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Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 1/Introduction

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INTRODUCTION

LA RACE GRECQUE ET SON GÉNIE. — SA LANGUE. — GRANDES PÉRIODES DE L’HISTOIRE DE SA LITTÉRATURE


I

LA RACE GRECQUE ET SON GÉNIE

Lorsqu’on veut suivre l’évolution intellectuelle et morale d’un peuple dans l’histoire de sa littérature, il paraît indispensable de déterminer d’abord, aussi exactement que possible, d’où il est parti. Qu’était-il avant même d’avoir une littérature ? Quelles qualités primordiales et distinctives portait-il en lui dans ces temps d’ignorance et de naïveté enfantine, où il préparait de loin, d’une manière inconsciente, ses grandes œuvres futures ? À quel degré de perfection ces qualités étaient-elles parvenues, lorsqu’il s’avisa d’en tirer profit dans ses premières productions poétiques ?

Ces questions se présentent d’elles-mêmes à l’esprit. Mais, en ce qui concerne la Grèce, les documents nous manquent pour les résoudre d’une manière satisfaisante. Avant qu’il y eût une nation hellénique à proprement parler, les éléments ethniques qui devaient un jour la constituer ont eu séparément leur vie propre, puis ils se sont groupés ou superposés par une série de combinaisons qui restent encore obscures. Les noms mêmes de ces peuples primitifs nous sont mal connus ; et malgré les découvertes quotidiennes de l’archéologie, ce que nous entrevoyons de leur état moral et des caractères de leur civilisation est en somme bien peu de chose. Nous apercevons dans une sorte de pénombre ces races préhelléniques d’Asie-Mineure et des îles, ces Pélasges répandus un peu partout, ces Danaëns et ces Achéens dont le nom se retrouve sur d’anciens monuments égyptiens. Leurs temples, leurs tombeaux, leurs citadelles nous sont restitués partiellement par les recherches incessantes des savants. On rassemble et on étudie les produits plus ou moins grossiers de leur industrie, on scrute ces objets qui étaient pour eux des œuvres d’art, on essaie d’y retrouver quelques indices de leur goût, de leur culture d’esprit, et aussi des influences étrangères qu’ils ont subies. Recherche pleine d’intérêt et de promesses, mais encore peu avancée. L’histoire de la littérature grecque ne sera en possession de son véritable point de départ que le jour où la science pourra enseigner avec certitude dans quel ordre ces races ou ces groupes de tribus se sont succédé et quels ont été les caractères propres de chacune de ces sociétés préhistoriques. Alors on pourra voir naître et grandir le génie grec, on comptera les éléments essentiels dont il se compose, on saura ce qu’il doit à ses origines lointaines, aux influences étrangères, aux mélanges des races, et à sa propre vigueur. C’est ainsi qu’on étudie les peuples modernes ; on doit espérer que la Grèce, dans un avenir prochain, pourra être connue et décrite de la même manière. Quant à présent, l’application de cette méthode serait trop conjecturale. Nous égarerions nos lecteurs dans des discussions prolongées, ou nous les entraînerions dans de pures hypothèses. Ils en tireraient peu de profit pour l’intelligence du sujet que nous abordons avec eux.

Ajournons donc ces espérances, et contentons-nous d’exposer brièvement ce qui est certain. De quelque manière que le génie grec se soit formé, nous savons qu’il l’était avant la naissance de l’Iliade. Essayons de nous le représenter ici dans ce qu’il a de plus essentiel et par conséquent de plus primitif, en laissant de côté les traits secondaires qui ne se sont révélés en lui qu’en certains temps et par l’effet de circonstances particulières.

Ce qui frappe tout d’abord dans la race hellénique, c’est la variété de ses aptitudes. Le vieux romain Juvénal relevait avec amertume, par la bouche d’Umbricius, la souplesse des Grecs de la décadence qui envahissaient Rome et s’y trouvaient bons pour tous les métiers[1]. Sans prendre trop au sérieux cette boutade d’un poète satirique en colère, on ne peut nier qu’elle ne contienne une part de vérité. Ce que le Romain tournait en ridicule, Thucydide, si sérieux observateur, l’admirait chez les Athéniens de son temps[2] ; et les Athéniens, en cela comme en beaucoup d’autres choses, étaient les plus grecs de tous les Grecs. Aristote à son tour remarquait qu’en général les peuples européens, habitant des pays froids, avaient de l’énergie, mais peu de vivacité d’esprit ; les Asiatiques, au contraire, habitant des pays chauds, de la vivacité d’esprit, mais peu d’énergie, tandis que les Grecs, grâce à leur climat tempéré, alliaient l’énergie du caractère à l’intelligence[3]. Cet égal développement de facultés diverses a été la cause de l’heureux équilibre et de l’harmonie qu’on remarque dans les grandes œuvres de la littérature en Grèce comme dans celles de l’art. L’Hellène a toujours eu de la raison dans l’imagination, de l’esprit dans le sentiment, de la réflexion dans la passion. Jamais on ne le voit entraîné totalement d’un seul côté. Il a, pour ainsi dire, plusieurs facultés prêtes pour chaque chose, et c’est en les associant qu’il donne à ses créations leur véritable caractère.

Par là aussi, il est en contact, de mille manières à la fois, avec la nature et avec ses semblables. Les races lourdes et lentes ne sont capables — à l’origine du moins et avant l’éducation — que d’un nombre restreint d’impressions monotones qui donnent à leurs idées quelque chose de solide. Elles pensent peu, elles imaginent peu ; leurs pensées sont bien assises et leurs conceptions semblent inflexibles. Les Grecs, race éveillée, active, se comportent tout autrement. D’innombrables impressions se forment sans cesse en eux. La nature leur parle un langage infiniment varié, toujours écouté et toujours nouveau. Ils s’intéressent non seulement à ses grands phénomènes, mais aussi à ses aspects changeants, aux nuances délicates et fugitives de sa vie éternelle. Et ce n’est pas là le privilège de l’Ionien d’Asie Mineure, ni de l’habitant de l’Attique ; ce n’est pas même celui des populations riveraines de la mer, qui associent la vie du pêcheur ou du marchand à celle du cultivateur. Le laboureur béotien ou locrien, tel que nous le voyons dans les Travaux d’Hésiode, celui qui travaille durement dans le pays d’Ascra « froid en hiver et brûlant en été », celui-là même a des impressions d’une vivacité surprenante, et, pour ainsi dire, mille visions si légères et si transparentes que la gaieté ou la tristesse des choses se révèlent au travers. Le cri des oiseaux de passage, l’appel strident de la cigale, la floraison du chardon, toutes ces menues choses familières le touchent comme les propos à la fois mystérieux et précis d’autant d’âmes obscures voisines de la sienne. Voilà pourquoi tous les Grecs partout ont peuplé le monde de dieux, qui ne sont pas des noms ni des puissances inconnues, mais des êtres vivants, presque familiers. En transformant ainsi la nature, ils lui ont seulement rendu ce qu’elle leur donnait. La vie du dehors était venue à eux pleine d’images et de sensations, elle sortait d’eux et elle retournait aux choses pleines de dieux.

Et si le spectacle du monde les a ainsi émus, enchantés et instruits, celui de l’homme ne leur a pas été moins profitable. Le Grec est éminemment sociable. Il recherche joyeusement son semblable, parce qu’il a beaucoup à lui donner et beaucoup à recevoir de lui, et que cet échange est pour lui un des plaisirs les plus vifs. Hésiode, qu’on aime à citer comme le plus ancien témoin de la vie populaire, recommande au paysan laborieux de passer devant la forge et la lesché sans s’y arrêter. C’est là que l’on cause longuement en hiver, et il sait combien la tentation d’entrer est forte. Ce ne sont pas les séductions grossières, le vin, la débauche, qu’il craint pour son laboureur ; ce sont les séductions qu’on pourrait appeler délicates, celles de l’esprit plus que celles des sens. L’âme hellénique, en général, est trop ouverte, trop accessible de tous côtés, pour s’enfermer dans une passion sombre et dominante. De là cette grande et précoce expérience de la vie qui se fait remarquer déjà dans les plus anciennes poésies épiques. L’homme s’y montre plein de contrastes, avec des nuances inattendues de sentiments et d’idées, avec des péripéties de passion qui sont admirables ; il s’y plie à tous les rôles et s’adapte à toutes les situations ; il est chef ou sujet, soumis ou révolté, il est père, époux, fils, ami ou ennemi, le tout non seulement avec naturel et convenance, mais avec une variété profonde. Le jeu des facultés humaines n’a peut-être été dans aucune autre race aussi libre, aussi prompt, aussi étendu.

C’est à cela sans doute qu’il faut attribuer une des plus remarquables qualités de la race grecque, sa vive et inépuisable curiosité, qui se manifeste de tant de manières dans tout ce qu’elle a créé. En fait de sciences naturelles ou morales, d’histoire, de géographie, de philosophie, de mathématiques, les Grecs ont été des curieux dans le meilleur sens du mot, et c’est ainsi qu’ils ont posé les premiers presque tous les grands problèmes et inauguré presque toutes les bonnes méthodes. L’énigme, sous quelque forme qu’elle s’offrît à eux, les a toujours tentés, celle du monde particulièrement. Partout, ils ont voulu voir et connaître. Ce besoin d’interroger tout ce qui peut répondre éclate chez les premiers philosophes physiciens de l’Ionie ; il s’exprime avec une naïveté et une grandeur merveilleuses dans tout l’ouvrage d’Hérodote, si profondément hellénique ; et, dans l’histoire de toutes les sciences, il reste comme une des gloires de l’école péripatéticienne, qui a ouvert tant de routes à la recherche et attaché tant d’honneur à la connaissance. Dans la poésie même, cette disposition d’esprit se révèle dès la plus haute antiquité. C’était un des charmes de l’Odyssée pour ses premiers auditeurs que ces descriptions qui découvraient à leurs esprits curieux tant de choses lointaines et inconnues. Les deux grands poèmes primitifs de la Grèce sont en un sens deux révélations : l’Iliade fait apparaître le fond de la nature humaine, et l’Odyssée laisse apercevoir l’immensité du monde.

À ces qualités supérieures s’attachaient, il est vrai, des défauts graves aussi bien au point de vue littéraire qu’au point de vue moral. La facilité à tout comprendre et à se prêter à tout est un privilège parfois dangereux. On connaît le précepte de Théognis[4] : « Sache faire comme le poulpe, qui se rend semblable d’aspect à la pierre où il s’attache ; tantôt suis tel exemple, et tantôt change de couleur ; l’habileté vaut mieux que la raideur inflexible (κρέσσων τοι σοφίη γίγνεται ἀτροπίης). » Cette pensée se trouvait déjà dans un ancien poème, épique ou didactique, où le héros Amphiaraos disait à son fils Amphiloque, au moment de se séparer de lui : « Amphiloque, mon enfant, inspire-toi de l’exemple du poulpe, et sache t’accommoder aux mœurs de ceux vers qui tu viendras ; tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre, montre-toi semblable aux hommes parmi lesquels tu habiteras[5]. » À vrai dire, ce conseil n’appartenait en propre à personne : il exprimait une des tendances du caractère national. Le souple et astucieux Ulysse était un des principaux héros de l’épopée, et Hermès représentait le même type parmi les dieux. Or dans l’histoire de la littérature, ce qu’avait de dangereux cette souplesse native de la race se montrera aussi clairement que ce qu’elle avait d’excellent. Elle prendra possession de l’art avec une facilité remarquable, elle en tirera parti brillamment, mais elle en viendra souvent à se complaire par trop dans l’exercice de ses facultés. Cicéron nous apprend dans une lettre que Posidonios de Rhodes (un philosophe pourtant et des plus graves) et d’autres encore, qu’il ne nomme pas, lui écrivaient pour le prier de leur envoyer des notes sur son consulat : ils se chargeraient ensuite de les orner ; « instabant ut darem sibi quod ornarent[6]. » On peut voir là sans doute un trait de la décadence. Mais il ne faut pas oublier que les décadences ne font pas apparaître dans le caractère d’une race ce qui n’y était pas antérieurement. Déjà Cléon, chez Thucydide[7], reproche aux Athéniens d’être « des spectateurs de discours et des auditeurs d’actions », c’est-à-dire de considérer les luttes des orateurs à la tribune comme un spectacle et les événements comme un drame émouvant. C’était là le défaut naturel de la qualité la plus hellénique. Lorsqu’un peuple dispose de facultés si promptes et si variées, le danger pour lui, c’est de s’en servir en virtuose, au lieu de les adapter sérieusement à l’œuvre de la vie humaine.

