Histoire de la littérature française (Lanson)/Troisième partie/Livre 5/Chapitre 2

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Librairie Hachette (p. 351-356).


CHAPITRE II

LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIe SIÈCLE[1]


Surcharge et confusion au début du siècle. Effort pour régulariser la langue. Comment la langue s’éclaircit : exemples tirés de Calvin. Retour au naturel : facilité et diffusion à la fin du siècle. Ce qui manque et ce qu’on souhaite.

Les premiers humanistes qui essayèrent, dans des traductions ou autrement, d’appliquer la langue vulgaire à de hautes pensées, se sentirent fort embarrassés. Habitués au latin, au grec, à des langues mortes dont ils trouvaient les formes fixes, les règles certaines, le type désormais immuable dans les écrivains anciens, ils cherchaient le français et ne le trouvaient nulle part. Nous trouvons le témoignage curieux de cet embarras dans la Préface que Pierre Robert Olivetan mit à sa traduction de la Bible (1535) :

« Aujourd’hui pour la plupart le François est mêlé de latin et souvent de mots corrompus : dont maintenant nous est difficile les restituer et trouver. Ainsi donc par faute d’autres termes avons été contraints d’user des présens, en nous accommodant à notre temps, et comme parlant barbare entre les barbares. Au surplus ai étudié tant qu’il m’a été possible de m’adonner à un commun patois et plat langage, fuyant toute affecterie de termes sauvaiges, emmasqués et non accoutumés, lesquels sont écorchés du latin. Toutefois que, à suivre la propriété de la langue française, elle est si diverse en soi selon les pays et régions, voire selon les villes d’un même diocèse, qu’il est bien difficile de pouvoir satisfaire à toutes oreilles et de parler à tous intelligiblement. Car nous voyons que ce qui plaît à l’un, il déplaît à l’autre : l’un affecte une diction, l’autre la rejette et ne l’approuve pas. Le Français parle ainsi, le Picard autrement, le Bourguignon, le Navarrais, le Provençal, le Gascon, le Languedoc, le Limousin, l’Auvergnat, le Savoisien, le Lorrain, tous ont chacun sa particulière façon de parler, différentes les unes des autres. »

C’était au même temps que Geoffroy Tory et Rabelais se moquaient des pédants qui « despumaient la verbocination latiale » et corrompaient le français. Ils en aimaient donc la pureté, ils en respectaient la propriété : mais ils le sentaient pauvre et maigre, et où il défaillait, ils tâchaient de le refaire et compléter. « Comment donc ! dira Henri Estienne, ne sera-t-il loisible d’emprunter d’un autre langage les mots dont le nôtre se trouvera avoir faute ? » Personne ne s’en fit scrupule : l’enrichissement de la langue était une nécessité liée au développement de l’esprit ; puisque la formation populaire avait laissé perdre du latin tout ce qui représentait la haute culture, il fallait bien aller l’y rechercher, maintenant qu’on voulait s’approprier cette culture. Oresme déjà, sous Charles V, y avait été contraint : ce fut bien autre chose quand toute une armée d’ardents et studieux esprits, théologiens, philosophes, traducteurs, imitateurs, penseurs originaux, se mit à parler en langue vulgaire sur toutes les plus ardues et plus graves matières. Outre les savants, nul ne se fait faute de prendre des mots à sa fantaisie : le faux principe de Ronsard que la perfection d’une langue est en proportion du nombre de ses mots, abuse tout le monde, et par dévouement à la langue nationale, on en vient à perdre tout respect de son génie et de sa pureté. Les soldats, les courtisans, les dames reçoivent par mode les mots des étrangers auxquels nos Français vont se frotter, ou qui viennent chercher fortune chez eux. L’Italie avait été un trop actif agent de notre Renaissance, pour ne pas avoir imprimé fortement sa marque jusque sur notre langage ; l’Espagne à la fin du siècle regagne du côté de l’influence intellectuelle ce qu’elle perd en influence politique ; elle nous insinue de ses manières et de ses façons de parler.

De là l’extraordinaire extension de la langue française au xvie siècle. De là sa merveilleuse et confuse richesse. Le vocabulaire s’enfle à crever. Il retient les mots du moyen âge : acoiser, ardoir, baller, gaber, chérir, ost, sade, vesprée ; cest, cestuy, icest, cil, icel, icelui, avec celui. Il reçoit des mots et des formes des dialectes : du wallon, du picard, du vendomois, avec Ronsard ; du gascon, avec Monluc et Montaigne ; du lyonnais, avec Rabelais, comme cette forme aimarent si fréquente dans Pantagruel. Le latin fournit à Du Bellay, qui conseille d’user de mots purement français, ces néologismes que lui reproche Fontaine : vigiler, hiulque, oblivieux, intellect, sinueux, etc. Du Bellay introduit patrie, et Desportes pudeur. On voit entrer aussi abnégation, amplification, agitation, exercitation, innumérable, manutention, spelonque, suspition, sayette, vitupère, etc. Le grec fournit toute sorte de termes d’art, de science, de philosophie, de politique, comme ce mot de police au sens étymologique de gouvernement, comme économie, pour ménage, ou bien encore squelette, etc. Viennent ensuite les composés, que conseille Ronsard, que défend Henri Estienne et que prodigue Du Bartas : porteciel, porteflambeaux, haut-bruyant, doux-amer, etc. Le provignement fournit œillader, êbenin, larmeux, et, en dehors même de la Pléiade, périller qui est dans François de Sales, eselaver, grenouiller, qui sont dans Montaigne, etc. Les diminutifs, archerot, enfançon, etc., pullulent. Les Italiens nous envoient courtisan, escorte, spadassin, bouffon, charlatan, costume, escrime, infanterie, cavalerie, grotesque, antiquaille, réussir, etc. ; les Espagnols, colonel, algarade, hâbler, bizarre, parangon, parangonner, etc.

