.

Dès l’origine des âges, ce qui constitue le trait le plus saillant de leur civilisation, les Indous ont été divisés en quatre classes ou castes : les brahmes, les chactryas, les vaysiahs et les sudras. Suivant les lois de Menou, le plus ancien monument de la législation indoue, les uns et les autres sont sortis de Brahma lui-même : les brahmes de la tête, les chactryas des bras, les vaysiahs des cuisses, les sudras des pieds.

En raison de la noblesse de leur origine, les brahmes sont supérieurs à tout le reste du genre humain ; le brahme jouit à un haut degré de la faveur des dieux ; c’est grâce à lui, c’est par son intercession, que les bénédictions célestes tombent sur le reste des hommes ; les livres sacrés lui appartiennent exclusivement ;. les plus élevés des autres classes peuvent à peine être appelés à lire la parole de Dieu ; lui, il peut l’expliquer. Le premier devoir des magistrats est d’honorer les brahmes. Le moindre manque d’égards vis-à-vis d’eux est le plus atroce des crimes. S’il arrive qu’un sudra s’asseye sur le siége d’un brahme, le magistrat lui fera percer les fesses avec un fer rouge et le bannira du royaume. Un pouvoir mystérieux et terrible leur est attribué. Le même livre dit encore : « Qu’un roi se garde de provoquer la colère d’un brahme, car il ne tiendra qu’au brahme d’anéantir sur-le-champ, par l’effet de ses charmes, le roi avec ses troupes, ses chars et ses éléphants. Qui pourrait, sans périr, provoquer ces saints hommes dont la parole a créé la flamme dévorante, les mers immenses, la lune avec ses phases diverses ? Quel prince aurait quelque profit à opprimer ceux dont la parole peut créer d’autres mondes et d’autres rois du monde, donner l’être à de nouveaux mortels, à de nouveaux dieux ? Quel homme désireux de vivre peut vouloir offenser ceux par le pouvoir desquels les hommes et les dieux subsistent, ceux qui sont riches de la connaissance des Vedas[1] ? » Pour le même crime, le même délit, le châtiment infligé à un brahme est toujours beaucoup moindre que celui d’un homme d’une caste inférieure ; les plus grands crimes commis par un brahme n’en laissent pas moins inviolables sa vie et sa propriété. La loi de Menou dit : « Un roi ne saurait faire mourir un brahme, quand ce dernier aurait été convaincu de tous les crimes imaginables ; qu’il bannisse le coupable de son royaume, mais avec sa vie sauve et ses propriétés intactes[2]. » Ils sont exempts des taxes : « Un roi, fût-il au moment de mourir de faim, ne saurait recevoir aucune taxe d’un brahme instruit dans les Vedas[3]. » Leur influence sur le gouvernement est illimitée ; toutes les lois indoues sont contenues dans les livres sacrés, dont ils sont les gardiens et les interprètes : « Quelles que soient, dit le même code, les prescriptions que publient les brahmes, en conformité avec les shasters, le magistrat doit prendre ses mesures en conséquence. » Mais ce n’est pas là tout le pouvoir des brahmes. La vie des Indous est composée d’une infinité de rites et de cérémonies dont eux seuls sont les juges et les directeurs ; par là ils président à la vie entière de chacun. Ils sont supérieurs aux rois, lorsque ces derniers ne sont pas brahmes. Les dons ou les aumônes qui leur sont faites constituent une partie considérable des sacrifices et des expiations. Ils sont souillés par le moindre attouchement d’une personne de caste inférieure.

La seconde classe parmi les Indous est celle des chactryas ou guerriers, qui viennent immédiatement après les brahmes. Les chactryas sont autant élevés au-dessus des autres classes que les brahmes le sont au-dessus d’eux-mêmes. Les châtiments pour eux sont aussi moindres que pour les deux classes inférieures ; car dans lu législation indienne la pénalité diminue à mesure que le rang du coupable est plus élevé. Dans les affaires même d’intérêt civil, comme les prêts d’argent, les brahmes paient deux pour cent dans les mêmes cas où les chactryas paient trois, les vaysiahs quatre, les simples sudras cinq. Les vaysiahs sont la troisième classe des Indous : ils soignent les bestiaux, font le commerce, cultivent la terre ; ils sont supérieurs aux sudras, qui forment la quatrième classe. Les crimes commis par les sudras sont toujours punis beaucoup plus sévèrement que chez les autres classes. Le code de Menou dit : « Un brahme peut contraindre à le suivre un homme d’une classe servile, soit qu’il le paie ou ne le paie pas ; de tels hommes ont été mis au monde par le Créateur pour servir les brahmes. » Tout oubli, toute négligence, de la part des sudras, des témoignages de respect qu’ils doivent aux classes supérieures est passible des plus terribles châtiments. « Si un sudra commet le crime de fornication avec une femme libre de la caste des brahmes, le magistrat confisquera tous ses biens et le fera priver des attributs de la virilité ; s’il commet l’adultère avec une femme de la caste des brahmes, mais mariée, le magistrat confisquera ses propriétés, mutilera les marques de sa virilité, et, après l’avoir fait attacher sur une plaque de fer rouge, il le brûlera avec l’herbe Beena. » Un brahme ne doit pas lire les vedas en présence d’un sudra ; il ne doit pas lui donner d’avis ; il ne doit pas lui faire l’aumône de ce qui reste de sa table, ni lui donner aucun conseil de direction spirituelle, ni l’informer du moyen légal d’expier ses crimes ; le brahme qui explique la loi à un homme des classes serviles, qui l’instruit de la manière d’expier son péché, tombe en même temps que cet homme dans l’enfer nommé Asamvrito. (Lois de Menou, chap. viii, pag. 80-81.) » Les professions des castes n’étaient pas moins distinctes que ces castes elles-mêmes : les brahmes remplissaient les fonctions du culte les chactryas faisaient la guerre, les vaysiahs le commerce, les sudras s’occupaient du labourage et de tout ce qui concerne les travaux de la terre.

Certaines fonctions, certains emplois, certaines professions furent assignés dès l’origine par le législateur aux membres de chacune des castes. Cependant quand un brahme, en raison de circonstances fâcheuses, ne saurait vivre de ses fonctions de brahmes, il lui est permis de suivre la profession des armes comme un chactrya ou les diverses industries du vaysiah ; seulement il ne peut jamais se dégrader au point de se mêler des professions du sudra. Le chactrya peut aussi descendre aux emplois du vaysiah, le vaysiah à quelques uns de ceux du sudra. Dans cet arrangement, comme partout ailleurs dans la législation indoue, les avantages sont tous pour les classes supérieures. Le mariage n’était permis qu’entre membres d’une même caste ; les lois avaient réservé leurs grandes rigueurs contre le mélange des castes par l’union des sexes. Les instincts de la nature ne pouvaient manquer de triompher en ce point des sévérités du législateur : le mélange des sexes eut lieu, malgré les barrières posées par la loi ; et de là naquirent des enfants qui n’appartenaient à aucune caste. Ces malheureux, voués à l’infamie par le seul fait de leur naissance, ne pouvaient être qu’hostiles à la société au milieu de laquelle ils se trouvaient jetés sans en faire partie ; le mal ne tarda pas à devenir considérable. Voici comment les choses s’arrangèrent suivant les Indous.

Après une longue suite de bons rois sous l’empire desquels les peuples avaient joui d’un bonheur sans mélange, il vint un mauvais roi sous la domination duquel les lois furent violées. Les hommes nés du mélange des castes se multiplièrent il tel point qu’ils menaçaient de devenir plus nombreux que ceux compris dans les quatre castes. Les brahmes effrayés du danger que courait la société tout entière, mirent ce mauvais roi à mort ; bien plus, par leur toute-puissance miraculeuse, ils lui donnèrent un successeur qu’ils se plurent à douer des plus excellentes qualités. Malgré toutes les vertus du nouveau roi, le trouble et le désordre continuèrent ; le nombre des gens sans caste allait sans cesse en augmentant. Bien long-temps le bon roi ne sut que faire pour arrêter le mal ; après beaucoup de réflexions il finit cependant par y trouver le remède suivant. Certains arts, certaines industries, certains métiers, inconnus dans les temps où avait été faite la première division des castes, étaient nés depuis lors des progrès de la société ; ils étaient devenus nécessaires. Or, le roi imagina de diviser en classes nouvelles les hommes nés du mélange des anciennes castes, et d’attacher chacune de ces classes à la culture de certains arts, à la pratique de tel ou tel métier, de telle ou telle industrie ; il en fit des commerçants, des artisans, etc. Une tribu d’entre eux fut consacrée au tissage des étoffes, une autre au travail du fer, une troisième à celui des bois, etc., jusqu’à ce qu’ils fussent divisés en autant de classes qu’il y avait de métiers ou professions. Par ce sage règlement les besoins toujours croissants de la société furent satisfaits ; l’ordre social fut raffermi par ceux qui l’avaient d’abord fort dangereusement menacé.

Les livres sacrés portent à trente-six le nombre de ces classes impures ou mélangées. La plus haute est celle qui est née d’un brahme et d’une femme de la caste des chactryas ; elle a pour emploi d’enseigner aux jeunes chactryas les exercices militaires. La plus basse provient du mélange des sudras avec les femmes des classes supérieures : cette tribu appelée chandala, n’est regardée qu’avec horreur. Elle a pour profession d’enlever des corps morts, d’exécuter les criminels, d’accomplir enfin toutes les fonctions considérées comme malpropres ou déshonorantes. Les classes impures sont placées, à l’égard des sudras, dans une situation bien plus vile encore et plus dégradante que ceux-ci à l’égard des classes supérieures. Les membres de ces castes sont relégués dans certains endroits hors des villes qu’il leur est défendu de souiller de leur présence ; s’ils rencontrent un homme des hautes classes, ils sont tenus à l’éviter de peur de le souiller par leur seule présence. Au Malabar, un guerrier ou naïr a le droit de tuer un homme de la classe des ouliahs qui ne se serait pas dérangé assez vite de son chemin. Le nombre de ces tribus, comme nous venons de le dire, fut d’abord fixé à trente-six ; mais depuis lors le nombre n’a pas cessé de s’accroître ; sans cesse on en découvre de nouvelles à mesure que l’on pénètre plus profondément dans la connaissance de l’Inde. Il est évident qu’une fois ce principe de la division des castes admis, la moindre circonstance, tout accidentelle qu’elle ait d’abord été, a pu suffire à donner naissance à une classe nouvelle qui s’est perpétuée. D’après la légende sacrée, les classes ont primitivement été formées pour exercer telle ou telle profession ; mais il est arrivé ensuite que la pratique de telle ou telle autre profession, nécessitée par les progrès de la société, a donné naissance à de nouvelles castes. Aussi le nombre exact de ces castes est donc parfaitement insignifiant en lui-même ; ce qui ne l’est pas, c’est la forme, l’idée même de l’institution, dont le philosophe et l’historien ne sauraient s’abstenir d’admirer l’étrange, l’incompréhensible persistance. Des milliers d’années se sont écoulés depuis leur origine, des révolutions de toute sorte ont désolé l’Inde, elle a été la proie d’un grand nombre de conquérants ; mais le peuple de l’Inde n’en est pas moins demeuré immobile dans les liens de cette classification où l’avaient enchaîné ses premiers législateurs. L’édifice social nous offre le même spectacle qu’il offrit aux soldats d’Alexandre.

La source, en quelque sorte, de la religion de l’Inde, dans ses formes innombrables et diverses, se trouve dans les lois de Menou. Selon Menou, l’univers existait dans l’idée divine, encore non manifesté, enveloppé de ténèbres, imperceptible, indéfinissable, inaccessible à la raison, n’ayant pas encore été découvert par la révélation, comme enseveli dans un profond sommeil. Alors l’Être existant par lui-même, lui-même invisible, fit le monde visible, avec cinq éléments et les autres principes de la nature ; alors il apparut dans toute sa gloire, manifestant son idée, dissipant les ténèbres. Lui, celui que l’esprit seul peut concevoir, dont l’essence échappe aux organes visibles, qui existe de toute éternité ; lui, l’âme de tous les êtres, dont l’existence ne peut être comprise, apparut en personne. Ayant voulu produire des êtres divers de sa propre divine substance, d’abord par la pensée il créa les eaux et y plaça un germe productif. Ce germe devint un œuf, brillant comme de l’or, éclatant comme un soleil à mille rayons ; dans cet œuf il naquit lui-même sous la forme de Brahma, le grand aïeul des esprits. Les eaux furent appelées Nara, parce qu’elles furent le produit de Nara ou l’esprit de Dieu ; et comme elles furent son premier agana, c’est-à-dire lieu de mouvement, de là il est nommé Narayana, ou se mouvant dans les eaux. De la première cause de tout ce qui est, ne tombant pas sous nos sens, existant partout en essence quoique n’étant pas l’objet de nos perceptions, n’ayant ni commencement ni fin, naquit l’homme divin, résumé dans les mondes sous le nom de Brahma.

Dans cet œuf le pouvoir divin demeura enfermé et inactif une année entière du créateur, c’est-à-dire 1,555,200,000,000 années solaires comme les comptent les hommes. À la fin de cette période, il cassa l’œuf par la force de sa pensée et le divisa en deux moitiés : de l’une il fit le ciel, de l’autre la terre ; entre elles deux, dans l’espace qui les séparait, il plaça le subtil éther, les huit régions, et le réceptacle permanent des eaux. De l’âme suprême il tira l’esprit, qui existe substantiellement, quoique immatériel, inaperçu par les sens : et avant l’esprit, ou la faculté raisonnante, il avait créé la conscience, le moniteur, le gouverneur intérieur. Mais avant tous les deux il avait produit le grand principe de l’âme, la première expansion de l’idée divine ; toutes les formes vitales douées de ces trois qualités, la bonté, la passion, les ténèbres ; les cinq ordres de perception des sens, et les cinq organes de la perception. Après cela, il procéda à la formation de tous les êtres créés. Comme les plus petites parties de la nature visible dérivent de ces six émanations de la divinité, le sage leur donna le nom de Satira, ou dépendant des six. D’elles sont dérivés les grands éléments, doués de pouvoirs particuliers, et l’esprit avec des opérations infiniment subtiles, la cause impérissable de toutes les formes apparentes. Cet univers est par conséquent formé de parties de ces sept principes actifs et, divins : la grande âme ou la première émanation, la conscience, et les cinq perceptions ; univers variable, résultant d’une idée invariable.

Brahma assigna à toutes les créatures des noms distincts, des actes distincts, des occupations distinctes, qui leur furent révélés dans les Vedas. Lui, le créateur suprême, il créa un assemblage de divinités inférieures, avec des âmes pures et des attributs divins ; il créa une quantité innombrable de génies d’une nature extrêmement subtile, délicate ; il prescrivit les sacrifices ordonnés. De l’air, du feu, du soleil, il façonna, il pétrit, il créa les trois principaux Vedas, nommés Rich, Yajush et Saman, pour l’accomplissement légal des sacrifices. Il créa le temps et la division du temps ; il créa de même les étoiles et les planètes, les rivières et l’Océan, les plaines unies et les vallées profondes ; il créa encore de même la piété, le langage, la complaisance, le désir, la colère, enfin tout ce qui est, car il voulut l’existence de toutes les créatures qui sont. Il fit une différence totale entre le bien et le mal, et rendit ces créatures sensibles aux plaisirs et à la peine, au chaud et au froid, et aux autres sensations opposées. Tout le monde perceptible est composé de portions subtiles et transformables des cinq éléments nommés Matras. À quelque occupation que la loi suprême emploie les âmes, ces âmes s’attachent elles-mêmes et spontanément à ces occupations, lorsqu’elles passent d’un corps dans un autre ; quelles que soient les qualités, coupables ou innocentes, rudes ou douces, justes ou injustes, fausses ou vraies, qu’il ait conférées à un être quelconque au moment de la création de cet être, les mêmes qualités lui demeureront dans ses naissances futures. De même que les saisons de l’année manifestent les mêmes signes aux époques voulues, pour ainsi dire d’elles-mêmes ; de même les différentes actions de tout esprit revêtu d’un corps dérivent naturellement de sa propre essence. Afin que la race humaine pût être multipliée, il créa les brahmes, les chactryas, les vaysiahs et les sudras ; les premiers sortirent de sa bouche, les seconds de ses bras, les troisièmes de ses cuisses, les derniers de ses pieds : ainsi nommés de leurs attributs respectifs l’écriture, la protection, la richesse et le travail. Brahma ayant après cela divisé en deux sa propre substance, sa toute puissance, devint moitié mâle et moitié femelle, ou bien nature active et nature passive. De la femelle il produisit Viray, qui, ayant accompli d’austères dévotions, produisit par lui-même Menou, un autre demi-dieu ou saint, qui à son tour engendra sept autres Menous, qui engendrèrent le reste des êtres créés.

Les Indous adorent cette toute-puissance qui a créé le monde, sous trois formes : créatrice, conservatrice, destructrice : dans le premier cas sous le nom de Brahma, dans le second sous celui de Wichnou, dans le troisième sous celui de Siva. Un des traits les plus caractéristiques de ce culte c’est l’action perpétuelle qu’il accorde à Dieu sur la création ; Wichnou, pour accomplir sa mission de conservateur, intervient sans cesse dans les affaires du monde. Dans le Bhagava-Gita, il dit. : « J’ai passé par plusieurs naissances, quoique par ma nature je ne sois sujet ni à la naissance ni à la mort. Par la puissance que j’ai sur ma propre nature, je me suis manifesté au monde aussi souvent que j’ai vu la vertu décliner et le vice et l’injustice prévaloir. J’apparais ainsi d’âge en âge pour la préservation du juste, la destruction des méchants et le triomphe de la vertu. » — « Nul ne pourrait compter, dit un autre livre sacré des Indous, les métamorphoses, les différentes formes sous lesquelles Wichnou se montre pour la conservation de cet univers. » De ces métamorphoses ou incarnations, les Indous en reconnaissent dix principales, dont neuf seulement sont arrivées ; la dixième est encore attendue.

Dans le premier avatar, Wichnou apparut sous la forme d’un poisson. À cette époque, il y eut une destruction générale occasionnée par le sommeil de Brahma, toutes les créatures du monde furent noyées au fond d’un vaste océan. Le démon Hagyagriva s’étant approché de Brahma, lui déroba les Vedas qu’il prononçait pendant son sommeil. Wichnou s’en étant aperçu, prit aussitôt la forme d’un petit poisson nommé saphari. Un saint roi nommé Satyavatra régnait alors ; un jour qu’il faisait une libation dans la rivière Critamala, le poisson lui dit : « Comment peux-tu me laisser dans cette rivière ? je suis trop faible pour résister aux monstres qui la remplissent. » Le roi, touché, prit le poisson et le plaça dans un vase plein d’eau. Mais en une seule nuit le petit poisson avait tellement grandi qu’il ne pouvait plus tenir dans le vase. Il dit au roi : « Je ne saurais me faire à vivre dans ce petit vase, donne-moi un endroit où je puisse habiter à l’aise. » Le roi le plaça dans une citerne, puis dans un étang, puis dans un lac ; et dans tous ces endroits, le poisson ne tardant pas à devenir trop grand pour y rester, demandait une nouvelle demeure. Le roi le mit dans la mer. Le poisson lui dit : « Les requins terribles et les autres monstres marins ne tarderont pas à me dévorer ; tu ne devrais pas, vaillant héros, me laisser dans l’Océan. » Alors le roi lui dit : « Qui es-tu, toi qui m’as trompé sous cette forme empruntée ? Jamais auparavant je n’avais vu un si prodigieux habitant des eaux que tu l’es, toi qui dans une nuit as rempli un lac de cent lieues de circonférence. Sans doute tu es le grand Dieu dont l’habitation est sur les vagues. Salutation et gloire à toi, ô le premier né du monde, le roi de la création, de la conservation, de la destruction ! Tu es le premier objet de mes adorations, ô toi le gouverneur suprême du monde ! Toutes tes apparitions dans ce monde donnent naissance à de nouvelles créatures ; néanmoins je suis curieux de savoir pour quel motif cette forme a été prise par toi. » Le souverain de la création se sentant épris d’amitié pour l’homme pieux, et voulant le sauver de la mer de destruction engendrée par la dépravation des temps, lui enseigna ce qu’il devait faire : « Ô toi le vainqueur des ennemis, sache que d’ici à sept jours les trois mondes seront plongés dans un océan de mort. Mais au milieu des vagues destructives tu verras apparaître un vaisseau envoyé par moi pour ton salut. Alors tu prendras toutes les plantes médicinales et des graines de toutes les plantes ; et, accompagné par sept saints, entouré de couples de toutes les espèces d’animaux sauvages, tu entreras dans l’arche spacieuse, et là tu flotteras en sécurité sur le vaste océan. Lorsque le vaisseau sera agité par un vent impétueux, tu l’attacheras, au moyen d’un grand serpent de mer, à la corne qui surmontera mon front ; car je serai près de toi, remorquant le vaisseau, toi et tes compagnons. » Ainsi instruit de l’avenir, le pieux roi attendit humblement le temps annoncé. La mer, envahissant ses rivages, inonda la terre entière ; elle fut encore grossie par une pluie qui tombait sans relâche du sein d’immenses et sombres nuages. Le roi obéissant aux instructions divines, entra dans le vaisseau. Alors le dieu apparut de nouveau sur le vaste océan sous la forme d’un poisson étincelant comme l’or, s’étendant à un million de lieues, le front garni d’une énorme corne à laquelle le roi, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, noua le vaisseau, se servant en guise de câble d’un immense serpent. Après cela, le dieu s’élevant avec Brahma au-dessus du déluge qui détruisait le monde, tua le démon Hagyagriva.

