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Histoire de la presse française/La presse française avant la Révolution

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Histoire de la presse française ; Depuis 1789 jusqu’à nos jours
Ernest Flammarion, éditeur (p. 1-33).

CHAPITRE PREMIER

LA PRESSE FRANÇAISE AVANT LA RÉVOLUTION


Nécessité d’un historique de la Presse. — Privilèges de l’Université aux xive et xve siècles. — La vie intellectuelle entretenue par les trouvères et les troubadours. — Imprimeurs et libraires sous la protection du roi Louis XII. — La Basoche. — Influence de la Renaissance et de la Réforme. — Puissance de la propagande par l’Imprimerie. — Mesures répressives : censures du Roi, de l’Université et du Parlement. — La Saint-Barthélemy signal d’un débordement de pamphlets. — Libelles licencieux contre les mignons d’Henri III. — Mœurs dissolues du temps, d’après la Chronique de l’Estoile. — La Sainte-Ligue et le protestantisme. — Henri IV, l’apologie du régicide et les Jésuites. — Les imprimeurs et libraires punis de la peine de mort plus en principe qu’en fait. — Accord des Trois Ordres pour le maintien de la Censure. — La Fronde et les Mazarinades. — Louis XIV et l’invasion des libelles de l’Etranger. — Prohibitions et ordonnances restrictives de 1700 à 1789. — Le cas de l’abbé Raynal. — Accroissement du nombre des censeurs. — Autodafé, condamnation et suppression des ouvrages incriminés. — Fameux arrêté du Parlement de Paris le 5 décembre 1788. — Théophraste Renaudot, père du Journalisme français et son ennemi, le docteur Gui Patin. — Le roi Louis XIII fournit de la Copie à la Gazette de Renaudot. — Les fils de Renaudot fondent le Courrier français. — La Muse historique de Loret, régal de la Cour et de la Ville. — Le Mercure Galant, prototype du journal littéraire et théâtral. — Journal de Paris, premier journal quotidien (1777). — Les feuilles clandestines. — Le Mariage de Figaro, premier coup de canon de la Révolution française. — Les Fragments sur la liberté de la Presse, de Condorcet. — Progrès des idées philosophiques dans toutes les classes de la Société, par la diffusion des libelles. — Aurore d’un régime nouveau.

On ne peut arriver à bien comprendre la situation actuelle de la presse et sa législation, ni en pénétrer le véritable esprit, si l’on n’a pas d’abord étudié avec soin ses transformations sous divers régimes politiques qui se sont succédé en France depuis 1789.

Comment exposer en effet, apprécier et critiquer une institution, — et la presse est une institution véritable, — sans avoir consulté origines et s’être inspiré a son sujet des enseignements de l’histoire ?

La Révolution française a été le vrai berceau de la liberté de la presse ; aussi ne jetterons-nous qu’un coup d’œil rapide, à titre purement préliminaire, sur la période antérieure à 1789.

Sous l’ancien régime, la liberté d’écrire et de répandre la pensée a généralement été entravée par des mesures de police tout à fait arbitraires et par des pénalités excessives, quelquefois, mais trop rarement, adoucies dans la pratique.

Au xive et au xve siècle, l’Université était investie du droit d’examiner, de corriger et d’approuver les ouvrages mis en circulation ; elle exerçait sur le commerce de la librairie un contrôle auquel les libraires devaient se soumettre d’avance par serment. C’était le règne de la censure dans toute sa simplicité et dans tout l’éclat de sa première jeunesse.

Les livres étaient alors rares et fort chers. Les maîtres et écoliers, trop pauvres pour acheter les manuscrits qui leur étaient utiles, avaient le droit de les louer afin de les copier, moyennant un salaire fixé par l’Université. Pour prévenir les fraudes de toute nature, éviter les interpolations et corriger les fautes des copistes, les manuscrits étaient soumis aux docteurs de la faculté compétente, suivant les matières qui s’y trouvaient traitées. Ceux-ci les revisaient et les revêtaient de leur approbation avant de les livrer au public[1].

