Histoire de la littérature française (Lanson)/Sixième partie/Livre 2/Chapitre 4

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Librairie Hachette (p. 971-989).


CHAPITRE IV

LE THÉÂTRE ROMANTIQUE


Premiers essais. — 1. La théorie du drame romantique : abolition des unités ; mélange des genres. Histoire et symbole : disparition de la psychologie. Énorme et confuse capacité du drame. — 2. Les auteurs : Dumas ; la couleur locale ; l’action ; le pathétique brutal et physique. V. Hugo : le type byronien du héros romantique ; médiocrité psychologique et invraisemblance dramatique des drames de Hugo ; l’érudition historique et les visions poétiques ; le lyrisme du style ; le comique. Alfred de Vigny ; Chatterton, drame symbolique. Alfred de Musset : fantaisie lyrique ; idées générales et philosophie de son théâtre : le moi toujours présent, cause de vérité et de sincérité ; sens du dialogue, de la psychologie et de la caricature. — 3. Les résultats du théâtre romantique : la tragédie est impossible. Delavigne et Ponsard. Racine restauré par Rachel. Avortement du drame romantique. — 4. Comédie et vaudeville. Scribe : insignifiance et dextérité ; médiocrité morale. La farce.

Le premier drame romantique qui fut joué fut le fameux Henri III et sa cour, en prose, d’Alexandre Dumas (11 février 1829). « Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce que, effectivement, je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Lœve-Veimars, Gavé et Dittmer ont fondé avant moi, et mieux que moi ; je les en remercie ; ils m’ont fait ce que je suis. » Ainsi écrivait Dumas dans sa Préface : il aurait pu allonger la liste de ses précurseurs et de ses maîtres[1]. Mais, en somme, il n’y a pour nous à tenir compte que de Mérimée et de V. Hugo : l’un, dans le Théâtre de Clara Gazul (1825), puis dans la Jacquerie (1828), offre un drame familier, pittoresque, coulé dans les formes de la vie actuelle ou de l’histoire, et dégagé des conventions traditionnelles. L’autre, dans la Préface et dans le Drame de Cromwell, dressa la théorie complète et le spécimen monumental du théâtre romantique.

Il nous faut, avant de regarder les œuvres, étudier les doctrines, les formules nouvelles ou prétendues telles : V. Hugo nous servira de guide, Vigny et Dumas[2]nous aidant à dégager chez lui ce qui est la pensée commune de l’école.


1. THÉORIE DU DRAME ROMANTIQUE.


Au théâtre comme partout, le romantisme se détermine d’abord par opposition au goût classique : le premier article de la doctrine est de prendre le contre-pied de ce qu’on faisait avant.

Aussi est-il facile de définir le drame romantique un drame où ni les règles ni les bienséances de la tragédie ne sont observées. Plus d’unités : sous prétexte, comme dit Vigny[3], de donner « un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d’une intrigue ». Plus de distinction des genres : « des scènes paisibles sans drame, dit Vigny, mêlées à des scènes comiques et tragiques ». Plus de style noble : « un style familier, comique, tragique, et parfois épique », toujours selon les termes de Vigny. La Préface de Cromwell nous dit la même chose en plus de mots. Mais il n’y a pas grand’chose en tout cela de nouveau : le mélange des genres, des styles, nous connaissons cela par

Diderot et par le drame bourgeois du xviiie siècle ; et pour les unités de temps et de lieu, elles manquent déjà à plus d’une pièce : souvenez-vous seulement de Beaumarchais.

Il y a même un genre qui réalise toutes les conditions requises par le romantisme : c’est le mélodrame, qui a pris un superbe essor depuis 1800. Le mélodrame ne reste « classique » que par la rectitude rapide de son action et par la grosse honnêteté bourgeoise de sa morale : au reste, par ses effets de pathétique brutal, par sa prose tour à tour triviale ou boursouflée, par le mélange des genres, par les sujets modernes ou exotiques, par l’exploitation du répertoire allemand ou anglais, il semble bien être un romantisme de la veille[4]. Aussi peut-on dire que, dès la première heure, le mélodrame guettait les romantiques : et V. Hugo s’en est avisé. Tandis qu’il s’efforce de s’éloigner de la tragédie, il prend toutes ses précautions aussi pour éviter le mélodrame, et c’est pour cela qu’il s’attache si soigneusement à conserver le vers comme une convention nécessaire, comme la convention artistique par excellence. Il garde aussi le ramassé vigoureux de l’action, la concentration qui fait du drame une crise. Ainsi V. Hugo pour Cromwell ne prend que deux jours ; deux suffisent à Dumas pour Henri III, deux à Vigny pour la Maréchale d’Ancre ; on ne saurait être plus discrètement révolutionnaire.

Artistique aussi sera la conception du drame. La foule ne demande qu’une action, les femmes de la passion. Le drame romantique offrira de plus une évocation pittoresque du passé. Avec une curiosité que ni la tragédie classique ni le mélodrame populaire ne connaissent, il fera revivre l’humanité disparue : le poète se fera historien. Il conservera à chaque personnage les marques de son individualité singulière, à chaque époque, à chaque pays les traits de leurs mœurs locales. Il montrera l’individu Cromwell, l’Individu Louis XIII, les accidents, bizarreries, difformités par lesquels s’altère en se réalisant tel ou tel type humain, plutôt que ce type pur. Il fera connaître des états précis de civilisation : Ruy Blas sera la monarchie espagnole vers 1695. Dans les Burgraves, nous aurons un rêve d’archéologue, une vision du moyen âge allemand, conçue aux bords du Rhin devant les ruines des vieux burgs. Pour la couleur locale, le poète détendra la raideur de l’action : il y coulera des scènes désintéressées de contemplation, des tableaux de mœurs sans autre but qu’eux-mêmes, comme l’étonnante conversation littéraire du temps de Louis XIII que nous inflige Hugo dans Marion de Lorme.

Mais ce n’est pas tout : le simple pittoresque n’est pas le but du poète, et l’on ne saurait se réduire, dit dédaigneusement V. Hugo, à découper tout simplement les romans de W. Scott : il songe au mélodrame encore, lorsqu’il parle ainsi. Il a toujours combattu le drame historique qui ne vise qu’à être une chronique colorée et émouvante. Le drame romantique sera l’œuvre d’un penseur : il contiendra une philosophie. L’action historique, les individus réels et connus, seront des symboles, par où il enseignera l’humanité. Ruy Blas, c’est le peuple ; la reine, c’est la femme, don Salluste et don César, les deux faces de la noblesse. Dans Angelo, Catarina, la Tisbe, c’est « la femme dans la société, la femme hors de la société », donc en deux types, « toutes les femmes, toute la femme » ; en face, deux hommes, le mari et l’amant, le souverain et le proscrit, symboles de « toutes les relations que l’homme peut avoir avec la femme d’un côté, et la société de l’autre ». Au-dessous, l’envieux (Homodéi) ; au-dessus, le crucifix. Les Burgraves sont « le symbole palpitant et complet de l’expiation » ; ils posent devant les yeux de tous une « abstraction philosophique », la « grande échelle morale de la dégradation des races ». Pour tirer l’enseignement, deux grandes figures interviennent : la « servitude », qui personnifiera la « fatalité », la « souveraineté », qui personnifiera la « Providence » ; et « la rencontre de la fatalité et de la Providence » sera la crise du drame.