Le second avatar de Wichnou fut provoqué par des circonstances semblables. Un géant méchant et destructeur, qui se plaisait à affliger la terre, la roula un jour en une masse sans forme et se précipita avec elle dans l’abîme. Alors sortit du côté de Brahma un être ayant la forme d’un sanglier ; d’abord excessivement petit, il grandit dans l’espace d’une heure de manière il atteindre les dimensions d’un éléphant de la plus grande taille. Il demeura suspendu dans les airs. Brahma découvrit que ce dieu était Wichnou, qui, ayant revêtu une forme, était devenu visible. Wichnou, abandonnant la région de l’air, plongea jusqu’au fond de l’abîme, où il vit la terre qui gisait comme une masse inerte, puissante, mais stérile. Alors il prit le globe de la terre avec ses défenses et l’éleva dans les airs ; en un moment la terre parvint à la surface des eaux, où elle s’étendit comme un tapis, et alors Wichnou disparut. La troisième fois que Wichnou reparut sur la terre, ce fut sous la forme d’une femme d’une beauté merveilleuse. À cette époque, les anges étaient assemblés sur le mont Mérou, montagne sacrée et souvent célébrée dans les livres de l’Inde ; ils s’occupaient de la recherche de l’amreeta, c’est-à dire d’un breuvage qui donne d’immortalité. Par le conseil de Wichnou, la montagne Mandar, la reine des montagnes, fut transportée dans l’océan par le roi des serpents, avec toutes ses forêts et tous ses habitants, et placée sur le dos d’une gigantesque tortue. Le serpent Wasooki fut noué autour de la montagne ; les Soor, espèce d’anges, le saisirent et le tirèrent par la tête, les Assoor par la queue, et ils agitèrent l’Océan comme on le fait d’un pot de lait dont il s’agit de tirer du beurre. Après beaucoup de temps et d’événements, l’amreeta fut formé ; à peine le fut-il, que les Soors et les Assors s’en disputèrent la possession et en vinrent aux mains. Wichnou prit parti pour les Soors ; par la toute puissance de sa beauté sous la forme choisie par lui, il fascina leurs adversaires et leur donna la victoire. La montagne de Mandar fut remise à sa place, et les Soors gardèrent l’amreeta avec grand soin.

Le géant Hirinachar provoqua le quatrième avatar de Wichnou. Ce même géant, qui jadis avait roulé la terre et l’avait plongée dans l’abîme, laissa le royaume à son jeune frère Hirinakassup, qui, lui ayant succédé, refusa de rendre hommage à Wichnou ; loin de là, il persécuta son propre fils, parce que le jeune homme se montrait un ardent adorateur de ce dieu. Le géant disait : « Je suis le roi du monde visible. » Le fils répondait : « Si Wichnou n’est visible nulle part, il n’en est pas moins présent partout. » Le père dit : « Est-il dans cette colonne ? hé bien, qu’il se montre. » Et se levant de son siège, il frappa la colonne du pied. Alors Wichnou s’élançant de la colonne avec le corps d’un homme et la tête d’un lion, saisit Hirinakassup, le mit en pièces et plaça son fils sur le trône. Dans les cinquième et sixième avatars, Wichnou apparut sous forme humaine pour combattre des rois féroces et impies. Sous ces formes, il accomplit un grand nombre d’actions héroïques ou miraculeuses ; mais de ces différents avatars, le huitième demeura un des plus célèbres.

Dans cet avatar, Wichnou naquit fils de Vasudeva et de Devaci, de la famille royale de Cansa, sous le nom de Chrishna. Comme il avait été prédit à Cansa que leur fils causerait la mort de ses père et mère, la mort de tous les enfants qui naîtraient du sang royal avait été résolue ; toutefois Chrishna échappant à cette mort fatale, fut porté secrètement dans la cabane d’un berger où il fut élevé. Les événements qui remplirent son enfance furent un composé singulier des espiègleries d’un enfant d’un bon caractère, mais malin, et des exploits miraculeux d’un dieu. Devenu grand, il se livra tout entier à l’amour ; un jour qu’il se trouvait sur les bords de la rivière Yamuna, il commença à jouer de sa flûte pastorale. Toutes les bergères accoururent pour entendre ses délicieux accords. Chrishna les voyant enflammées de désirs, leur dit qu’il était contraire a l’ordre établi dans le monde que les femmes quittassent leurs maisons pour courir après les embrassements d’un amant, et les engagea à retourner chez elles. Les femmes répondirent qu’à la vérité, si leur passion n’avait pour objet qu’un homme ordinaire, elle serait criminelle ; mais qu’en désirant s’unir avec le souverain maître de toutes choses, elles ne pouvaient pas croire que ce désir fut autre que méritoire. Quant à leurs maris, ils ne pouvaient avoir de droits qui fussent supérieurs à ceux d’un dieu. Touché de l’innocence de leur cœur, Chrishna leur donna entière satisfaction ; et par un miracle continuellement renouvelé, dans cette multitude de femmes, chacune demeura convaincue qu’elle seule avait joui du dieu, qu’il ne l’avait jamais quittée un instant dédaignant en sa faveur les embrassements de toutes les autres. À un âge plus avancé, il mit à mort le cruel ennemi de sa famille, il prit sous sa protection le roi Yudhishtir, qui était tyranniquement opprimé. Il alluma la guerre racontée dans le grand poème épique du Mahabarata, à la conclusion de laquelle il retourna au ciel, ayant laissé à son fidèle ami Ardjoun les instructions comprises dans le Bagavagita. Le neuvième et dernier avatar fut sous la forme de Boudha. Boudha semble avoir été un réformateur des doctrines contenues dans les anciens Vedas ; il fut l’ennemi des sacrifices sanglants prescrits dans ces anciens livres ; néanmoins il est admis comme la neuvième incarnation de Wichnou, même par les brahmes de Casi. Le dixième avatar de Wichnou est encore à venir : cette fois il doit apparaître monté sur un cheval blanc, un cimeterre à la main, brillant comme une comète ; il chassera devant lui les impies et les méchants ; les étoiles tomberont du firmament, le soleil et la lune s’obscurciront, la terre s’écroulera, le serpent Adissechen vomira une flamme terrible, et toutes les créatures seront entraînées dans l’abîme.

Brahma, Wichnou, Siva, comptèrent chacun des partisans distincts, selon que les esprits des uns et des autres étaient plus frappés de l’action créatrice, conservatrice ou destructive ; de là naquirent des sectes qui choisirent l’un ou l’autre de préférence et même à l’exclusion des autres. Brahma est le moins populaire ; il est surtout adoré dans le sanctuaire des temples par les brahmes, auxquels il a donné son nom. On le représente avec quatre bras et quatre têtes, qui sont probablement l’emblème des quatre livres sacrés connus sous le nom de Vedas ; il porte d’une main un cercle, symbole de l’éternité, et de l’autre une gerbe de flamme, emblème de la force créatrice ; de la troisième et de la quatrième main il tient les attributs de la puissance législative. Le culte de Wichnou et celui de Siva sont plus populaires ; leurs adorateurs ont inventé et inventent chaque jour de nouveaux symboles. Les disciples de Wichnou affirment la supériorité de sa nature sur celle de Siva ; les disciples de ce dernier, prenant leur revanche, élèvent de leur côté Siva bien au-dessus de son rival. Les choses ont été poussées si loin que Wichnou est devenu pour ses sectateurs non seulement la puissance conservatrice, mais la puissance créatrice. Siva, par l’exagération des attributs qui lui sont accordés par des sectateurs exclusifs a de même absorbé en lui la puissance créatrice, et la puissance conservatrice ; il a annulé Wichnou et Brahma. En général, on peut dire que la religion primitive de l’Inde est divisée en trois cultes secondaires, dans chacun desquels domine Brahma, Wichnou ou Siva. Ainsi, dans un livre écrit sous l’invocation de Siva, on lui met ces paroles dans la bouche : « Il n’est aucun second dont je puisse dire que je suis lui ou qu’il est moi ; je suis le dedans de tous les dedans, je suis toutes les surfaces, je suis et je serai toujours. Je suis tout ce qui est, et tout ce qui n’est pas je le suis encore. Je suis Brahma, je suis la cause créatrice. Tout ce qui est l’orient je le suis, et tout ce qui est à l’occident je le suis, et tout ce qui est au midi je le suis, et tout ce qui est au septentrion je le suis ; tout ce qui est bas je le suis, tout ce qui est haut je le suis, tout ce qui est dans les coins et dans les six plages je le suis. Je suis l’homme et le non-homme, et la femme ; je suis la vérité, je suis le bœuf, et je suis tous les autres êtres animés. Je suis plus ancien que toutes choses. Je suis le roi des rois, et je suis en toutes choses les grandes qualités ; je suis l’être parfait, je suis l’être attentif. Je suis couvert et je suis caché ; et je suis tous les déserts et tous les lieux incultes. Je suis tous les temples. Je suis avant, je suis après, je suis au milieu, je suis dehors. Je suis la lumière ; c’est pour cela même que je suis un. Quiconque me connaît connaît tous les livres, etc. (Oupneka.) » De leur côté, les adorateurs de Wichnou disent (Bagavagita) : « Loin, bien loin de toi la pensée que Wichnou ne soit qu’une seule des trois divinités, qu’un seul des trois pouvoirs : sache qu’il est le principe de tout. C’est lui qui par sa puissance créatrice a produit l’univers, c’est lui qui le maintient par sa puissance conservatrice, enfin c’est lui qui anéantit toute chose par sa puissance destructive. Il crée sous la forme de Brahma, il détruit sous celle de Siva. La puissance créatrice est plus excellente que la puissance destructive, et la puissance conservatrice plus excellente que la puissance créatrice. Au nom de Wichnou est donc attachée la prééminence, puisque c’est à lui que sont particulièrement attribués les noms de conservateur et de sauveur. » Mais pendant que l’adoration de ces trois grandes divinités, à l’exclusion de toutes les autres, constitue comme trois cultes différents, l’adoration de l’un des attributs de chacune de ces divinités à l’exclusion de tous les autres, la préoccupation de telle ou telle circonstance de sa vie de préférence à toutes les autres, l’adoration de Wichnou, par exemple, sous telle forme plutôt que sous telle autre, dans telle ou telle de ses incarnations, etc., constituent d’innombrables sectes qui se différencient les unes des autre par certaines pratiques dévotes, par certaines formes d’adoration. C’est comme une mer toute divisée en une multitude de ruisseaux. Les doctrines de Boudha, bien qu’il ne soit qu’une incarnation de Wichnou, sont ainsi devenues une religion tout autre que la religion de Brahma, et qui règne sur d’immenses populations.

Les cérémonies du culte tiennent une grande place dans la vie des Indous. L’homme le plus sage et le plus saint aux yeux de ces peuples est celui qui observe le plus scrupuleusement les prescriptions et les cérémonies religieuses. Parmi toutes les règles de conduite imposées au maître de maison, au père de famille, presque toutes ont pour objet des observances de cette sorte. « La dévotion, dit Menou, équivaut à l’accomplissement de tous les devoirs ; c’est la science divine pour un brahme, c’est la protection du peuple pour un chactryas ; la dévotion est le commerce et l’agriculture dans un vaysiah ; la dévotion est le dévouement fidèle dans un sudra. En lisant chaque jour les Vedas, en accomplissant les cinq grands sacrements, en oubliant les injures, on se fait pardonner les péchés les plus énormes[4]. » Les lois de Menou disent encore : « C’est en ne faisant tort à aucun être animé, en subjuguant tous les appétits sensuels, en pratiquant les rites ordonnés dans les Vedas, en se soumettant à de rigoureuses mortifications, que les hommes peuvent obtenir l’état de béatitude, même dans cette vie terrestre[5]. » Les pénitences, c’est-à-dire l’expiation des péchés par des souffrances volontaires, tiennent une grande place dans les idées religieuses de l’Inde. « Un péché involontairement commis, disent encore ces mêmes lois de Menou, peut être expié par la répétition de certains textes de l’écriture, mais un péché commis intentionnellement ne peut s’expier que par de rudes pénitences de différentes sortes. » La croyance à la métempsycose, c’est-à-dire au passage des âmes dans d’autres corps après une nouvelle naissance, est de nature à renforcer cette pratique ; le coupable se hâte d’expier volontairement un crime, un péché, dans le but d’éviter un châtiment plus sévère après sa mort, au moment où son âme doit être de nouveau incarnée dans un autre corps.

La même raison, ou du moins une raison analogue fait croire que les souffrances et les mortifications souffertes pendant cette vie non seulement expieront les péchés commis pendant cette vie, mais conduiront à une vie plus heureuse, seront comptés pour l’obtenir ; de là vient qu’un grand nombre d’Indous se livrent volontairement à des pénitences qui durent toute leur vie. Le pénitent abandonne toute propriété, toute famille, toute profession, et se retire dans une forêt sauvage. Là il vit d’herbes et de racines ramassées dans la forêt ; porte pour tout vêtement une peau d’antilope, laisse croître ses cheveux, sa barbe et ses ongles ; accomplit chaque jour les cinq grands sacrifices, s’occupe continuellement à la lecture des Vedas ; doit être patient à toute extrémité, donner toujours et ne jamais recevoir, être constamment animé d’une tendre affection pour tous les êtres créés. Le pénitent accomplit ses ablutions trois fois par jour sur le bord d’une rivière sacrée ; il s’impose en outre des mortifications continuelles, pour mieux dire de véritables supplices. Tantôt il se tient debout sur l’extrémité des doigts des pieds, tantôt il se lève et s’asseoit alternativement avec une extrême rapidité. Il s’expose à la pluie sans aucun vêtement, pas même un manteau ; quand la tempête éclate, il va la braver aux lieux où la pluie tombe avec plus d’abondance, où le vent souffle avec le plus de force. Dans la saison froide il porte des vêtements légers ; au milieu des ardeurs de la canicule, quand le soleil verse sur la terre une lumière enflammée, il s’expose au supplice qu’on appelle des cinq feux, c’est-à-dire qu’il se place au centre de quatre bûchers enflammés, pendant que le soleil étincelle au-dessus de sa tête. Le pénitent vit sans feu, sans maison, sans meuble, sans ustensile de ménage ; il dort sur la terre nue au pied des arbres ; il observe le silence le plus rigoureux. Il en est qui s’infligent des tourments d’un genre plus étrange, comme de tenir les mains fermées jusqu’à ce qu’elles soient traversées de part en part par la croissance des ongles ; de conserver les bras élevés au-dessus de leur tête jusqu’à ce qu’ils aient perdu le mouvement ; de se percer, de se blesser, de se flageller de mille manières : de demeurer dix, quinze, vingt années, quelquefois toute la vie, les uns sans s’asseoir, les autres sans se lever ; de se renverser la tête sur les épaules, sans détacher les yeux du ciel, jusqu’à ce que la tête ne puisse plus être rétablie dans sa position naturelle ; quelques gouttes d’un liquide quelconque devenant alors la seule nourriture possible pour celui qui s’est voué à cette posture. On en voit d’autres s’enterrer jusqu’au cou dans le sable brûlant ; se coucher sur un lit garni de pointes de fer, s’enchaîner pour la vie au pied d’un arbre, ou bien encore tenir les yeux fixés sur le soleil jusqu’à ce que l’organe de la vue ait été détruit par l’éclat de la lumière. L’impossibilité d’être dans la caste des brahmes, jointe à la possibilité de jouir de la grande vénération où sont ces pénitences dans l’esprit, est en partie ce qui leur donne naissance. Les jogees, c’est le nom donné par les Indous à ces pénitents, au prix des mille tortures que nous venons de raconter, parviennent en effet à tenir dans l’opinion un rang analogue à celui que le privilège de leur naissance assigne aux brahmes.

Le zèle religieux des Indous va plus loin encore sur la même route ; selon eux, l’achèvement, la perfection. même de la piété à l’égard des dieux consiste à sacrifier sa propre vie en leur honneur. Dans certaines fêtes solennelles, les images ou statues des dieux sont promenées en procession, montées sur de gigantesques chariots auxquels s’attèle une multitude de prêtres et de dévots ; alors un grand nombre de spectateurs, souvent des pères ou des mères, leurs enfants dans les bras, se précipitent sous les roues du char qui, tiré par des bras vigoureux, surmonte l’obstacle, écrase et met en lambeaux ces victimes volontaires qui, selon la croyance populaire, montent immédiatement au ciel. D’autres fois, c’est dans les flammes que les dévots accomplissent le sacrifice, souvent, accompagné de circonstances d’une étrange atrocité. La victime se frappe avec son sabre de manière à mettre ses entrailles à découvert ; elle s’arrache le foie qu’elle donne à quelque parent ou à quelque ami, causant avec ceux qui l’entourent avec une indifférence apparente ; enfin, le moment venu, elle se couche au milieu des flammes pour ne plus se relever. À certaines grandes solennités, des pénitents exécutent le vœu de se faire couper la tête, comme un sacrifice au Gange, ou de se noyer dans les eaux des rivières sacrées. Le sacrifice volontaire des femmes qui se brûlent sur le corps de leurs maris, est de ces cérémonies la plus fréquente et celle qui de tout temps a le plus frappé les étrangers. Les plus hautes vertus sont attribuées à ce sacrifice. « La femme qui consent à se livrer aux flammes avec le corps de son mari deviendra l’égale d’Arundhati, et habitera dans Swarga avec son mari trente-cinq millions d’années, c’est-à-dire autant d’années qu’il y a de cheveux sur une tête humaine. De même que l’aigle enlève le serpent de la terre pour le porter au milieu des airs, de même, enlevant son mari aux profondeurs de l’enfer, la femme fidèle l’emportera au ciel pour y jouir ensemble d’éternelles délices, pendant le règne de quatorze judras. Quand son mari aurait tué un brahme, brisé les liens de la reconnaissance, assassiné un ami, par son dévouement elle expie tous ces crimes[6]. » À un temps qui n’est pas encore très éloigné, les sacrifices humains furent fréquents ; certaines tribus sauvages et nomades en ont conservé des traces. On les retrouve encore dans quelques circonstances : ainsi, lorsque les brahmes se proposent de résister aux exigences du gouvernement, ils élèvent un bûcher de bois, de forme circulaire, appelé koor ; sur ce bûcher ils placent un homme ou une femme, et, poussés à toute extrémité, ils y mettent le feu, convaincus qu’ils amassent de la sorte de terribles malédictions sur la tête de leurs oppresseurs.