L’Université ne se bornait pas à imposer aux libraires une censure préalable ; elle leur enlevait même la faculté de fixer à leur gré le prix des livres mis en vente. Des règlements minutieux imposaient des tarifs précis comme une série d’articles d’une sorte de loi de maximum. « Les imprimeurs et les libraires de Paris ne pouvaient, avant 1789, établir leur domicile en dehors d’une circonscription déterminée ; c’est encore le quartier où un grand nombre d’entre eux s’est maintenu. La Révolution leur donna la liberté de choisir dans toute l’étendue de la ville le lieu qui leur semblait Le mieux répondre à leurs intentions et à leurs intérêts[2]. »

En revanche, les libraires, considérés comme des suppôts de l’Université, participaient à tous les privilèges de cette grande corporation, « Ils étaient exempts de tous péages, aides et impositions : ils étaient dispensés du guet. Enfin, quand venaient les grandes fêtes de l’Université présidées par le recteur lui-même, ils étaient convoqués dans l’église des Mathurins, et là, appelés à haute voix pour prendre rang dans la procession générale avec tous les autres ordres du corps universitaire. Ils y marchaient en compagnie des écrivains, des relieurs, des parcheminiers, sous la bannière de Saint-Jean-Porte-Latine[3] ».

A cette époque, la vie intellectuelle, les connaissances philosophiques et scientifiques étaient renfermées dans des limites as étroites. Aussi, le mouvement de la librairie n’était-il guère entretenu que par des livres de théologie, de morale et par des manuscrits plus ou moins rudimentaires consacrés à l’instruction des nouvelles générations.

C’est dans les chants mordants des trouvères et des troubadours, ou bien dans certains mystères et dans les représentations de la Basoche, sur les tréteaux d’un théâtre primitif, qu’il faut aller rechercher la trace de l’esprit malin et railleur de notre race, au milieu de la société féodale et religieuse. « Savez-vous, dit M. Gidel[4], ce qui faisait une bonne part du succès des trouvères, des ménestrels des jongleurs et des troubadours ? C’est que, dans leur vie errante, ils colportaient les nouvelles de château en château, de ville en ville. Enfermés dans leurs donjons solitaires, en proie à de longs ennuis d’un hiver passé dans l’inaction et le silence, les barons voyaient, au printemps, revenir avec bonheur le poète, qui n’apportait pas seulement des vers et des chants nouveaux, mais qui répandait aussi aventures d’une société où n’étaient pas encore formés tous les liens de la vie civile. Les chansons elles-mêmes n’étaient souvent que nouvelles rimées, récits attendrissants ou caustiques d’événements propres, à réjouir la malignité des auditeurs. Parfois aussi les chanteurs s’élevaient plus haut. Ils attaquaient par des invectives hardies les princes, leur lâcheté, leur violence, leur avarice. Les plus puissants n’étaient pas épargnés ; la cour même de Rome payait comme les autres à ce creuset, et, dans ces temps reculés, si fort éloignés de l’invention des journaux, l’opinion publique ne laissait pas d’être instruite des méfaits des rois et des empereurs, des princes de l’Église et des papes. Le chant portail vite et loin sur ses ailes les âpres satires, les injures de Philippe le Bel contre le pape Boniface, qu’il appelle Maliface, sa fatuité et sa sottise au lieu de sa sainteté. Les peuples apprenaient sans peine et récitaient avec affection les vers d’Eustache Deschamps, où, sous l’allégorie d’animaux dépouillés, la brebis de sa laine, la chèvre de ses petits, la laie de ses soies, chacun pouvait reconnaître la condition de la gent menue, aux oreilles de qui retentissaient ces paroles qui sont de toutes les époques : Çà, de l’argent ! çà, de l’argent ! »

La censure avait donc assez rarement l’occasion de sévir contre des livres dangereux. Protéger la religion, maintenir l’unité et la pureté de la foi catholique, tel était à peu près son unique souci. Elle déployait toutes ses rigueurs contre les écrits suspects d’hérésie ou de magie ; elle les condamnait et les livrait aux flammes, sans préjudice des peines prononcées contre les auteurs.

Les premiers livres imprimés furent naturellement soumis au contrôle et à la censure de l’Université, comme les manuscrits, qu’ils étaient appelés à remplacer. Ce contrôle était d’ailleurs facile à exercer, du moins dans les débuts, puisque c’est au cœur même de l’Université, dans les bâtiments du Collège de Sorbonne, que fut installée, en 1469, la première imprimerie parisienne, conduite par trois ouvriers typographes venus d’Allemagne : Ulrich Géring, Michel Friburger et Martin Krantz. D’un autre côté, les imprimeurs de Paris devinrent membres et officiers de l’Université, comme les libraires eux-mêmes ; et l’Université ajouta à ses privilèges celui de recevoir, d’instituer et de surveiller les membres de la nouvelle corporation.