Entre l’individualité historique et le symbolisme philosophique disparaît la psychologie, l’étude des caractères généraux, vrais et vivants. C’était le fort du théâtre classique du xviie siècle ; et l’on peut dire que le squelette du drame romantique sera la maigre tragédie voltairienne, avec sa sèche et conventionnelle psychologie, avec ses raides abstractions et ses simplifications excessives, étoffée seulement, rembourrée et masquée à force d’érudition historique et de prétentions philosophiques.

Ces deux éléments, au reste, suffisent pour faire éclater le cadre étroit du poème dramatique. Le drame devient quelque chose d’énorme, de gigantesque, d’encyclopédique : l’homme, la femme, tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple, voilà le simple contenu d’Angelo. Et voici les Burgraves : « l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des Titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à l’imagination éblouie de l’auteur ». On arrive ainsi à l’étrange formule de la Préface de Marie Tudor : « tout regardé à la fois sous toutes ses faces[5] ». Le drame romantique aspire à embrasser l’infini. Aussi lui faut-il d’autres proportions que celles de la tragédie classique : il débute par Cromwell, qui est injouable ; et lorsqu’il se resserre selon les nécessités de la représentation, il a encore en général une durée presque double de celle des tragédies.

Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique.

En somme, nous apercevons dans la théorie du drame romantique un double caractère : 1° les barrières des genres dramatiques sont retirées ; tragédie, comédie, drame, tout se mêle ; 2° les barrières qui séparent le genre dramatique des autres genres, sont abattues aussi ; et l’épique, le lyrique, l’histoire, le symbole envahissent le théâtre. Une vaste synthèse fait entrer toutes les formes littéraires les unes dans les autres, synthèse si vaste, qu’elle est en effet plutôt une confusion générale, un retour à la primitive indétermination.

En sorte que, dès les premiers essais qu’ils feront, les romantiques en arriveront tout simplement à organiser le drame chacun selon son tempérament et son génie. Dans ce chaos où tout se mêle, où rien n’est fixé, chacun choisira la matière et la forme qui lui plairont. De la pièce romantique qui, étant tout, n’est rien, l’un tirera le mélodrame, un autre la tragédie, un autre la comédie larmoyante ; l’un trouvera le drame philosophique, un autre le spectacle historique. Tous les genres reparaîtront, en vertu de leur essentielle distinction, plus ou moins déformés ou masqués. Dès 1830, et dans le seul V. Hugo, les espèces diverses se caractérisent : Marie Tudor ou Lucrèce Borgia sont des mélodrames ; Hernani et Marion de Lorme ont des ossatures de tragédies ; et les Burgraves sont un poème dialogué de Légende des siècles.


2. LES AUTEURS : DUMAS, HUGO, VIGNY, MUSSET.


Quelques mois après Henri III et sa cour, la Comédie-Française donna le More de Venise d’Alfred de Vigny : c’était l’Othello de Shakespeare, fidèlement rendu, sans voile et sans fard, avec le mouchoir et l’oreiller, et Yago (24 oct. 1829). Puis ce fut la grande journée du 25 février 1830, la bataille d’Hernani : la censure laissant passer la pièce pour faire exécuter le romantisme par le public, tant elle estimait impossible le succès d’une telle extravagance ! les acteurs nourris de classique, défiants, hostiles, Mlle Mars ne consentant pas à nommer Firmin son lion superbe et généreux ; les défenseurs de l’art nouveau recrutés dans les écoles et les ateliers, Théophile Gautier, superbe, truculent, chevelu, arborant le légendaire pourpoint rouge pour la terreur des bourgeois ; la représentation houleuse, terminée en triomphe de V. Hugo et déroute des perruques : tous les incidents de cette journée épique sont depuis longtemps connus[6]. Pendant une quinzaine d’années (1829-1843) le romantisme est maître de la scène : trois hommes l’y ont établi et l’y soutiennent : Dumas, Vigny, Hugo.

On sait quel intarissable conteur fut Alexandre Dumas[7] : quelle prodigieuse et un peu puérile invention s’est développée dans les 257 volumes de ses romans, mémoires, voyages, etc. Toute cette écriture, si vulgaire de pensée et de forme, a bien vieilli. Les 25 volumes de pièces de théâtre qui s’y ajoutent, ont vieilli aussi : c’est pourtant par eux que Dumas mérite une place dans la littérature. Le cadre dramatique a contenu son imagination, ailleurs portée à multiplier la copie : elle a obligé ce grand délayeur à faire (relativement) court, serré, nerveux.

Il a préludé à ces fameux romans historiques qui devaient surtout rendre son nom populaire, par des drames historiques. Sans dédaigner les sujets exotiques, Dumas fut le premier à deviner l’attrait que pouvait avoir l’histoire de France pour le public, et le premier se mit à exploiter les vastes recueils de chroniques et de mémoires que Guizot, Buchon, Petitot venaient de publier. Il trouvait dans Anquetil le sujet de son Henri III : mais le Journal de l’Estoile lui fournissait la copieuse enluminure du sujet. C’était une orgie de couleur locale ; chaque mot était un renseignement d’histoire : état des partis, état des finances, intérêts des princes, passions des bourgeois, topographie du vieux Paris, astrologie, nécromancie, jurons, bilboquets, sarbacanes, sabliers, pourpoints tailladés, les quatre sous que l’on payait au spectacle des Gelosi, toute l’histoire politique et toute la chronique de la mode pour l’année 1578 sont là. Rien d’artistique au reste dans la mise en œuvre, pas de vision poétique : une multitude de menus faits précis et secs, patiemment recueillis et juxtaposés, qui laissent une impression de confusion fatigante et d’enfantine érudition.