Si maintenant, outre cette aptitude générale, nous voulons distinguer chez les Grecs quelques qualités d’esprit, d’imagination ou de sentiment plus particulières, voici les principales observations qui se présentent à nous.

La race hellénique est essentiellement fine d’esprit[8]. « Dès les temps anciens, dit Hérodote, l’Hellène s’est distingué du barbare en ce qu’il est plus avisé et plus dégagé d’une sotte crédulité[9]. » Ce n’est pas là le fait d’un temps ni d’un groupe d’individus en particulier. La finesse d’esprit se montre chez les plus vieux poètes épiques comme chez les grands tragiques du ve siècle et jusque chez les sophistes de la décadence. Et dans l’existence même de la nation, elle n’est pas moins manifeste que dans la littérature. Elle se mêle à la vie sociale, où elle entretient et excite le goût de la moquerie, des controverses, des contes, des apologues, des sentences ingénieuses ; elle cherche et trouve son emploi dans les affaires, notamment dans la finance et le commerce ; elle domine enfin la vie politique ; car, non seulement à Athènes, mais dans chaque ville de Grèce, nous voyons, partout où quelque lumière d’histoire vient à nous éclairer, des hommes qui traitent finement de leurs intérêts.

Il ne faut pas se laisser tromper à cet égard par certains témoignages anciens trop vile acceptés, qui ont besoin d’explication. On oppose souvent, non sans raison, la gravité du génie dorien à la subtilité élégante du génie ionien ; on plaisante encore, d’après l’autorité d’une fable ésopique, sur la niaiserie des Grecs de Kyme, et on cite proverbialement la lourdeur des Béotiens. Ce sont là ou des vérités relatives fort grossies ou de simples boutades propagées par la malignité. Les peuples qui ont l’esprit fin, et par conséquent satirique, sont les plus portés naturellement à se décrier ainsi eux-mêmes par l’effet de certaines différences locales dans les manières ou dans le langage. Il faut bien se garder de les en croire sur parole. Sans alléguer ici les grands noms littéraires ou politiques de la Béotie, on ne persuadera aujourd’hui à personne que les artistes ignorés qui modelaient sans prétention les jolies statuettes de Tanagra aient été des rustres et des lourdauds. Et quant à la gravité dorienne, ce serait une singulière erreur que de la concevoir comme une sorte de pesanteur d’esprit incompatible avec la finesse. Les bons mots des Spartiates étaient justement renommés dans toute la Grèce. Nous en possédons encore, dans la collection des œuvres morales de Plutarque, un ample recueil[10]. Moins gracieux et moins légèrement ironiques que ceux des Athéniens, ils avaient plus de concision et plus de force. Plusieurs sages, célèbres par leurs sentences, appartenaient à la partie dorienne de la Grèce ; et lorsque Cicéron dans son De Oratore voulait enseigner à aiguiser les mots spirituels qui sont une arme pour l’éloquence, c’était à tous les Grecs, sans distinction de tribus, qu’il demandait des exemples : « J’ai rencontré chez les Grecs, dit-il, une foule de bons mots : les Siciliens excellent en ce genre, et aussi les Rhodiens et les Byzantins, mais surtout les Athéniens[11]. » Les Grecs de Sicile en général sont pour lui « une nation fine et habile à la discussion (acuta illa gens et controversa natura)[12]. » « Jamais, dit-il, un Sicilien n’est dans un si mauvais pas qu’il ne trouve quelque bon mot à dire[13]. » Il suffit d’ailleurs d’opposer au génie original de la Grèce le génie d’un peuple étranger, celui de Rome par exemple, pour sentir combien la qualité dont nous parlons est vraiment hellénique. L’esprit romain est sage et fort, naturellement judicieux et précis, mais sa précision même n’a pas l’acuité de l’esprit grec. Plus assuré par là contre les entraînements téméraires de la logique ou les subtilités du raisonnement, combien en revanche il est moins pénétrant !

C’est grâce à cette finesse que les Grecs ont été si tôt et si longtemps des maîtres dans l’analyse morale comme dans le raisonnement. C’est par là aussi qu’ils sont devenus si aisément des sophistes durant certaines périodes de leur histoire, et qu’il y a eu souvent quelque chose de trop ingénieux chez leurs plus grands écrivains. Il leur a toujours été plus facile qu’à d’autres de dégager vivement des idées justes, d’apercevoir et de mettre en lumière les côtés les moins apparents des choses, mais aussi ils ont toujours eu quelque peine à ne discuter que ce qui mérite d’être discuté, à ne chercher que ce qui vaut la peine d’une recherche.

En même temps qu’ils pensaient finement, ils concevaient avec netteté. Les Grecs ont été un peuple d’imagination, mais ils ont cela de commun avec beaucoup d’autres races. On peut croire sans témérité que dans la tête d’un Indou, d’un Scandinave ou d’un Germain, il y a eu généralement autant d’images, et celles-ci aussi fortes, aussi vivantes, que dans la tête d’un Grec. Mais ce qui est propre à la façon de concevoir de ce dernier, c’est que toutes ces images qu’il portait en lui-même, et qu’il renouvelait sans cesse, présentaient des formes simples et des contours arrêtés. Le vague, l’obscur, l’indéfinissable n’y avaient, pour ainsi dire, aucune part. Tout y était éclairé, sinon également, du moins suffisamment. Il serait exact de dire qu’il ne faisait jamais nuit dans l’imagination d’un Grec. Et comme les choses démesurées sont forcément par quelque endroit des choses obscures, toute conception grecque était naturellement mesurée. Non que la mesure en tout soit, autant qu’on l’a dit quelquefois, un trait essentiel du génie hellénique. Les Grecs en ont manqué assez fréquemment dans la spéculation philosophique comme dans leur vie politique. Mais ils la gardaient sans effort dans les œuvres de l’imagination. Si cette faculté chez l’homme est plus que toute autre sous l’influence directe des sens, il semble que l’habitude de vivre sous un ciel souvent pur et d’avoir sous les yeux des horizons presque toujours nettement limités puisse être considérée comme la cause première de cette qualité vraiment nationale. Accoutumé dès l’enfance à ne jamais rencontrer, en portant ses regards autour de lui, ni l’infini, ni le vague, le Grec ne mettait ni l’un ni l’autre dans les images qu’il se formait à lui-même[14]. Le monde de ses souvenirs, de ses fictions et de ses fantaisies ressemblait naturellement à celui qu’il voyait en réalité autour de lui.

Rien n’est plus instructif à cet égard que sa mythologie. Comme elle appartient à toutes les tribus grecques simultanément et à la période la plus ancienne de leur histoire, elle est particulièrement propre à montrer le tour d’imagination qui a prévalu dès les temps les plus reculés dans l’ensemble de la race. Or n’est-il pas remarquable de voir combien les grands phénomènes naturels qui servent de fondement à ses fables y ont pris tout d’abord des formes nettes et simples, aussi arrêtées dans leur physionomie que dans leur contour ? La plupart des dieux y apparaissent comme des êtres humains. S’il reste par hasard en eux à l’origine quelque chose de mal défini, la poésie travaille instinctivement à l’éliminer. On se les représente comme environnés de lumière. Loin de rester à demi plongés dans l’inconnu et dans le mystère, ils en sortent tout entiers pour s’offrir à l’esprit des croyants dans leur beauté sensible. Et lors même que leur nature première se prête le moins à cette transformation, on la leur impose encore autant que possible. Quand l’imagination grecque personnifie l’éclair et la foudre, les tempêtes, les tourbillons, les éruptions volcaniques, c’est-à-dire des forces immenses et déchaînées, elle les simplifie et les limite le plus qu’elle peut. On ne trouve rien absolument dans la mythologie grecque d’analogue aux conceptions immenses et fantastiques de l’Inde ni aux rêves obscurs de la race Scandinave. Les Cyclopes, les Hécatonchires, Ægéon et Briarée, Typhœos et les Titans, dans leur lutte contre les Olympiens, sont assurément ce qui s’en rapproche le plus ; mais il est visible que la poésie grecque, lorsqu’elle les représente, fait tout son possible pour les rendre aisément concevables sans être trop infidèle à l’idée première qui les a créés ; et il faut ajouter que bien loin de se complaire ordinairement à ces images, elle les a au contraire de plus en plus négligées. Les dieux les plus aimés des poètes ont été les plus humains.

Cette netteté plastique de la conception est un des mérites les plus attrayants de la littérature hellénique. Dans le domaine de l’imagination, tout pour les Grecs est clair, tout est sensible, et comme ces formes si pures sont de plus bien vivantes, elles ont par là même quelque chose qui charme vivement et qui satisfait. Toutefois ces qualités en excluent nécessairement d’autres, ou tout au moins les restreignent d’autant. L’obscurité a sa poésie comme la lumière, et ce qu’on croit entrevoir à travers l’ombre est bien souvent ce qui émeut le plus fortement. Les Romains ont eu peut-être plus que les Grecs ce sens de l’invisible et de l’insaisissable. On trouverait dans Lucrèce et dans Virgile de ces vers profonds qui nous font sentir ce qu’on ne peut voir, et qui ouvrent à l’imagination des perspectives mystérieuses pleines de rêve ou d’effroi :

Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem.

Et pourtant les Romains non plus n’ont pas été par nature les poètes du mystère. Cette admirable faculté de rêver en dehors de toutes les formes précises et de sentir au delà des sensations définies et limitées, nous la trouvons bien plus dans les poèmes de l’Inde ; et les races germaniques et Scandinaves l’ont communiquée plus ou moins à presque tous les peuples modernes[15]. Chez les Grecs, au contraire, elle est relativement faible. En revanche, leur netteté de conception les suit jusque dans les choses abstraites, et là aussi elle a ses avantages et ses inconvénients. Aucun peuple n’a donné à la métaphysique plus de réalité concrète. Non seulement les philosophes poètes des premiers temps se font une mythologie à eux qu’ils substituent à la mythologie populaire ; mais, en plein règne de la prose, les disciples de Socrate ne procèdent pas autrement. Platon se crée un monde de dieux avec ses Idées, il les voit revêtues de formes merveilleuses et il nous les décrit. Les généralisations les moins substantielles deviennent ainsi vivantes ; on leur prête, pour ainsi dire, une physionomie et on se les rend familières. C’est un grand plaisir assurément, mais n’est-ce pas aussi un danger pour la science et pour la saine raison ? Les Grecs ont mis dans le monde à eux seuls plus d’entités métaphysiques que tous les autres peuples ensemble. Combien n’y a-t-il pas de ces fantômes qui ont l’air d’être quelque chose et qui ne sont rien ! C’est la finesse et la curiosité de leur esprit qui en sont principalement coupables, si l’on veut ; mais leur manière de concevoir n’y a-t-elle pas aussi contribué pour une large part ?