Les ouvrages imprimés en France à la fin du XVe siècle et pendant les premières années du XVIe, furent en grande partie des livres de religion. C’est ce qui explique les éloges et les bienfaits répandus par Louis XII sur les imprimeurs, en raison des services rendus par l’imprimerie à la foi catholique et à la propagation des bonnes et salutaires doctrines. Par une ordonnance datée de Blois le 9 avril 1513, il exempte d’un nouvel impôt les suppôts et officiers de l’Université, les libraires, relieurs, illumineurs et escrivains ; et il ajoute qu’il accorde cette exemption, « pour la considération du grand bien qui est advenu en notre royaume au moyen de l’art et science de l’impression, l’invention de laquelle semble estre plus divine que humaine, laquelle, grâces à Dieu, a esté inventée et trouvée de nostre temps, par le moyen et industrie desdits libraires, par laquelle notre sainte foy catholique a été grandement augmentée et corroborée, justice mieux entendue et administrée, et le divin service plus honorablement et plus curieusement fait, dit et célébré ; au moyen de quoy tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées communiquées et publiées à tout chascun, au moyen de quoy notre royaume précelle tous les autres : et autres innumérables biens qui en sont procédez et procèdent encore chascun jour… ».

C’est à Louis XII que remontent les premiers privilèges accordés aux libraires. Les auteurs ne voyaient alors dans ces privilèges que le moyen de se garantir des contrefaçons et le droit de poursuivre les contrefacteurs.

Ce n’est pas que Louis XII n’ait été effleuré quelquefois par les traits de la satire. Les clercs de la Basoche et les écoliers, dit Brantôme (Mémoires, t. 1er. parlaient du roi avec beaucoup de liberté dans leurs jeux de théâtre.

« Laissons les s’amuser, répondait-il aux observations de ses courtisans : je leur permets de parler de moi et de ma cour, mais respect à la reine ! Sinon, je les ferai pendre tous. »

Mais cet âge d’innocence et de pureté candide ne pouvait pas être et ne fut pas en effet de longue durée pour la presse. Dès le début du xvie siècle, la Renaissance et la Réforme l’emportèrent dans le mouvement universel d’agitation et de rénovation qui secouait alors l’Europe entière.

Avec la Renaissance, l’esprit humain se dégage des mille liens qui l’ont enserré jusque-là, pour se retremper, libre et rajeuni, au milieu de l’antiquité. Avec la Réforme, c’est un grand souffle d’indépendance, d’affranchissement et de libre examen, qui inspire et vivifie un monde nouveau.

L’imprimerie et la presse donnent à ce mouvement un élan prodigieux ; elles le propagent par leurs milliers de voix clandestines et voyageuses, qui chuchotent à l’oreille de tous l’esprit de révolte, le doute et les séductions des temps nouveaux.

C’est ce qu’a si bien compris et si bien exprimé M. Lenient dans son livre sur la Satire en France au xvie siècle[5]. « Jadis, dit-il, le pauvre jongleur errant du château à la place publique, de l’hôtellerie au couvent, colportait par le monde, à ses risques et périls, les médisances et les hardiesses. On pouvait l’arrêter, le jeter dans un cul de basse fosse, étouffer la voix avec l’homme et tout était fini. Mais avec l’imprimerie on a beau condamner au feu l’ouvrage et l’auteur, le livre proscrit renaît de ses cendres comme le phénix. Il dure, il voyage, il pullule : un seul exemplaire en produira des milliers. La formidable machine, toujours haletante, vomit sa mitraille à travers la mêlée des partis : puissance terrible contre laquelle tous les limiers de la police, du Parlement et de l’Inquisition useront en vain leurs yeux et leurs dents. Tandis que l’industrie moderne perfectionne avec les armes à feu le grand art de tuer ses semblables, la presse multiplie les formes militantes de la pensée. Elle engendre le pamphlet, produit éphémère de la médisance et de la haine, qui glisse dans l’air et frappe à l’improviste comme une balle ou un stylet ; puis le placard, impudent moniteur de carrefour, qui affiche et crie le scandale au coin des rues, à la porte des églises ; puis la gravure, sœur et complice du pamphlet, rendant visible aux yeux les mauvais bruits qui bourdonnent à l’oreille. On comprend l’étonnement, la fureur des hommes du passé, contre cet infernal agent de propagande. »

Mais il ne sert à rien de dresser des barrières et d’accumuler les obstacles : les doctrines de Luther et de Calvin se répandent dans toute la France et pénètrent même dans l’Université. La Sorbonne, sur les infatigables dénonciations d’un de ses plus fougueux docteurs, Noël Béda, censure les écrits d’Érasme et arrête la circulation des livres suspects. Le Parlement allume des bûchers, sur lesquels on fait brûler Berquin, Estienne Dolet et bien d’autres victimes illustres. Il semble que les hérétiques vont se multipliant avec les supplices et que l’hérésie prend de nouvelles forces avec les persécutions.