Même mélange dans les constructions. On y trouve des italianismes : comme ainsi soit que, là où, comme celui qui, etc. ; des hellénismes, comme le beaucoup amasser, l’être prompt à exécuter, comme aussi le fréquent usage des adjectifs neutres, l’intelligible, le choisissable, etc. Mais la lutte est surtout entre la vieille langue et le latin. Il reste dans la conjugaison des traces de l’usage du moyen âge : le latin nous donne sa proposition infinitive, qu’on trouve, il est vrai, déjà acclimatée dans Commynes et dans Marot, mais qui devient alors tout à fait commune : il nous donne aussi toutes les constructions du relatif, soit éloigné de son antécédent, soit dépendant d’un participe ou d’un infinitif, et non d’un mode personnel du verbe. Parfois les deux syntaxes concourent au lieu de se contrarier, et le latinisme vient en aide à l’archaïsme dans l’omission fréquente des pronoms sujets, dans la suppression de la conjonction que devant le subjonctif, et surtout dans l’usage si développé alors de l’inversion.

Du latin aussi viennent ces idées, arbitraires et erronées le plus souvent, d’analogie et de régularité, qui bouleversent la langue et jusqu’à l’orthographe. Grammairiens et écrivains s’imaginent rapprocher le français du latin et en panser la corruption, quand ils hérissent pédantesquement leur écriture de lettres parasites qu’ils croient étymologiques, et quand ils essaient de ramener violemment au genre masculin les mots en eur et en our dérivés du latin en or, que la spontanéité de la formation populaire avait faits féminins depuis des siècles. Un des effets bizarres de cette réforme, et qui en montre l’inepte lourdeur, c’est la tentative de transformation de certains adverbes en ment. Il y avait bientôt deux siècles que les adjectifs dérivés de la classe où la forme en latin est unique pour les deux genres masculin et féminin, s’assimilaient peu à peu aux autres, et que grand, fort, etc., s’enrichissaient de terminaisons féminines par l’adjonction d’un e muet. Cette opération était à peu près achevée : mais alors les adverbes dérivés du primitif féminin de ces adjectifs choquèrent comme anormaux. Si l’on disait bonnement, pourquoi dire innocemment, savamment, loyalement ? On crut plus correct de dire innocentement, savantement, loyalement, quoiqu’en réalité on achevât ainsi de s’éloigner du latin. Mais la régularité, c’est-à-dire l’uniformité, le voulait. Aussi fut-ce pendant tout le siècle, et chez les mêmes écrivains, la plus étrange confusion de formes anciennes et nouvelles, comme il apparaît bien par l’usage actuel, où très capricieusement sont parvenues tantôt les unes et tantôt les autres. Nous disons innocemment, et nous disons loyalement.

Ce soudain grossissement et cette régularisation téméraire eurent pour premier effet de rendre la langue plus trouble. Ce n’était plus seulement de ville à ville, c’était de livre à livre que les mots et les formes changeaient. Et dans la construction des phrases, l’allure si nette, si dégagée de la vieille langue se ralentit, s’embarrasse, s’alourdit, les phrases s’enchevêtrent, se nouent ou filent. Par l’inversion notamment, une réaction de l’ordre analytique vers l’ordre synthétique se fait contre le vrai génie et le certain avenir de la langue. Il y a à cet égard un recul visible de Marot et de Commynes à Rabelais, à Calvin, à Montaigne surtout dont j’ai dit déjà combien la phrase est étrangement inorganique. Cependant après un temps d’hésitation et comme de reflux, les nécessités pratiques et vitales font reprendre à la langue son cours naturel : la phrase se dégage et si, j’ose dire, se retrouve. Pour écarter les inégalités imputables à l’individualité, regardons les deux traductions que Calvin donne de son Institution en 1541 et en 1560, et voyons comment en moins de vingt ans, par le seul usage, la langue s’est filtrée et clarifiée. En 1541, Calvin écrit :

« Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent en la condamnation de nous et de notre doctrine. De cette affection ravis et transportés ceux qui sont constitués pour en juger, prononcent pour sentence la conception qu’ils ont apportée de leur maison. »

En 1560 : « Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent à condamner tant nous que notre doctrine. Ceux qui sont constitués pour en juger, étant ravis et transportés de telle affection, prononcent… »