Il faut tenir grand compte encore dans l’étude de la littérature grecque d’un trait de caractère qui n’est pas simple, mais qui résulte de presque toutes les particularités déjà décrites. Bien que la tradition y ait une grande force, la liberté individuelle y éclate partout. On voit les mêmes sujets se perpétuer à travers de nombreuses générations de poètes, mais presque jamais l’autorité des prédécesseurs n’asservit complètement les nouveau-venus. S’ils acceptent si aisément les exemples donnés, c’est même tout justement parce que ces exemples ne les gênent en aucune façon. Ils ont une manière à eux de s’en servir, qui n’implique aucune soumission proprement dite. L’usage des sujets anciens et même des formes consacrées est pour eux comme celui du langage : tout le monde s’en sert, sans croire pour cela imiter personne. Surtout, ce qu’on ne rencontre guère dans la littérature grecque, ce sont ces influences prédominantes qui chez presque tous les peuples ont substitué d’une manière plus ou moins durable une vérité morale de convention à la vérité naturelle. Le Romain a généralement une certaine dignité sénatoriale et consulaire qu’il porte dans tout ce qu’il écrit ; il se fait un rôle à la hauteur de sa situation dans le monde, et il n’exprime que les sentiments qui s’y accommodent. On pourrait écrire en tête d’une histoire de la littérature latine :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Dans nos littératures modernes, sans exception, le même fait s’est reproduit. Le moyen âge est mystique, chevaleresque et scolastique. Le xvie siècle est érudit et parfois pédant. Le xviie, soit en France, soit en Angleterre, soit en Espagne, subit la mode de la galanterie raffinée, du bel esprit, et souvent celle du point d’honneur castillan. Les plus grands génies eux-mêmes, les Shakespeare, les Calderon, les Corneille sont plus ou moins asservis à ces conventions. En Grèce, au contraire, il est difficile, jusqu’à la période alexandrine, de signaler quelque chose d’analogue. Et dans la décadence même, lorsque le génie hellénique n’a plus aussi clairement conscience de sa force ni de son originalité, comme cette liberté native reparaît parfois avec éclat ! En face de Pline et de Tacite, si romains l’un et l’autre, voici Plutarque, avec sa bonne et charmante nature hellénique, si naïvement humaine sous la forme un peu maniérée que son temps lui impose. Enfin quand un Syrien, comme Lucien, s’est fait grec par toute son éducation, par toutes ses lectures, par sa vie tout entière, quelle franchise ne trouve-t-il pas dans cet hellénisme devenu pour lui une seconde nature ! En fait, les Grecs ont été constamment plus voisins qu’aucun autre peuple de la simple vérité humaine. Ce sont eux qui l’ont le moins perdue de vue en tout temps et qui l’ont toujours le plus aisément retrouvée. Par la hardiesse du jugement, par la fantaisie de l’imagination, par la sincérité naïve ou réfléchie des sentiments, l’Hellène échappe à tout ce qui pourrait gêner l’essor de sa nature[16]. Rien d’artificiel ne vient se superposer en lui à la pure humanité. Les caractères propres qu’elle prend dans ses œuvres sont ceux dont il ne peut pas se dispenser, parce qu’il les porte réellement en lui. Ils ne tiennent ni à un rôle accepté ni à une discipline quelconque.

Il nous reste à dire quelques mots, pour terminer ceci, de ce qu’on pourrait appeler la disposition morale prédominante de la race hellénique ; rien en effet n’intéresse davantage l’histoire littéraire. Des divergences dignes d’attention se sont produites à ce sujet parmi d’éminents critiques. Pour les uns, l’insouciance et la gaieté, voilà le fond du caractère hellénique. « Les Grecs, dit M. Renan, en vrais enfants qu’ils étaient, prenaient la vie d’une façon si gaie que jamais ils ne songèrent à maudire les dieux, à trouver la nature injuste et perfide envers l’homme[17]. » Et ailleurs le même écrivain nous parle de « cette jeunesse éternelle, de cette gaieté, qui ont toujours caractérisé le véritable Hellène, et qui, aujourd’hui encore, font que le Grec est comme étranger aux soucis profonds qui nous minent[18]. » D’autre part, l’auteur du Sentiment religieux en Grèce, M. Jules Girard, qui a senti si profondément l’âme hellénique, prend le contre-pied de ces affirmations. « Il y a eu en réalité chez le Grec, dit-il, un souci de lui-même, de sa condition et de sa destinée, qui s’éveilla en même temps que sa brillante imagination, qui mit dans ses premières œuvres, quelque énergiques qu’elles fussent d’ailleurs, un accent de plainte dont rien chez les modernes n’a dépassé la force pathétique[19]. » Ce qu’il y a de vérité dans cette dernière opinion, nul ne peut sérieusement le méconnaître. Mais si elle représente avec force le résultat d’un examen érudit et attentif, la première résume à grands traits, avec une exagération sans doute volontaire, une impression générale, qui, malgré les corrections indispensables, demeure juste dans son ensemble. Assurément les Grecs avaient l’esprit trop fin et le jugement trop libre pour ne pas s’aviser de bonne heure de tout ce qu’il y a d’obscur dans la condition humaine et d’injuste ou d’irritant parfois dans la marche des choses. Il était impossible en même temps que leur vive sensibilité ne souffrît pas des misères de la vie. Mais s’il s’agit de constater la disposition morale qui prédominait en eux, celle qu’on peut observer le plus souvent dans leur littérature, il paraît bien vrai que ce n’était pas en somme cette conception triste des choses que les modernes ont souvent exprimée et qui se montre aussi chez quelques écrivains latins. Ils pouvaient sans doute s’écrier avec Théognis, dans un moment d’affliction ou de révolte : « La meilleure des choses pour l’homme, c’est de ne pas naître, de ne jamais voir la lumière éclatante du soleil ; une fois né, c’est de franchir le plus tôt possible les portes d’Aïdès, et de se coucher dans la tombe en amassant la terre sur sa tête[20]. » Mais il y a loin de ces plaintes douloureuses qui échappent parfois aux natures les moins mélancoliques à une habitude profonde de la pensée et du sentiment. Toute la poésie des Grecs est en définitive la poésie de la vie ; leur idéal constant est un idéal de jeunesse et de beauté, qu’ils cherchent sans cesse à réaliser et auquel ils aiment à attacher leur pensée. La grande cause de la tristesse habituelle, c’est-à-dire le sentiment profond d’une disproportion constante entre ce que l’on conçoit et ce que l’on fait, entre ce que l’on désire et ce que l’on obtient, cette cause intime de la plainte moderne, les Grecs l’ont à peine connue. Quelques penseurs parmi eux ont pu s’en douter ; mais la race grecque, dans son ensemble, a été, plus que toute autre, amie de la vie, jouissant de ses pensées et de ses sentiments, et portée par nature à un optimisme toujours actif[21].

Voilà, dans ses traits généraux, le type hellénique tel que nous le concevons. L’histoire de la littérature grecque tout entière, vue de haut, n’est que le développement de ces observations fondamentales.

II

la langue grecque

La langue d’un peuple est la première révélation littéraire de son génie. Elle est elle-même une œuvre de l’esprit, et toutes les autres œuvres de l’esprit dépendent d’elle. Quelle que soit l’importance de l’élément héréditaire qu’elle renferme, son originalité propre, dès qu’elle en a une, manifeste de la manière la plus frappante les qualités de la race. Elle devient une des formes de son idéal, et elle exerce son influence sur tout ce qui se fait désormais par la pensée et par le sentiment.

Nous ne considérerons pas ici la langue grecque comme la considèrent les linguistes. Il ne s’agit pas pour nous de l’étudier curieusement dans son origine, dans les détails de sa formation, ni dans les particularités infinies de sa structure. Nous l’envisageons toute formée, dans ses caractères les plus généraux, sans attacher grande importance à ses variations, et nous cherchons à nous rendre compte de ce qui la distingue plus ou moins essentiellement des autres langues littéraires de même famille.

Dès les premiers temps de la littérature, la langue grecque a été finement et musicalement accentuée. Dans toutes les langues modernes de l’Europe, y compris le néo-grec, l’accentuation consiste essentiellement en un renforcement de la voix sur une des syllabes de chaque mot. Par une conséquence qui nous semble aujourd’hui nécessaire, la syllabe accentuée s’allonge. Il n’en était pas de même dans le grec ancien. L’accent y était surtout mélodique. Il avait pour effet principal de faire prononcer la voyelle accentuée sur un ton plus aigu. Entre cette voyelle et les autres, l’intervalle, selon Denys d’Halicarnasse, était d’une quinte[22]. Que l’élévation de la note sur la syllabe accentuée ait eu peu à peu pour conséquence de faire prononcer cette syllabe avec plus de force et de l’allonger, c’est ce qui résulte clairement de l’histoire même de l’accent grec, devenu, dès les premiers siècles de notre ère, à peu près semblable à ce qu’il est aujourd’hui dans le néo-grec. Cette transformation fut graduelle, et il n’est pas douteux qu’elle ait commencé à se produire de bonne heure ; mais il est certain aussi que, pendant toute la période classique et encore au temps de Denys d’Halicarnasse, c’était le caractère mélodique (et non le caractère rythmique) qui prédominait dans l’accent, au moins parmi ceux qui parlaient avec élégance et correction. On élevait la voix sur la syllabe accentuée, mais on ne la renforçait que faiblement. Voilà pourquoi la versification grecque classique est complètement indépendante de l’accent ; rien ne prouve mieux à quel point celui-ci différait dans l’antiquité hellénique de ce qu’il est aujourd’hui. La transformation ultérieure de l’accent entraîna la disparition de ce système de versification : on est en droit d’en conclure qu’il ne se serait jamais établi si l’accent eût été à l’origine ce qu’il fut dans la suite. Quand la syllabe accentuée fut distinguée des autres par un renforcement très sensible de la voix et qu’elle fut devenue la seule syllabe longue du mot, les vers d’Homère et de Sophocle sonnèrent faux. Il fallut créer un système de versification fondé sur l’accent, puisque celui-ci avait fini par tout absorber. Mais pendant de longs siècles, les trois éléments essentiels de la musique du langage, à savoir l’intensité du son, sa durée et son acuité, étaient restés distincts et indépendants les uns des autres. L’accent grec était donc délicat autant que musical. Il se posait avec légèreté sur les mots sans les écraser ni les déformer. C’était une fine note qui faisait ressortir une syllabe, mais qui laissait discrètement aux autres leur valeur. Il était en outre varié. Au lieu de s’attacher exclusivement, comme l’accent latin, à la pénultième et à l’antépénultième, il se portait fréquemment sur les finales ; et lorsque celles-ci terminaient un membre de phrase, cette tonalité élevée frappait vivement l’oreille[23]. Dans l’intérieur des phrases, au contraire, elle s’atténuait volontairement, afin de lier les mots les uns aux autres et de donner au langage plus de fluidité. En somme, par le caractère général de l’accentuation, la façon de parler des Grecs devait produire surtout l’impression d’une facilité élégante et variée.