La métempsycose, c’est-à-dire le passage de l’âme à travers plusieurs ordres d’existence, mourant sous une forme pour renaître sous une autre, est un des points les plus essentiels de la croyance des Indous. À la vérité, le monde visible nous offre de mille façons la réalisation de cette idée : la vie végétale, dans la plante, expire en automne et reparaît au printemps ; le ver à soie souffre une sorte de mort, s’ensevelit dans un tombeau qu’il a fabriqué lui-même, et renaît bientôt à la vie sous une forme nouvelle ; ne sont-ce pas là autant d’expressions d’une loi générale régissant l’univers ? Ne voyons-nous pas dans la nature elle-même tout varier, tout changer d’apparences, et rien ne s’anéantir ? La nature n’est pour ainsi dire elle-même qu’un vaste symbole de la métempsycose universelle. Frappés de ce spectacle, les hrahmes l’ont érigé en théorie, en système, en dogme religieux. Selon eux, l’esprit humain est formé de trois éléments ou trois qualités : bonté, passion, ténèbre. Suivant que dans la vie actuelle une âme est distinguée par une de ces qualités plus que par les autres, elle revêt telle ou telle forme dans la vie à venir. Les âmes où la bonté domine atteignent à la condition de divinité ; celles où c’est la passion rentrent dans la condition humaine ; celles qui sont plongées dans les ténèbres sont condamnées à l’existence des bêtes. Chacune de ces conditions se subdivise encore en plusieurs degrés : inférieure, moyenne et haute. Des âmes où l’élément ténèbre domine, les plus basses sont enfermées après la mort terrestre dans les minéraux, les végétaux, les vers, les reptiles, les poissons, les serpents, les tortues, le bétail, les chakals ; les âmes de la condition moyenne passent dans les éléphants, les chevaux, les sudras, les hommes d’une autre race que les Indous, les lions, les tigres et les sangliers ; les plus hautes animent les corps des danseurs, des singes, des oiseaux, des hommes perfides, des géants, des sauvages altérés de sang. Parmi les âmes où la passion a dominé, les plus basses reviennent dans le corps des lutteurs, des acteurs, de ceux qui enseignent l’usage des armes, de ceux qui sont adonnés au vin et au jeu ; celles de la classe moyenne dans des corps de rois, de guerriers, d’hommes habiles dans l’art de la controverse ; les plus hautes renaissent comme des génies, pour suivre, accompagner les divinités supérieures, sous la forme d’apsaras ou de nymphes. Des âmes animées par la bonté, où l’élément de la bonté a dominé, les inférieures passent dans le corps d’ermites, de religieux mendiants, de brahmes, de demi-dieux qui habitent les airs ; celles de la classe moyenne atteignent à la condition de sacrificateurs, de sages, de divinités des lieux inférieurs, de régents des étoiles, etc. ; celles de la classe plus haute atteignent à la condition de Brahma, avec quatre faces et quatre bras ; elles deviennent créatures des mondes, génies des vertus, divinités élevées au-dessus des deux principes qui divisent la nature, etc., etc. Outre cette classification générale, toute action bonne ou mauvaise a des conséquences déterminées pour une autre vie : le meurtrier d’un brahme entrera dans le corps d’un chien, d’un âne, d’un chameau ou d’un chandala ; celui qui vole le bien d’un prêtre passera mille fois à travers le corps d’un serpent, d’un crocodile, ou d’autres reptiles aquatiques, etc., etc. De cette croyance à la métempsycose découle, pour les Indous, le respect de tout ce qui a vie, l’abstinence de tout ce qui a été animé. Ainsi se touchent les extrêmes : l’Indou, qui s’impose les plus terribles supplices, qui répand son sang comme de l’eau, qui monte de son, plein gré sur le bûcher, qui se fait écraser sous les roues d’un char, frémit à l’idée de tuer le moindre oiseau, d’écraser un insecte.

Le panthéisme est le lien qui attache les unes aux autres les diverses parties de ce système gigantesque et bizarre ; c’est lui qui en relie les unes aux autres les diverses parties, sociale, religieuse et scientifique. Un Européen demandait un jour à un brahme où était son dieu : le brahme cueillit une fleur et la lui montra. L’Européen répéta sa question : le Brahme prit une autre fleur, puis une poignée d’herbes ; puis, élevant ses bras et les agitant en tous sens, il désigna par ses gestes le ciel, la terre et toute la nature.

Chez les Indous, comme dans le reste de l’Asie, le gouvernement était monarchique et absolu, excepté dans ses rapports avec la religion et les ministres de la religion : « Si le monde n’avait pas un roi, dit le grand législateur, il craquerait de tous côtés ; le créateur de ce monde fit par conséquent un roi pour le maintien de ce système (Lois de Manou, ch. vii, p. 3). » — Un roi, dit-il encore, est formé des parties qui entrent dans la composition des divinités gardiennes de l’univers, et par conséquent surpasse tous les mortels en gloire ; comme le soleil, il brûle le cœur et les yeux, aucune créature humaine ne saurait le regarder en face ; il est le feu et l’eau, il est le dieu de la justice, il est le génie de la richesse, il est le régent des eaux et le seigneur du firmament. Un roi, ne fût-il encore qu’un enfant, ne saurait être considéré comme un simple mortel, car il ne l’est pas : c’est une puissante divinité qui se montre sous une forme humaine. Il est la colère et la mort. Celui qui hait le roi par une erreur de son intelligence, ne saurait manquer de périr, car le roi applique aussitôt toutes les puissances de son esprit à la destruction de cet homme. » Le mode d’administration du royaume était aussi simple que l’idée fondamentale du gouvernement. L’autorité royale était transmise intacte à un certain nombre de vice-rois ou de gouverneurs de provinces ; le vice-roi déléguait de même à un certain nombre de subordonnés cette autorité à lui transmise par le monarque, et qui demeurait ainsi une et entière jusqu’au dernier degré de l’échelle hiérarchique. L’image réfléchie dans un miroir demeure ainsi intacte jusque dans les derniers fragments de ce miroir après qu’il a été brisé.

Le législateur conseille au roi de se choisir un conseil de huit ministres : parmi les hommes dont les ancêtres ont été les serviteurs des rois ses prédécesseurs, qui sont versés dans la connaissance des livres sacrés, personnellement braves, habiles dans l’usage des armes, et de noble lignage. » Il délibérera perpétuellement avec eux des affaires de l’État ; mais ce n’est pas une délibération publique qui lui est recommandée : loin de là, il devra les consulter les uns après les autres, écouter leurs opinions séparément, après quoi décider par lui-même. D’après la division primitive du peuple, un quart de la population était destinée aux armes. La grande difficulté pour le roi n’était pas de trouver des soldats, mais de les nourrir. L’art militaire resta partout dans l’enfance. « La grossièreté de l’art militaire dans l’Indostan, nous dit Orme, peut à peine être imaginée par ceux qui en ont été les témoins. » Cependant ils font grand cas de la fortification : « Un soldat derrière une muraille, d’après les Instituts de Menou, équivaut à 100 hommes en rase campagne, 100 équivalent à 1000 ; il faut donc avoir des forteresses. » Pendant la paix, l’armée, dans les temps anciens, était disséminée dans l’empire sous le commandement des gouverneurs de province ou de district, pour la facilité des subsistances ; on l’assemblait en temps de guerre. La justice était rendue par le roi en personne, par les gouverneurs ou leurs députés. Les livres sacrés étaient tout à la fois le code civil et le code criminel. Pour l’administration de la justice, il était recommandé au roi de s’associer des brahmes qui pussent l’éclairer et le conseiller ; tout brahme, et même certains membres des deux classes suivantes, étaient aptes lui expliquer les livres sacrés : les seuls sudras ne le pouvaient pas. Lorsque le roi ne pouvait rendre la justice lui-même, il avait la faculté d’appointer un brahme avec trois assesseurs pour juger les causes. Les seules lois reconnues par les Indous étant contenues dans les textes sacrés, et les brahmes étant, à un petit nombre d’exceptions près, les interprètes des livres sacrés, il en résultait que le pouvoir judiciaire leur appartenait presque exclusivement. Quoique suprême juge de droit, par le fait le roi se trouvait donc dépendre jusqu’à un certain point des brahmes ses conseillers et assistants quant à l’administration de la justice. l’interprétation des livres sacrés mettait ainsi aux mains des brahmes une grande partie du pouvoir judiciaire ou du pouvoir législatif ; d’un autre côté, leur puissance sur l’opinion était immense, en tant que dépositaires de la foi. Deux armes puissantes contre eux demeuraient pourtant aux mains du roi ; l’armée et le revenu public, dont il disposait à son gré. D’ailleurs, rien n’est plus opposé au caractère indou que de pousser jusqu’au bout une usurpation quelconque.

Les lois de Menou donnent une esquisse générale du système d’impôts chez les anciens Indous. « 1° Le roi prendra une sixième, une huitième, une douzième partie des grains, selon la différence du sol et la quantité de travail qui aura été nécessaire. 2° Le roi peut prendre un sixième du revenu net des arbres, du miel, du beurre clarifié, des parfums, des substances médicales, des liquides, des fleurs ; des racines et des fruits, de l’herbe, des ustensiles faits avec des peaux tannées ou non tannées, des pots de terre, et de toutes choses faites en pierre. 3° Le roi prendra une quinzième partie du bétail, des perles, de l’or et de l’argent ajouté tous les ans au capital. 4° Le roi ayant égard aux règles de la vente et de l’achat, à la longueur du chemin, aux dépenses de la nourriture, aux dépenses pour la garde des marchandises transportées, enfin au profit net du commerce ; le roi, disons-nous, pourra contraindre les commerçants à payer des taxes pour les marchandises qu’ils doivent vendre. 5° Le roi pourra ordonner qu’une légère taxe, une bagatelle soit payée par les petites gens de son royaume qui subsistent d’un petit trafic. 6° Le roi pourra exiger un jour de travail par mois des artisans et ouvriers, de tous ceux qui vivent du travail de leurs mains. 7° Un roi guerrier, qui prend jusqu’à un quart de la moisson de son royaume dans des circonstances d’urgente nécessité, comme une guerre ou une invasion, et qui protège en même temps son peuple de tout son pouvoir, ce roi ne commet point de péché. 8° Les taxes des classes mercantiles, en temps de prospérité, ne doivent être que de la douzième partie de leurs moissons et d’un quinzième de leurs profits personnels ; dans les temps de détresse elles peuvent être portées jusqu’à un huitième de leur récolte, même jusqu’à un sixième, même enfin jusqu’à un quart dans les temps de grandes calamités publiques ; toutefois alors même un douzième de leurs profits de commerce doit être la plus haute taxe. Les serviteurs, les artisans, les ouvriers donneront une portion de leur travail au roi, mais dans aucune circonstance ne paieront de taxes.

Parmi les Indous, le roi était le suprême propriétaire du sol ; le fait est mis hors de doute par plusieurs textes anciens. « Le roi, disent les Institutes de Menou, a droit à la moitié des trésors cachés et des minéraux précieux qui se trouvent dans la terre, parce qu’il est le suprême souverain ou possesseur du sol. » (Lois de Menou, ch. viii, p. 39.) En cette qualité, le roi avait encore le droit de punir le cultivateur coupable de négligence ou de mauvaise culture. « Si la terre souffre quelque dommage par la faute du fermier, comme s’il manque de l’ensemencer en temps opportun, il sera mis à une amende équivalente à dix fois la part du roi dans la moisson qui aurait été récoltée ; mais cette amende ne sera que de moitié dans le cas où ce seraient les serviteurs du fermier qui auraient commis la faute à son insu. » (Lois de Menou, ch. viii, p. 243.) Parmi les monuments qui restent de l’ancienne histoire de l’Inde, il faut compter quelques inscriptions gravées sur des matériaux durables ; quelques unes de ces inscriptions ont rapport à des dons de terres en général accordés aux brahmes ; elles portent le témoignage de ce droit de propriété du territoire reconnu au monarque par les peuples de l’antique Orient. Le même état de choses se retrouvait en effet, du moins à peu de chose près, ailleurs : en Égypte, le cinquième des terres appartenait au roi[7] ; il en était de même en Perse, soit dans les temps anciens, soit dans les temps modernes. Dans l’île de Java, toutes les enquêtes faites après la conquête des Anglais conduisaient le gouverneur Rafles à considérer le roi Java comme le souverain propriétaire du sol. Il en est de même à la Chine. « L’empereur est considéré comme le seul propriétaire du sol ; mais le tenancier n’est jamais privé de son domaine aussi long-temps qu’il continue à payer une rente dont le taux est calculé devoir être un dixième du revenu de la ferme ; quoique le possesseur de la terre ne doive être, par conséquent, considéré que comme un tenancier, néanmoins il ne saurait être dépossédé que par sa propre faute. » (De la Chine, par Barrow, p. 397.) La vie des hommes des trois premières castes ou classes est divisée en quatre périodes distinctes : la première est celle d’étudiant, la seconde celle de père de famille, la troisième celle de pénitent habitant au milieu des forêts, la quatrième celle de sannyasi, c’est-à-dire d’extatique absorbé dans la contemplation divine. Comme à l’occasion des pénitents nous avons déjà parlé des deux dernières périodes de la vie de l’Indou, nous nous bornerons à dire quelques mots des deux autres. La période de l’étudiant commence pour les brahmes au moment où ils reçoivent le triple cordon, signe distinctif de leur caste ; et, chose singulière ! avant ce moment l’enfant d’un brahme n’est pas considéré comme supérieur à celui d’un sudra. L’étudiant habite la maison de son précepteur ; il l’accompagne avec la plus scrupuleuse assiduité ; sa condition est plutôt celle d’un apprenti que d’un étudiant européen. Les lois de Menou comptent dix sortes de personnes qui peuvent apprendre les Vedas : le fils d’un précepteur intellectuel ; un garçon assidu ; celui qui peut enseigner d’autres connaissances ; celui qui est juste ; celui qui est pur ; celui qui est amical ; celui qui est puissant ; celui qui peut donner de l’argent ; celui qui est honnête ; enfin celui qui est attaché par le sang au précepteur. Le précepteur doit instruire son élève, lui enseigner les purifications, les bonnes coutumes, l’entretien du feu sacré, les saints rites du matin, du midi et du soir. Le grand objet de son attention et de sa sollicitude est la lecture des Vedas. La durée de cette première période est très indécise : elle peut s’étendre depuis le moment où l’étudiant commence la lecture des textes sacrés jusqu’au moment où il les comprend ou est censé les comprendre, c’est-à-dire depuis neuf jusqu’à dix-huit, trente-six ans, et quelquefois encore au-delà ; elle peut même durer toute la vie, ce dont il lui est tenu un grand compte dans la vie à venir. Un brahme qui n’a pas cessé d’accompagner son précepteur jusqu’à la mort passe directement, selon Menou, dans l’éternelle demeure de Dieu. Cependant le mariage n’en est pas moins un devoir religieux dès que la période d’étudiant a cessé ; à très peu d’exceptions près, nul homme ne néglige ce devoir. Les cérémonies des obsèques à l’égard des ancêtres ne peuvent être accomplies que par un descendant mâle ; comme, de plus, quelque négligence dans ces obsèques a beaucoup d’influence sur la condition du décédé : il en résulte que mourir sans enfant mâle est regardé comme la plus grande calamité.

L’étudiant, dès qu’il est marié, acquiert sur sa femme une autorité aussi absolue que l’était sa dépendance envers son précepteur. Les femmes indoues sont vouées par le législateur à un état de dépendance perpétuelle : « Leurs pères, dit Menou, les protègent dans l’enfance, leurs maris dans le cours de leur vie, leurs fils dans leur vieillesse. Une femme n’est jamais faite pour l’indépendance : c’est la loi suprême pour toutes les classes. » Les femmes sont exclues de la lecture des Vedas ; elles ne sauraient accomplir aucun devoir, aucun rite religieux qu’en société de leurs maris. Elles n’ont aucune part dans l’héritage paternel, et ne témoignent point devant les tribunaux. Elles ne sauraient manger avec leurs maris. Un pouvoir de divorce presque illimité est laissé à ceux-ci, tandis que les femmes elles-mêmes en sont privées. La polygamie est un usage général parmi les Indous. On a douté si la pratique d’enfermer les femmes chez les Indous n’était pas postérieure à la domination des musulmans et une imitation de ce qui se passait chez ces derniers ; mais on trouve plusieurs allusions à cette pratique dans des écrits fort antérieurs à cette domination. Le roi héros du drame de Sacontala a plusieurs femmes ; elles sont représentées comme résidant dans les secrets appartements du palais et n’en pouvant sortir. À la vérité, la loi de réclusion complète ne peut jamais regarder le peuple proprement dit : les classes inférieures, même chez les musulmans, sont toujours dans la nécessité de laisser une certaine liberté à leurs femmes ; autrement celles-ci ne pourraient pourvoir aux besoins du ménage. Le témoignage le plus décisif de cette soumission ou pour mieux dire d’abnégation de la femme à l’égard de l’homme, est sans doute cette coutume célèbre, dont nous avons déjà parlé, qui conduit les veuves à se brûler sur le corps de leurs maris. Pendant bien des siècles aucune femme n’avait eu l’idée qu’elle devait se séparer, sur le bûcher, de celui dont elle avait partagé la couche.

Les Indous ont une sorte de mollesse féminine dans leur constitution, leurs manières, leurs discours ; c’est le résultat de causes en partie physiques, en partie morales. Leur tempérance est extraordinaire ; ils s’abstiennent de toute nourriture substantielle, ils vivent dans un climat énervant ; de là une constitution faible, sans énergie, que chacun transmet à ses descendants, encore un peu plus affaiblie qu’il ne l’a reçue de ses pères. L’extrême circonspection naturelle à l’Indou est encore augmentée par la crainte où ils sont sans cesse d’offenser tout ce qui a vie, même dans les espèces d’animaux les plus inférieures ; il ne saurait marcher, se remuer, sans courir le danger de se rendre coupable de quelque meurtre irréparable : il craint encore de se trouver tout-à-coup souillé par le contact d’un étranger ou d’un homme de caste inférieure. Les Indous ont en général de beaux traits, sont bien proportionnes, et la beauté des femmes est souvent admirable. Dénués de force musculaire, ils sont en général d’une agilité et d’une adresse extraordinaires : les messagers indous peuvent faire cinquante milles par jour pendant cinq ou six semaines ; leur infanterie, quand elle n’est pas chargée d’un poids au-dessus de ses forces, se montre supérieure dans ses marches à toute autre infanterie ; leurs jongleurs surpassent de même ceux de tous les autres pays en contorsions et en tours de force. La délicatesse de leur constitution est accompagnée d’une grande finesse, d’une grande sensibilité de tous les organes des sens, ce qui leur donne une supériorité incontestable dans quelques uns des arts manuels les plus difficiles, par exemple dans celui du tisserand. Les doigts flexibles et la touche légère des Indous paraissent merveilleusement adaptés à la finesse des étoffes qui sortent de leurs métiers ; et ce même instrument dont il se sert pour fabriquer la plus transparente mousseline, produirait à peine un grossier canevas sous les doigts d’un Européen. L’organisation morale de l’Indou n’a pas moins de délicatesse que sa constitution physique ; c’est une sorte de plante sensitive qui se referme sous le toucher le plus léger, qui s’épanouit aux moindres rayons du soleil. Il aime le repos à un point extrême ; un proverbe très répandu dans l’Indostan dit : « Il vaut mieux être assis que debout, il vaut mieux être couché qu’assis ; mais la mort est au-dessus de tout. » Le jeu de panchess, qui a quelque ressemblance avec les dames et les échecs, occupe les Indous des journées entières. La patience et l’intérêt avec lesquels ils se livrent à ce jeu languissant est vraiment étrange ; et ce goût paraît être de tous les temps. Dans le poème du Mahabarata, Judishter, quoique célébré comme un modèle de sagesse royale, et ses quatre frères, sont représentés perdant leurs trésors et même leur royaume au jeu de dés. D’ailleurs cette mollesse ou délicatesse de constitution laisse inflammables, irritables à l’excès les passions et les facultés intellectuelles de l’Indou ; elle devient la source de ces contrastes étranges dont nous avons déjà remarqué quelques uns. Des populations entières de ce peuple à l’extérieur doux, timide, se laissent mourir de faim pour obtenir le redressement d’une injustice. La chasse leur fait supporter les plus rudes fatigues ; malgré leur indolence habituelle, ils poursuivent les tigres et les lions avec une ardeur, une hardiesse, une patience qu’aucun autre peuple ne saurait surpasser. Dans la guerre ils ont montré une bravoure que les Anglais ont plus d’une fois admirée. Ils tremblent à l’idée de tuer un insecte, et se font broyer sous les roues des chars qui portent leurs divinités : eux qui passent leur vie dans le repos et l’oisiveté, ils se livrent à des pénitences dont aucun supplice connu en Europe ne saurait approcher. L’imagination a peut-être d’autant plus de prise sur le corps, que la constitution physique a moins de force et d’énergie. On remarque quelque chose d’analogue chez les femmes.