Après ce beau début, ce ne furent plus à la Comédie-Française, à l’Odéon, à la Porte-Saint-Martin que leçons sur l’histoire de France : Dumas donna Christine, Charles VII chez ses grands vassaux ; enfin cette Tour de Nesle, la plus joyeusement fantastique évocation du moyen âge qu’on ait jamais faite. Cependant Marion de Lorme, Le roi s’amuse, la Maréchale d’Ancre, Louis XI, complétaient l’éducation du peuple. Il n’est que trop facile aujourd’hui de railler la fausseté criarde et théâtrale de ces peintures. Songeons, pour en comprendre l’effet, qu’elles s’adressaient à des gens qui n’avaient lu qu’Anquetil et Velly : de sèches, froides et décolorées annales, où rien ne parlait à l’imagination.

Selon la formule romantique, Dumas n’hésite pas à jeter ses cours ou ses tableaux d’histoire à la traverse de l’action dramatique, sans souci de la ralentir ou de la refroidir. Ainsi le baron de Saverny arrête une intrigue violente pour faire une longue leçon à Charles VII. Même dans les sujets modernes, où la couleur locale nécessairement tient moins de place, on trouve dans Richard Darlington tout un tableau consacré à la description pittoresque des élections en Angleterre ; dans Antony, en plein quatrième acte, une conversation littéraire, intéressante du reste et instructive, mais qui devait être plutôt dans la préface que dans le drame.

Sous l’étalage de la couleur locale, sous le déploiement des tirades emphatiques, Dumas trouve moyen de révéler le tempérament d’un dramaturge. Il a le sens de la scène, l’instinct des combinaisons qui font effet : cet art très particulier du théâtre, qui n’a rien de commun avec la littérature, qui n’a besoin ni de la poésie ni du style pour valoir, aucun romantique ne l’a possédé comme Dumas. Ses drames historiques sont des modèles de découpage adroit, et ses drames d’invention sont machinés à merveille pour la scène. Surtout Dumas a le sens de l’action : en dépit de la sentimentalité romantique, il fait agir plus encore que parler ses personnages ; les situations s’accumulent, les intrigues se croisent, les coups de théâtre se chassent. Point de caractères : des passions élémentaires, sans nuances, banales en leur formule, mais monstrueuses d’intensité, et agissantes : quand les curiosités de la couleur locale et les débordements de la rhétorique ne lui imposent pas trop d’arrêts, le drame va d’un mouvement violent, haletant, avec une raideur brutale, vers son dénouement. Antony est à cet égard un modèle. Ce drame est, avec Chatterton, la pièce la plus caractéristique du théâtre romantique. Dumas y a exprimé, sous la forme dramatique, avec une réelle puissance, l’exaltation forcenée, sauvage de cet amour que le romantisme faisait supérieur à tous les devoirs, à toutes les lois, à toute morale.

Antony tue son Adèle. La femme de Saverny, répudiée par lui, le fait assassiner par le Sarrasin Yacoub le soir de ses noces avec une autre femme. Richard Darlington, fils du bourreau, devenu membre du Parlement, jette sa femme par la fenêtre pour épouser une femme plus riche. Voilà les atrocités où se plaît Dumas. Il a inventé, ou exploité plus qu’on n’avait fait avant lui un certain genre de pathétique : celui qui naît d’une angoisse physique, devant la souffrance physique. Voyez la fin de Christine : Monaldeschi a peur, peur de la mort, peur de la blessure, de la douleur, du sang qui coule, du fer froid qui entre dans la chair ; il a la fièvre, il tremble ; puis il est blessé, il se traîne saignant, il supplie, on l’achève. Il n’y a pas là-dedans une idée morale, un sentiment : rien que l’horreur physique. De même dans Henri III. Le duc de Guise meurtrit le bras de sa femme pour lui faire écrire la lettre qui attirera Saint-Mégrin dans le guet-apens ; la duchesse de Guise se fait briser le bras pour tenir sa porte fermée, pendant que Saint-Mégrin fuit par la fenêtre et qu’on entend le tumulte des assassins qui le reçoivent. Cela est féroce. Ce bon, ce grand enfant de Dumas a, dans son théâtre, une énergie de boucher ou de cannibale.

Shakespeare était le maître qu’invoquaient les romantiques : en réalité Byron leur fournit plus que Shakespeare. Le jeune premier du drame romantique vient tout droit de ses poèmes. Ténébreux, fatal, amer, il sort on ne sait d’où, il passe enveloppé d’un triple prestige de mystère, de crime et d’amour : le Giaour, Lara, le Corsaire, ces incarnations de la sensibilité misanthropique de Byron, sont les modèles d’après lesquels nos robustes et bien portants poètes, le joyeux Dumas, le solide Hugo, ont dressé le type de leur héros, bâtard ou enfant trouvé, victime ou ennemi de la société, désespéré, magnanime et tout débordant de tendresses séduisantes : Antony est plus brutal, Didier plus pleurard. Ils ne s’aperçoivent pas de l’absurdité qu’il y a à loger ce type poétique dans une époque historique connue et caractérisée. Encore y a-t-il plus de bon sens à montrer un Antony dans la vie contemporaine, parce qu’Antony représente au moins un état de l’imagination française en 1830. Mais un Didier au temps de Louis XIII, entre Richelieu et Marion de Lorme, voilà qui est fort ! Et V. Hugo ne s’est pas lassé de répéter ce type qui n’était même pas une expression sincère de sa propre personnalité : le laquais Ruy Blas, le bandit Hernani, l’aventurier Gennaro, le chevalier Otbert, le proscrit Rodolfo, ne sont que des variantes, les deux premières originales, les autres assez décolorées de Didier. Sur neuf drames, six répliques du même type[8].

Cela suffirait à marquer combien l’invention psychologique de V. Hugo est pauvre. Tous ses caractères sont d’une simplicité élémentaire ; ils tiennent dans de sèches formules, qui sont en général des antithèses. Tout le génie et toute la vertu dans la plus grande bassesse sociale : voilà Ruy Blas. Toutes les laideurs, la morale avec la physique, et dans cette dégradation de tout l’être humain, un sentiment ingénu, l’amour paternel : voilà Triboulet. Toute la beauté et tous les vices, tous les vices et une vertu, l’amour maternel : voilà la double antithèse qui constitue Lucrèce Borgia. Et ce seront là des caractères compliqués : les caractères simples sont de raides et monotones abstractions, celui-ci la haine, celui-là l’ambition, cet autre l’envie, un autre la royauté, etc. Au fond, V. Hugo ne compose pas ses caractères autrement que les tragiques du xviiie siècle.