Le même caractère se montrait dans la constitution intime des mots en ce qui concerne le groupement des sons et leur prosodie. Il suffit de lire comparativement une phrase de Xénophon et une phrase de Tite-Live prises au hasard, pour remarquer immédiatement combien diffère dans les deux langues le nombre proportionnel des voyelles et des consonnes. Pour une même quantité de voyelles, le latin emploie environ un quart de consonnes de plus que le grec. Et pourtant la langue attique, qui est celle de Xénophon, est beaucoup moins riche en voyelles que celle d’Homère, qui l’est elle-même beaucoup moins que celle d’Hérodote. Si l’on établissait une proportion moyenne, elle serait donc encore plus favorable au grec. Parmi les langues littéraires modernes, l’italien seul lui est comparable à cet égard. Mais ce n’est pas seulement par le nombre relatif des voyelles que le grec est remarquable ; c’est aussi et surtout par leur indépendance. Le mot grec περιέφερε n’a que cinq voyelles comme le mot latin correspondant circumferebat, mais trois voyelles au moins du mot latin s’unissent dans la prononciation aux consonnes suivantes et forment avec celles-ci des sons composés (ci, cum, bat), tandis que les cinq voyelles du mot grec sonnent avec pureté, comme si elles étaient isolées. Il est à remarquer aussi que les cinq voyelles du mot grec sont brèves, tandis que, sur les cinq du mot latin, trois sont longues. En général les voyelles brèves étaient très nombreuses en grec, bien plus nombreuses qu’en latin. Dans le vers épique latin, c’est le spondée qui domine, surtout avant Virgile ; dans Homère, c’est le dactyle. Ces syllabes brèves échappaient naturellement au renforcement de la voix, à cette augmentation d’intensité qui paraît s’être produite très anciennement pour les syllabes longues par l’effet même de leur durée plus grande. Il en résultait que le rythme général de la prononciation grecque était plutôt facile et coulant que coupé et comme martelé par des intonations vigoureuses.

La netteté et la finesse de l’articulation devaient par suite donner au langage beaucoup de grâce et de clarté sans exiger un grand effort des organes. Il est possible qu’à l’origine, dans la période préhistorique, cette qualité ait même été voisine d’un défaut. Il devait y avoir dans la langue grecque trop de sons simples formés d’une voyelle soit isolée, soit accompagnée d’une seule consonne. Sous cette forme, elle pouvait manquer un peu de vigueur et garder quelque chose d’enfantin. L’instinct populaire y remédia de bonne heure en resserrant les syllabes, principalement par les contractions. Dans la poésie épique la plus ancienne, nous les voyons déjà fort en usage. À côté des formes archaïques, qui sont ouvertes et décomposées, nous en trouvons d’autres plus récentes et plus resserrées (par exemple les génitifs en ου à côté des génitifs anciens en οιο). On sent que la langue achève alors de se dégager de ses manières primitives et qu’elle tend à un mode d’expression plus concis et plus viril. Ce progrès, malgré certains temps d’arrêt (par exemple chez Hérodote), s’est poursuivi dans la période historique, et le dialecte attique l’a mené à son terme naturel, fort éloigné encore de la gravité un peu pesante du latin[24].

Le système primitif des consonnes a quelque peu souffert de cette facilité de la prononciation. Dès la période préhistorique, le sigma, quand il était simple entre deux voyelles, avait presque complètement disparu ; et le digamma, qui a subsisté longtemps dans le parler populaire et même dans l’orthographe des inscriptions en dehors des pays ioniens et attiques, n’a exercé que peu de temps son influence sur la langue littéraire. Il y avait là le germe d’un inconvénient qui aurait pu devenir grave. Les mots, en s’altérant ainsi, s’éloignaient trop de leur forme primitive, et leurs relations mutuelles devenaient plus obscures ; en outre la prononciation perdait de sa force et par conséquent de sa valeur. Mais un sentiment instinctif des qualités nécessaires du langage empêcha ce double dommage de se produire. Après s’être adoucie et allégée, la langue resta encore vigoureuse et suffisamment fidèle à ses origines[25].

Une chose particulièrement digne d’attention en grec, c’est la nature des finales. Les mots, quels qu’ils soient, ne se terminent jamais que par des voyelles ou par une des trois consonnes sonores ν, ρ, ς, cette dernière simple ou composée, ξ et ψ. Les Grecs fuyaient donc instinctivement les désinences sourdes ou rudes. Par suite, les mots se liaient les uns aux autres avec une facilité extrême, et la fluidité du langage en était accrue sans qu’il perdît rien en netteté.

Voilà pour la prononciation. La formation des mots mérite aussi quelques remarques. Les procédés de dérivation familiers au grec n’ont rien de particulier ; nous retrouvons dans beaucoup d’autres langues, et en latin notamment, l’emploi de suffixes analogues, qui permettent de tirer d’une seule racine un grand nombre de mots. Il ne semble même pas qu’il y ait de différence bien notable à cet égard entre les ressources naturelles des deux langues. Mais le grec a beaucoup plus profité des siennes que le latin. C’est le développement intellectuel du peuple qui a produit celui du langage. À mesure qu’ils ont inventé la rhétorique, la science morale, la politique, la philosophie, les Grecs se sont fait sans peine un vocabulaire spécial et complet pour chacune de ces études nouvelles, et ils n’ont eu besoin pour cela de rien emprunter à personne. Avant même la naissance des sciences proprement dites, la variété de la vie chez ce peuple aux sensations fines et multiples avait eu pour effet naturel de susciter dès les temps anciens un langage remarquablement riche. La même idée était exprimée de plusieurs manières, entre lesquelles la finesse naturelle de la race établissait bientôt dans l’usage des nuances délicates[26].

En ce qui concerne les mots composés, la comparaison du grec et du latin est particulièrement instructive. La faculté d’associer plusieurs racines ou plusieurs radicaux pour en constituer un terme nouveau est commune originairement aux deux langues. Mais peu mise à profit par les Latins, elle s’affaiblit chez eux de bonne heure au point de disparaître presque entièrement. Cela tient, semble-t-il, à ce que leur esprit, moins délié et moins analytique, confondait les idées ainsi associées, de telle sorte qu’elles leur apparaissaient bientôt ensemble comme une idée simple ; la distinction primitive des éléments s’effaçait et la notion composée devenait un tout indivisible. Phénomène bien sensible encore, même pour nous, dans des mots tels que opifex, artifex, tubicern et une foule d’autres, que l’esprit ne songe plus à décomposer, tant leur dualité originelle a disparu. En fait, dans les mots composés latins, l’un des radicaux, perdant à peu près sa valeur propre, n’est plus qu’un suffixe, et la composition n’est guère dès lors qu’un procédé particulier de dérivation. Voilà pourquoi elle a cessé bientôt de s’exercer comme une fonction régulière dans la vie du langage. Combien les choses ne sont-elles pas différentes à cet égard chez les Grecs ! Pour eux, ce jeu de l’intelligence, groupant des éléments divers de pensée dans des combinaisons nouvelles et toujours vivantes, était aussi facile qu’agréable. Leur esprit vif et leur imagination nette ne perdaient jamais de vue complètement les idées ou les images distinctes qu’ils se plaisaient ainsi à rapprocher dans des composés ingénieux ou sonores. Chacune d’elles gardait une part de sa valeur propre tout en mettant, pour ainsi dire, l’autre en commun. Rien de plus aisé à constater dans les épithètes de l’ancienne poésie épique par exemple. Mais peut-être l’étude de la prose classique est-elle encore plus décisive à cet égard. Sans doute les composés qu’on peut appeler descriptifs y sont devenus fort rares, mais l’aptitude à grouper les idées sans les confondre se montre aussi vivante qu’autrefois. Tandis qu’en latin, les verbes composés n’admettent guère qu’une seule préposition modifiant le sens du verbe simple (jacio, injicio)[27], dans la prose grecque la plus pure les verbes composés avec deux et même trois prépositions ne sont pas rares[28].

Le système de la déclinaison grecque offre un cas de moins que celui de la déclinaison latine ; et en général on peut dire que si l’on compare l’état où il se présente à nous dans la période historique avec celui qu’on peut soupçonner pour un âge antérieur, on y remarque une tendance prononcée à simplifier[29]. Toutefois dans cette simplification progressive, la langue grecque, par un phénomène curieux, a toujours gardé les formes du duel, comme s’il en coûtait à ces esprits clairs et précis de n’établir aucun intermédiaire entre un et beaucoup.

Le système de conjugaison, bien que simple aussi, lorsqu’on le compare à celui de la langue sanscrite par exemple, est cependant complexe relativement à la série des flexions du verbe latin[30]. Les Grecs ont plus de formes verbales synthétiques que les Latins ; ceux-ci par suite devaient souvent traduire par une périphrase ce que les autres exprimaient par un seul mot. C’est ainsi que nous trouvons en grec un mode de plus qu’en latin, l’Optatif, un temps de plus, l’Aoriste, et des formes temporelles plus nombreuses pour l’Infinitif et le Participe ; nous y rencontrons aussi, à côté de la voix active et de la voix passive, une troisième voix, appelée moyenne, qui permet de marquer par une simple désinence des nuances délicates dans la manière d’envisager le rôle du sujet. De cette comparaison, il serait très inexact de conclure que les Grecs aient pu traduire dans leur langage beaucoup de modifications particulières d’idées ou de sentiments qui échappaient aux Latins. En réalité ceux-ci disaient à peu près les mêmes choses par d’autres procédés, et c’est encore ce qui nous arrive à nous modernes, qui parlons des langues plus analytiques. La différence caractéristique n’est donc pas dans le nombre ni dans la nature des idées exprimées, mais dans le mode d’expression et dans l’état d’esprit qu’il suppose. En général, comme on le sait communément aujourd’hui, le procédé synthétique a prédominé, dans l’histoire des langues, avant le procédé analytique. Il correspond à une certaine phase de l’évolution du langage. Ses avantages et ses inconvénients sont aisés à concevoir. Il donne à la langue quelque chose de régulier et d’ordonné dans la variété ; il permet de constituer autour d’un même radical des séries de formes parallèles, rattachées les unes aux autres par l’analogie et pourtant différentes ; par là il a une sorte de beauté qui tient de celle des œuvres d’art. En outre, il condense plus fortement les pensées, il met plus de sens et de valeur dans chaque mot, il en fait des groupes pleins de vie. Mais l’inconvénient apparaît dans l’avantage même. L’emploi d’un tel procédé est difficile ; il exige de l’esprit trop d’attention, trop de suite, trop de régularité ; il crée des formes trop voisines les unes des autres, entre lesquelles le discernement exact ne peut être fait dans l’usage que par des intelligences ou très fines ou très patientes. Voilà pourquoi les peuples chez qui l’intelligence est plus solide que fine, ou chez lesquels la préoccupation pratique prédomine ordinairement sur le sens de l’art, ont en général fort peu usé de ce procédé ou l’ont abandonné de plus en plus. À ce point de vue, la langue grecque représente une sorte de juste milieu fort remarquable. Elle mélange en effet, dans ses procédés d’élocution, la synthèse et l’analyse avec une liberté et une grâce tout à fait particulières. Elle doit aux procédés de l’une cette régularité, cette richesse de formes, cette beauté d’ordonnance et de symétrie, qu’aucune autre langue classique ne possède au même degré. Mais en même temps, elle emprunte à l’autre une vivacité, une clarté et aussi une aisance qui ne sont pas moins remarquables. Elle est ainsi également appropriée à la prose et à la poésie, aux discussions et aux descriptions, aux besoins du langage courant et à ceux de l’art oratoire. Et pour en revenir au point particulier que nous traitons en ce moment, nulle part cet heureux tempérament ne se révèle mieux que dans la série des formes verbales. La conjugaison grecque a autant de voix qu’il y a de manières réellement distinctes d’envisager le rôle du sujet, autant de modes qu’il y a de façons essentielles pour l’esprit de concevoir une action, autant de temps qu’il y a de grandes divisions possibles dans la durée. Mais dans l’usage, les Grecs, sans s’asservir à une régularité gênante, ont laissé tomber ce qui était surabondant, ont substitué le procédé analytique au procédé synthétique là où ils y ont vu quelque avantage, et ont déterminé avec une finesse judicieuse la valeur exacte des formes qu’ils conservaient[31].