Les peuples de l’Indostan paraissent avoir été dans tous les temps exposés aux incursions et aux conquêtes des nations qui les avoisinaient au nord-ouest. Les Scythes, c’est-à-dire les nations barbares de l’est de la Perse, conquirent une grande partie de l’Asie, et pénétrèrent même jusqu’en Égypte quinze cents avant Ninus, le fondateur de la monarchie assyrienne. Une partie de l’Inde constituait l’une des vingt-quatre satrapies formant l’empire de Darius Hystaspes ; cette satrapie s’étendait aussi loin que Delhi, comprenant tout le Punjab, c’est-à-dire le pays arrosé par les cinq branches de l’Indus, avec le Cabul, le Candahar et tout le pays enfermé entre l’Indus et la mer. Alexandre n’étendit pas jusque là ses conquêtes ; il s’arrêta sur les bords de l’Hyphasis, appelé maintenant Beyah, l’une des cinq branches de l’Indus. Parmi les royaumes formés des débris de l’empire d’Alexandre était la Bactriane, comprise dans ces vastes contrées allant du lac d’Aral jusqu’au bouches de l’Indus, et que les souverains de la Perse avaient rangée sous leur domination ; à la mort d’Alexandre, la Bactriane tomba en partage à l’un de ses lieutenants, Seleucus ; mais, sous le règne du successeur de ce dernier, le gouverneur de la Bactriane se rendit indépendant, et ses descendants devinrent les maîtres d’un vaste empire ; ils prirent le titre orgueilleux de rois des rois, appellation distinctive des monarques persans. Ils firent plusieurs fois la guerre avec l’Inde, et poussèrent leurs conquêtes dans l’intérieur de la contrée jusqu’à des limites demeurées inconnues pour nous. Mais, après une existence de cent trente années, cet État fut renversé par une invasion de Tartares, qui se précipitèrent du centre ou de l’est de la Tartarie sur les contrées de de l’Orient. À la même époque, un chef s’éleva parmi les Parthes aux environs de la mer Caspienne ; il fut le fondateur d’un royaume parthe, s’empara bientôt lui-même de la Médie, et finalement dépouilla les ascendants de Seleucus de tout ce qu’ils possédaient à l’est du Tigre, ce qui se passa 256 ans avant Jésus-Christ. Depuis ce temps, les rois de Syrie n’eurent plus qu’une existence contestée et qui alla toujours en déclinant, jusqu’au moment où ils furent soumis par les Romains, 64 ans avant Jésus-Christ. Les descendants de ce Parthe, connus sous le nom des Arsacides, tinrent le sceptre jusqu’à l’année 226 de l’ère chrétienne. La possession du trône les ayant amollis, un sujet rebelle mit à profit la désaffection générale, leva l’étendard de la révolte, détrôna le roi régnant et, fut le fondateur de la dynastie des Sassanides. Les premiers princes de cette maison furent actifs et vaillants ; leur empire s’étendit depuis l’Euphrate jusqu’au Jaxarte et à la chaîne de montagnes qui à l’est séparait la Bactryane du pays des Scythes. On ignore jusqu’à quelles limites ils poussèrent leurs conquêtes sur le sol de l’Inde ; mais il est probable qu’à dater de cette époque tout le territoire à l’ouest de l’Indus reconnut, au moins nominalement, l’autorité des monarques persans jusqu’à la fin de la dynastie des Sassanides ; cette dynastie finit en 628. Après quelques années de troubles et de discordes, les successeurs de Mahomet tournèrent leurs armes, en ce moment irrésistibles, vers la Perse, qui bientôt reconnut le pouvoir des califes.

Dès l’année 632, Caled, lieutenant d’Abubeker, entra en Perse. En peu d’années l’étendard de l’islamisme fut porté jusqu’aux dernières limites de la Bactriane ; en peu de temps le nouvel empire des califes devint l’égal de celui des Sassanides dans ses plus beaux jours. Mais suivant la loi fatale des choses, les souverains de cette dynastie perdirent aussi dans les délices du pouvoir cette énergie qui avait donné le pouvoir à leurs ancêtres. L’empire se démembra ; trois familles, dont les fondateurs avaient été d’heureux rebelles, se partagèrent les provinces orientales de l’empire des califes ; ces familles étaient les Taherites, les Soffarides et les Samanides. Trois aventuriers, tous trois frères, appelés les Bowides, du nom de leur famille, élevèrent leur pouvoir dans les provinces à l’ouest du Chorasan, le long des rivages de la mer Caspienne, vers l’année 315 de l’hégyre ou 927 du Christ. Cette dynastie régna jusqu’en 1056 ; elle conquit les provinces de Gilan, Mazenderam, Erak, Fars, Kerman, Khosistan, Ahvaz, Tabarestan et la Géorgie. Les califes ne conservèrent plus qu’une ombre d’autorité. En 966, Subuctagi, un serviteur des Samanides, fut nommé gouverneur de la province indienne de Candahar, appelée Ghazna par les écrivains persans, du nom de la capitale Ghizni. Il se rendit puissant dans ce gouvernement, qui passa à son fils Mahmoud. Ce dernier renversa le trône des Samanides, réduisit le pouvoir des Bowides, régna des rivages du Tigre à ceux du Jaxarte, fit des conquêtes au midi et devint le fondateur de la dynastie des Ghaznevides. Il fut le premier qui fonda dans l’Inde un trône mahométan, aussi est-ce vraiment à lui que commence l’histoire de l’islamisme dans l’Inde, ou, pour mieux dire, l’histoire de l’Inde mahométane.

Avant cette époque, et depuis l’origine des âges, l’Inde disparaît en quelque sorte de l’histoire. On ne sait rien des événements dont elle est le théâtre, son état politique nous est inconnu. À peine quelques inscriptions retrouvées çà et là apprennent-elles le nom de tel ou tel prince ; elles ne nous disent rien de sa propre histoire, de celle de ses prédécesseurs, de ses successeurs, de ses voisins, de la situation générale de la presqu’île. Lorsque les dynasties dont nous avons raconté les fabuleuses légendes viennent à disparaître, elles ne sont point remplacées ; la mythologie se tait, mais la voix de l’histoire ne se fait point entendre. Suivant toute probabilité, l’Indostan, avant la conquête mahométane, se trouvait divisé en un grand nombre de petits royaumes, de petites principautés indépendantes les unes des autres. Ces petits États s’aggloméraient sans doute de temps à autre de manière à former d’autres États plus considérables. Quand un de ces rajahs se rencontrait doué de plus de génie que ses voisins, secondé par des circonstances favorables, il y a lieu de croire qu’il s’agrandissait à leurs dépens ; mais à sa mort son œuvre se brisait, ses conquêtes retournaient à leurs anciens possesseurs : du moins tel semble avoir été le cours ordinaire des choses. Parmi les nombreux rajahs qui s’opposèrent tout d’abord aux progrès de la conquête musulmane, on remarque au premier rang ceux d’Oojeen, Gwalior, Kallinger, Kanojee, Delhi et Ajmère : il ne serait donc pas dénué de toute probabilité de supposer que c’étaient là autant de centres de domination dans la presqu’île. Mais les autres rajahs étaient-ils indépendants de ceux-la, ou bien reconnaissaient-ils leur autorité ? on l’ignore. Suivant toute probabilité, ils tenaient à ces princes par une sorte de sujétion dont la nature et la force nous échappent ; une sorte de lien se relâchant en temps ordinaires, se resserrant quand un danger commun venait contraindre à chercher leur salut dans l’union. Ce ne sont là, du reste, que de simples conjectures plus ou moins probables. L’histoire n’est pas un produit de l’Inde et n’a jamais pu s’y acclimater ; le peu que nous savons de la sienne, c’est dans celle de ses conquérants que nous le lisons.

Vers l’année 1000 de l’ère chrétienne, Mahmoud, suivant l’expression de l’historien persan, tourna sa face du côté de l’Inde. Cette expédition paraît avoir eu pour but de ramener à l’obéissance quelques petits princes de ce pays qui s’étaient révoltés après s’être soumis à son père. Il renouvela son invasion l’année suivante, et cette fois pénétra si avant qu’il causa des alarmes au prince régnant à Lahore. Ce dernier, nommé par les historiens persans Jeipal ou Gepal, vint à la rencontre du conquérant, et combattit à la tête de son armée ; il fut défait. L’année 1004 et l’année suivante, Mahmoud pénétra de nouveau dans l’Inde, mais se trouva dans l’obligation de revenir promptement pour réprimer une invasion des Tartares dans ses propres États. Il laissa pour gouverneur des provinces conquises dans l’Inde un Indou converti à l’islamisme et du nom de Zabsaïs ; ce dernier se révolta. Une confédération de princes indous était sur le point de se joindre à cette révolte ; mais Mahmoud, revenant en toute hâte, combattit le rebelle et le fit prisonnier. En 1011 « la passion de la guerre fermenta de nouveau dans son esprit (Ferishta) : » il s’empara de Tannasar, attaqua Delhi qu’il subjugua promptement, la pilla, et retourna chez lui chargé d’or et d’objets précieux ; entre ceux-ci se trouvait, si l’on en croit l’historien persan, un arbre de grandeur naturelle et tout en or, depuis les feuilles jusqu’aux racines. Au commencement de l’année 1018, il se dirigea sur Kanoge, capitale d’un royaume situé sur le Gange, à cent milles au sud-ouest de Delhi. Trois mois lui furent nécessaires pour venir de sa capitale aux frontières de ce royaume. Le conquérant arriva devant Kanoge avant que le rajah fût préparé à la résistance ; aussi fut-il obligé de s’en remettre à la merci du vainqueur. Après un séjour de trois jours à Kanoge, Mahmoud marcha contre un autre prince dont la capitale se nommait Merat ; de là à Marin, puis à Mutra, à présent encore ville de quelque importance, à peu de distance d’Agra ; elle était alors pleine de temples et d’idoles qui furent détruits et pillés. De cette huitième expédition Mahmoud rapporta d’immenses richesses, dont il employa la plus grande partie aux embellissements de sa capitale. Parmi beaucoup d’autres magnifiques édifices, il bâtit une mosquée surnommée par le peuple la fiancée du ciel, en raison de sa merveilleuse beauté. En 1021, Mahmoud retourna dans l’Inde pour protéger le rajah de Kanoge, devenu un de ses vassaux, mais en ce moment menacé par des puissances voisines.

Ces nombreuses et terribles expéditions jetèrent la terreur dans toute l’Inde. Cependant les prêtres de la pagode de Sumnaut affectaient de n’avoir aucune crainte du conquérant. D’autres temples, disaient-ils, sont tombés sous le joug des Mahométans, mais les désordres et l’impiété de leurs desservants en étaient les véritables causes. Que le conquérant, ajoutaient-ils, se fût permis d’approcher de celui de Sumnaut, il n’eût pas tardé à recevoir la juste punition de sa témérité. Rapportés à Mahmoud, alors à Multan, ces propos irritèrent son orgueil ; il se mit aussitôt en marche. À son approche, le rajah et le peuple d’Ajmère abandonnèrent la ville. Mahmoud les fit inviter à y rentrer et à se fier à la clémence du vainqueur ; ils n’écoutèrent pas le conseil, et Mahmoud s’en vengea en désolant leur pays par le fer et la flamme. Sumnaut était un château fort situé sur le territoire de Guzerate, près de la cité de Dice, baigné de trois côtés par la mer. Il trouva la plus de résistance qu’il n’en avait encore rencontré dans l’Indostan. Les prêtres et la garnison de la pagode la défendirent avec toute l’obstination du désespoir et du fanatisme ; de plus, une armée considérable se rassembla dans les environs pour marcher à son secours. Mahmoud triomphe pourtant de tous ces obstacles. Il entre dans le temple, s’enflamme d’indignation à la vue d’une gigantesque idole, et lui portant un coup de sa masse de fer, lui abat le nez. Les brahmes émus se précipitent aux pieds du conquérant ; ils lui offrent de l’argent, de l’or, des pierreries, à la condition qu’il épargnera le dieu ; les grands officiers de son armée le supplient d’accepter. Mahmoud s’écrie : « Je suis fait pour briser, non pour vendre des idoles. » D’un nouveau coup frappé de toute sa force il ouvre le ventre de la statue ; et aussitôt un torrent de diamants, de perles et de rubis, s’échappe de la large blessure. C’était tout un trésor amassé depuis des siècles par les brahmes desservants du temple. Il devint la récompense de la sainte inflexibilité du vrai croyant. Le reste du Guzerate ne tarda pas à soumettre ; la beauté du pays, la fertilité du sol, la salubrité du climat, parurent au conquérant au-dessus de tout ce qu’il connaissait. Il résolut d’y transporter sa résidence et d’abandonner Ghizni à un de ses fils. Il se laissa pourtant détourner de ce dessein, se contenta d’établir un vice-roi dans le pays conquis ; et reprit le chemin de son ancienne capitale ; il y fit sa rentrée après une absence de deux années et demie. Après avoir ainsi tracé, frayé pour les siens la route de l’Inde, Mahmoud mourut dans l’année 1028. On doit le compter parmi les plus grands princes de l’Orient, et qui protégèrent avec le plus de libéralité les lettres et les sciences. Ce fut à sa cour que vécut Ferdouzi, l’auteur du Shah Named, grand poëme épique où sont venus se rassembler toutes les traditions héroïques de la Perse.

L’empire fondé par Mahmoud s’étendait depuis la rive orientale de l’Oxus jusqu’aux montagnes d’Ajmère et de Malwa, au midi. Dès 1158 il fut divisé : les provinces contiguës aux deux rives de l’Indus demeurèrent encore à cette époque entre les mains des descendants de Mahmoud ; mais la partie orientale de l’empire, et la plus considérable, fut usurpée par une famille de Gauriens ou Afghans ; on nomme ainsi les membres d’une tribu originaire des montagnes de Gaur entre le Chorassan et la Bactriane, et qui habitent aux pieds de ces montagnes une contrée nommée Afghanistan. Après de longues guerres entre ces deux dynasties, Mahomet-le-Gaurien parvint pourtant à chasser du trône (1184) les descendants de Mahmoud ; et non seulement régna sur toute l’étendue de l’empire fondé par celui-ci, mais l’agrandit encore à l’est. À sa mort survint une nouvelle division de l’empire : la Perse et les pays voisins demeurent sous la domination d’Eldore, tout le reste, c’est-à-dire toute la partie indienne, passa sous celle de Cuttub, vice-roi de l’Indostan à la mort de Mahomet, dont il avait été un des meilleurs généraux. À force d’habileté, ce dernier parvint d’abord à maintenir son autorité de ce côté, puis sut l’agrandir et l’affermir ; il devint le fondateur de la première dynastie gaurienne qui régna sur l’Indostan, et sous laquelle eurent lieu les premières invasions des Mogols dans ce pays. Chef d’une de ces tribus qui avec leurs troupeaux errent çà et là au centre de l’Asie, Gengis réussit à former une confédération parmi celles de ces tribus connues sous le nom de Mogols. On sait quelle fut l’immensité de ses conquêtes. Il se contenta de menacer l’Indostan, mais sans y pénétrer. Ses successeurs envahirent à diverses reprises toutes les contrées au nord-ouest de l’Indus ; ils passèrent ensuite le fleuve et s’établirent dans le Punjaub, puis étendirent leurs incursions au-delà dans le même sens. Ainsi pressés au nord et à l’ouest, les Afghans se portèrent alors à l’est et au midi. Altumsh, successeur de Mahomet-le-Gaurien, avait conquis le Bengale en 1210 ; quatre-vingt-trois ans après, Feroze conçut le projet de s’emparer du Deccan, nom sous lequel il faut entendre à cette époque toutes les contrées situées au sud de la Nerbuddah et de la Cattack. Le Deccan devint alors pour les princes afghans ce qu’avait été l’Indostan pour les Gaznevides, une riche proie qu’ils ne cessèrent de convoiter, vers laquelle se dirigèrent tous leurs efforts. Dans leurs innombrables expéditions, ils allaient çà et là, pillant les temples, les grandes villes, emmenant en esclaves des populations entières. Dans une de ces excursions, les soldats jetèrent, dit-on, l’argent, comme un fardeau trop pesant pour sa valeur. Attiré par l’appât des richesses du Deccan, un de ces princes conçut le projet de transporter le siège de l’empire de Delhi à Dowlutabad. Deux fois il tenta exécution de ce projet, et la noble Delhi, suivant l’expression de Ferishta, fut au moment de devenir le séjour des hiboux et des chauves-souris ; toutefois cette tentative demeura sans succès. Les Gauriens ne firent dans le Deccan aucun établissement permanent. Profitant, d’un autre côté, de l’éloignement des troupes impériales employées à ces expéditions, les vice-rois des provinces secouèrent pour le plus grand nombre le joug impérial ; le désordre, la confusion, l’anarchie, en un mot, régnèrent dans tout l’empire. C’est alors qu’apparut Timour ou Tamerlan.

Parti de Samarcande, Timour prenant sa route un peu à l’est de Balk, se présenta d’abord devant Anderob, ville située au pied de cette immense chaîne de montagnes qui borde l’Indostan au nord ; par les pentes de ces montagnes, dont les difficultés étaient extrêmes, il descendit dans la ville de Caboul, et de là il marcha vers Attock, le célèbre passage de l’Indus. Dans l’année 1397, il commença ses opérations contre Mubarick, qui gouvernait les frontières de l’empire. D’abord ce dernier se renferma dans une place forte, puis, à l’approche du conquérant, s’enfuit avec sa famille et ses trésors. L’année précédente, le petit-fils de Timour, Mahomet-Jehangheer, avait déjà envahi l’Indostan ; l’arrivée de la saison des pluies le contraignit de se retirer et de chercher un refuge avec son armée au-dedans des murs de Multan. Il y fut aussitôt assiégé, bloqué par les habitants de la province ; aucune chance de salut ne semblait lui rester, lorsqu’un corps de troupes envoyé dans ce but par Timour vint l’en délivrer. Ce dernier ne tarda pas à paraître lui-même à la tête de toute son armée ; il s’empara de Multan et de Lahore, passa leurs habitants au fil de l’épée, et se dirigea vers Delhi. Arrivé devant la citadelle, il voulut, aussitôt qu’il eut pris position, faire une reconnaissance des environs de la place. N’ayant amené avec lui que 700 cavaliers, il fut promptement repoussé. Or le camp tartare se trouvait alors rempli d’une immense multitude de prisonniers : quelques uns parurent se réjouir de l’échec que le conquérant venait de recevoir, et celui-ci s’en irritant, donne l’ordre de passer au fil de l’épée tous ceux dont l’âge dépasse quinze ans. L’ordre est exécuté, et dans la même journée 100,000 hommes sont massacrés de sang-froid. L’autorité impériale était en ce moment concentrée entre les mains de quelques omrahs qui tenaient en leur puissance l’empereur légal, Mahomet. Le plus puissant parmi eux, Eckbal, renonçant à la protection des murailles de la capitale, marcha hardiment à la rencontre de l’ennemi. Mais les soldats énervés de Delhi ne purent pas supporter le premier choc des farouches guerriers du Nord ; ils prirent la fuite. Timour les poursuivit et en fit un grand carnage jusque sous les murs de la ville. À la faveur de la nuit, Eckbal et Mahomet parvinrent à s’échapper, le premier se dirigeant vers Birren, le second vers le Guzerate. Delhi ouvrit ses portes au vainqueur. Tout alla bien d’abord ; mais quelques difficultés s’étant élevées sur le paiement des contributions imposées par Timour, le sang des vaincus coula, et bientôt par torrents. Le conquérant sembla se plaire à ces scènes terribles. Après un séjour de quinze jours à Delhi, il l’abandonna brusquement et se dirigea vers le nord par les deux rives du Gange ; il continua sa marche dans cette direction jusqu’à l’endroit où le fleuve s’échappe des montagnes, et de là se remit en route pour Samarcande en traversant les montagnes du Caboul. Derrière Timour s’éleva comme une immense et lamentable voix, qui le salua de ce nom terrible : « Prince de la destruction. » Eckbal s’empressa de retourner à Delhi ; mais au choc terrible du conquérant tous les liens de l’empire s’étaient comme brisés ; les gouverneurs des provinces se revêtant à leur fantaisie de titres royaux se proclamaient indépendants. Au milieu de cette confusion, Mahomet III mourut : prince faible, n’ayant ni les talents du politique ni ceux du guerrier, et que Timour avait comme dédaigné de renverser. Avec lui finit la première dynastie gaurienne.

Chizer, un autre Afghan, de la race du Prophète, le remplaça sur le trône. Gouverneur de Lahore et de Multan à l’époque de l’invasion de Timour, confirmé dans ce poste important par celui-ci, il sut profiter habilement des troubles qui suivirent. Parvenu au trône, il fut le fondateur de la seconde dynastie des Gauriens. D’ailleurs il sut jouir avec modération de cette haute fortune. Les actes du gouvernement, la monnaie, les prières publiques, tout cela continua à se faire au nom de Timour. Par cet expédient, Ghizer se mit à l’abri de toute rivalité de la part des omrahs. En prenant le titre d’empereur, il eût, suivant toute apparence, excité ceux-ci, qui estimaient leurs propres droits égaux ou supérieurs aux siens, à les faire valoir en conséquence. Sa postérité demeura sur le trône jusqu’en 1450 ; mais alors un Afghan de la tribu de Lody, du nom de Beloli, s’empara de la couronne. Admirons un des jeux du hasard : la mère de ce Beloli pendant qu’elle le portait encore dans son sein, fut écrasée sous les ruines d’une maison qui s’écroula subitement ; il fallut retirer avec le fer, et d’un cadavre déjà glacé, l’enfant qui, devenu homme, montait alors sur le trône impérial. Sous les princes qui suivirent, le démembrement de l’empire, déjà commencé à l’époque de l’invasion de Timour, se continua : les gouverneurs de province avaient secoué toute obéissance ; Lahore, le Punjaub, Multan, Kanoge, Oude, Corah, Joupoor, le Guzerate, Malwa, Bengale, furent gouvernés dans l’indépendance l’une de l’autre par des princes qui tous prirent le titre de rois. Vers le milieu du xve siècle, la ville de Delhi, un petit nombre de districts compris à l’autour, à peine le Doab, c’est-à-dire le terrain compris entre le Gange et la Jumma, étaient tout ce qui restait à l’empereur : désordre et confusion qui frayèrent à un nouveau conquérant une route large et facile.