Il masque la maigreur psychologique de ses personnages par les mêmes procédés : l’incognito d’abord, la reconnaissance, les conspirations, l’émeute à la cantonade, etc. Hernani, Gennaro, Otbert, Rodolfo ont une « fatalité » de contrebande : ils ne sont pas mystérieux, ils ne sont que déguisés. Les Burgraves sont une cascade de reconnaissances. Job, l’Empereur, Guanhumara, Otbert se retrouvent comme dans une tragédie de Crébillon. Voici dans les mêmes Burgraves la voix du sang, et dans Angelo la croix de ma mère, empruntée à Zaïre. Aux moyens de tragédie s’ajoutent tous les trucs du mélodrame : portes secrètes, caveaux, poisons, les six cercueils de Lucrèce Borgia, tout un matériel d’effets pathétiques pour les nerfs et pour les yeux.

Abstraits dans les caractères, les drames de V. Hugo sont enfantins par l’action. Il est loin d’avoir l’instinct scénique de Dumas. Il dresse gauchement son intrigue ; il ne sait pas la conduire. A chaque moment, il intervient pour la soutenir et la faire durer. A qui fera-t-on croire, si Ruy Blas est parvenu à être favori de la reine et premier ministre, qu’il ne puisse supprimer don Salluste, ou le mater ? Au prix de quelles invraisemblances s’obtient le dénouement de Hernani ? Les méprises de Triboulet sont d’une puérilité grotesque. Ces malheureux drames ne tiennent pas sur leurs pieds. On sent que tout y arrive par la volonté du poète, en vue d’un effet pittoresque ou poétique.

La plus complète inintelligence — le mot n’est pas trop fort — de la vérité et de la vie y éclate. Un gentilhomme rebuté par une femme, déguise son valet en seigneur et lui donne ordre de se faire aimer de cette femme : il y a là un scénario de farce. Que Molière en fasse les Précieuses ridicules, rien de mieux : mais d’en faire Ruy Blas, d’espérer sur cette donnée de haute fantaisie élever une action sérieusement attendrissante et tragique, c’est vraiment manquer de sens commun. Nulle part l’action n’est vraie, directement tirée de la réalité commune, simplement fondée sur les passions universelles : les Grecs et les Turcs de Racine sont bien plus près de nous, et par leurs actes, et par leurs sentiments, que les Espagnols et les Français de V. Hugo.

Les bizarres romans qu’il imagine pour corser son intrigue, les fantastiques passions dont il enfle ses caractères, sont presque toujours en complet désaccord avec les mœurs des temps où il localise son drame. Aussi a-t-il beau dresser pédantesquement toute la bibliographie d’un sujet ; la couleur historique jure avec le thème poétique ; elle fait l’effet d’être plaquée ; elle s’écaille. Nos seigneurs du xvie et du xviie siècle, tels que V. Hugo les voit, nous paraissent d’une fausseté ridicule ; et si l’honneur espagnol nous paraît mieux dépeint dans Hernani, c’est peut-être simplement parce que nous sommes Français. Les Espagnols s’en égaient ou s’en indignent, et ne trouvent pas plus de bon sens dans Hernani que nous n’en trouvons dans Marion de Lorme[9].

Il faut pourtant reconnaître que dans deux pièces au moins V. Hugo nous a donné avec puissance la vision poétique du passé : en dépit des extravagances de l’action, Ruy Blas évoque devant nos yeux l’effondrement de la monarchie espagnole, l’épuisement de la dynastie autrichienne à la fin du xviiie siècle ; et les Burgraves ressuscitent dans notre imagination l’effrayante, la confuse grandeur de l’Allemagne féodale.

Les drames de V. Hugo ont été sauvés par le lyrisme du style. Ils seraient plus oubliés que les tragédies de Legouvé, ou les mélodrames de Pixérécourt, sans les vers, qui sont d’un grand poète. Et si on les considère seulement comme des poèmes[10], on doit accorder qu’ils sont admirablement agencés pour ménager au poète les occasions de se donner carrière. Hugo amène n’importe comment les situations, les sentiments sur lesquels son inspiration lyrique pourra librement partir : il fait pour lui-même ce que le librettiste fait pour le musicien. Ses drames équivalent aux recueils lyriques qu’il a donnés : toute la différence est qu’ici le fil d’une intrigue réunit les fragments de l’inspiration. Nous y trouvons d’admirables couplets, de délicieux dialogues d’amour : il n’importe qui parle, Hernani et Dona Sol, Ruy Blas et la Reine, Didier et Marie ; c’est toujours lui et elle, le couple romantique. Puis de vastes amplifications, des merveilles d’invention verbale : comme la scène des portraits d’Hernani, réalisation d’une figure banale de l’art oratoire. Puis, comme il faisait sur l’histoire de son temps, sur les faits divers de la vie contemporaine, le poète médite sur ses lectures, sur les histoires des temps disparus ; et, sous les noms de ses acteurs, c’est lui qui parle. Dans le monologue de Charles-Quint, dans les tirades de Saint-Vallier ou de Nangis, dans maints dialogues, il ne faut voir que le poète pensif qui nous dit sa pensée. Lorsque Ruy Blas foudroie les courtisans de son indignation grandiloquente, c’est un exercice de satire lyrique qui continue certaines pièces des Chants du Crépuscule, et annonce les Châtiments[11].

Il y a quelque chose dans ces drames, qui ne s’était pas étalé encore dans la poésie de V. Hugo, s’il se rencontrait déjà dans Notre-Dame de Paris : un comique d’imagination, sans esprit, sans finesse et sans idées, robuste, vulgaire, un peu lourd, tout renfermé dans les éléments sensibles du style et du vers, dans l’image et dans la rime, quelque chose de copieux et de coloré dont on ne saurait nier la puissance. Le quatrième acte de Ruy Blas (le quatrième, notez-le, l’acte critique du drame, pour mieux narguer les classiques) appartient tout entier à don César de Bazan ; sous le nom de ce gueux pittoresque, V. Hugo a lâché sa fantaisie, et nous a donné un chef-d’œuvre de comique énorme et truculent.