Si de l’étude des flexions, nous passons à celle de la syntaxe, ce qui appelle notre attention, c’est encore la liberté intelligente et ingénieuse qui s’y associe tout naturellement à l’ordre. Quand la langue grecque établit une règle, c’est-à-dire un usage certain et généralement appuyé sur une raison, il est rare qu’elle s’y asservisse. Elle a, pour ainsi dire, sa logique à elle, souple, légère, artistique, qui n’est pas du tout la logique impérieuse et inflexible de l’école. Par exemple, celle-ci, avec son dogmatisme absolu, défend de mettre au passif un verbe qui ne comporte pas à l’actif de complément direct, et les langues qui aiment les lois rigoureuses lui obéissent ponctuellement. Nous disons en français : je nuis à quelqu’un, et, comme ce quelqu’un est complément indirect du verbe nuire, nous n’osons pas dire je suis nui par quelqu’un. Il y aurait là un manque de symétrie qui nous paraîtrait barbare. Les Latins nous ressemblaient à cet égard, ou nous leur ressemblons. Les Grecs, par respect pour la logique, ont, il est vrai, la même règle ; mais, avec une liberté qui a bien aussi sa raison, ils l’éludent souvent sans scrupule, surtout lorsqu’ils peuvent obtenir ainsi une fine et ingénieuse antithèse[32].

Les règles de subordination et de corrélation sont à peu près les mêmes en grec et en latin. Dans les deux langues, on arrive par des moyens simples, à l’aide des modes et des temps combinés avec l’usage des conjonctions, à marquer très nettement et très finement le rapport de deux ou de plusieurs jugements que l’on veut rattacher les uns aux autres. Mais outre l’avantage que le grec tire de la richesse de sa conjugaison, il a encore ici celui d’une logique moins absolue et d’une plus grande élégance de procédés[33]. Il est curieux de voir avec quelle facilité naturelle il rompt au besoin le rapport grammatical des propositions, pour donner à l’une d’elles plus de vivacité. Cela est extrêmement sensible dans les interrogations indirectes. Le latin, conformément à la logique, les traite invariablement comme subordonnées, ce qu’il marque en les mettant au subjonctif. Procédé éminemment rationnel. Pour le Grec, c’est l’imagination qui prévaut ici sur la logique, et comme en général la question a plus d’importance et frappe plus l’esprit que le membre de phrase d’où elle dépend, il en fait le plus souvent une proposition principale et la traite comme telle[34]. Aussi loin que nous pouvons remonter dans l’histoire de la langue grecque, nous trouvons la preuve de cette liberté intelligente.

Signalons enfin l’usage des particules. On sait combien ces fines attaches des pensées sont nombreuses et délicates aussi bien dans la poésie homérique que chez les écrivains du cinquième et du quatrième siècle. Ce sont en général des mots anciens, dont le sens et la valeur s’étaient affaiblies peu à peu. Il n’en est que plus remarquable de voir avec quelle sûreté les Grecs se servaient de ces termes peu significatifs par eux-mêmes, mais qui gardaient pourtant quelque chose de leur sens primitif. Ils les alliaient les uns aux autres, les combinaient de diverses manières selon leurs affinités, les rapprochaient ou les opposaient, en un mot les maniaient avec aisance, en vue d’avertir l’esprit, de faire deviner d’avance la pensée, de rattacher les phrases les unes aux autres ou de les mettre en contraste. Et la brièveté même de ces petits mots, qui semblaient se perdre dans le tissu du discours, permettait de faire de tout cela une sorte de jeu, où l’agilité intellectuelle du Grec trouvait à s’exercer[35].

Ces observations, extrêmement incomplètes et sommaires, suffisent cependant à marquer les caractères généraux de la langue grecque au point de vue littéraire. Sonore et variée, elle se prêtait aussi bien à l’expression des passions fortes et des idées vigoureuses qu’à celle des nuances délicates du sentiment et de la pensée. Excellente pour la poésie par la beauté simple de son accentuation et par l’ampleur mesurée de ses formes, elle lui fournissait en abondance et avec une égale facilité soit les expressions éclatantes et descriptives qui enchantent l’imagination, soit les termes précis et énergiques qui sont pour l’homme plein de sa passion ou de son idée comme autant de traits. Elle avait, dès le temps d’Homère, des ressources multiples pour caresser l’oreille et pour séduire les esprits, lorsqu’elle coulait « plus douce que le miel » des lèvres d’un orateur tel que Nestor, ou « plus pressée que les flocons de la neige d’hiver » de celles d’un Ulysse ; elle en avait aussi pour les frapper par des sentences concises, à la manière de Ménélas apportant dans l’assemblée des Troyens ses réclamations et ses menaces : παῦρα μὲν, ἀλλὰ μάλα λιγέως, « quelques paroles seulement, mais nettes et vibrantes. » Et déjà, à voir cette richesse discrète, cette souplesse fine et brillante, on pouvait pressentir quelle admirable prose sortirait un jour d’une telle poésie. La langue d’Homère n’eut qu’à vivre quelques siècles, à mûrir, pour ainsi dire, aux rayons de la sagesse morale et politique, pour devenir tout naturellement, et sans aucune modification profonde, la prose naïve et brillante d’Hé- rodote, la prose concise et forte de Thucydide, le langage merveilleux de Platon, mêlant toutes les grâces et toutes les splendeurs de la poésie aux plus subtiles finesses de la métaphysique, le parler simple et précis de Xénophon, si net, si juste, si élégant, et enfin l’éloquence de Démosthène, c’est-à-dire le pur langage de la raison et de la passion, également lumineux et pathétique.

Nous n’avons rien dit jusqu’ici de la diversité des dialectes. C’est qu’elle n’a pour nous qu’une importance secondaire à côté de celle des caractères généraux de la langue. Toutefois, elle est trop brillamment représentée dans l’histoire de la littérature, pour que nous la passions entièrement sous silence.

Les dialectes qui ont été parlés dans la Grèce ancienne sont loin d’être encore classés d’une manière absolument méthodique et définitive[36]. Dans un pays divisé en une foule de petits États, qui ne se composaient parfois que d’une ville et de quelques bourgades confédérées, il était impossible que le langage parlé n’offrît pas des variétés presque infinies. Mais ces particularités locales, extrêmement intéressantes pour la linguistique, ne comptent pas dans la littérature. Celle-ci ne connaît que quelques types principaux, l’Ionien, le Lesbien, le Dorien, l’Attique, et enfin ce qu’on a nommé la langue commune.

L’ionien a été le dialecte de la poésie épique et plus tard celui de la prose à ses débuts. Il se distingue par sa fluidité, par la multiplicité des voyelles, par sa douceur, dont on peut voir comme un signe extérieur dans la prédominance du son atténué de l’η sur le son plein de l’α. Ces traits sont plus accusés encore dans le nouvel ionien d’Hérodote que dans le vieil ionien des poèmes homériques. L’ionien est le grec d’Asie, légèrement amolli soit par des influences que nous ignorons, soit par l’effet de l’hérédité chez une partie de la race grecque vivant dans des conditions particulières[37]. Dans le vieil ionien, la force native du parler hellénique résiste encore à cet amollissement, et il en résulte une des plus belles formes de la langue grecque, celle peut-être qui unit le plus de délicatesse, de variété, de grâce à l’énergie primitive.

Le lesbien n’a eu de grande importance littéraire que dans la poésie lyrique d’Alcée et de Sapho. Si curieux que soit ce dialecte au point de vue de la linguistique, il ne tient donc qu’une petite place dans l’histoire de la littérature. Le lesbien avait, comme le dorien, quelque chose de mâle et de sonore, avec moins de rudesse et plus de grâce. Son accentuation, moins variée que celle de l’ionien, devait le rapprocher davantage du latin, auquel il ressemblait aussi, plus qu’aucun dialecte grec, par ses flexions.

Tout autre a été le rôle littéraire du dorien. C’est avec l’ionien la langue de la poésie, et son influence se fait sentir encore dans la période attique. La poésie lyrique chorale lui appartient dès l’origine et reste jusqu’à la fin dans sa dépendance. La gravité était sa qualité propre. Il recherchait les sons pleins, ceux de l’ et de l’ω principalement, avec une prédilection qui lui donnait une certaine lourdeur dans l’usage courant[38]. Mais le dorien littéraire y échappait par le mélange de formes, qui est commun à toute la poésie grecque.

De tous les dialectes grecs, l’attique est celui dont la fortune littéraire a été la plus brillante, et en qui se réalise le type le plus achevé de la langue nationale. Proche parent de l’ionien, le dialecte attique lui ressemble par l’atténuation des sons pleins, mais il s’en distingue par une fermeté que l’ionien a perdu de bonne heure. Plus serré dans la contexture de ses mots, il a toute la force désirable avec une certaine rapidité élégante et concise. Toutes les qualités propres à la langue grecque, telles que nous les avons énumérées précédemment, brillent donc dans le dialecte attique comme dans leur foyer naturel[39]. Nous étudierons dans la suite avec plus de détails les caractères de la langue d’Athènes au moment du grand éclat de la littérature athénienne. Bornons-nous ici à lui faire sa place à côté des autres dialectes dont il vient d’être question.

Il est à remarquer que presque jamais, dans la littérature, aucun de ces dialectes n’a été employé d’une manière tout à fait exclusive. Grâce à l’autorité immense d’Homère, le vieil ionien de l’ancienne poésie épique, qui était déjà lui-même un langage mêlé, a exercé son influence sur toutes les formes de la poésie, et quel que fût le dialecte prédominant dans tel ou tel genre, les poètes se sont toujours réservé le droit d’y mêler des éléments empruntés à ce fonds commun. De même le grand éclat de la poésie lyrique dorienne a été cause que le dorien est devenu la langue naturelle du lyrisme choral, et que les poètes dramatiques d’Athènes ont gardé l’habitude de mélanger les formes doriennes aux formes attiques et aux formes homériques dans les parties chantées de leurs pièces. Ce mélange des dialectes, habilement ménagé, est devenu ainsi un moyen nouveau de variété, dont les langues modernes, ce semble, n’offrent guère d’exemple.

On appelle langage commun (κοινή) celui dont se servent les prosateurs grecs, sans distinction d’origine, à partir du temps d’Alexandre. C’est en somme, au point de vue des formes, le dialecte attique à peine modifié. Nous l’étudierons, comme langue littéraire, au commencement de la période où il domine.

L’étude de la langue, comme celle du type hellénique, nous amène donc tout naturellement à la division de l’histoire littéraire en grandes périodes.

III

caractères généraux de la littérature grecque.
les grandes périodes de son histoire.