Baber, ce nouveau conquérant, descendait d’Abu. Seid, petit-fils de Timour ; il descendait aussi de Gengis-Khan, unissant ainsi en sa personne le sang des deux plus terribles conquérants qui aient parcouru le globe. Abu-Seid régnait sur un vaste empire embrassant la plus grande partie des contrées situées entre la Perse et la Chine ; à sa mort, ses États furent partagés entre ses quatre fils : l’un devint roi de Caboul, l’autre de Samarcande, l’autre d’Indija et Firgana, l’autre de Kandeish et de Budushan. Baber était fils d’Ahmer, qui avait eu en partage Indija et Firgana, provinces entourées de montagnes et situées entre Samarcande et Gashagar. Fort jeune encore, comptant douze ans à peine, il succéda à son père. Deux de ses oncles, ceux qui occupaient le trône de Samarcande et du Budushan, se flattèrent de profiter de son inexpérience, et lui déclarèrent la guerre. Les Usbecks, alors redoutables, suivirent cet exemple. À compter de ce moment, vingt années s’écoulèrent pour Baber au sein des vicissitudes les plus variées : tantôt ayant doublé, triplé ses États par ses conquêtes, tantôt réduit à se cacher, ou à courir le pays à la tête de 40 ou 50 cavaliers. Bien des fois son courage et son génie guerrier le tirèrent des situations les plus difficiles ; plus d’une fois il releva sa fortune d’une ruine en apparence définitive. À la fin cependant il se vit chassé de la plus grande partie du domaine de sa famille ; et c’est alors qu’il conçut le projet de se dédommager au midi de ses pertes au nord ; l’état de faiblesse et de confusion où trouvait l’empire de Delhi lui promettait en effet de faciles conquêtes. Néanmoins, il commença par échouer trois fois dans ce projet, tantôt par l’inferiorité de ses forces, tantôt en raison des circonstances qui le rappelèrent précipitamment dans ses États.

Animé, non découragé par ce mauvais succès, Baber fit avec ardeur tous les préparatifs d’une quatrième expédition. Le 15 octobre 1525, après avoir traversé l’Indus, il passa la revue de son armée sur les bords mêmes du fleuve. Cette armée ne comptait que 19,000 soldats, à la vérité d’hommes d’élite, endurcis dans ses guerres précédentes. Ibrahim Lody occupait alors le trône de l’Indostan. Baber s’avança aussitôt vers Mulwut, qui capitula au bout de quelques jours. Dowlut-Khan, un des lieutenants de l’empereur, s’y était enfermé pour la défendre, il s’était vanté peu de jours auparavant d’infliger avant peu un prompt châtiment à Baber ; à l’aide de deux épées il montrait en même temps quelle serait la nature de ce châtiment. Le vainqueur le fit paraître en sa présence, portant ignominieusement suspendues au cou ces deux épées. Ce fut d’ailleurs toute la vengeance qu’il en tira. Au fait des dissensions qui prévalaient parmi les chefs afghans, Baber se décida à ne pas différer plus long-temps le siège de la capitale ; des mécontents de la cour de Delhi le conviaient depuis long-temps à cette expédition par de nombreuses lettres. Un corps d’armée ennemi sous les ordres de Humeer-Khan était campé à Kuggur ; Humayoon, fils de Baber, courut à sa rencontre et le dispersa. C’était le premier combat auquel il assistait, et l’on vit Baber verser des larmes de joie à la nouvelle de ce succès. Peu de jours après, un des grands officiers de l’empereur l’abandonna ; à la tête d’un corps de 3,000 chevaux il vint se réunir aux Mogols. De son côté, Ibrahim Lody ayant quitté Delhi, marchait en toute hâte à la rencontre de ses ennemis ; son avant-garde, composée de 27,000 chevaux, était sous les ordres de Dawood-Khan. L’avant-garde mogole l’ayant rencontré, un engagement suivit, où celle-ci demeura victorieuse ; sept éléphants et un grand nombre de prisonniers tombèrent aux mains des vainqueurs. Par une politique impitoyable, Baber fit sur-le-champ mettre ceux-ci à mort. Il voulait suppléer par la terreur à ce qui lui manquait de forces réelles.

À la tête de son corps d’armée principal, Baber arriva bientôt sur le lieu de ce premier combat ; ayant choisi une forte position, il l’entoura de quelques retranchements, et se montra disposé à attendre les événements. Suivant un usage habituel des Mogols, il fit attacher ses pièces de canon les unes aux autres avec de fortes lanières en cuir. L’armée impériale consistait en 100,000 chevaux et 100 éléphants ; les Mogols, malgré quelques renforts récemment arrivés, ne dépassaient pas 12,000 hommes. Nonobstant son infériorité numérique, Baber fit une tentative hardie ; à la tête de 5,000 chevaux, il essaya de surprendre les Indous pendant la nuit ; mais ceux-ci étant sur leurs gardes, l’entreprise échoua. Enhardi par cet heureux commencement, Ibrahim marcha en toute hâte contre les Mogols, impatient qu’il était d’en venir à une action générale ; il campa près du village de Paniput. Baber quittant alors sa première position, se mit lui-même en mouvement avec toutes ses troupes ; le 23 avril 1526 les deux souverains se trouvèrent en présence. Baber rangea son armée sur deux lignes, composées chacune de deux divisions ; en arrière et à peu de distance, se trouvait sa réserve ; une partie de la cavalerie était répartie sur son front, de manière à engager l’action. Il parcourut le front de ses troupes, donna ses dernières instructions à ses lieutenants, et se plaça, de sa personne, au centre de la première ligne. L’armée impériale s’avançait pendant ce temps avec détermination, ne formant qu’une seule masse épaisse et quelque peu confuse. Parvenu à portée de mousquet, Ibrahim fit charger sa cavalerie. Les Mogols attendirent le choc de pied ferme et le repoussèrent sans se laisser ébranler. Étonnés, surpris, les Indous, battent en retraite ; mais alors eux-mêmes sont vigoureusement attaqués ; la réserve des Mogols étant parvenue à les tourner pendant la durée de cette première action, les prenait en flanc. Le désordre ne tarda pas à se mettre dans leurs rangs ; ils fuient bientôt de tous côtés, et se laissent tailler en pièces sans essayer de résistance. Ibrahim se fit tuer bravement ; on le retrouva au milieu de 5,000 cadavres de ses soldats. 16,000 Afghans, suivant les rapports les plus modérés, 50,000, suivant les plus exagérés, demeurèrent sur le champ de bataille. Baber ne s’endort point sur cette victoire ; Humayoon son fils et trois de ses meilleurs généraux se portent aussitôt sur Agra ; lui-même se met en mouvement dans cette dernière direction, mais lentement et surveillant les vaincus, qu’il craint de voir se rallier. Bientôt cependant il arrive à Agra. La mère d’Ibrahim Lody n’avait pas encore eu le temps de quitter la ville ; elle fut traitée par le vainqueur avec beaucoup d’égards et de respect.

De ce moment Baber se trouva maître de l’Indostan. Historien de ses propres exploits, il s’exprime à ce sujet de la manière suivante dans ses mémoires : « Depuis le commencement de l’ère mahométane, l’Indostan a été conquis par trois personnes : la première est le sultan Mahmoud-le-Gaznevide, dont les descendants ont régné sur l’Inde ; la seconde, le sultan Mahomet-le-Gaurien et ses lieutenants, qui ont aussi régné long-temps ; enfin la troisième c’est moi-même. Mais mon entreprise n’a aucun trait de ressemblance avec celles des deux princes que je viens de nommer. Lorsque le sultan Mahmoud-le-Gaznevide pénétra dans l’Inde, il était le souverain paisible et universellement reconnu de Mawur-al-Nehr, Kharismé et Korassan ; et si son armée ne montait pas à 200,000 hommes, elle dépassait de beaucoup 100,000. À cette époque encore, le pays, au lieu d’obéir à un seul monarque, était divisé en un grand nombre de petits rajahs. Quant au sultan Mahomet-le-Gaurien, s’il est vrai qu’il ne fut pas lui-même prince souverain, toutefois son propre frère régnait sur le Khorassan, et ses troupes ne montaient pas à moins de 120,000 hommes ; alors aussi l’Inde se trouvait divisée en grand nombre de petits princes. Pour moi, quand je fis ma première entreprise sur l’Inde, je n’avais avec moi que 15,000 hommes ; plus tard, j’en effectuai la conquête avec 12,000 seulement. Je gouvernais le Budukhstan, Caboul et Candahar, mais ne touchais pas la moitié des revenus de ces provinces ; la plus grande partie de leurs ressources était employée à les défendre elles-mêmes d’une attaque étrangère. Depuis Birah jusqu’à Berar le pays obéissait aux Afghans, qui pouvaient mettre en campagne 500.000 soldats ; le jour de la bataille l’armée d’Ibrahim Lody ne s’élevait pas à moins de 100,000 hommes et 1,000 éléphants de guerre. Malgré tout, et quoique les Usbecks, avec lesquels j’étais alors en guerre, n’attaquassent sur mes derrières, je ne m’en hasardai pas moins à m’attaquer à un ennemi tel qu’Ibrahim. Je recueillis le fruit de mes travaux, et l’Indostan fut ma conquête. Je ne dois pas attribuer ce résultat à mes seuls efforts, je le rapporte au Tout-Puissant, à qui il plut de venir au secours de ma faiblesse. »

À son entrée à Delhi, Baber s’empressa de pénétrer dans le trésor impérial : il fit à son fils Humayoon le don de 350,000 roupies, il donna à son cousin Mahomet-Mirza quatre magnifiques boucliers et 200,000 roupies en argent ; il distribua encore de riches présents, non seulement à ses officiers, à ses soldats, mais encore aux marchands qui suivaient l’armée. Ce qui resta du trésor impérial, après toutes ces largesses, fut envoyé à Caboul, pour être partagé entre les habitants : générosité voisine de la prodigalité, qui valut à Baber le surnom de Kullundur, ou qui ne garde rien pour le lendemain. Mais la sécurité de Baber ne devait pas être de longue durée ; les Afghans sentaient plus vivement que jamais leur aversion pour la race mogole ; de tous côtés ils s’armaient, réparaient les forteresses, refusaient presque partout soumission aux vainqueurs ; la plupart des provinces étaient en pleine révolte. Les chefs principaux s’unirent dans une commune résistance contre Baber ; ils élurent pour chef et empereur Behar-Khan, fils de Duria-Khan-Lody, sous le nom de Sultan-Mahomet ; ayant rassemblé leurs forces, ils marchèrent sur Agra. À la même époque, Rubun-Khan-Julwany, ce chef afghan qui dès le commencement de l’invasion s’était joint aux Mogols, les abandonna ; il déserta avec tous ses soldats, battit la campagne aux environs d’Agra, enlevant tous les détachements de fourrageurs. Bientôt il devint fort difficile à Baber de nourrir sa cavalerie. De nombreuses maladies produites par l’extrême chaleur de la saison, dont les Mogols n’avaient pas l’habitude vinrent ajouter à ces difficultés. La situation des affaires du conquérant devint en peu de temps si mauvaise, que plusieurs de ses chefs le supplièrent de retourner dans le Caboul ; il répondit : « On ne n’enlèvera qu’avec la mort un royaume qui m’a coûté tant de travaux et de dangers. » Il fit de plus un ordre du jour dans lequel, annonçant à l’armée sa détermination de demeurer dans l’Inde, il permettait en même temps de retourner dans le Caboul à tous ceux qui préféraient à la gloire leur propre sûreté : « Je ne veux auprès de moi, disait-il en terminant, que des soldats dont la valeur puisse faire honneur à eux-mêmes, à leur roi, à leur patrie. » Les murmures cessèrent aussitôt ; les officiers vinrent les uns après les autres jurer de nouveau à Baber de ne jamais l’abandonner. Cette résolution eut encore un autre résultat également avantageux : des fonctionnaires de l’ancien gouvernement, apprenant cette ferme résolution du conquérant de rester dans l’Inde, se hâtèrent de passer à son service.

Baber faisait en même temps, avec autant de célérité que possible, ses préparatifs pour attaquer les Afghans confédérés. Les forces de ceux-ci ne montaient pas à moins de 50, 000 chevaux. Humayoon se hâta de marcher à leur rencontre ; et à son approche ils rétrogradèrent. Peu après survinrent quelques actions de peu d’importance, où le succès demeura incertain. D’ailleurs, à la même époque, Baber obtenait un avantage considérable ; un de ses lieutenants s’empara de la forteresse de Gwalior, qui malgré la conquête était demeurée encore dans les mains d’un chef afghan, Tartar-Khan. Assiégé par le rajah de la province au moment où Baher entrait à Delhi, Tartar-Khan lui demanda du secours ; il promettait, aussitôt délivré, de se soumettre à l’autorité nouvelle. Baber, ajoutant foi à cette parole, envoya un détachement de ses troupes qui défit les assiégeants. Une fois hors de danger, Tartar-Khan différa de jour en jour, et sous de nouveaux prétextes, l’exécution de sa promesse. Mais dans l’intérieur de la place il s’était formé un parti décidé à traiter de la paix avec les Mogols ; à ce parti appartenait un savant philosophe tenant une nombreuse école, jouissant d’une grande renommée. Ce dernier écrivit au chef mogol de s’introduire seul dans la place, lui promettant de lui procurer, dans ce cas, le moyen de s’en rendre maître. Le général mogol écrivit alors à Tartar-Khan : il lui disait qu’entouré d’ennemis, car les troupes du rajah s’étaient rapprochées, il croyait convenable de mettre ses troupes sous la protection des canons du fort ; il sollicitait en outre la permission d’être introduit seul dans la forteresse ; depuis long-temps il éprouvait, selon lui, le plus vif désir de contempler de près le grand philosophe qui s’y trouvait. Le Mogol fut admis sans difficulté. Pendant cette visite, il envoya solliciter de temps à autre pour tel ou tel de ses officiers la permission de le rejoindre ; le gouverneur, importuné, finit par ne plus recevoir ces messagers ; il s’en remit à l’officier de garde à la porte pour laisser entrer qui bon lui semblerait. Disciple du philosophe, au fait du complot, ce dernier profita de la permission pour laisser passer les Mogols qui se présentaient. Bientôt, et pendant que la visite de leur général au philosophe durait encore, ceux-ci se trouvèrent en grand nombre dans la place. Alors Tartar-Khan, tout-à-coup entouré, fut sommé de livrer la place, sous peine de mort. Faisant de nécessité vertu, il répondit avec le plus grand calme que c’était bien là sa propre intention, qu’autrement il ne l’aurait pas laissé occuper. S’étant rendu, peu de temps après, à Agra, il entra au service du nouvel empereur.

Les difficultés continuèrent long-temps à entourer Baber. Les chefs afghans ne cessaient de se confédérer pour l’expulser et remettre sur le trône une dynastie de leur race ; entreprise où les aidaient de leur mieux les Indous. Façonnés depuis long-temps à leur joug, ceux-ci croyaient en quelque sorte combattre pour eux-mêmes en versant leur sang pour d’anciens maîtres. Bientôt, sous les ordres de quatre chefs afghans, 100,000 hommes marchèrent contre Delhi. Ayant peu de confiance dans le petit nombre de chefs afghans ou indous qui l’avaient rejoint, Baber commença par renvoyer leurs propres troupes dans plusieurs provinces éloignées ; il leur en confia la défense ; et alors, avec ses seuls Mogols, marcha à l’ennemi. Le début de la campagne lui réussit mal ; son avant-garde rencontra les Afghans dans le voisinage de Byana, au moment où elle s’y attendait le moins, et fut repoussée avec grande perte. Cet échec jeta dans les rangs des Mogols une consternation que de mauvaises nouvelles arrivant de toutes parts vinrent augmenter. Les prédictions d’un astrologue en grande renommée achevèrent bientôt de mettre le comble à leur effroi. La planète de Mars se montrait tous les soirs à l’ouest ; cela pouvait-il signifier autre chose, sinon que tous ceux qui marcheraient dans cette direction y rencontreraient inévitablement ruine et destruction ? Baber, s’apercevant du mauvais effet produit sur l’esprit de ses soldats par l’ensemble de ces circonstances, assembla un grand conseil de guerre. Le plus grand nombre des officiers qui le composaient se montra effrayé de la grande supériorité numérique de l’ennemi ; ils opinèrent pour une prompte retraite sur le Punjaub, après avoir laissé une forte garnison dans Agra. Baber, s’adressant alors à l’assemblée, après quelques réflexions préliminaires, s’écria : « Et que diront tous les rois du monde d’un conquérant que la crainte de la mort aura fait abandonner un tel royaume ? N’est-il pas mieux de nous réconcilier avec le martyre, d’appeler à nous toutes les forces de notre cœur ? car enfin, puisqu’il faut de toute nécessite que l’âme quitte le corps, la chose essentielle n’est-ce pas qu’elle puisse le faire avec honneur ? Le but de toute la vie humaine n’est-il pas de laisser derrière soi un nom sans tache ? » À ses mots, l’assemblée tout entière se leva comme un seul homme en s’écriant : « La guerre, la guerre ! » L’empereur promit de se rendre à ce désir. Jusque là fort adonné au vin, il fit solennellement le serment de n’en plus boire s’il revenait victorieux de la campagne.

Les deux armées se trouvaient alors à six milles seulement de distance l’une de l’autre. Le 30 mars (1526) Baber se mit en mouvement ; le bagage et l’artillerie ouvraient la marche, le reste de l’armée venait ensuite, en une seule colonne. Au bout de deux milles, Baber fit halte et prit position. Quelques centaines de jeunes guerriers de bonne volonté, devançant le gros de l’armée, allèrent escarmoucher avec les postes avancés de l’ennemi ; ils lui tuèrent passablement de monde. Le jour suivant, ayant fait encore deux milles, Baber s’arrêta dans le voisinage de Byana, sur la rivière de Bagunga, à quatre milles au nord de Bhurtpoor. Les tentes des mogols étaient à peine dressées que l’ennemi se montra ; Baber se hâta de faire ses dispositions ; cette fois il déploya ses troupes sur une seule ligne. Humayoon commandait l’avant-garde, les ailes étaient sous les ordres de ses deux meilleurs généraux ; lui-même, à la tête d’une troupe d’élite particulièrement dévouée, prit poste en avant de son parc d’artillerie, disposé à commander l’affaire en personne. Une réserve considérable demeura en arrière de la droite. Autour de Baber se pressaient grand nombre d’officiers de distinction, prêts à porter çà et là ses ordres. La gauche des Afghans chargea avec impétuosité la droite des Mogols ; une partie de celle-ci lâcha pied ; mais peu après le combat se rétablit. Suivant une manœuvre souvent pratiquée par Gengis-Khan, et qui s’était perpétuée dans sa race, les ailes de l’armée mogole firent une conversion de manière à déborder celles de l’ennemi. La réserve se porta partout où la nécessité de sa présence se fit sentir ; l’artillerie, placée au centre, faisait en même temps de grands ravages dans les rangs ennemis Les Afghans combattirent long-temps avec une grande intrépidité ; mais Baber, apercevant une occasion favorable, s’élança, à la tête de sa propre garde, du poste qu’il avait occupé jusque là. Suivant l’expression de Ferishta, il chargea les Afghans avec la fureur du lion irrité ; ceux-ci lâchèrent pied, et les Mogols, après en avoir fait un grand carnage, demeurèrent définitivement maîtres du champ de bataille. À compter de ce jour Baber prit le titre de ghazi ; par ses ordres, une immense pyramide, construite avec les têtes des vaincus, consacra le souvenir de sa victoire. Ce soin rempli, il se dirigea sur Marvat, la soumit, et en conféra le gouvernement à l’un de ses lieutenants, Cheen-Timoor-Sultan, qui avait grandement contribué au gain de la bataille. Malgré leurs défaites, les chefs afghans continuèrent à se défendre vigoureusement dans les provinces ; Humayoon fut chargé par Baber de continuer cette guerre, et ce dernier se mit en route pour Agra.