Des premières luttes religieuses et des règnes de François Ier et de Henri II datent les premières mesures rigoureuses contre la liberté de l’imprimerie et de la presse.

À un moment donné, en 1533, la Sorbonne affolée propose au roi, pour extirper l’hérésie et sauver la religion attaquée, a d’abolir pour toujours en France, par un édit sévère, l’art de L’imprimerie, qui enfantait chaque jour une infinité de livres pernicieux ». Sur les sages conseils de Jean du Bellay et de Guillaume Budé. François Ier rejette le projet fanatique de la Sorbonne ; mais il renouvelle et fortifie les édits relatifs à la censure préalable. Des lettres patentes du 28 décembre 1537 et du 17 mars suivant portent défense « de vendre et imprimer aucuns livres, soit d’auteurs anciens ou modernes, avant de les avoir communiqués à Mellin de Saint-Gelais, abbé de Reclus, garde de la librairie et aumônier de François Ier, sous peine de confiscation desdits livres et d’amende ». Cette censure royale ne faisait d’ailleurs nul obstacle à la censure exercée par l’Université, pas plus qu’à celle du Parlement.

Le choix de ce premier censeur royal était bien singulier, comme l’a fait observer avec raison le bibliophile Jacob. « Soumettre ainsi les livres à la tenaille de Mellin si redouté de Ronsard, ne leur laisser prendre leur libre vol que lorsque ce poète des épigrammes licencieuses, des odes érotiques, en a octroyé la permission ! n’est-ce pas au moins étrange ? Que penser de la censure sous l’ancien régime, que dire de sa moralité, quand, cherchant quel fut le premier censeur royal et quel fut l’un des derniers, on trouve d’un côté Mellin de Saint-Gelais, de l’autre Crébillon le fils, deux des hommes dont les œuvres auraient mérité le plus de passer par le creuset légal remis en leurs mains, et qui, approvisionnant eux-mêmes les libraires de livres scandaleux, attirèrent sur la Librairie qu’ils devaient régenter tant d’invectives et de foudres[6]. »

Sous le règne de Henri II, l’édit du 11 décembre 1547 ordonne pour la première fois aux auteurs et imprimeurs l’obligation d’apposer leurs noms et surnoms, avec l’enseigne ou marque de librairie, sur les ouvrages qu’ils publient et subordonne la publication à la permission donnée « par lettres du roi expédiées sous le grand sceau de la chancellerie ».

Pour la première fois aussi, sous ce même règne, l’édit de Châteaubriant du 27 juin 1551 défend les imprimeries clandestines et prohibe les presses secrètes des imprimeurs de profession, défense qui, dans la suite, fut bien souvent renouvelée.

Avec le règne de Charles IX, la Réforme, qui avait été jusque-là une secte religieuse, devient une faction dans l’État. A la suite de la conjuration d’Amboise et après le massacre de Vassy, on voit se dérouler le triste cortège des guerres civiles, la sédition, le régicide, le meurtre et l’assassinat. Aux catholiques comme aux protestants on peut appliquer les vers indignés de Ronsard ; car les uns et les autres prêchent et soutiennent

  ……Une doctrine armée,
Un Christ empistolé, tout noirci de fumée,
Qui, comme un Méhémet, va portant en la main
Un large coutelas rouge de sang humain.

La Saint-Barthélémy, ce coup d’état sanglant, cette oppression impitoyable de la liberté de conscience, ne fait qu’exalter et exaspérer les protestants et les stimule dans leur résistance. Elle est en même temps comme le signal d’un débordement de pamphlets, d’une véritable guerre de plume. Hotoman, Simon Goulard, Hubert Languet, Buchanan et toute une légion de pamphlétaires anonymes s’attaquent au pouvoir monarchique, essayant de retrouver dans nos vieilles traditions nationales quelques traces de liberté, assimilant en quelque sorte à l’histoire républicaine de la Grèce et de Rome l’histoire des Germains, des Mérovingiens et des Carlovingiens, encourageant et prêchant l’insurrection à main armée, invoquant contre les tyrans l’exemple des vengeances célestes rapportées dans l’histoire des Hébreux ou dans les histoires grecque et romaine. Les membres de la famille royale sont outragés et invectives avec une rare brutalité, dans des pamphlets tels que la France Turquie et le Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis.