La littérature grecque, considérée dans la suite de son développement, offre cette particularité que tout y est normal ; les changements y sont lents et réguliers ; jamais ils ne prennent le caractère de révolution.

Les influences étrangères elles-mêmes ont agi sur le génie grec sans brusquerie et sans violence. Sans doute les Grecs ont beaucoup appris des autres nations. Ils ont dû aux Phéniciens l’écriture, aux peuples de l’Asie Mineure la musique et un certain nombre d’idées religieuses qui ont pris une grande place dans leur vie morale ; l’Égypte, l’Assyrie, la Perse, Rome leur ont tour à tour ouvert des horizons nouveaux, et ils ont profité de leurs relations intellectuelles avec tous les peuples qu’ils ont connus. Ce serait donc une idée très inexacte que de se les représenter comme enfermés en eux-mêmes et tirant tout de leur propre fonds. Mais voici où se montre bien leur éminente originalité : si importants qu’aient été les emprunts faits par eux aux civilisations étrangères, jamais du moins ils n’ont accepté du dehors une forme littéraire toute faite. Différence profonde entre leur littérature et celle des Romains par exemple. Chez ces derniers, l’épopée, la tragédie, la comédie, l’élégie, la poésie lyrique, l’art oratoire lui-même, en un mot tous les genres littéraires sont arrivés de Grèce déjà organisés, déjà pourvus de traditions et soumis à des règles. Il a fallu que le génie national s’accommodât de ces formes étrangères, et c’est dans l’imitation qu’il est arrivé peu à peu à se retrouver lui-même. Il en a été ainsi de presque toutes les littératures modernes, dans leur période de renaissance du moins. Au contraire, les Grecs n’ont jamais trouvé devant eux un genre littéraire tout constitué. Que leurs idées fussent spontanées ou qu’elles leur vinssent du dehors, ils les ont groupées à leur manière, et leurs œuvres ont toutes été créées en pleine liberté, d’après un sentiment purement hellénique.

Dans ces conditions, la formation de ce qu’on nomme en littérature les genres offre un intérêt tout particulier. Quand les Grecs ont fait pour la première fois des poèmes épiques, des odes, des tragédies, ils n’avaient sous les yeux aucun exemple de tragédie, d’ode, ni d’épopée. Rien, par conséquent, ne gênait leur fantaisie. Ils auraient pu inventer à la fois vingt sortes d’épopées, construire des quantités d’odes de formes différentes, enfanter des drames où le caprice individuel se serait donné libre carrière. De telles œuvres sans doute se seraient encore réparties en groupes d’après quelques grandes ressemblances fondamentales que l’esprit humain ne peut éluder ; mais elles n’auraient pas donné naissance à des genres proprement dits. La notion même de genre littéraire suppose certaines convenances reconnues et acceptées, d’où l’on ne s’écarte plus. Si les genres sont nés en Grèce en dehors de toute tradition et de toute influence étrangère, et malgré l’indépendance naturelle à la race hellénique, c’est apparemment que cette classification naturelle des œuvres de l’esprit convenait à ces intelligences nettes et précises. Il leur semblait que chaque chose devait avoir son caractère propre et porter en quelque sorte sa destination écrite sur son visage. De même qu’un temple différait d’un gymnase, une tragédie ne pouvait pas ressembler à une comédie. Un instinct très fin et très vif, un discernement très délicat ont donc établi chez les Grecs, à mesure que l’occasion s’en est présentée, un certain nombre de types dont l’excellence n’a plus été contestée. Mais comme les convenances que chacun de ces types représentait étaient parfaitement senties de tous et répondaient vraiment à des instincts nationaux, les grands écrivains les ont observées sans effort et par suite sans timidité scrupuleuse. C’est ce qui explique comment ces mêmes genres, qui ont paru quelquefois une servitude aux modernes, n’en était pas une pour les Grecs. Ils érigeaient leurs instincts en lois, tandis que nous, bien souvent, nous avons reçu des lois toutes faites, et nous y avons plié nos instincts.

Il résulte de là tout naturellement que les phases successives de la littérature grecque ancienne doivent être caractérisées par l’importance croissante de la réflexion dans l’emploi des facultés naturelles, fait essentiel de toute évolution intellectuelle régulière. À l’origine, c’est l’imagination et le sentiment, sous leur forme naïve, à demi inconsciente et spontanée, qui prédominent : non qu’il n’y ait déjà dans cette spontanéité beaucoup de réflexion et de calcul ; mais en somme les idées sont encore élémentaires, et le jugement, faute de connaissances, n’a pas acquis toute sa maturité. À la fin, c’est le spectacle contraire qui s’offre à nous : les qualités naïves ont disparu et le savoir raisonneur a pris le dessus en tout sur l’imagination. La division en grandes périodes nous est donnée par cette vue générale. Elle doit mettre en lumière les phases principales de ce changement lent et progressif.

Nous distinguerons d’après cela quatre périodes dans l’histoire que nous allons retracer : la période ionio-dorienne, la période attique, la période alexandrine, et la période romaine.

I. Période ionio-dorienne (du Xe siècle environ à la fin du VIe avant notre ère). — C’est en Ionie, sur les rivages de l’Asie Mineure, que le génie grec se révèle par ses premières grandes créations. Entre le Xe siècle et le VIIIe, les chants épiques succèdent aux hymnes. D’abord courts et isolés, ils se groupent bientôt, et finissent par constituer de grands ensembles. La poésie de l’Ionie est héroïque. Mais elle suscite sur le continent grec un autre genre épique qui vise à instruire. Ces deux sortes de poésie, représentées éminemment l’une par Homère, l’autre par Hésiode, remplissent à elles seules toute la première partie de cette période. C’est donc l’essor de l’imagination qui est le caractère principal de la littérature de ce temps. Et toutefois la poésie hésiodique marque déjà un besoin nouveau d’exactitude, de vérité morale et historique, qui dénote un progrès incontestable de la réflexion.

Ce progrès s’accuse dans la poésie lyrique qui s’annonce dès la seconde moitié du viiie siècle et domine jusqu’à la fin du vie. Des sentiments plus personnels, une habitude de pensée plus mûre, un jugement plus ferme et plus varié sur les choses de la vie donnent naissance à l’élégie et à l’iambe. Puis les progrès de la musique, le goût des combinaisons rythmiques nouvelles et aussi l’essor plus libre de la passion produisent la poésie lyrique proprement dite. Malgré l’éclat des noms d’Alcée et de Sapho qui appartiennent à l’île éolienne de Lesbos, cette poésie peut être considérée comme surtout dorienne. C’est à Sparte, c’est dans le Péloponnèse, c’est dans les villes grecques de Sicile qu’elle grandit et s’épanouit bientôt par une floraison magnifique. Ce qui caractérise éminemment cet âge, c’est la croissance rapide de la raison qui s’associe à toutes les formes nouvelles d’une poésie pleine de force et d’éclat. Presque tous les grands poètes du temps, Archiloque, Simonide d’Amorgos, Callinos, Tyrtée, Alcée et Sapho, Stésichore, Arion, Théognis, Phocylide, Simonide de Céos et Pindare jugent de haut la vie humaine ; ils dominent de plus en plus l’antique mythologie et l’illuminent par des réflexions encore respectueuses, mais déjà hardies. On sent que la lumière se fait dans le monde des idées ; elle ne touche encore que les hautes cimes, mais elle les éclaire vivement.

Dans la fin de cette période, deux choses nouvelles apparaissent, la prose et la philosophie. Elles n’y ont encore l’une et l’autre qu’une importance secondaire, mais leurs premiers essais suffisent à montrer que le génie grec va entrer dans une phase nouvelle de son développement.

II. Période attique (ve et ive siècle). — C’est sous l’influence prédominante d’Athènes que ce progrès s’accomplit. Dès l’année 510 avant notre ère, Athènes est organisée en démocratie. Ses victoires dans les guerres médiques au commencement du Ve siècle lui assurent la primauté en Grèce. Elle devient la plus grande cité commerçante et en même temps le principal foyer de lumière du monde hellénique. Ses revers dans la guerre du Péloponnèse ne lui enlèvent pas cette prépondérance intellectuelle. Elle la garde encore durant tout le IVe siècle, jusqu’après les conquêtes d’Alexandre, qui changent la face du monde grec. Tout ce qui se produit de remarquable dans les lettres pendant ces deux siècles est plus ou moins athénien. Seule, la comédie sicilienne d’Épicharme et de Sophron fait exception à cet égard.

La grande création poétique de ce temps, c’est le drame sous ses diverses formes, tragédie, comédie, genre satyrique. De même que, dans la période précédente, le lyrisme avait succédé à l’épopée par un progrès naturel de la réflexion, de même à présent le drame prend la place de la poésie lyrique, qui est reléguée à l’arrière-plan. Né au siècle précédent, ce genre nouveau s’organise avec Eschyle et atteint sa perfection avec Sophocle et Euripide. Il réalise l’alliance la plus étroite entre l’esprit de combinaison, c’est-à-dire l’analyse, et la puissance créatrice de l’imagination. La comédie suit, pour ainsi dire, pas à pas les destinées de la tragédie. Elle s’organise dans la première moitié du Ve siècle et règne avec éclat pendant toute la seconde, grâce au génie d’Aristophane et d’Eupolis. Elle aussi unit la réflexion la plus juste et la plus mûre à l’essor de l’imagination, celle-ci prenant chez elle toutes les libertés de la plus folle fantaisie.

La prose, qui apparaissait seulement à la fin de la période ionio-dorienne, se perfectionne rapidement dans la première moitié de la période attique. En même temps qu’elle devient un remarquable instrument d’analyse, elle se prête à tous les besoins d’un exposé qui tantôt se contente de précision et de clarté, tantôt vise à l’effet dramatique. L’histoire, sortant des mains des logographes, est agrandie par Hérodote et aussitôt après condensée par Thucydide. Le premier en fait un genre plein de vie, plein d’instruction curieuse et variée, et en outre naturellement dramatique. Le second, sans lui rien ôter de ce qu’elle avait d’émouvant chez son prédécesseur, enseigne une fois pour toutes aux esprits réfléchis à la considérer comme une école de raison et d’expérience. Après eux, elle reste comme une des études préférées de tous ceux que le spectacle des choses humaines intéresse. Xénophon et Ctésias, Éphore et Théopompe, pour ne citer que quelques noms illustres, la traitent selon la variété de leurs aptitudes personnelles : car elle invite à la fois ceux qui savent peindre et ceux qui se plaisent à juger.

L’éloquence, qui est aussi ancienne que la parole humaine, devient dans le même temps un genre littéraire, en ce sens qu’elle donne lieu à des œuvres écrites qui la préparent, lui viennent en aide ou la sauvent de l’oubli. Et peut-être, dans ce grand essor de la prose s’élevant au rang qu’abandonne alors la poésie, est-ce à elle surtout qu’il est donné de recueillir ce que celle-ci a laissé de passion ou d’imagination sans emploi. Si elle n’est guère qu’ingénieuse et savante chez les sophistes et chez Antiphon lui-même, elle est déjà vivante, variée, dramatique chez Lysias et Isée, humaine et personnelle chez Isocrate, puis elle s’affranchit tout à coup de ses dernières timidités et révèle l’âme tout entière chez Démosthène et Eschine, chez Lycurgue et chez Hypéride.