De Vigny, une seule pièce compte, Chatterton (12 février 1835) : mais elle est supérieure. Point d’histoire, point de particularités singulières : Vigny ne s’intéresse pas à ce que fut son héros dans la réalité. Il écarte les « faits exacts de sa vie » ; Chatterton n’est pour lui qu’ « un nom d’homme ». Il ne prend de sa destinée que ce qui en fait un type. Point d’intrigue, un minimum d’action : « C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue[12] ». Ici, dit le poète, « l’action morale est tout ». On voit combien cette pièce romantique se rapproche du système classique. Mais voici la différence. L’objet de Vigny n’est pas une étude de caractère, une analyse de sentiments : c’est de manifester une idée philosophique. « J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. » Chatterton est le symbole (le mot est de Vigny) du poète. Bell et Beckford symbolisent la bourgeoisie orléaniste, qui n’estime que l’activité industrielle et l’argent ; le poète, délaissé, raillé, inutile, affamé, sent dans un tel monde une impossibilité de vivre. Sur cette idée, qui ne nous étonne pas chez l’auteur de Moïse et de Stello, Vigny a écrit un drame émouvant et sobre, d’une amertume concentrée. Comme dans ses poèmes, il a su donner aux figures symboliques une précision intense, qui les l’ait vivre : Beckford, avec sa sottise bouffie, Bell, avec sa vulgarité dure, le quaker, qui enseigne la vertu sans niaiserie et sans bavardage, et surtout cette exquise Kitty Bell, si pieuse, si dévouée, si pure, si tendre, que la pitié mène à l’amour, et qui n’avoue son amour que par sa mort, tous ces caractères sont fortement conçus, vrais à la fois comme réalités et comme symboles. Il n’y a que Chatterton qui soit manqué : et il était difficile qu’il ne le fût pas. Dès qu’il est individuel, il perd les raisons de mourir, et sa plainte dépasse son mérite ou sa misère : tant qu’il reste une abstraction philosophique, il n’est pas vivant, et qu’importe alors qu’il meure ? Il faut donc qu’il se dégrade, ou se refroidisse. Voilà le danger du symbole au théâtre. Vigny, du reste, a réussi, autant qu’il était possible, à masquer ce vice de la conception ; et son œuvre a une force pathétique à laquelle on n’a peut-être pas toujours assez rendu justice.

Aux trois héros des combats de 1830, à Dumas, Hugo, Vigny, nous devons ajouter ici Alfred de Musset. Dégoûté par une expérience malheureuse[13], il ne voulut plus affronter la scène, et il écrivit librement ses comédies, sans souci des nécessités scéniques ; il les imprima dans la Revue des Deux Mondes. On sait comment les fantaisies parurent d’abord sur la scène du théâtre français de Saint-Pétersbourg, d’où Mme Allan les rapporta : le Caprice fut joué d’abord (nov. 1847) ; et peu à peu le reste suivit.

Ce théâtre de Musset est exquis, et de la plus pure essence romantique : il est lyrique sans mélange ; et toutes les formes que se plait à créer l’imagination du poète, formes d’actions et formes de caractères, ne sont pas autre chose que l’exacte représentation les divers états de sensibilité qu’il a lui-même traversés. Nulle préoccupation étrangère au drame sentimental de sa propre existence ne vient modifier ou compliquer son théâtre. Il ne se pique pas de ressusciter des époques historiques : il ne nous offre ni visions archéologiques, comme Hugo, ni cours d’histoire comme Dumas. Il use des temps et des lieux selon sa fantaisie, pour assortir la forme de son action à la qualité de son rêve triste ou joyeux. Et ce sont aussi des pays de rêve, qu’il nous montre, c’est son rêve d’une Allemagne, d’une Italie, d’un xviiie siècle, d’une Renaissance, qu’il imagine tour à tour comme le milieu le plus en harmonie avec la disposition actuelle ou la crise récente de sa sensibilité. Il se compose ainsi une atmosphère idéale, où l’être qu’il est aujourd’hui lui semble plus complet, plus à sa place.

On ne trouve pas chez lui les amas de symboles dont V. Hugo charge ses restitutions historiques : il n’a pas non plus cette précision serrée d’écriture symbolique que l’on remarque dans Chatterton. Il n’était pas assez penseur pour y réussir, et la Coupe et les lèvres est un grand effort manqué. Cependant la réflexion de Musset attachée sur les états de sensibilité dont il avait fait l’épreuve, sur ceux auxquels la pratique ou la poursuite de l’amour donne lieu, en a dégagé certaines idées générales, qui constituent, comme nous avons vu, sa philosophie personnelle : et ces idées transparaissent surtout dans son théâtre. Mais elles sont tellement liées à la vie sentimentale du poète, à ses expériences, à ses aspirations, qu’elles circulent dans l’œuvre sans la dessécher. Lorenzaccio, la plus symbolique de toutes ces comédies, et qui contient peut-être le dernier mot de la philosophie de Musset, est une œuvre délicate, touchante, parfois puissante.

Le héros de ces comédies, c’est toujours Musset ; et nous voilà débarrassés du héros byronien à formule fixe. Fortunio, Valentin, Perdican, Fantasio, Lorenzaccio, autant d’épreuves du même portrait ; c’est Musset vu par lui-même, à des moments divers, en des états passagers d’exaltation, de renouvellement, de confiance, de lassitude ou de dégoût : parfois il se dédouble, et, dans Octave et Célio, pose face à face les deux âmes qu’il sent en lui, l’âme légère du libertin, lame grave de l’amant idéaliste. Ou bien il se pose devant lui-même, il prend ses jours de raison pour juger ses jours de folie, et habillant sa fugitive sagesse du costume qui lui sied, il appelle l’oncle Van Buck, bedonnant, grisonnant, positif, à chapitrer l’incorrigible Valentin.

D’une matinée de bon sens lucide, où il s’est dit ses vérités, le premier acte de Il ne faut jurer de rien est sorti ; la réalité a fourni le point de départ, l’imagination fera le reste ; elle organisera une action, un dénouement conformes à cette situation première où le poète s’est trouvé. Ailleurs il n’y a rien de réel, qu’une certaine disposition sentimentale. Alors la comédie crée un univers de la couleur de ce sentiment, et la vérité morale est entière dans l’absolue fantaisie de la construction scénique.

Les Nuits à part, Musset n’a rien fait de supérieur à cinq ou six de ses comédies. D’abord la forme dramatique épure l’inspiration lyrique en l’objectivant, et surtout quand le thème éternel est l’amour, le lyrisme direct devient trop facilement agaçant ou ennuyeux. Puis Musset a précisément les qualités auxquelles la forme dramatique peut donner toute leur valeur. Son théâtre est exquis par la fine notation d’états sentimentaux très originaux et très précis : il s’analyse lui-même sous ses noms divers avec une acuité poignante. Il a présenté aussi, avec une singulière ingénuité de sentiment, ses rêves d’innocence et de pureté, des âmes délicieuses, inaltérables en leur candeur, ou frissonnantes d’indécises inquiétudes ; ses jeunes filles sont d’exquises visions, Cécile, Rosette, et la petite princesse Elsbeth qui va être sacrifiée à la raison d’État[14].