Baber, en chassant dans des plaines et des marais malsains, prit une fièvre dangereuse ; il fut gravement malade, toutefois en guérit. Alors il s’occupa du siège de la forteresse de Chundery, défendue par une nombreuse garnison de Rajpoots ; il investit la place. Le second jour, ces derniers prirent hardiment l’offensive, et vinrent attaquer les Mogols jusque dans leurs camps ; ils furent repoussés et payèrent cher leur témérité. 6,000 d’entre eux demeurèrent sur le champ de bataille. Ceux qui échappèrent, à peine rentrés dans la forteresse, se hâtèrent d’accomplir la terrible cérémonie du joar, c’est-à-dire de massacrer leurs femmes et leurs enfants, pour les empêcher de tomber entre les mains du vainqueur. Le chef de ces Rajpoots avait été tué dans le combat Les murailles de la forteresse tombèrent donc seules dans les mains du vainqueur. Avant tout autre soin Baber s’occupa de relever ou de réparer les mosquées abattues, ou transformées en étables et en écuries par les Rajpoots. À cette époque, les armes du conquérant reçurent d’un autre côté un grave échec ; un de ses principaux lieutenants fut défait aux environs de Kanojee, dans une action engagée sans nécessité. Baber se hâta de courir dans cette direction ; il dispersa les Afghans à Raberg, atteignit les bords du Gange et jeta sur le fleuve un pont de bateaux ; dès la nuit suivante, son avant-garde sous les ordres de Chean-Timoor-Sultan, passa le fleuve. L’ennemi, qui se trouvait en position de l’autre côté, opéra sa retraite après une faible résistance ; Chean-Timoor le poursuivit, s’empara de la plus grande partie de ses bagages, et fit un grand nombre de prisonniers. Baber, passionné pour la chasse, s’y livra alors en toute sécurité sur les bords du fleuve. Il retourna peu après à Agra par la route de Gwalior.

Le conquérant, comme tous ceux de sa race à cette époque, réunissait en lui une singulier mélange d’emportements guerriers, de licence de mœurs, de superstitions religieuses et de raffinement, de subtilité d’esprit. Sous la date du 7 septembre 1530, il écrivait dans son journal : « Le 23 de suffur de cette année je me trouvai indisposé ; ce ne fut qu’avec difficulté que je pus demeurer dans la mosquée pendant les prières du vendredi. Le dimanche j’eus un fort accès de fièvre. Ce fut alors que je commençai à mettre en vers les ouvrages de Kwaja-Abdool-Ahrar, et il me vint dans l’idée que si je parvenais à plaire à ce saint homme, il me serait possible de guérir de ma maladie par son intercession. Cela arriva effectivement. Peu après, les symptômes d’épilepsie qui s’étaient manifestés en moi disparurent, et je guéris complètement. Le mètre que j’employai est celui de Remul-Moosudus-Mujnow, le même que celui dont s’est servi Mowlana-Jamy pour écrire son poème de Saboosha. À cette époque de ma vie j’avais de fréquents accès de fièvre, dont chacun me tenait rarement moins d’un mois ou six semaines ; mais celui-là ne dura pas quinze jours. » Baber ajoute qu’il fit rendre des actions de grâces publiques au ciel sur le retour de sa santé, et ordonna de nombreuses réjouissances publiques ; il fit de magnifiques présents à ses courtisans, ainsi qu’aux ambassadeurs étrangers ; enfin il distribua de fortes sommes d’argent, afin, dit-il, que le cœur des pauvres pût se réjouir. À cette époque, deux poëtes célèbres lui étant présentés, il les combla de présents et les retint à sa cour. À la fin de cette année, Mahmoud, fils de Secunder-Lody, un des membres de l’ancienne famille impériale, s’empara de la province de Bahar ; une partie de la province de Multan se révolta. Baber marcha tout aussitôt contre Bahar, mais s’arrêta à Kurra ; de là, il détacha de son corps d’armée principal un de ses lieutenants qui chassa Mahmoud-Lody de la province. Peu de mois après, les Afghans du voisinage rassemblèrent de nouvelles troupes et marchèrent sur le Gange ; un autre lieutenant de Baber, Askurry-Mirza, se porta aussitôt, par son ordre, à un gué célèbre nommé Budry, où les Afghans devaient suivant toute probabilité tenter le passage du fleuve. L’empereur suivit bientôt de sa personne. Dès qu’il eut atteint les bords du fleuve, il rassembla des bateaux pour en construire un pont ; mais Cheen-Timoor-Sultan, ce chef si hardi, le principal auteur de la victoire de la Byana, à la tête d’un parti de 80 chevaux, gagna à la hâte la rive opposée. Se laissant aller à l’impétuosité de son caractère, il assaillit tout aussitôt l’ennemi. Askurry-Mirza, qui avait, de son côté, passé heureusement le fleuve à un autre endroit, attaqua au même moment les Afghans en queue, et jeta le désordre dans leurs rangs ; ils prirent la fuite. L’empereur, laissant deux de ses lieutenants le soin de continuer la guerre, retourna alors à Agra où il fut rejoint peu après par son fils Humayoon. Les Afghans toujours aidés des Indous, alors unis à leurs anciens conquérants contre les nouveaux, continuèrent de se révolter fréquemment dans les diverses provinces de l’empire : l’absence ou la faiblesse d’un gouverneur mogol leur fournissait des occasions dont ils manquaient rarement de profiter. Au milieu de tous ces soucis, suites nécessaires d’une domination récente et mal affermie, Baber tomba malade au commencement de l’année 1530 ; malgré les secours de la médecine, la maladie fit des progrès rapides. Il se décida alors à rappeler Humayoon, en ce moment occupé du siège de Kalungur, et le désigna pour son successeur. D’après sa volonté, son corps fut porté à Caboul et enseveli dans un tombeau qu’il s’était fait construire depuis longues années.

Monté sur le trône à l’âge de douze ans, Baber en régna trente-huit. Ce fondateur de la dynastie mogole, à plusieurs défauts qui tenaient de sa race et de son époque, mêlait un grand nombre de belles et nobles qualités. L’amour de la vengeance et la cruauté lui étaient étrangers ; il pardonna si souvent la trahison, que ses contemporains ont dit de lui, qu’il semblait s’être fait cette règle de conduite de rendre le bien pour le mal. Il désarmait à force de magnanimité la malignité de ses ennemis. Beaucoup de ces derniers devinrent ses admirateurs et ses plus dévoués serviteurs. Sa générosité touchait à la prodigalité. Appartenant à la secte des sunites, il est sans exemple qu’il ait jamais manqué à l’accomplissement de ses dévotions journalières. Parmi ses contemporains il avait peu de rivaux dans l’art d’écrire en prose ou en vers ; il aimait passionnément la musique ; il écrivit sa propre vie avec un art de style que ses compatriotes admirèrent, et, ce qui est plus rare encore, avec une véracité dont le plus grand nombre d’entre eux s’empressèrent de porter témoignage. Il était beau, de manières prévenantes, affables, doué d’un esprit de justice dont l’exemple suivant parut merveilleux à ses contemporains. À l’époque où il régnait sur le Ferguna, le propriétaire d’une riche caravane fut tué par la foudre en passant sur son propre territoire. Baber fit soigneusement rassembler toutes les marchandises, envoya prévenir de ce malheur les héritiers du défunt, et les fit convier à venir chercher leur propriété. Ils arrivèrent à sa cour au bout de deux ans, trouvèrent encore intactes les marchandises qu’on leur restitua immédiatement. Malgré toutes ses dépenses à cette occasion, Baber ne voulut recevoir, d’eux aucun dédommagement. L’étonnement et l’admiration de ses contemporains, grandes à ce sujet, nous peignent à la fois et le propre caractère de Baber et celui de cette époque. Ses mœurs étaient fort licencieuses, mais il savait d’ailleurs mêler à ses plaisirs quelque chose d’élégant, de poétique. Parfois, une immense fontaine située au milieu de ses jardins, par ses ordres se remplissait de vin qu’elle faisait jaillir à grands flots. Du milieu de la fontaine s’élevait une colonne sur laquelle se trouvaient gravés des vers de sa composition, dont le sens était : « Qu’on me donne du bon vin et de belles filles, et je renonce à tous les autres plaisirs. Sachez en jouir, Baber, pendant qu’il en est temps encore ; quand la jeunesse est passée, c’est pour ne plus revenir. » Assis dans le voisinage, tout en devisant de guerre, d’amour et de poésie avec ses courtisans, Baber se plaisait à leur faire lire cette inscription.

Humayoon lui succéda. À peine était-il monté sur le trône, que son frère Kamram-Mirza forma le dessein de se rendre maître du Punjaub ; il faisait déjà ses dispositions pour s’en emparer. Mais Humayoon voulait avant tout éviter une guerre avec son frère, il se hâta de lui conférer le gouvernement de toutes les contrées comprises entre l’Indus et la Perse, à la seule condition d’une sorte de dépendance purement nominale. La nature avait fait d’Humayoon un prince d’habitudes paisibles, de mœurs pacifiques ; la destinée ne lui en réservait pas moins une vie guerrière et agitée. Le joug de la conquête s’était appesanti depuis trop peu de temps sur les Afghans pour qu’ils s’y fussent déjà accoutumés. Leurs fréquentes révoltes remplirent de trouble les dix années qui suivirent l’élévation au trône du second empereur mogol. Mahmoud, un prince de l’ancienne dynastie, proclamé par quelques omrahs puissants, ralluma la guerre dans les provinces de l’est. Balladur, roi de Guzerate, se trouva poussé aux hostilités pour se venger de la protection accordée par l’empereur au rajah de Chitore ; promptement vaincu, il perdit le royaume de Guzerate. Mais à cette époque, une autre insurrection qui devait avoir des suites plus sérieuses, éclatait au Bengale, excitée par Sheer-Khan, gouverneur de la province. Humayoon se hâta de se porter de ce côté. Le roi de Guzerate profitant de cette absence, recouvra une partie des provinces qu’il avait récemment perdues. Encouragé par ces circonstances désastreuses, Kamiran, frère d’Humayoon, quitta, Lahore à la tête de 10,000 chevaux et marcha sur Delhi ; Hindul-Mirza, l’autre frère d’Humayoon, se joignit aux rebelles. Bientôt cependant la jalousie ne tarda pas à se mettre entre les deux frères, car tous deux aspiraient au même but ; ils se séparèrent. L’un d’eux, Hindul-Mirza, se fit proclamer empereur à Agra, en 1538. Humayoon s’efforçait vainement de leur faire comprendre que ces dissensions intestines ne pouvaient manquer d’entraîner la ruine de leur maison ; il les exhortait à joindre leurs forces aux siennes pour achever de détruire l’ennemi commun, les Afghans. Il leur offrait de procéder ensuite à un partage de l’empire à l’amiable entre eux trois. Ces arguments n’eurent aucun poids sur leur esprit : chacun d’eux se flattait de pouvoir vaincre à son tour Sheer-Khan, si celui-ci demeurait vainqueur de Humayoon ; il ne doutait pas de triompher ensuite de son rival avec la même facilité.

Sheer-Khan sut profiter habilement de ces dissensions : il appartenait à une des plus nobles familles de la tribu de Soor. Dans les premiers temps de sa vie, il s’appela Fureed ; mais à une chasse il lui arriva d’abattre d’un seul coup de sabre la tête d’un lion, et il fut salué sur le lieu même, et en honneur de cet exploit, du surnom de Sheer-Khan ; surnom significatif voulant dire le chevalier ou le seigneur du lion. Dès sa jeunesse, il se montra impatient de la domination mogole, préoccupé des moyens de la renverser. Se trouvant un jour dans le camp de Baber, après avoir attentivement observé les conquérants, et le relâchement de discipline qui s’introduisait parmi eux, il dit devant quelques uns de ses amis : « Ce ne serait pas chose difficile de chasser les Mogols de l’Indostan. Le roi, continua-t-il, s’occupe peu d’affaires, abandonne tout à ses ministres ; ceux-ci sont corrompus et pensent plus à leurs propres intérêts qu’à ceux du roi. Ainsi, si les Afghans, maintenant divisés, voulaient se réunir, l’entreprise ne serait pas difficile, et je me croirais moi-même fort en état de l’accomplir, quelque étrange que la chose pût paraître maintenant. » La hardiesse de ces propos, par leur contraste avec l’humilité de la fortune actuelle de Sheer-Khan, provoquait de bruyantes railleries de la part de ses amis. Peu de jours après, assis à la table de Baber, il arrive qu’un quartier de mouton se trouve devant lui qui n’avait qu’une cuillère à sa portée. Il demande un couteau ; les gens de service tardent à lui obéir, alors il tire son poignard et coupe un morceau de viande dans lequel il se met à mordre à belles dents ; l’effet produit sur ses voisins, les uns égayés, les autres choqués par ce manque de cérémonie, ne paraissant le troubler en rien. Baber, qui pendant ce temps ne l’avait pas perdu de vue, dit à un de ses grands officiers : « Voilà un Afghan qui ne se laisse pas embarrasser par des bagatelles ; il est à craindre qu’il ne devienne un homme dangereux. » Ce propos fut rapporté à Sheer-Khan, qui, craignant d’avoir attiré par trop l’attention du roi, se hâta de s’éloigner dès la nuit suivante.

Après diverses vicissitudes, Sheer-Khan devint gouverneur de Bahar, puis de Bengale, dont il usurpa la vice-royauté. De ce moment ces provinces importantes ne cessèrent presque jamais d’être en insurrection contre l’empereur. La haine de l’Afghan contre les nouveaux conquérants de l’Inde, n’avait fait que croître avec le temps. En ce moment il sut profiter de ces dissensions de la famille impériale dont nous venons de parler. Campé dans le voisinage de l’empereur, non loin d’Agra, il eut l’art de nouer des négociations avec lui ; un savant derviche, allant d’un camp à l’autre, leur servit d’intermédiaire. Comme Sheer-Khan ne demandait que ce qu’il possédait déjà, c’est-à-dire la souveraineté de Bahar et de Bengale, qu’il consentait même à les tenir nominalement du roi et à payer un insignifiant tribut, Humayoon ne pouvait manquer d’accepter ces propositions ; de mutuels serments les ratifièrent. Avec une confiance qui lui fait honneur, Humayoon bannit dès lors de son esprit tout soupçon, toute défiance ; il laissa de fréquentes communications s’établir entre les deux camps. Or ce que s’était proposé l’Afghan rusé, c’était seulement d’endormir la prudence de son rival ; lorsqu’il crut avoir atteint ce but, à la tête d’une troupe d’élite, il surprit le camp impérial alors sur les bords du Gange. Un pont de bateaux, que les Mogols préparaient en ce moment n’était point achevé, il ne leur restait de moyens d’échapper que celui de traverser la rivière à la nage : les bateaux avaient été soigneusement enlevés dans tous les environs par les Afghans. En tentant ce moyen de salut, 8, 000 Mogols et un nombre d’Indous plus considérable se noyèrent dans le fleuve ; un petit nombre seulement atteignit la rive opposée. Humayoon dut la vie à un porteur d’eau qui, nageant à ses côtés, lui aida à résister au courant. Sa reconnaissance fut proportionnée au service : en arrivant à Agra, il plaça son sauveur sur le trône, et l’y laissa disposer à son profit ou à celui de sa famille et de ses amis, pendant une demi-journée, du pouvoir royal. Les deux frères du roi, voyant les Afghans l’emporter en tous lieux, comprirent enfin le danger et la folie de leur conduite passée. Le plus grand nombre des gouverneurs et vice-rois des provinces furent, les uns après les autres, chassés par des révoltes d’Afghans ; ils accoururent à Agra. Humayoon et ses frères, qui s’y trouvaient, purent délibérer sur leur situation ; alors même ils ne purent pas s’entendre.

Sheer-Khan, après le grand coup qu’il venait de frapper, demeura quelque temps en repos ; après cela il s’avança lentement, en s’assurant au fur et à mesure des territoires qu’il traversait. Humayoon, rassemblant toutes ses forces, envoya un corps considérable à la rencontre de l’ennemi. Les deux armées se rencontrèrent à Kalpy, un combat sanglant s’ensuivit, et la victoire se déclara en faveur des Mogols. Le roi, qui se trouvait dans ce moment à la tête de 100,000 chevaux, alla prendre position auprès de Kanojee, où campait Sheer-Khan. Ce dernier n’avait que 50,000 hommes ; mais dans l’armée d’Humayoon se trouvaient quelques Afghans, un certain nombre de partisans de leur ancien gouvernement. Ils rejoignirent en grand nombre Sheer-Khan. Cet exemple fut suivi ; l’empereur, dont la fortune semblait désespérée, se vit en un moment abandonné par la presque totalité de ses partisans. Les pluies étant survenues, il se trouva dans l’obligation d’abandonner son camp ; pendant l’exécution de ce mouvement, il fut attaqué par Sheer-Khan, et la fortune lui fut encore contraire, ce qui l’obligea de se réfugier de nouveau à Agra. Forcé bientôt d’en sortir ; il erra quelque temps çà et là d’une province à l’autre. Trahi une dernière fois par le gouverneur de Maldew, qui se proposait de le livrer à ses ennemis, il prit le parti de se diriger vers la Perse. Accompagné d’un petit nombre de serviteurs fidèles, il traversa un désert de sable où grand nombre de ses compagnons devinrent fous de soif. Après beaucoup d’autres cruelles aventures, il arriva enfin à la cour du shah. Pendant la fuite d’Humayoon, pendant que le chef de la dynastie mogole se trouvait réduit à de si pénibles extrémités, naquit Ackbar, sous lequel cet empire devait monter à l’apogée de sa splendeur.

Sheer-Khan, immédiatement après sa victoire, prit le titre impérial de shah (1540). Il s’occupa de réduire à l’obéissance les provinces de l’empire ; et bientôt son autorité fut reconnue des bords de l’Indus à la baie du Bengale ; domination plus étendue que n’en avait possédé depuis bien des siècles aucun prince de l’Inde. Le siège de la forteresse de Kalungur lui procura une fin digne de sa vie guerrière et aventureuse. Les approches étaient terminées, les batteries de brèche élevées, les mines creusées, un assaut général ordonné ; en ce moment une bombe tirée par les assiégeants éclata dans le mortier et arriva qu’un de ses débris vint à tomber sur un magasin à poudre qui se trouvait dans le voisinage ; Sheer-Khan et plusieurs officiers furent blessés, on les emporta loin de la batterie. Blessé mortellement, respirant à peine, Sheer-Khan ordonna de continuer l’attaque ; lui-même ne cessa de la diriger par ses ordres jusqu’au moment où la place fut enfin rendue ; alors il s’écria d’une voix tonnante : « Louange à Dieu ! gloire au Tout-Puissant ! » Il expira aussitôt. Il avait passé cinq années sur le trône de l’Indostan ; ce court espace de temps lui suffit pour élever une grande quantité de monuments publics, pour établir et faire régner le bon ordre dans tout l’empire. Suivant un historien persan, la vigilance de la police était telle sous son règne, que voyageurs et marchands, déposant leurs bagages et leurs marchandises à côté de la route, s’en allaient dormir paisiblement dans le voisinage. L’inquiétude de se trouver dépouillés au réveil n’existait plus pour eux depuis l’avènement au trône de Sheer-Khan.

Deux de ses fils se disputèrent le trône ; le plus jeune l’ayant emporté se fit proclamer sous le nom de Selim. Le temps n’avait point encore affermi le pouvoir de la nouvelle dynastie ; les gouverneurs de provinces, ou du moins tous ceux qui se croyaient assez force pour le tenter, se déclarèrent indépendants ; le désordre et l’anarchie se disputaient l’empire. Selim, en mourant, laissa un fils pour lui succéder, mais seulement âgé de douze ans : l’enfant fut assassiné dans les bras de sa mère par un neveu du dernier empereur. Celui-ci monta sur le trône sous le nom de Mahomet ; attaqué bientôt lui-même par son frère Ibrahim, il fut forcé de s’enfuir dans les provinces orientales. Alors un autre neveu de Sheer-Khan, Secunder-Shah, fit ses dispositions pour attaquer lui-même Agra ; Ibrahim qui s’avança précipitamment à sa rencontre fut défait et obligé de s’enfuir à Orissa. On vit alors jusqu’à trois empereurs à la fois, tous trois appartenant à la famille de Sheer-Khan, et se disputant le trône nouvellement reconquis. Au milieu de ce désordre, un cri proféré dans une sédition s’établit parmi les nobles afghans comme une maxime du droit public ; c’était : « Que l’empire appartenait à la plus longue épée. » Cependant l’empire récemment recouvré par les Afghans était loin de n’avoir plus rien à craindre pour sa durée.

Les Mogols expulsés s’occupaient en ce moment des préparatifs d’une nouvelle entreprise. Instruit de ce danger, convaincu de l’imminence du péril, Secunder-Shah, qui après tous ces troubles monta sur le trône, comprit la nécessité de faire cesser les dissensions intérieures. Les fêtes de son couronnement en 1554, appela auprès de lui les principaux chefs des Afghans ; l’assemblée se trouvant complète, il leur parla en ces termes : « Je ne m’estime pas moi-même plus que le moindre d’entre vous ; ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le bien public, et je ne réclame aucune supériorité. Beloli a rendu la tribu de Lody puissante et glorieuse ; Sheer a de même illustré la tribu de Soor ; et voila que maintenant Humayoon, le Mogol, héritier des conquêtes de son père, épie l’occasion de notre ruine et de rétablir son gouvernement. Si vous voulez agir avec franchise, mettez de côté vos dissensions intestines ; nous sommes encore à même de conserver l’empire. Si vous me jugez incapable de vous commander, choisissez parmi vous une meilleure tête et un bras plus fort, je serai le premier à lui jurer obéissance et fidélité ; je le soutiendrai de toutes mes forces, je serai fier de contribuer à conserver le royaume dans les mains de ces Afghans qui l’ont défendu par leur bravoure pendant tant et tant d’années. » Ces nobles paroles trouvèrent un écho dans le cœur de chacun des auditeurs ; ils répondirent d’une voix unanime : « Nous vous reconnaissons comme notre légitime souverain, vous le neveu de Sheer-Shah notre empereur. » Secunder fit aussitôt apporter un Koran ; chacun des chefs jura sur ce livre d’être fidèle à l’empereur et de maintenir la concorde intérieure. Le grand danger qui menaçait la domination des Afghans, nouvellement établie, rendait une semblable résolution aussi nécessaire qu’elle fut et devait être peu durable.