La philosophie, à la fin de la période ionio-dorienne, s’était produite avec hardiesse et grandeur, soit dans la prose, soit dans la poésie. Au début de la période attique, devenue plus mûre, elle rompt avec la poésie, et s’établit, pour ainsi dire, au cœur de la société cultivée. Son influence est grande au temps de Socrate, plus grande au ive siècle. Il y a encore un brillant reflet de l’ancienne poésie dans la prose de Platon. Chez Xénophon, c’est la sagesse du sens commun qui s’exprime seule dans une langue claire, élégante et finement exacte. Avec Aristote, nous voyons la philosophie devenir une science, aussi bien par la forme que par la méthode ; et toute l’école péripatéticienne reste fidèle à la tradition du maître. Les autres sectes suivent la même tendance. On discute, on s’attache aux idées abstraites : l’imagination et le sentiment ne figurent plus dans l’école que comme des matières d’observation et de raisonnement.

Ainsi durant les deux siècles de la période attique, nous voyons la prose se substituer en Grèce à la poésie et la réflexion l’emporter sur le jeu plus naïf et plus spontané des facultés. Toutefois la poésie subsiste encore dans le ive siècle, et la comédie moyenne ou nouvelle, entre les mains d’Antiphane, de Diphile, de Philémon et de Ménandre, produit des œuvres aussi charmantes qu’instructives. Mais cette poésie elle-même se ressent de la prédominance de la prose, dont elle se rapproche chaque jour. Elle n’a plus la hardiesse ni la liberté de celle d’autrefois. Elle est sage, réfléchie, pleine d’expérience et de modération. Elle se tient le plus près possible de la réalité, et elle fait de la philosophie morale comme on en fait autour d’elle, moins le dogmatisme qu’elle évite.

III. Période alexandrine (iiie et IIe siècles). — Les conquêtes d’Alexandre mettent fin à l’importance politique d’Athènes et par suite à sa primauté littéraire. Le monde grec voit brusquement reculer ses limites et agrandir son horizon. Des royaumes helléniques se fondent, des capitales nouvelles surgissent, entourées de l’éclat que leur donnent des monarchies à demi orientales. Alexandrie, bâtie par le conquérant, devient en quelques années une des plus grandes villes du monde. Les Ptolémées y rassemblent autour d’eux les littérateurs et les savants. C’est elle qui est reconnue alors comme le foyer principal de la haute civilisation grecque, tandis qu’au second rang d’autres capitales, telles que Pergame, Antioche, Syracuse, font de plus en plus oublier Athènes. Mais dans le cours du deuxième siècle avant notre ère, Rome grandit chaque jour et son ombre s’étend sur le monde grec. En 146, la Grèce devient une province romaine, et les Grecs, lettrés ou savants, quittant leur patrie, affluent de plus en plus auprès de leurs nouveaux maîtres. Dès la fin de ce siècle, Rome est réellement le centre du monde civilisé, et plus de soixante-dix ans avant la bataille d’Actium, qui fera de l’Égypte elle-même une province romaine (30 av. J.-C.), on peut dire que la période alexandrine est close, puisque tous les regards sont tournés vers un seul point du monde et que ce point est Rome.

Les deux siècles qui constituent ensemble cette période marquent la dernière phase de révolution naturelle du génie grec. C’est alors qu’il devient surtout chercheur et raisonneur. Il excelle dans les mathématiques, il s’adonne avec passion à la philosophie et à l’érudition, et il transforme la poésie elle-même en une matière de combinaisons ingénieuses, d’où l’inspiration naïve est absente. On fonde partout des bibliothèques. La critique et la grammaire se constituent : Aristarque et Cratès partagent l’attention du monde lettré. La mythologie se résume et se condense dans de vastes recueils ; l’histoire explique et commente les lois, les institutions, les mœurs, et se plaît aux discussions ; la philosophie domine les écoles, remplit les bibliothèques et se fait admettre jusqu’au foyer domestique ; la rhétorique succède à l’éloquence. La poésie devient savante : les Callimaque, les Philétas, les Rhianos, les Apollonios de Rhodes sont des érudits en même temps que des poètes. Théocrite lui-même, créateur dans un siècle qui l’est si peu, appartient à son temps par son goût pour les œuvres concises et travaillées, d’une facture rare, dont le mérite consiste en grande partie dans une finesse ingénieuse et délicate.

IV. Période romaine (du ier siècle av. J.-C. au commencement du vie siècle ap. J.-C.). — À partir du milieu du ier siècle avant notre ère, commence dans l’histoire de la littérature grecque une nouvelle et dernière période, qu’on peut appeler romaine, puisque Rome domine alors le monde entier. Elle s’étend depuis César jusqu’à Justinien, embrassant ainsi une durée de cinq siècles.

Le génie grec n’a plus alors aucune faculté nouvelle à mettre au jour. Il use, plus ou moins heureusement, de son expérience lentement acquise, et il produit encore nombre d’œuvres remarquables, mais dans lesquelles l’imitation du passé l’emporte sur la nouveauté.

Le siècle d’Auguste est surtout pour les Grecs un siècle d’histoire et de critique. Strabon, Diodore, Denys d’Halicarnasse sont les plus grands noms de ce temps. La poésie n’a plus qu’une existence artificielle dans l’épigramme, dans les improvisations, ou dans des panégyriques tels que le poème d’Archias sur le consulat de Cicéron. Les Grecs de ce temps sont à demi romains par leurs idées, par leurs amitiés et par leurs admirations.

Toutefois un mouvement d’indépendance se dessine après la mort d’Auguste et produit bientôt le siècle des Antonins. L’esprit grec, sans échapper à la prépondérance romaine, tend à relever ses traditions déchues. Il y réussit en partie dans l’art oratoire avec Dion Chrysostome et les sophistes, dont la réputation devient immense au temps d’Adrien, d’Antonin, de Marc-Aurèle ; dans la philosophie morale et dans l’histoire avec Plutarque, Arrien, Appien, Marc-Aurèle lui-même, romain hellénisé, que l’on peut considérer comme un Grec ; dans la prose satirique avec Lucien.

Mais après cet éclat, le déclin se manifeste d’une manière définitive. L’histoire, honorée encore par Hérodien et Dion Cassius, disparaît ensuite, ou du moins cesse d’être ni un art ni une science. L’éloquence sophistique, simple procédé habilement entretenu, semble par là même plus durable, et elle brille depuis le commencement du iiie siècle jusque vers la fin du ive avec Philostrate et Longin, Himérios, Thémistios et Libanios ; mais elle n’est en réalité que l’ombre d’un art déchu, et Julien lui-même ne lui rend pas la vie. Le roman naît alors, sans produire aucune œuvre qui mérite d’être considérée comme une création originale. La philosophie est peut-être ce qu’il y a de plus remarquable en ce temps. Ammonios au iie siècle, Plotin et Porphyre au iiie, Jamblique au ive, Syrianos, Proclos, Damascios, Olympiodore et Simplicios au ve et au vie, prouvent, par une sorte de renouvellement des doctrines anciennes, que la vitalité de l’esprit grec n’est pas encore éteinte. Ce temps, si peu poétique en apparence, produit même une poésie. Nonnos et Colouthos, peut-être aussi Quintus de Smyrne, puis Musée et Triphyodore sont les derniers représentants de la tradition hellénique affaiblie, et annoncent déjà le moyen âge byzantin, bien qu’ils appartiennent encore par l’esprit et l’imitation à l’antiquité.

Nous ne mentionnons pas dans cette dernière période les écrivains et les orateurs chrétiens malgré le grand éclat de leurs œuvres et de leurs noms, parce qu’ils ne peuvent être étudiés convenablement dans une histoire générale de la littérature grecque. Nourris d’un autre esprit et puisant leurs inspirations ailleurs que dans la simple tradition hellénique, ils forment, entre les écrivains grecs, une série distincte que nous laissons en dehors du cadre de cet ouvrage.

Le spectacle de la longue évolution que nous venons d’esquisser appelle quelques réflexions indispensables. Le génie grec a eu pendant sept ou huit siècles un essor magnifique ; puis, pendant une période presque égale, il est resté inférieur à lui-même, pour disparaître ensuite dans l’ombre du moyen âge byzantin. Cette décadence n’est pas imputable aux défauts de la race hellénique, bien qu’elle les ait rendus plus sensibles. La domination romaine

en a été la première cause, puis la situation politique de l’Empire à partir du iiie siècle. Jamais, pendant ce temps, la race grecque ne s’est trouvée groupée et constituée dans des conditions de force, d’indépendance, d’unité morale, qui lui aient permis de se ressaisir elle-même. Rien ne prouve que, si ces conditions lui eussent été offertes, elle n’aurait pas pu, tout en restant fidèle à son génie, renouveler ses traditions, se refaire peu à peu un ensemble d’idées et de sentiments nouveaux, en un mot recommencer une seconde évolution, analogue à celle dont elle avait une première fois offert le spectacle. Le christianisme pouvait devenir l’occasion naturelle de ce développement, et il a semblé un instant, au ive siècle, que cela allait peut-être se produire. Mais le christianisme a trouvé son centre en Occident, et l’Orient, en lutte avec les barbares, Perses, Bulgares, Goths, et plus tard Arabes et Turcs, n’a jamais vu s’établir dans son sein un état de choses qui permît une renaissance hellénique. Il ne faut donc pas se hâter de dire que la littérature grecque a pris fin parce que l’esprit grec était épuisé. La vérité est que l’occasion lui a toujours manqué de mettre à profit ses ressources pour recommencer une vie nouvelle. Le développement d’une littérature est en somme celui d’une tradition. La Grèce en a créé une première, qu’elle a conduite glorieusement à son terme naturel à travers une série de phases régulières. La fortune lui a refusé les moyens d’en constituer une seconde.
  1. Juvén., Sat., III, 73 sqq.

    Ingenium velox, audacia perdita, sermo
    Promptus et Isæo torrentior. Ede quid illum
    Esse putes ; quemvis hominem secum adtulit ad nos :
    Grammaticus, rhetor, geometres, pictor, aliptes,
    Augur, schœnobates, medicus, magus : omnia novit
    Græculus esuriens ; in cælum, jusseris, ibit
    .

  2. Thucyd., II, 41, 1.
  3. Aristote, Politique, VII, 7 (p. 327 b, Bekker).
  4. Théognis, 215-218, éd. Bergk (Poetæ lyrici græci, 4e éd., t. II).
  5. Athénée, VII, 102. Voir le commentaire de Bergk à propos du passage de Théognis qui vient d’être cité.
  6. Ad Attic., II, 1.
  7. Thucyd., III, 38, 4.
  8. Ingeniorum acumen. Cic. pro Flacco, 4.
  9. Hérod., I, 60 : Ἀπεκρίθη ἐκ παλαιτέρου τοῦ βαρβάρου ἔθνεος τὸ Ἑλληνικὸν, ἐὸν καὶ δεξιώτερον καὶ εὐηθείης ἠλιθίου ἀπηλλαγμένον μᾶλλον.
  10. Plutarque, Apophthegmata laconica et Lacænarum apophthegmata.
  11. Cicéron, de Oratore, 54.
  12. Id., Brutus, 12.
  13. Cicéron, in Verrem, II, 43. Nunquam tam male est Siculis, quin aliquid facete et commode dicant.
  14. On connaît les beaux vers de la Médée d*Euripide à propos des Athéniens : Φερβόμενοι κλεινοτάταν σοφίαν, ἀεὶ διὰ λαμπροτάτου βαίνοντες ἁβρῶς αἰθέρος, κ. τ. ἑ.Cic., de Nat. deor., II, 16 : Etenim licet videre acutiora ingenia et ad intelligendum aptiora eorum qui terras incolant eas in quibus aer sit purus ac tenuis, quam illorum qui utantur crasso cælo atque concreto. — É. Reclus, Nouvelle géogr. univ., Europe méridionale, p. 59 : « Ce qui ravit l’artiste dans les paysages des golfes d’Athènes et d’Argos, ce n’est pas seulement le bleu de la mer, le sourire infini des flots, la transparence du ciel, la perspective fuyante des rivages, la brusque saillie des promontoires, c’est aussi le profil si pur et si net des montagnes aux assises de calcaire ou de marbre : on dirait des masses architecturales, et maint temple qui les couronne ne paraît qu’en résumer la forme. »
  15. Victor Hugo, Feuilles d’Automne, XXXI.