Musset a le sens du dialogue : il voit les interlocuteurs comme personnes distinctes, et il entend manifestement le timbre de chaque voix, l’accent, la réplique, qui manifestent chaque âme en son état et qualité. Il n’est guère possible de conduire sûrement un dialogue sans avoir en quelque degré le sens psychologique : Musset l’a eu plus qu’aucun romantique. Autant les modes généraux de sensibilité qui constituent les personnages de premier plan sont délicats et compliqués, autant les caractères attribués aux personnages accessoires sont sommaires et peu profonds. Là l’étude est minutieuse et fouillée : ici l’esquisse est sobre et simplifiée, le trait franc et juste. Voyez l’oncle Van Buck, et la tante de Cécile, et l’abbé : ces gens-là ne sont pas compliqués, mais ils vivent. Même Musset a eu dans un degré supérieur le sens de la caricature artistique, qui ramasse et déforme un type par une simplification vigoureuse : dame Pluche, Blazius, Bridaine, le prince de Mantoue, le podestat Claudio sont de charmants grotesques. Ainsi s’étend la comédie fantaisiste de Musset, précieuse et naturelle, excentrique et solide, sentimentale et gouailleuse, plus poétique que la comédie de Marivaux, moins profonde que la comédie de Shakespeare, œuvre unique en somme dans notre littérature, et d’une grâce originale qui n’a pu être imitée.


3. LES RÉSULTATS DU ROMANTISME AU THÉÂTRE.


Les romantiques n’ont pas réussi peut-être à faire vivre leur drame : ils ont réussi du moins à empêcher la tragédie de vivre. Ils ont dégoûté le public du « palais à volonté » où s’enferme une action abstraite, où des tirades pompeuses tombent lourdement de la bouche de personnages qui, en dépit de leurs noms, ne sont ni d’aucun temps ni d’aucun pays. Il faut désormais du spectacle, de l’action extérieure, du pittoresque, des détails locaux et individuels : il n’y a plus de succès que par l’emploi plus ou moins large des moyens romantiques.

C’est ce que nous montre Casimir Delavigne[15], que, dans vingt ou trente ans, il sera sans doute permis de ne plus nommer dans une histoire comme celle-ci. Après avoir suivi docilement la tradition dans les Vêpres Siciliennes (1819), il habille d’oripeaux romantiques la maigreur de la tragédie pseudo-classique ; et par ses drames vides de psychologie, d’une sentimentalité fausse ou banale, d’un pittoresque criard et plaqué, par son Marino Faliero (1829), son Louis XI (1832), ses Enfants d’Edouard (1833), il escamote d’assez bruyants succès. Il se donne parfois le mérite de la vigueur par des brutalités gratuites ou forcées[16]. Il fait aimer Hugo, qui n’est pas sensiblement moins humain, et qui du moins est poète : le style de Delavigne est cruel, là surtout où il fait effort pour teindre son vers de poésie. Toute la vogue de ce dramaturge est venue de son prosaïsme renforcé : les spectateurs réfractaires à la fougue lyrique des pièces romantiques se sont retrouvés dans sa platitude, qui leur a paru la raison même.

J’en pourrais presque dire autant de Ponsard[17], dont le succès sembla donner le coup mortel au théâtre de la nouvelle école. La même année 1843 a vu les Burgraves tomber et Lucrèce aller aux nues. Mais ensuite Ponsard revient aux sujets modernes : il tire de l’histoire les scènes saisissantes de Charlotte Corday (1850) et du Lion amoureux (1866). Encore ici, point de psychologie, point de poésie ; et dans l’intrigue, de méchantes inventions sentimentales ou romanesques. Mais le style est solide dans son prosaïsme, la pensée concentrée, ramassée en couplets vigoureux, en vers d’une belle venue. L’absence d’imagination a laissé aux scènes historiques une apparence d’exacte vérité, dont la vibration oratoire du discours a doublé l’effet. On eut pendant quelque temps l’illusion que le théâtre français comptait deux ou trois chefs-d’œuvre de plus.

Un fait plus important se produisit : Rachel[18] débuta à la Comédie-Française ; et de 1838 à 1845, Camille, Pauline, Hermione, Monime, Esther, Bérénice, Roxane, Phèdre, Athalie reparurent. C’était la tragédie qui ressuscitait, mais la vraie tragédie, la vivante, l’humaine, celle de Corneille et celle surtout de Racine, il suffit que Rachel montrât dans toute la violence de leurs passions les « raisonnables » héroïnes du théâtre classique, pour rabattre l’extravagante excentricité du drame romantique.

Mais le romantisme avait nettoyé la scène : unités, conventions, style, il avait tout bousculé. Rien ne devait plus faire obstacle au poète qui aurait quelque chose à dire sur l’homme, et qui saurait le dire par les moyens spéciaux du drame. Mais, si tout était démoli, rien, n’était fondé. La tragédie était impossible. Le drame historique ne vivait pas. Le drame de passion rejetait le vêtement littéraire, et s’en allait chercher les scènes populaires, où le public n’a pas besoin de style.

La place à prendre fut prise par la comédie ; le mouvement que nous avons observé au xviii dans l’apparition de la comédie larmoyante et du drame bourgeois, se reproduisit vers 1850, où l’on voit Augier et M. Dumas fils tirer de la comédie l’unique forme littéraire du drame sérieux qui ait été réellement vivante en ce siècle.


4. COMÉDIE ET VAUDEVILLE : SCRIBE.


Depuis la fin du xviii, la comédie se traîne : la gaieté de Beaumarchais est perdue, la profondeur de Molière se retrouve encore moins. La comédie, quand elle ne reste pas un exercice littéraire, aimable et puéril, dans le style des Épitres de Boileau plus ou moins mouillé de sentimentalité, tourne au vaudeville, et cherche à forcer l’intérêt ou le rire par l’ajustement d’une intrigue curieuse ou par la cocasserie des mots, des types et des situations.

Sous le premier empire, le grand homme du genre est Picard[19] qui dessine avec quelque verve d’assez grossières caricatures de caractères sans portée : comme ce tâtillon qu’il a nommé Monsieur Musard (1803). Lorsqu’il veut peindre les mœurs, et faire la satire des vices de son temps, il est superficiel, étriqué, vulgaire, parfois puéril. Rien de plus anodin que sa Petite Ville (1801), délayage d’un mot de La Bruyère : et quant aux trop fameux Ricochets (1807), le ressort « psychologique » joue avec la précision d’un jouet mécanique : il n’y a pas là ombre de vie ni de vraisemblance.

De la tentative de La Chaussée et de Diderot, il n’était guère resté, conformément au sentiment de Voltaire, que la comédie mixte, où des scènes attendries et pathétiques alternent avec les scènes plaisantes. Les gens qui écrivent en vers pour la Comédie Française retiennent cette forme ; l’œuvre la plus célèbre en ce genre est l’École des vieillards de C. Delavigne (1823), pièce morale en vers maussades.