À travers toutes les vicissitudes de fortune que nous avons racontées, Humayoon était parvenu à gagner la Perse. Tamasp, fils d’Ismaël, le second des Sophis, occupait alors le trône ; il régnait des rives de l’Euphrate aux frontières les plus éloignées de la Tranxoxiane. Les gouverneurs des provinces où arriva successivement Humayoon le reçurent avec distinction ; Tamasp le fit inviter à se rendre auprès de lui et le fugitif se rendit avec empressement à l’invitation. Un jour Shah-Tamasp, dans une conversation avec Humayoon, lui demanda comment ses ennemis, d’abord si faibles, était devenus tout-à-coup si puissants ; celui-ci répondit : « Par l’inimitié de mes frères. » Le shah répliqua : « Votre manière de traiter vos frères n’est pas celle que nous enseigne l’expérience. » À la fin du repas, car c’était à table que se tenait cette conversation, Beiram-Mirza, frère de Tamasp, s’approcha de celui-ci avec une aiguière et un bassin à laver les mains ; Tamasp s’en servit, et, reprenant son discours, dit à Humayoon qui se trouvait de son côté : « Voila la manière dont vous auriez dû en agir avec vos frères. » Humayoon, conviction, ou courtoisie, se hâta de se ranger à l’avis du shah. D’abord ce dernier s’était senti disposé à aider le monarque fugitif à remonter sur le trône de l’Indostan ; mais depuis la scène du bassin, depuis l’approbation donnée par Humayoon à la doctrine du shah sur les traitements à faire essuyer aux frères de souverains, Beiram-Mirza était devenu son ennemi : il dissuada le shah de lui prêter assistance. Il s’efforçait et avec succès de faire comprendre à celui-ci le danger pour les souverains de la Perse d’avoir pour voisin, sur le trône de l’Indostan, un roi de la maison de Timour. Tamasp, se laissa persuader ; le crédit du Mogol alla baissant de jour en jour ; sa situation devint si pénible qu’il eut à craindre pour sa vie ou sa liberté.

Humayoon, malgré ces circonstances défavorables, ne dut pas renoncer à tout espoir. La sœur du Shah et quelques uns de ses plus intimes conseillers s’intéressaient à son sort. La princesse, dans une pièce de vers de sa composition, eut l’adresse d’introduire le nom du fugitif, tout en exaltant sa dévotion à Aly. Shah-Tamasp appartenait à une secte qui differe des sunites dans les préceptes desquels Humayoon avait été élevé, et conçut aussitôt l’idée de convertir celui-ci. Il dit à sa sœur que dans le cas où Humayoon se déciderait à embrasser ses propres doctrines religieuses et à les répandre dans l’Inde, il l’aiderait à reconquérir l’empire. La princesse communiqua ce propos à Humayoon, qui se hâta de l’assurer qu’au fond il s’était toujours senti fort bien disposé pour cette secte ; c’était même, ajoutait-il, là la véritable cause de l’animosité que n’avaient cessé de lui montrer ses frères. Dès ce moment, Tamasp mit autant de zèle à aider Humayoon qu’il s’y était senti peu disposé récemment. Un corps de 10,000 cavaliers fut mis sous ses ordres, avec lequel il commença ses opérations sur Caboul et Candahar. Après une lutte de plusieurs années et des chances diverses, il demeura maître des deux provinces. Kamram, ce frère qui le premier l’avait trahi, le fut lui-même par le commandant d’une place où il s’était réfugié et fut livré à Humayoon. Les chefs mogols opinèrent unanimement pour qu’il fût mis à mort, comme le seul moyen de prévenir la guerre civile dans l’avenir ; Humayoon leur résista, et se contenta de faire aveugler le prisonnier. Peu de jours après l’exécution de la sentence, il se rendit auprès de Kamram ; à son approche, celui-ci se leva, fit quelques pas mal assurés vers son frère, et dit : « Gloire au roi, de ce qu’il a daigné visiter l’infortune ! » Kamram obtint, peu après, la permission de se rendre en pèlerinage à la Mecque, où il mourut au bout de trois ans.

Maître du Caboul et du Candahar, Humayoon hésitait à entreprendre la conquête du reste de l’empire. À la mort de Selim-Shah, de nombreuses lettres de Delhi l’invitaient pourtant à marcher sur sa capitale : les diverses tribus des Afghans se trouvant en guerre les unes avec les autres, l’occasion était favorable ; mais Humayoon, dépourvu d’argent suffisant pour lever et entretenir une armée, n’osait commencer cette entreprise. Cependant le hasard l’y décida. Pendant une chasse, un de ses conseillers, de ceux qui voulaient l’expédition, lui donna l’idée d’interroger le sort à ce sujet ; il lui proposa même un moyen de divination. Ce moyen consistait à envoyer trois messagers demander les noms des trois premières personnes qu’ils rencontreraient ; Humayoon aurait alors à se décider suivant la signification de ces noms. Superstitieux comme tous les Orientaux, ce dernier se plut à cette idée ; il envoya en avant trois cavaliers chargés de cette commission. Tous trois revinrent en se suivant de près ; le premier avait rencontré un homme qui s’appelait Dowlut (empire) ; le second, un homme appelé Moorad (bonne fortune) ; le troisième, un homme appelé Saadut (l’objet du désir). Cet heureux pronostic combla Humayoon de joie ; et, bien qu’il ne pût rassembler et payer plus de 15,000 hommes, il se décida à entreprendre l’expédition.

Humayoon quitta Caboul dans le mois de décembre 1554. Un corps d’armée considérable au moins par rapport à la faiblesse de son armée le devançait, sous les ordres d’un de ses lieutenants nommé Beiram-Khan. Il entra sans coup férir à Lahore. Alarmé de ce succès des Mogols, Secunder-Shah se hâta d’envoyer à leur rencontre 30 à 40,000 chevaux. Cette armée campa bientôt sur la Suttledje, dans les environs de la ville de Machywazza. Beiram-Khan, avec l’avant-garde mogole, se trouvait en face, et de l’autre côté de la rivière ; il était résolu de tenter une action, malgré l’infériorité numérique de ses forces. L’imprudence des Afghans lui en fournit l’occasion. Comme le froid était extrême, ils avaient allumé d’immenses bûchers dans leur camp : cela permit à un détachement des troupes de Beiram de passer la rivière de nuit, et d’arriver jusque dans le voisinage du camp sans avoir été aperçu ; les Mogols lancèrent alors sur les Afghans, amoncelés autour des feux, une pluie de flèches qui les mit en désordre. Au lieu d’éteindre leurs feux, ceux-ci, manquant de présence d’esprit, y jetèrent au contraire du bois, ce qui acheva de les rendre plus visibles et de leur cacher les ennemis. Le reste du corps d’armée de Beiram ayant passé la rivière pendant ce désordre, tombant sur eux de tous côtés, acheva de les mettre en déroute. Ceux-ci laisseront grand nombre de morts sur le champ de bataille, perdirent une grande partie de leurs chevaux, de plus tous leurs bagages et tous leurs éléphants. Beiram prit position à Machywazza, mais dispersa dans tous les sens des détachements qui parcoururent tout le pays et se montrèrent jusqu’aux portes de Delhi.

À la nouvelle de ce combat, Secunder-Shah se hâta de rassembler ses principaux officiers : il en exigea un nouveau serment de fidélité. À la tête de 80,000 chevaux, d’une artillerie considérable, d’une multitude d’éléphants, il se mit en marche vers le Punjaub. Beiram-Khan avança jusqu’à la forteresse de Nowshara, qu’il mit en état de soutenir un siège. Secunder-Shah prit aussitôt position devant la place ; Humayoon se hâta d’arriver, et les deux armées furent en présence. Alors, un matin où Ackbar visitait les avant-postes, les Afghans firent sortir toutes leurs forces du camp et offrirent la bataille ; le défi fut accepté, et, le 15 mai 1555, s’engagea le combat où devait se décider le sort de l’empire. Humayoon fit attaquer la droite de l’ennemi ; elle fut aussitôt brisée ; les Afghans, qui depuis long-temps voyaient la fortune leur échapper, avant de combattre étaient à demi vaincus. La confusion se mit parmi eux ; Secunder-Shah s’enfuit dans les montagnes. Peu de jours après, Delhi et Agra furent capturées sans avoir essayé de résistance. Le mois suivant, Humayoon fit une entrée triomphale dans Delhi, et à compter de ce moment l’empire appartient pour toujours à la maison de Timour. Secunder-Shah avait rallié quelques forces malgré sa défaite ; mais comme le danger n’était point sérieux, Humayoon demeura à Delhi, et se contenta d’envoyer contre lui son fils Ackbar, sous la direction de Beiram-Khan.

Humayoon ne jouit pas long-temps de ces faveurs de la fortune : six mois s’étaient a peine écoulés depuis sa restauration, lorsqu’il mourut d’une chute sur un escalier de marbre. Il était âgé de cinquante et un ans, en avait régné vingt-cinq, tant dans le Caboul que sur le trône de l’Indostan. C’était un prince brave et magnifique à un haut degré ; on vantait aussi son extrême régularité dans l’accomplissement de ses devoirs religieux et de ses ablutions. D’après les historiens il ne lui arriva jamais de prononcer le nom de Dieu quand par hasard il se trouvait avoir négligé de s’acquitter de ces dernières cérémonies. On raconte à ce sujet qu’ayant eu occasion d’appeler un certain Meer-Abdool-Hye, dont le nom veut dire esclave de Dieu, il s’arrêta après avoir prononcé les syllabes esclave de, se souvenant qu’il avait négligé de prendre un bain le matin. Comme tous ceux de sa race, car c’est un trait particulier à la maison de Timour, Humayoon mêlait la culture des lettres aux travaux de la guerre ; il se plaisait avec les poëtes et les lettrés. Livré lui-même à la culture de la géographie et de l’astronomie, il écrivit plusieurs dissertations sur ces sciences. En honneur de son goût pour les études astronomiques, il fit construire sept palais dédiés aux sept planètes : les peintures, les décorations des appartements intérieurs, même les vêtements des gens de service de chacun d’eux étaient formés de signes, de symboles, d’emblèmes de la planète à laquelle il était consacré ; et Humayoon donnait tour à tour audience dans l’un ou l’autre selon le jour de la semaine. Il a laissé l’histoire de sa vie, et grand nombre de poésies ; on en remarque parmi celles-ci de consacrées aux délices de l’opium.

Ackbar, fils d’Humayoon, monta sur le trône. À peine âgé de quatorze ans, mais nourri dans l’adversité, il jouissait d’une grande vigueur de corps et d’une précoce énergie d’esprit. Déjà nous avons raconté sa naissance, pendant la fuite de son père à travers le désert ; on était alors auprès d’Ameercot ; Humayoon se rendit de là dans le Candahar, où il espérait trouver quelques secours ; il fut attaqué, au contraire, par le gouverneur de la province et obligé de fuir, laissant derrière lui sa femme et son fils. Ackbar et sa mère tombèrent entre les mains de ce gouverneur, qui se hâta de les envoyer tous deux à Kamran. Au début de son entreprise sur l’Indostan, Humayoon s’étant emparé du Caboul, ne tarda pas à les reprendre. Prenant dans ses bras Ackbar, alors âgé de quatre ans, il lui dit : « Des frères envieux jetèrent Joseph dans un puits ; la providence l’en tira pour l’élever à l’apogée de la gloire ; il en sera de même de toi, ô mon Ackbar ! » Une autre fois, les vicissitudes de la guerre firent tomber de nouveau ce dernier entre les mains de son oncle. Humayoon se hâta d’aller mettre le siège devant Caboul, où Kamran s’était retiré ; alors Ackbar, attaché à un poteau, fut exposé sur les remparts ; mais Humayoon trouva moyen de faire publier dans la ville que s’il tombait un cheveu de la tête de l’enfant, les habitants de Caboul seraient passés au fil de l’épée et la ville détruite de fond en comble. Kamran, craignant un soulèvement de la population s’il persistait dans son barbare procédé, fit retirer Ackbar du poteau fatal. Après tant de vicissitudes, la destinée semble d’ailleurs avoir voulu réaliser, à compter de ce moment, les prophéties de Humayoon.

Les circonstances étaient critiques : Secunder avait rallié une partie de ses forces et trouvé un refuge auprès du rajah de Nayracote ; autour de lui arrivaient incessamment en grand nombre de ses partisans. D’un autre côté, un Afghan nommé Hemoo, ancien visir de Mahomet-Shah-Shoor, avait retenu sous sa domination une partie des provinces de l’est ; il se préparait à disputer l’empire à Ackbar ; déjà il s’était emparé d’Agra et de Delhi, et contraint les Mogols à passer la Suttledje, puis à concentrer leurs propres forces aux environs de Lahore. Effrayé de sa propre jeunesse et des dangers qui le menaçaient, Ackbar conféra à Beiram, Le principal des omrahs au service de Humayoon, le titre de khan-baba, qui signifie littéralement père, et qui, dans la circonstance actuelle, signifiait en outre régent du royaume. Le jeune prince, en présence de toute sa cour, assura Beiram de son désir de s’en rapporter, pour la conduite des affaires, uniquement à la sagesse et à la prudence de ce dernier ; il s’engagea solennellement à fermer à tout jamais l’oreille à la calomnie. De son côté, Beiram jura par l’âme de Humayoon, par la tête de son propre fils, de demeurer toujours fidèle au jeune empereur. Un conseil de guerre fut aussitôt convoqué, pour délibérer sur la crise qui menaçait. Hemoo comptait plus de 100,000 chevaux, l’armée impériale à peine 20,000. La majorité du conseil opina pour une retraite sur Caboul, Beiram combattit cet avis : l’empereur devait, selon lui, marcher à l’ennemi sans différer, et livrer immédiatement bataille ; Ackbar se joignit à l’avis de son ministre, et cette ardeur du jeune prince acheva de décider la question. On résolut de commencer immédiatement les hostilités ; un des principaux officiers mogols se dirigea contre Secunder-Shah, tandis que l’empereur se prépara à marcher contre Hemoo.

Hemoo, de son côté, avait fait toutes dispositions pour rencontrer l’armée impériale. Les deux armées se trouvèrent en présence auprès du village de Paniput ; et le 5 novembre 1556 l’action s’engagea. Hemoo poussa d’abord en avant ses éléphants, avec lesquels il se flattait de jeter le désordre et l’effroi dans la cavalerie ennemie ; les Mogols étaient, en effet, peu habitués à combattre ces animaux ; toutefois, loin de s’en effrayer, ils les attaquèrent délibérément. Ceux-ci, percés à la trompe par des flèches, des lances, des javelines, devinrent furieux, cessèrent d’écouter leurs conducteurs, et s’enfuirent à travers les rangs des Afghans. Monté lui-même sur un éléphant d’une taille gigantesque, Hemoo continua de combattre avec une grande bravoure. À la tête de 4,000 chevaux, il pénétra jusqu’au centre de l’armée mogole ; mais atteint d’une flèche à l’œil, un moment surmonté par la douleur, il se laissa tomber. Revenu à lui, il arracha courageusement la flèche et l’œil, et rallia ses troupes. À l’aide d’un corps d’élite peu nombreux, entouré de toutes parts, il s’efforçait de se frayer un chemin à travers ses ennemis. Alors le conducteur de son éléphant, voyant ou croyant voir venir un coup mortel, s’écrie qu’il se rend ; il s’offre à conduire l’éléphant partout où l’on voudra. Hemoo est ainsi fait prisonnier à la fin du combat. Presque expirant, épuisé par la souffrance et le sang qu’il a perdu, il est amené en présence d’Ackbar. Beiram, s’adressant au jeune empereur et lui montrant le captif, lui dit : « Tuez de vos propres mains ce dangereux rebelle, et vous aurez fait une action méritoire. » Ackbar, pour obéir à l’avis de son ministre, tira son épée ; mais, après avoir légèrement touché la tête du captif, se mit à fondre en larmes. Le ministre inflexible condamna d’un regard sévère ce mouvement de compassion, puis, d’un seul coup de son sabre, fit rouler la tête d’Hemoo aux pieds du jeune empereur. 1,500 éléphants tombèrent dans les mains de l’armée impériale, et Ackbar entra aussitôt dans Delhi sans rencontrer d’autre opposition. Dans la même année, malgré cette victoire, une armée persane fit une invasion dans la province de Candahar ; elle en demeura maîtresse pendant quelque temps. Secunder s’avança dans les provinces occidentales, et à son approche le gouverneur de Lahore prit la fuite ; mais Ackbar marcha tout aussitôt contre ce nouvel ennemi. Assiégé dans la forteresse de Mankote, Secunder se vit obligé de rendre la place et de renoncer à toutes ses prétentions au trône. Il obtint en retour la faculté de se retirer au Bengale, et Ackbar retourna à Lahore.

La bonne harmonie ne pouvait subsister long-temps entre l’empereur et le ministre tout-puissant qui l’avait si bien servi. Les prétentions impérieuses du ministre, le caractère altier et dominateur d’Ackbar, ne devaient pas tarder à produire entre ces deux hommes du mécontentement, de la défiance, de la jalousie. Or, avec ces dispositions d’esprit, les moindres incidents et les plus inattendus ne pouvaient manquer d’avoir de sérieuses conséquences. L’accident qui détermina la rupture est ainsi raconté par l’historien d’Ackbar, Abdul-Fazil : « Un jour, pendant que le roi se trouvait à Agra, un de ses éléphant s’étant en chaleur, attaqua et tua un des éléphants de Beiram-Khan ; celui-ci, dans l’irritation du premier moment, fit mettre à mort le conducteur de l’éléphant impérial, sans en avoir eu l’autorisation de l’empereur. Ackbar fut violemment irrité, et d’autant plus qu’il paraissait que le conducteur n’était pas à blâmer, car il avait perdu tout pouvoir sur l’animal. Peu de jours après, Beiram-Khan se promenait en bateau sur la rivière, un des éléphants de l’empereur, que l’on avait mené à l’eau, se précipita sur le bateau et fut au moment de le renverser, malgré les efforts de son conducteur. Le ministre, naturellement soupçonneux, vit dans ces accidents l’indice d’un complot formé contre sa vie ; il sollicita de l’empereur la punition du conducteur de l’éléphant. Ackbar, avec l’intention de satisfaire le régent et d’éloigner de son esprit tout soupçon, ordonna que le conducteur lui fût conduit, afin qu’il en agît à sa fantaisie ; le régent le fit mettre à mort. Ackbar désapprouva hautement ces deux traits de cruauté de son ministre ; il en vint à la résolution de la dépouiller de son titre de régent, mesure dont l’exécution exigeait beaucoup d’adresse et de fermeté. » Il se retira immédiatement d’Agra ; peu de jours après, il fit paraître une proclamation dans laquelle il annonçait à tout l’empire sa résolution de gouverner par lui-même ; défense était faite à tout fonctionnaire, à tout sujet de l’empire d’obéir à d’autres ordres qu’à ceux qui seraient revêtus de sa propre signature.

Plein de fermeté quand il avait servi son maître, Beiram se montra faible et irrésolu quand il fallut agir pour lui-même. Ackbar lui ayant fait donner l’avis qu’un pèlerinage à la Mecque serait utile à son salut, on le vit hésiter long-temps ; tantôt se montrer disposé à obéir, tantôt vouloir se constituer un royaume de quelques unes des provinces qui ne reconnaissaient pas encore l’autorité impériale ; d’autres fois encore il formait le projet de s’emparer du Punjaub. Décidé enfin pour le parti de la résistance, il en appela aux armes. Toutefois, ne trouvant aucun appui, Beiram fut bientôt contraint de s’en remettre à la clémence de l’empereur. Ackbar se hâta de l’assurer de l’oubli du passé ; il l’invita à se rendre en sa présence. Beiram se présenta avec tous les dehors de l’humilité, et, fondant en larmes, se précipita la face contre terre. Ackbar le releva de sa propre main, le conduisit à la place qu’il avait si long-temps occupée à la tête des omrahs, et lui dit : « Si le noble Beiram aime une vie guerrière, il aura le gouvernement d’une province où la gloire lui sera facile à acquérir ; s’il préfère demeurer à notre cour, il n’est pas de faveur qui n’appartienne de droit au bienfaiteur, au sauveur de notre famille ; si la dévotion du noble Beiram l’engage à visiter la sainte Cité, il sera escorté et pourvu de toutes choses d’une manière conforme à sa dignité. » Beiram répondit : « Maintenant que la confiance de l’empereur s’est éloignée de moi, comment pourrais-je demeurer en sa présence ? La clémence impériale est une récompense plus que suffisante de mes premiers services ; je ne saurais espérer son oubli. Qu’il me soit donc permis de reporter mes pensées de ce monde à l’autre, et de me rendre auprès du saint tombeau. » Beiram se mit effectivement en chemin pour la Mecque, accompagné d’un grand train et magnifiquement traité aux dépens de l’empereur. Mais il n’atteignit pas le but de son voyage : un Afghan dont il avait peu auparavant tué le père dans un combat, parvint à l’approcher, sous prétexte de lui rendre ses devoirs, et le tua d’un coup de poignard.