1541 : « Or à toi appartient, Roi… »

1560 : « Or c’est votre office, sire… »

1541 : « Et ne te doit détourner le contemnement de notre abjection. »

1560 : « Et ne devez être détourné par le contemnement de notre petitesse. »

1541 : « Mais nous ne lisons point ceux avoir été repris qui aient trop puisé… »

1560 : « Mais nous ne lisons point qu’il y en ait eu de repris pour avoir trop puisé. »

1541 : « Cestuy étoit Père, qui… »

1560 : « C’étoit un des Pères, qui… »

1541 : « Voysent maintenant nos adversaires… »

1560 : « Que maintenant nos adversaires aillent… [2] »

Et pareillement Calvin remplace en 1560 loquacité par babil, abnégation par renoncement, diriger par adresser, subjuguer par dompter, expéter par désirer, promouvoir par avancer, médiocre par moyen, cogitation et présomption par pensée, locution par façon de parler, etc. C’est le résultat, de dix-huit années de travaux, d’écritures multiples, de prédications incessantes, qui ont formé en lui une faconde toujours claire et coulante. L’exercice populaire de la parole a poli plus tôt le langage de Calvin, en a retranché l’excès et la « débauche » : tout le siècle finit par y venir. La bouffissure se réduit et la raideur se détend. Bertaut, Régnier, Montchrétien, François de Sales, Du Vair se réduisent à l’usage du peuple, au parler naturel et commun. Les composés à la mode grecque [3], le provignement, les emprunts aux patois se font de plus en plus ares. L’archaïsme et le latinisme s’effacent à la fois et se fondent dans l’aisance spontanée de la phrase française : si bien qu’à vrai dire les vestiges de la vieille langue passent à l’état de licences bizarres, et les formes latines tendent à devenir une question de style plutôt que de grammaire.

Mais là, comme dans la poésie, le progrès n’est pas sans compensation : littérairement, je préfère le premier style de Calvin, si laborieux, mais si plein et si nerveux, à la facilité pâteuse qu’il a plus tard acquise. Et en général le défaut de cette langue de la fin du siècle, entre 1580 et 1620, quand le génie individuel ne la réveille pas, c’est une sorte d’égalité diffuse, sans nerf et sans accent.

On sent bien que la langue s’est réglée plutôt par une sorte de lassitude générale que par une intime solidité d’organisation ; qu’elle reste livrée à tous les hasards de la fantaisie individuelle ; de toutes parts on aspire à l’ordre, à la stabilité, à l’unité. C’est le cri général : Henri Estienne protestait contre le débordement de l’italianisme, au nom du « pur et simple » français : il est vrai que le latinisme ni l’hellénisme ne l’effrayaient. Mais Vauquelin prescrit d’être chiche et caut à former des mots nouveaux. Du Perron, dans sa Rhétorique sacrée, parle de fixer la langue. Étienne Pasquier estime que les changements n’ont pas été toujours des progrès, conseille de laisser la langue digérer ce qu’elle pourra des latinismes qu’elle a déjà absorbés, et rejeter le reste ; et, pour l’enrichir à l’avenir, il compte sur l’exploitation des matériaux que l’usage du peuple fournira. Montaigne, nous l’avons vu, est d’un avis pareil, et il indique comme idéal à poursuivre la substantielle et nerveuse simplicité des anciens. On se demande où est le vrai français ? Aux Halles ? au Palais ? à la Cour ? Pour Pasquier, il est par toute la France, dans toutes les provinces. L’usage de la Cour ne prévaudra qu’au début du siècle suivant [4]. Ainsi, fixation épuration, mise en valeur de la langue française, voilà les trois articles de la réforme universellement réclamée.

Ce sera l’œuvre de Malherbe : il resserrera la poésie et la langue qui s’écoulaient et se fondaient. Il les rendra plus denses, en leur retranchant du volume : il donnera une structure artistique à la masse inorganique du vers et de la phrase.

  1. Hatzfeld et Darmesteter, le XVIe siècle en France, Paris, 5e éd., 1889 ; A. Benoist, la Syntaxe française entre Palsgrave et Vaugelas, Paris, 1877, in-8 ; Livet, la Grammaire et les Grammairiens au xvie siècle, Paris, 1859 ; De Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1851 ; Thurot, Histoire de la prononciation, 2 vol. in-8, 1881-84 ; Henri Estienne, les Dialogues et Traités sur la langue française ; E. Pasquier, Recherches et Lettres (p. 54-114, 213-221, 229-236 du t. II de l’éd. Feugère) ; les glossaires et tables de mots des éditions des écrivains du xvie siècle. Marty-Laveaux, La langue de la Pléiade, coll. de la Pléiade française. Appendice, t. I, Lemerre, 1896. F, Brunot, Histoire de la langue française, t. I et II, 1905-1906.
  2. Lettre à François Ier, éd. du Corpus Reformatorum, t. III.
  3. M. Chénevière n’en a compté que deux dans Bertaut, porte-larmes et fausse-foy.
  4. Montaigne, I 25 ; III, 5 ; Pasquier, Lettres, II, 12.