Le xviiie siècle avait connu une sorte de comédie historique : on sait le succès qu’obtint Collé avec son ennuyeuse Partie de chasse de Henri IV. Lemercier dans Pinto (1800) avait indiqué une façon assez originale de traiter en comédie les grands événements historiques, en montrant l’envers, les dessous, et comme les coulisses de la politique. Les comédies historiques se multiplièrent dans la première moitié du siècle, favorisées par le mouvement romantique et par la publication de tant de Mémoires et de Chroniques qui renouvelaient l’histoire. Le vaudeville même fit une consommation inouïe de personnages historiques, et les pièces anecdotiques ou plaisantes atteignirent, parfois dépassèrent l’extravagante fantaisie du drame romantique ; qui veut s’en assurer lira les comédies de Mme Ancelot. À ce genre se rattachent, dans l’œuvre de Dumas et de Scribe, des pièces telles que Mademoiselle de Belle-Ile et le Verre d’Eau. La comédie de C. Delavigne Don Juan d’Autriche (1835) est un compromis entre ce genre et le drame romantique : c’est un mélange de scènes pathétiques, invraisemblables ou fausses, et de gaietés vaudevillesques où l’esprit est laborieux et lourd, mais les effets faciles et sûrs.

La comédie ne devait guère tenter les romantiques : ils avaient l’âme trop sombre, et prenaient trop au sérieux leur mission ou leurs souffrances. Dumas y vint, après que sa fièvre de 1830 fut calmée, lorsqu’il fut rendu à son naturel de bon enfant qui aimait à conter des histoires, et à son tempérament d’homme de théâtre, apte à faire jouer tous les trucs qui tirent le rire et les larmes. Musset nous a donné la seule comédie qu’on puisse nommer romantique, celle de Dumas n’étant autre chose que le vaudeville agrandi ou le drame dégradé, comme on voudra, selon les formules et par les procédés de Scribe.

Voilà le grand nom du théâtre comique dans la première moitié du siècle[20]. Scribe inonde toutes les scènes de son infatigable pendant cinquante ans (1811-1862). Fournisseur ordinaire du Gymnase depuis sa fondation (1820), applaudi souvent à la Comédie-Française, il offre à la bourgeoisie exactement le plaisir et l’idéal qu’elle réclame : elle se reconnaît dans ses pièces, où rien ne déroute son intelligence.

Scribe est un artiste : en ce sens d’abord que ses combinaisons dramatiques n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes. Le théâtre, pour lui, est un art qui se suffit ; il n’y a pas besoin de pensée, ni de poésie, ni de style : il suffit que la pièce soit bien construite. Le métier, la technique sont tout à ses yeux ; et il y est maître. Les faits et les caractères ne sont pour lui que des rouages dont il compose sa machine : il ne cherche ni à représenter la vie, ni à étudier les passions, ni à proposer une morale[21]. Vraies ou fausses, invraisemblables ou banales, il prend indifféremment toutes données ; il n’a souci que de les ajuster, de les emboîter, de les lier, de façon qu’à point nommé se décroche la grande scène du III, et que le dénouement s’amène sans frottement. Il a le génie des préparations, si l’on entend par là, non les préparations morales qui font apparaître la vérité des effets dramatiques, mais les indications de faits qui doivent servir à faire basculer soudainement l’intrigue.

Au reste, tirez-le de là ; essayez de le prendre hors de ses combinaisons de vaudeville. Il est plus maigre, plus plat, plus superficiel que Picard dans la comédie de mœurs : rien de plus enfantin que cette Camaraderie, où ce favori de la bourgeoisie a voulu flageller les mœurs de son public, que ce Bertrand et Raton, où il a cru tirer la philosophie des révolutions. Ses pièces pathétiques sont des vaudevilles lamentables. Adrienne Lecouvreur, Une chaîne sont inférieures à Michel et Christine et au Mariage de raison de toute la supériorité de leurs prétentions.

Le type parfait de cette comédie, c’est Bataille de Dames : cela ressemble aux petits jeux de société, où l’on fait trouver un objet caché : il s’agit d’escamoter, ou de découvrir un proscrit politique. Sera-t-il pris ? ne sera-t-il pas pris ? tout l’intérêt est là, dans le fait douteux, dans la recherche, dans la devinette ; car on ne s’intéresse même pas au personnage, qui n’est qu’un mannequin[22].

Tous les agents de change, colonels, baronnes, ingénues, que Scribe a fabriqués si abondamment, sont des mannequins, que l’auteur tourne, ramène, emmène, selon l’utilité de son intrigue. Il a pourtant, quoi qu’il n’y songeât guère, mis une morale dans ces vaudevilles de mince portée ; ils reflètent naïvement une conception de la vie, celle de l’auteur et de son public, leurs maximes courantes, selon lesquelles ils réglaient leur activité et jugeaient celle des autres. Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité : partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voilà ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50 000 livres de rente chez une veuve, 500 000 francs de dot chez une ingénue sont des arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière : cela dispense de pitié, de délicatesse, et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique.

Aux froides sentimentalités, aux adroites intrigues de Scribe, je préfère le vaudeville cocasse, les caricatures énormes, les farces folles que Duvert et Lauzanne[23], et d’autres auteurs apportent aux Variétés, au Palais-Royal, au Vaudeville. Il y a de la franchise au moins, et une certaine vigueur comique dans l’excentricité des types et des situations, qui même à la lecture, et sans le jeu des Potier, des Arnal, des Odry, font encore leur effet. Et je ne sais si Scribe, a jamais rien fait qui vaille, littérairement, l’Ours et le Pacha[24], cette pure folie, dont il passa un jour la fantaisie.