Dans l’année 1560, Mahomet, fils du dernier shah, ayant trouvé moyen de lever 40,000 chevaux, forma le projet de recouvrer la province de Jionpoor. Les généraux d’Ackbar le vainquirent facilement avec les forces sous leur commandement ; mais présumant trop de ce service, ils négligèrent de faire parvenir à l’empereur les éléphants pris sur l’ennemi, qui de droit appartiennent à la couronne. Ackbar ne pouvait souffrir une telle violation des prérogatives royales : il marcha contre les vainqueurs. À son approche, ceux-ci, effrayés des suites de leur témérité, se hâtèrent de marcher à sa rencontre ; ils lui offrirent non seulement les éléphants et tout le butin pris dans cette occasion, mais d’autres présents d’une grande valeur. Apaisé par cette soumission, l’empereur se contenta d’accepter ce qui lui revenait d’après le droit et l’usage. D’ailleurs l’empire ne cessait de s’agrandir : Hussein, gouverneur d’Ajemère, subjuguait heureusement quelques forts qui n’avaient cessé de résister dans cette contrée sauvage ; un autre lieutenant d’Ackbar, après quelques années de guerre et des chances diverses de fortune, soumettait Malwa à la domination impériale ; les Gickers, tribus indoues qui, descendant de leurs montagnes, troublaient souvent la tranquillité des provinces supérieures, étaient attaqués, repoussés, poursuivis jusque dans leurs retraites les plus cachées. Ils se virent enfin forcés de recevoir un souverain de leur propre nation, il est vrai, mais imposé par le gouvernement mogol. En 1563, Ackbar fut sur le point de devenir victime d’un assassinat. Un esclave, qui l’accompagnait à la chasse, plaça une flèche dans son arbalète ; d’abord il la tint quelque temps en l’air, comme s’il guettait quelque oiseau au vol, puis, l’abaissant insensiblement, il déchargea son arme sur Ackbar, qu’il atteignit à l’épaule. Le trait avait à peine touché ce dernier que l’assassin était déjà en pièces ; il ne fut extrait qu’avec beaucoup de difficulté ; toutefois Ackbar ne laissa percer aucun signe d’impatience ni de douleur.

Malgré cette prospérité apparente, malgré le succès de toutes ses expéditions, Ackbar n’en avait pas moins à lutter contre des révoltes sans cesse renaissantes. Hackim, son propre frère, gouverneur de Caboul, commençait à agir en prince indépendant. Abdallah, un usbeck gouverneur de Malwa, se crut assez puissant pour songer à s’élever un trône de ses propres mains. Par ses artifices, le bruit se répandit que l’empereur avait contracté une haine générale contre tous les Tartares usbecks à son service, et qu’il méditait leur destruction. Les Tartares étaient fort nombreux, et composaient à eux seuls une partie des troupes régulières de l’empire. Les gouverneurs des deux provinces orientales, Secunder et Ibrahim accueillirent ces bruits ; Asaph, gouverneur de Corah, qui avait amassé de grandes richesses, se joignit aux rebelles ; enfin Zemoun, généralissime de l’empire, et son frère Bahadur, deux chefs de grand crédit, vinrent grossir les ennemis d’Ackbar. Ce dernier ne se laissa ni étonner, ni effrayer ; dans une série d’expéditions qu’il serait superflu de raconter en détail, il parvint à défaire successivement tous les rebelles. Le moment ne semblait pas éloigné où il aurait achevé de soumettre à l’obéissance les provinces orientales, lorsqu’il apprit que Hackim, gouverneur de Caboul se portait sur Lahore. Une insurrection dans ces provinces, renommées pour le caractère guerrier de leurs habitants, devait être beaucoup plus inquiétante que parmi les populations de l’est, où les habitudes sont molles et efféminées. En conséquence, Ackbar se porta immédiatement sur Lahore, par son activité il écrasa la rébellion dans son germe. À la même époque, les usbecks augmentèrent leur armée, étendirent leurs conquêtes ; mais Ackbar leur laissa peu de temps pour jouir de leurs avantages : il mit fin par une grande victoire aux troubles de l’est ; s’empara de quelques places de Malwa, jusque là demeurées indépendantes ; puis dirigea son attention sur le Guzerate. Les gouverneurs de cette province ; en raison de la faiblesse des derniers empereurs de la dynastie des Afghans, avaient peu à peu cessé de leur obéir ; depuis plusieurs années déjà le Guzerate se trouvait dans un état d’indépendance complète. Néanmoins il fit peu de résistance : les différents gouverneurs de districts et de forteresses, sentant leur infériorité, se hâtèrent de gagner quelques droits à la faveur impériale par une hâtive soumission. À la vérité, à peine Ackbar eut-il tourné le dos au Guzarate que quelques uns de ces chefs turbulents commencèrent à remuer de nouveau. La saison des pluies, alors commencée, ne permettait pas de mettre en mouvement de grandes armées. Ackbar, choisissant un petit corps de cavalerie d’élite, retourna sur ses pas avec le plus de celérité possible ; il offrit la bataille, malgré l’infériorité de ses forces, et remporta la victoire.

La province du Bengale, bien que rendant une obéissance nominale au trône de Delhi, en méconnaissait de fait l’autorité depuis plusieurs années. Ackbar, après avoir réduit à l’obéissance les autres provinces de l’empire, tourna son attention vers celle-ci ; dont les gouverneurs avaient pris le titre de rois. En raison du voisinage, le subahdar d’Oude reçut l’ordre de commencer les hostilités contre le Bengale. Il obtint d’abord quelque avantage, et assiégeait déjà Patna lorsqu’il fut rejoint par l’empereur. Le gouverneur rebelle offrit de capituler ; Ackbar ne voulut prendre qu’un seul engagement, celui de lui laisser la vie sauve, se réservant d’agir dans tout le reste comme bon lui semblerait. D’ailleurs, pour éviter une plus longue effusion du sang de leurs sujets, Ackbar offrait de décider la querelle par un combat singulier. Le roi du Bengale ne goûta point la proposition : la nuit suivante il s’échappa dans un bateau ; ses troupes évacuèrent la ville le lendemain. Ackbar retourna à Agra. La ville de Patna fut annexée à la domination du gouverneur d’Oude, le souverain vaincu eut la permission de retenir Orissa. Malheureusement pour lui, les zemindars du Bengale adhéraient encore à son parti : ils prirent les armes, lui-même se reunit à eux, fut fait prisonnier, et, en l’absence d’Ackbar, mis à mort sur le même champ de bataille où il venait d’être vaincu. Un peu de repos ayant suivi cette dernière expédition, Ackbar en profita pour visiter par lui-même toutes les parties de son vaste empire. Bientôt il eut à se livrer à d’autres soins. De nombreux mécontents se montrèrent en armes dans le Bengale ; son frère, qui gouvernait le Caboul, marcha contre Lahore. Ackbar, craignant plus que tout le reste les séditions dans le nord, accourut de ce côté. Son frère, vaincu en plusieurs rencontres, implora la clémence du vainqueur ; Ackbar, avec sa générosité habituelle et souvent dénuée de prudence, le replaça à la tête de son gouvernement. Le Bengale avait recouvré la paix. Mais à la même époque, une formidable rébellion éclatait tout-à-coup dans le Guzerate.

Ackbar chargea de la combattre un fils de Byram, qui réussit dans cette tâche ; il en fut récompensé par le gouvernement de la province. Le gouverneur de Caboul, frère de l’empereur, étant mort, celui-ci crut sa présence nécessaire dans les provinces supérieures de l’empire, et se rendit dans le Punjaub. Ce qu’il apprit alors de l’état de la province de Cachemire lui fit former le projet d’en faire la conquête ; il rassembla une armée qu’il dirigea vers ce pays. Mais la saison étant mal choisie, les vivres ne tardèrent pas à manquer, et l’armée fut obligée de battre promptement en retraite. Toutefois Ackbar ne voulait pas renoncer à son dessein ; une seconde armée qu’il se hâta de former atteignit le but manqué par la première. Le vice-roi de Candahar, province indépendante de fait, quoique sous la dépendance nominale de l’empire de Delhi, rendit son gouvernement à Ackbar, et obtint en échange celui de Multan. Ackbar, se trouvant alors maître de toutes les contrées situées depuis les montagnes de la Perse et de la Tartarie jusqu’aux frontières du Deccan, commença à jeter un regard d’envie sur cette dernière contrée. Il donna l’ordre aux gouverneurs de celles de ses provinces qui en étaient le plus voisines de rassembler en secret le plus de troupes possible ; il leur recommanda en même temps de n’omettre aucune occasion d’empiéter sur les frontières du Deccan. Puis, à ce sujet, il envoya une ambassade à l’un des souverains du pays ; le prétexte était de régler les différends survenus, mais il s’agissait en réalité d’observer les forces de ce pays et d’étudier les dispositions de ses habitants. Bientôt, en effet, Ackbar leva le masque. Une nombreuse armée impériale se mit en mouvement pour conquérir le Deccan. Elle était commandée par Mirza, fils de Beiram, naguère vainqueur dans le Guzerate.

La dynastie des Afghans, une fois sur le trône, n’avait cessé de s’occuper de la conquête du Deccan ; il en fut de même de celle des grands Mogols, aussitôt qu’elle eut achevé de soumettre l’Indostan. La dénomination de Deccan, qui, à proprement parler, veut dire midi, s’entendait alors de toutes les contrées au sud de la Nerbudda et de la Kistna. Vers le milieu du xive siècle, il s’y était formé un grand empire mahométan. À la suite d’événements qui n’appartiennent pas au sujet de cette histoire, un mahométan du nom d’Ismaël, qui avait eu le grade de commandant de 1,000 hommes dans les armées impériales, monta sur le trône. Un certain Zuffeer-Khan, qui dans sa jeunesse avait porté le nom de Hussein et s’était distingué par sa bravoure et ses talents, se fit remarquer d’Ismaël. Son histoire était singulière : étant esclave d’un brahme, il en avait reçu une paire de bœufs pour labourer une pièce de terre aux environs de Delhi. En exécutant ce travail, il découvrit un trésor. Il se hâta d’en informer le brahme, et celui-ci, non moins consciencieux ou prudent, en donna sur-le-champ avis à l’empereur. Ce dernier, frappé de l’honnêteté de Hussein, lui donna le commandement d’une centaine de chevaux. Le brahme, au moment de prendre congé de son ancien esclave, lui dit : « Les étoiles m’apprennent qu’une grande destinée vous est réservée ; quand vous serez roi du Deccan, ô jeune homme ! faites de moi votre premier ministre. » Hussein s’étant distingué à la guerre, reçut le titre de Zuffeer-Khan avec des jaghires considérables pour l’entretien de ses troupes. Ismaël, devenu vieux, infirme, incapable du soin du gouvernement, appela de son propre mouvement Zuffeer-Khan à lui succéder. Hussein, jadis esclave, monta donc sur ce trône nouvellement élevé ; il se fit appeler Sultan-Allah-ad-Dien-Hussein-Kongoh-Bahmenee, et devint le fondateur de la dynastie des Bahmenides. Malgré l’éclat de sa fortune nouvelle, il se souvint de son ancien maître, qui, en la prédisant, en avait peut-être été le véritable auteur : il le fit ministre des finances, et associa son nom à tous les édits royaux. Hussein, après avoir achevé de soumettre toutes les provinces du Deccan, mourut en 1357, dans sa soixante-septième année.

Mahomet, fils d’Allah-Bahmenee, lui succéda sur le trône. Il soumit les rajahs de Telingana et de Beejanuggur, ville située sur la Kistna, et à cette époque capitale d’un royaume considérable. Des conspirations de palais, des usurpations, des assassinats forment dès lors l’histoire de cette dynastie, aussi bien que celle des autres royaumes de l’Inde. Les gouverneurs des provinces de Malwa, de Candesh et de Guzerate, qui, au déclin des dynasties afghanes, en avaient secoué le joug, devinrent les adversaires ordinaires des souverains du Deccan. La province d’Orissa et l’île de Goa vinrent s’ajouter à leur domination. Mais vers la fin du xve et au commencement du xvie siècle, les prétentions des omrahs remplirent l’État de discorde et de confusion. Le souverain, alors nommé Mahomet, esclave de ses plaisirs et de son indolence, ne montrait ni énergie ni talent pour le gouvernement. Sous son règne, qui ne dura pas moins de trente-sept années ; quatre des principaux omrahs se déclarèrent indépendants ; un cinquième, demeuré à la cour, réduisit le pouvoir du roi à n’être qu’un vain nom, tandis que, sous ce nom, lui-même gouvernait réellement à son profit. L’empire du Deccan finit par se trouver de la sorte divisé en cinq grands royaumes distincts : Ahmednuggur, Beejapoor, Berar, Beder et Golconde ; révolution qui, après avoir mis un grand nombre d’années à se préparer et à s’accomplir, se trouva définitivement consommée en 1526. Toutefois, les contestations qui s’élevèrent entre ces nouveaux souverains, les guerres qui s’ensuivirent, ne tardèrent pas à réduire à trois ces nouveaux États : ceux de Beejapoor, d’Ahmednuggur et de Golconde.

Telle était la situation politique du Deccan lorsqu’Ackbar conçut le projet de s’en emparer. Il donna l’ordre à son fils Moorad, auquel il avait confié le gouvernement de Guzerate, de joindre avec toutes ses forces Mirza qui marchait contre le Deccan. Les troupes de Malwa, alors gouverné par un autre fils de l’empereur, s’étaient déjà réunies à ce dernier. L’armée combinée alla mettre le siège devant Ahmednuggur. Le roi se hâta de rassembler toutes ses troupes ; la ville se défendit avec une grande énergie. La disette commençant à se faire sentir dans l’armée mogole, une négociation s’ouvrit où l’on convint que le siège serait levé, sous la condition que le roi abandonnerait aux Mogols, comme dédommagement, le territoire de Berar. Une grande partie de ce dernier royaume avait été réunie au royaume d’Ahmednuggur. La perte du Berar causa au roi un tel chagrin qu’il n’épargna aucun effort pour le recouvrer : il livra une grande bataille aux Mogols. L’ardeur et la résolution de Mirza le conduisirent à renouveler combat le jour suivant ; il défit l’ennemi, mais, affaibli par ses pertes, se trouva dans l’impossibilité de le poursuivre et de recueillir les fruits de sa victoire. Il fut rappelé peu de temps après. Les armes d’Ahmednuggur obtinrent alors quelques avantages partiels ; mais en 1598 Mirza prit de nouveau le commandement de l’armée mogole, à la tête de laquelle l’empereur lui-même vint se mettre peu après. Ahmednuggur, vigoureusement assiégé, se vit dans l’obligation d’ouvrir ses portes. Le territoire dont elle était la capitale, devenu une province de l’empire mogol, fut conféré comme gouvernement à l’un des fils de l’empereur. Quant à l’empereur, il ne survécut lui-même que peu de temps à ces événements qui se trouvèrent marquer tout à la fois le terme et l’apogée de son règne. De retour à Agra, il mourut après une courte maladie, dans la cinquante-deuxième année de son règne.

Les nombreuses guerres d’Ackbar, l’éclat et la durée de ses conquêtes, les institutions politiques qu’il créa, donnent à son règne un éclat extraordinaire. Il méritait cette faveur du sort, par de nombreuses et brillantes qualités : il était actif, vigilant, guerrier ; il employait la plus grande partie de ses journées, même de ses nuits, à l’expédition des affaires. Grand administrateur, il introduisit dans les finances un ordre, une régularité qui durèrent, en dépit de la faiblesse de ses successeurs. Il n’écrivit pas comme Baher et Humayoon, mais il était lettré, et se plaisait aux entretiens des philosophes et des poëtes. Il inspira l’Ayen-Ackbar, c’est-à-dire les Institutions d’Ackbar, vaste et poétique description de l’empire, rédigées par un de ses grands officiers, Abdul-Fazil. Généreux, magnifique, il remplit l’Inde au xvie siècle, comme Louis XIV l’Europe au xviie. Comme ce dernier, ce fut lui qui marqua l’apogée de la grandeur de sa maison. Il est encore, dans les idées, les opinions indoues, ce qu’était Louis XIV pour l’Europe chrétienne et monarchique, le roi, le prince par excellence ; celui qui réalisait le mieux l’idée du monarque. Les éloges outrées, les panégyriques démesurés dont il est l’objet, par leur exagération même en portent témoignage. Ainsi un de ses historiens a dit : « Les défauts d’Ackbar sont des vertus poussées à l’extrême. Son nom vit et vivra sans cesse, pour porter dans les siècles à venir la gloire de la maison de Timour. Il vivra pour devenir un modèle à tous les rois de l’univers[8]. »

C’était aussi les yeux fixés sur Ackbar qu’un autre historien se plaisait à tracer ce portrait idéal d’un roi, ou pour mieux dire du roi : « Un roi est celui qui surpasse tous ses contemporains, qui connaît l’univers entier et règle sa conduite sur cette connaissance. Aucun événement ne saurait mettre à bout sa patience, aucune révolte ébranler son courage. Par sa libéralité, les plus haut comme les plus bas placés obtiennent également l’objet de leurs désirs ; aussi les nécessiteux n’ont-ils jamais à languir dans une pénible attente. Il est parfaitement résigné à la volonté de Dieu, car il est initié aux mystères du gouvernement divin ; il n’est point abattu par l’adversité, et, dans la prospérité, ne néglige pas de rendre grâce à Dieu. Il sait mettre la bride du désir dans les mains de la raison ; il sait imposer à ses premiers mouvements les lois et la sagesse, de telle sorte qu’il ne se laisse jamais emporter par l’irréflexion ou la colère aveugle au-delà des justes bornes. Il croit que le meilleur moyen de plaire à Dieu c’est de faire le bonheur du peuple, mais il ne cherche jamais à plaire au peuple aux dépens de la raison. Il recherche les gens qui disent la vérité, et ne s’irrite jamais de paroles qui peuvent être déplaisantes à entendre, lorsqu’elles peuvent produire de bons résultats. Il sait apprécier la nature des discours et le rang de ceux qui lui adressent la parole. Il ne se contentera pas de ne commettre personnellement aucun acte de violence, mais il fera en sorte d’empêcher qu’aucune injustice ne soit commise dans toute l’étendue du royaume. D’une attention constante à la santé du corps politique, il sait y appliquer des remèdes efficaces. »

Dans la quarantième année de ce règne, l’empire était divisé en douze subahs ou vice-royautés : Allahabad, Agra, Oude, Ajmère, Amenabad, Bahar, Bengale, Delhi, Cachemire qui renfermait Caboul, Lahore, Multan et Malwa. Trois autres, Berar, Candesh et Ahmednuggur, leur furent ajoutés peu de temps après, ce qui porta le nombre à quinze ou à seize, selon que le Caboul se trouvait être ou n’être pas compté à part. L’empire se subdivisait en cent cinq circars ou provinces de moindre étendue, ayant au point de vue administratif, quelque rapport avec nos départements ; enfin en sept cent trente-sept kusbahs, autre subdivision des circars, qui correspondaient à nos arrondissements. Le revenu actuel des terres affermées pour dix ans montait à 90,743,881 roupies, la roupie valant 2 fr. 50 c. Ce moment fut l’apogée, le point culminant de la puissance mogole ; sous Aureng-Zeb l’empire s’accrut en étendue, mais ce fut aux dépens de l’unité, de l’énergie de son administration.


  1. Lois de Menou, ch. ix, p. 313.
  2. Ibid., ch. viii, p. 580.
  3. Ibid., ch. vii, p. 133.
  4. Lois de Menou, ch. x, p.236.
  5. Ibid., ch. vi, p.75.
  6. Texte sanscrit cité, cité par M. Colebrooke, sur les devoirs d’une veuve indoue. (Asiat. Rech., t. iv, p. 208.)
  7. Volney. — Général Regnier.
  8. Ferishta.