    Car l’âme du poète, âme d’ombre et d’amour,
    Est une fleur des nuits qui s’ouvre après le jour
    Et s’épanouit aux étoiles.

  16. De là cette personnalité si originale de quelques-uns des grands hommes de la Grèce. On ne trouverait à Rome ni un Socrate, ni un Diogène. Caton le Censeur, comparé à eux, semble raide et gourmé.
  17. Les Apôtres, p. 328.
  18. Ibid., p. 339. Cf. É. Reclus, ouv. cité, p. 64.
  19. Le Sentiment religieux en Grèce, 2e éd., Paris, 1879, p. 6.
  20. Théognis, 425-428, éd. Bergk.
  21. Aristote (Problèmes, XXX, 1) se demande pourquoi les hommes supérieurs dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts sont généralement mélancoliques. Sans doute son observation portait surtout sur des Grecs, mais elle ne leur était pas spéciale. Si elle est complètement juste, ce qui peut être mis en doute, on devrait en conclure simplement que les grands hommes en Grèce n’ont pas échappé tout à fait à une loi générale, mais il faudrait bien se garder de chercher là un trait de caractère national.
  22. Denys d’Halic., de Compos. verbor., 11 : Διαλέκτοιυ μὲν οὖν μέλος ἑνὶ μετρεῖται διαστήματι τῷ λεγομένῳ διὰ πέντε, ὡς ἔγγιστα. Lire tout le passage qui est fort curieux. On y voit notamment que les syllabes frappées de l’accent circonflexe étaient à la fois aiguës et graves, c’est-à-dire que la voix, en les prononçant, passait rapidement d’un ton élevé à un ton plus bas. L’effet devait être celui d’une véritable modulation musicale, d’une sorte de chant atténué.
  23. Quelques dialectes locaux, en particulier celui de Lesbos, faisaient exception à cet égard (R. Meister, Die griechischen Dialecte, Goettingen, 1882, I, p. 31 et suiv.) ; mais ce n’est là qu’une particularité sans importance au point de vue général qui est le nôtre. Quant à l’accentuation dorienne, malgré ses caractères propres, elle ne devait pas différer sensiblement du type que nous représentons ici (Ahrens, de Dialecto dorica, Gottingæ, 1843, p. 26 ; R. Meister, Bemerkungen zur dorischen Accentuation, Leipzig, 1883).
  24. G. Meyer, Griech. Gramm., Leipzig, 1880, § 122 : Am meisten hat das Ionische Herodots getrennte Vocale geduldet ; am weitesten in der Contraction geht das Attische ; die übrigen Mundarten nehmen eine Mittelstellung ein, stehen aber im Allgemeinen dem Ionischen næher als dem Attischen.
  25. Les déformations de mots dont il est ici question sont sensibles lorsque l’on compare le grec au latin, par exemple l’éolien αὔως (pour αὐσως) et l’ionien ἠώς au latin aurora, le grec ἰός au latin virus. On trouve dans Hésychius des formes telles que καϊνίτα pour κασιγνήτη). On ne peut nier, ce me semble, qu’il n’y ait là un excès. Une langue s’affaiblit en effaçant ainsi des articulations caractéristiques. Mais les Grecs ont souvent résisté avec beaucoup de sens à cette influence fâcheuse. C’est ainsi que dans des formes verbales telles que λύσω, ἔλυσα, le sigma s’est heureusement maintenu, quelle qu’en soit d’ailleurs la raison (G. Meyer, Gr. Gr., § 224). Les aspirations ont toujours tenu une grande place dans le langage, malgré quelques divergences dialectales. Denys d’Halicarnasse les louait avec raison (de Compos. verbor., 14 : Κράτιστα μὲν οὖν ἐστιν ὅσα τῷ πνεύματι πολλῷ λέγεται… τὰ δὲ δασέα καὶ τὴν τοῦ πνεύματος προσθήκην (ἔχει) ὥστε ἐγγὺς τοῦ τελειότατα εἶναι ἐκεῖνα). Et il est à remarquer que l’usage vulgaire distinguait à peine les muettes fortes (π, κ, τ) des aspirées correspondantes (G. Meyer, Gr. Gr., § 206).
  26. Comparer par exemple entre eux les mots μένος, μῆνις, χόλος, κότος, θυμός qui appartiennent tous simultanément à la langue homérique avec le sens plus ou moins accusé de colère. La différence entre χόλος et κότος est bien sentie et finement indiquée dans ces vers (Il., I, 81) :

    εἴ περ γὰρ τε χόλον γε καὶ αὐτῆμαρ καταπέψῃ,
    ἀλλὰ τε καὶ μετόπισθεν ἔχει κότον, ὄφρα τελέσσῃ,
    ἐν στήθεσσιν ἑοῖσι.

  27. Madvig, Gramm. lat., § 206, a, Rem. I (traduction Theil).
  28. Dans un verbe tel que προεξάγειν par exemple, que l’on rencontre chez Hérodote et chez Thucydide pour dire conduire le premier des troupes hors du camp, le sens général n’est intelligible qu’autant que chacun des trois éléments constituants garde toute sa valeur propre. Et lorsque Thucydide encore, et après lui Xénophon, se servent du verbe ἀντεπεξιέναι, ils expriment dans un seul mot quatre idées distinctes (1o aller, 2o hors du camp, 3o à l’attaque, 4o au devant de l’ennemi), dont aucune ne disparaît dans l’ensemble. De tels exemples montrent d’une manière concluante combien la faculté d’analyse était inhérente à l’esprit grec.
  29. On trouve en grec la trace de plusieurs cas perdus, un locatif, un instrumental, comme en latin d’ailleurs.
  30. G. Curtius (Das Verbum d. griech. Sprache, Leipzig, 1876 ; Introduction) a dressé une intéressante statistique des formes verbales dans les trois langues, qui permet de faire aisément la comparaison.
  31. Il suffit de parcourir une liste des verbes grecs dits irréguliers, pour remarquer combien de formes, naturellement indiquées par l’analogie, la langue grecque a laissées tomber en désuétude ou peut-être même n’a jamais créées. D’une manière générale, la langue du temps de Périclès ou d’Alexandre est moins riche que la langue homérique. On trouve pourtant alors dans la conjugaison quelques formes que celle-ci ne connaissait pas, par exemple les futurs passifs en θήσομαι, les parfaits dits aspirés, tels que πέπραχα. Cela prouve que le procédé synthétique était encore vivant pour les Grecs ; mais ils continuaient à en user avec choix et modération. C’est ainsi que les formes synthétiques des modes du parfait et celles du plus-que-parfait (λελύκω, λελύκοιμι, ἐλελύκειν) étaient fréquemment remplacées dans le langage écrit, et sans doute beaucoup plus souvent encore dans l’usage courant, par les formes analytiques correspondantes (λελυκώς ὦ, εἴην, ἦν), parce qu’elles impliquaient un sens assez complexe que l’analyse mettait mieux en lumière.
  32. Xénoph., Banquet, VIII, 2 : Νικήρατοις ἐρῶν τῆς γυναικὸς ἀντερᾶται. — Isocr., III, 57 : Ἤν γὰρ καλῶς ἄρχεσθαι μάθωσι, πολλῶν ἄρχειν δυνήσονται. — Xénoph., Banquet, IV, 31 : Οὐκέτι ἀπειλῶμαι, ἀλλ’ ἤδη ἀπειλῶ ἄλλοις.
  33. Par exemple, la simple particule ἄν ou κε peut changer une proposition relative en proposition intentionnelle : dans les vers suivants (Iliad., XXIV, 75). ὥς seul signifierait afin que, tandis que ὥς κεν signifie comment, ce qui modifie le ton de la phrase :

    ὄφρα τί οἱ εἴπω πυκινὸν ἔπος, ὥς κεν Ἀχιλλεύς
    δώρων ἐκ Πριάμοιο λάχῃ
    .

  34. Isée, VI, 13 : Ἐρομένων ἡμῶν εἰ σῇ, ἐν Σικελίᾳ ἔφασαν ἀποθανεῖν. On dirait en latin : Rogantibus nobis an viveret, responsum est eum in Sicilia interiisse.
  35. Noter tout particulièrement l’emploi des particules μέν et δέ, qui ont servi dès les premiers temps de la littérature à étiqueter en quelque sorte les parties d’un développement, dans l’intérêt de la clarté et du raisonnement.
  36. L’opinion de l’antiquité à ce sujet est exprimée par Strabon (VIII, 1, 2) qui établit en quelque sorte le tableau de répartition des dialectes. Mais il ne donne que les grandes lignes de cette répartition et ne s’occupe nullement d’un classement détaillé et vraiment scientifique. Il y a pour lui quatre dialectes répartis en deux groupes : l’Ionien et l'Attique constituent le premier, l’Éolien et le Dorien le second. Le point de vue moderne est tout autre. G. Meyer (Griech. Gramm., p. xii) l’expose ainsi : « Die alte Eintheilung der griechischen Mundarte in Dorisch, Æolisch und Ionisch (mit Attisch) kann nur so weit heute aufrecht erhalten bleiben, als man unter Æolisch alles dasjenige versteht, was weder dorisch noch ionisch ist, ohne damit ein Præjudiz für eine auf ursprünglicher Einheit beruhende Verwandschaft erwecken zu wollen ». Et plus loin : « Eine ins einzelne gehende Darstellung der Verwandtschaftverhæltnisse aller griechiscben Mundarten unter einander zu geben ist auch die jetzige Wissenschaft noch nicht im Stande ». Il faut donc s’abstenir quant à présent de toute affirmation sur l’âge relatif des dialectes et sur leurs relations respectives avec un type primitif.
  37. Otfr. Müller (Litt. grecq., t. I, p. 19 de la traduction Hillebrand, in-12), regardait l’ionien comme une modification du grec primitif, qui se serait produite d’abord sur le continent et de là aurait été transportée en Asie. On tend plutôt aujourd’hui à considérer l’Asie elle-même comme le foyer de l’ionisme. Voyez Curtius, Hist. grecque, t. I, ch. ii.
  38. On connaît la jolie scène des Syracusaines de Théocrite, où l’étranger alexandrin reproche à Gorgo et à Praxinoa qui parlent dorien d’écraser tous les mots (v. 88, πλατειάδοισαι ἅπαντα). À quoi Gorgo répond fièrement, en assénant à l’interrupteur un des plus lourds adverbes de son vocabulaire, qu’elles parlent péloponnésien, πελοποννασιστὶ λαλεῦμες, tout comme Bellérophon de Corinthe en son temps.
  39. Les anciens remarquaient déjà fort bien ce caractère du dialecte attique, qui a emprunté à tous les autres quelques-unes de leurs qualités propres. [Xénoph.], Rép. ath., II, 8.