  1. Voici une liste un peu plus complète :
    1809. B. Constant, cf. p. 922, n. 2.
    1815. Mme de Staël, Allemagne, part. II. ch. xv-xxvi.
    1820. Rémusat, la Révolution du théâtre dans le Lycée Français, t. V (Critiq. et ét. litt., Paris, 1857, 2 vol. in-12), à propos du théâtre du comte J.- R. de Gain-Montagnac.
    1821. Le Shakespeare de Guizot et le Schiller de Barante (cf. p. 932, n. 2) ; la Notice de Guizot sur Shakespeare.
    1823. Fauriel. trad. du théâtre de Manzoni (contenant un article de Goethe, un dialogue de H. Visconti sur l’Unité de temps et de lieu, une lettre de Manzoni à M. C*** sur le même sujet). Cf. p. 922, n. 2.
    1824. Vigny. Muse française, p. 62 (sur les Œuvres posthumes du baron de Sorsum).
    1825. Mérimée, le Théâtre de Clara Gazul.
    1826. Brugnière de Sorsum. Chefs-d’œuvre de Shakespeare, trad. conformément au texte original en vers blancs, en vers rimés et en prose,… 1826. in-8.
    1827. V. Hugo, Cromwell.
    1827. (Dittmer et Cavé), les Soirées de Neuilly, esquisses dramatiques et historiques, par M. de Fougeray, in-8 (lire Malet ou une conspiration sous l’Empire).
    1827-1829. Vitet, les Barricades (Préface intéressante de la 4e éd., 1830).
    1827-1830. (Lœve-Veimars). Scènes contemporaines et scènes historiques, par le vic. de Chamilly (lire Le 18 brumaire).
    1828. Mérimée, la Jacquerie.
  2. V. Hugo : Préface de Cromwell (éd. Souriau, Paris, 1897, in-16) ; Préfaces des autres drames. Dumas, Un mot (en tête de Henri III) ; Préface de Charles VII chez ses grands vassaux. Vigny, Dernière Nuit de travail (Préface de Chatterton) ; Avant-Propos de la Maréchale d’Ancre ; Avant-Propos de l’éd. de 1839 et Lettre à Lord *** (avant le More de Venise). À consulter : P. Nebout, le Drame romantique, Paris, 1897, in-8.
  3. Lettre à Lord***.
  4. L’Homme à trois visages (1801), de Pixérécourt, d’après Abellino, trag. romantique de Zschokke ; le Belvédère (1818) du même, d’après Jean Sbogar ; la Sorcière (1821) de Ducange, d’après Guy Mannering ; Trente ans ou la Vie d’un joueur (1827), du même, d’après Le 24 février de Z. Werner. Notez que les deux grands acteurs romantiques, Frederick Lemaître et Mme Dorval, sont des acteurs de mélodrame, formés par les pièces de Ducange.
  5. V. Hugo, Œuvres, éd. définitive Hetzel et Quantin, Drame, t. III, p. 435. Lire toute la page, qui finit ainsi : « Ce serait le rire, ce serait les larmes ; ce serait le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la Providence, le génie, le hasard, la société, le monde, la nature, la vie ; et au-dessus de tout cela on sentirait planer quelque chose de grand ! »
  6. À consulter : Th. Gautier, Histoire du Romantisme. A. Royer, Histoire du théâtre contemporain, 2 vol. in-8 ; Paris, 1878.
  7. A. Dumas (1803-1870), né à Villers-Cotterêts, fils d’un général de la Révolution, petit-fils d’un créole et d’une négresse : Henri III, 1829. Christine, 1830. Antony, 3 mai 1831. Charles VII chez ses grands vassaux, Richard Darlington, 1831. La Tour de Nesle (avec Gaillardet), 1832. Kean, 1836. Mlle de Belle-Isle, 1839. Romans : le Comte de Monte Cristo, 1841-1845, 12 vol. ; les Trois Mousquetaires, 1844, 8 vol. ; la Reine Margot, 1845, 6 vol. — Édition : Calmann Lévy, in-12. À consulter : H. Parigot, Le drame d’Al. Dumas, 1898.
  8. Hernani, 1830. Marion de Lorme, 1831. Le Roi s’amuse (une seule représ.), 1832. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, 1833. Angelo, 1835. Ruy Blas, 1838. Les Burgraves, 7 mars 1843.
  9. Par ex. : M. J. de Larra (Figaro). Obras, Garnier Hermanos, 4 vol. in-12.
  10. Il y a dans le théâtre de Hugo un drame lyrique, pathétique et pittoresque, qui n’a pu se réaliser, opprimé par la préoccupation que le poète avait d’obéir à la tradition de l’intrigue, par les surprises et les péripéties du mélodrame qu’il se croyait obligé d’inventer (11e éd.).
  11. L’imagination du décor et de la figuration qui égare parfois Hugo, s’accorde parfois avec l’imagination lyrique : le poète crée alors une beauté scénique originale ; ainsi quand le duo d’amour de Dona Sol et d’Hernani se déroule et se termine dans le cadre de Saragosse incendiée (11e éd.).
  12. Dernière Nuit de travail. — À consulter : E Sakellaridès, A. de Vigny auteur dramatique, 1902.
  13. La Nuit Vénitienne, à l’Odéon, 1830. Après le Caprice (1847) vinrent (je ne cite que les principales pièces) : Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, et André del Sarto, en 1848 ; les Caprices de Marianne, en 1851 ; Fantasio (1866) n’a jamais réussi ; On ne badine pas avec l’amour (1861) est resté au répertoire de la Comédie-Française ; Barberine a été jouée en 1882. — À consulter : Lafuscade, le Théâtre d’A. de Musset, 1901.
  14. Et toute la comédie À quoi rêvent les jeunes filles ?
  15. C. Delavigne (1793-1843), né au Havre, fit des odes classiques qu’il réunit sous le nom de Messéniennes (1818-1819). — Édition : 4 vol. in-18, 1870, Paris, Didot.
  16. Une famille au temps de Luther, 1836.
  17. F. Ponsard (1814-1867), né à Vienne (Isère). — Édition : 3 vol. in-8, C. Lévy. — À consulter : C. Latreille, La fin du théâtre romantique et François Ponsard, 1899.
  18. Élisa-Rachel Félix (1820-1858). Elle quitta la Comédie-Française en 1855.
  19. L.-B. Picard (1769-1828) : Médiocre et rampant (1797) ; le Collatéral ou la Diligence à Joigny (1799) ; Duhautcours ou le Contrat d’Union (1801) ; les Marionnettes (1806) ; la Vieille Tante (1806). — Édition : Théâtre, 1821, 8 vol. in-8.
  20. E. Scribe (1791-1861), fils d’un marchand de la rue Saint-Denis, eut sa grande vogue entre 1815 et 1850. De 1820 à 1830 il travaille surtout pour le Gymnase : Michel et Christine (1880), le Mariage de raison (1826). À la Comédie-Française, Bertrand et Raton (1833) ; la Camaraderie (1837) ; la Calomnie (1840) ; le Verre d’eau (1840) ; Une chaîne (1841) ; Adrienne Lecouvreur (1849). — Édition : Dentu, 76 vol. in-12, 1874-85 (9 vol. de comédies et drames ; 33 vol. de comédies et vaudevilles).
  21. Le Colonel : une jeune fille déguisée en colonel du 12e hussards est acceptée pour telle par les officiers du régiment ; la vue d’un pistolet la fait évanouir et reconnaître.
  22. Voyez encore la cascade de quiproquos du Diplomate.
  23. Théâtre : Charpentier. 6 vol. in-18, 1876-78. Harnali ou la Contrainte par Cor (1820) ; un Scandale (1834) ; le Mari de la Dame de Chœurs (1837) ; la Sœur de Jocrisse (1840), etc.
  24. L’Ours et le Pacha, aux Variétés, 1820, avec Odry, qui jouait aussi dans les Saltimbanques (1830) de Dumersan et Varin, autre type fameux du genre.