Ces circonstances extraordinaires, l’esprit de révolte et de sédition soufflant avec violence dans toute la France, suffisent à expliquer les nouvelles rigueurs édictées par la royauté contre la presse. Une ordonnance de Charles IX du 17 janvier 1661 s’exprime ainsi : « Voulons que tous imprimeurs, semeurs de placards et libelles diffamatoires soient punis pour la première fois du fouet, et pour la seconde de la vie. »

On étendit la censure et les prohibitions aux cartes et peintures, c’est-à-dire aux caricatures, plus redoutables peut-être qu’aujourd’hui, puisqu’elles mettaient des images séditieuses à la portée d’un peuple qui ne savait pas lire. On appliqua de même la censure aux Almanachs, aux livres de pronostications, de prophéties et d’astrologie judiciaire, qui perdaient alors leur innocence avec leur vieille naïveté[7].

Bientôt il ne fut même plus permis de posséder des livres défendus. En effet, l’ordonnance de Moulins de février 1566, après avoir déclaré les auteurs de tels libelles, les imprimeurs et vendeurs « infracteurs et perturbateurs du repos public, veut iceux estre punis des peines portées es édits : et enjoint à tous ceux qui ont tels livres de les brûler dedans trois mois sous les mêmes peines ».

On sait combien de pamphlets outrageants et graveleux furent publiés contre Henri III. sa cour et ses mignons. Le bonhomme L’Estoile nous édifierait, au besoin, sur la licence et les obscénités de la presse, qui reproduisant trop fidèlement l’image des mœurs de ce temps dissolu.

« Diverses poésies et écrits satiriques, dit notre chroniqueur parisien, furent publiés contre le roy et ses mignons, en ces trois années 1577, 1578, 1579 ; lesquels, pour estre la plupart d’eux impies et vilains, tout oultre, tant que le papier en rougist, n’estaient dignes avec leurs autheurs que du feu, en un autre siècle que cesluici, qui semble estre le dernier et l’esgoût de tous les précédents…… Dialogue surnommé la Frigarelle, aussi vilain que les autres, traietant des amours d’une grande dame avec une fille, divulgué en mesme temps à la cour où il estait commun, et n’en faisoit-on que rire non plus que des susdits pasquils, et sans recherche, à la grand honte et confusion de nos princes et magistrats de France, comme s’ils eussent adoré tacitement lesdits pasquils descrivans une Cour de Sodome et les affections vilaines et contre nature de nos courtizans et courtizanes telles que nous les lisons en Saint-Pol aux Romains. »

Les dessins et peintures satiriques affichés sur les murs de Paris, pendant les désordres de la Ligue, n’étaient pas moins indécents. En août 1590, dit en effet L’Estoile, « on trouva au logis de Marc Antoine, au faubourg Saint-Germain, une plaisante drollerie, mais vilaine, peinte contre une muraille : à sçavoir une femme nue monstrant sa nature, et un grand mulet auprès. Et il y avait au-dessous de la femme escrit : Madame de Montpensier, et au-dessous de l’âne : Monsieur le Légat. »

On assistait parfois à des actes de répression vraiment cruels. Ainsi le 22 novembre 1586, comme le rapporte L’Estoile, François Le Breton, avocat, fut pendu dans la cour du Palais, « comme séditieux et criminel de lèze-majesté, à raison d’un livre plein de propos injurieux contre le roy, le chancelier et le parlement. Gilles Ducarroy, imprimeur, et son correcteur, furent fustigés et bannis ». Mais, dès le lendemain, les pamphlets satiriques redoublaient d’audace, de violence et de fanatisme.

On a signalé bien souvent le curieux revirement qui se produisit dans les polémiques entre protestants et catholiques, le jour où Henri III, chassé de Paris et sentant son royaume lui échapper, chercha son salut dans l’application des doctrines de Machiavel, fit assassiner le duc et le cardinal de Guise et s’allia avec le roi de Navarre, le futur Henri IV. Dès lors, les écrivains protestants renoncent à leurs théories d’insurrection et d’émancipation, pour devenir les plus fermes appuis de la couronne de France. En même temps, par une volte-face en sens contraire, les catholiques ligueurs déclament en faveur de la souveraineté du peuple et vont jusqu’à justifier et exalter le régicide. L’assassinai de Henri III par Jacques Clément fut le résultat de ces coupables déclamations.

C’est un triste spectacle que celui de tant de principes généraux, de théories de droit public, répudiés ou prônés selon les chances des factions qui se disputent le pouvoir. Le sceptique Montaigne lui-même, témoin de ces variations et de ces apostasies, en était indigné : « Voyez, s’écriait-il, l’horrible impudence de quoy nous pelotons les raisons divines, et combien irréligieusement nous les avons rejetées et reprises, selon que la fortune nous a changés de place en ces orages publics. Ceste proposition si solennelle : si permis au sujet de se rebeller et armer contre son prince pour défense de la religion, souvienne vous en quelles bourbes ceste année passée l’affirmative d’icelle estait l’are-boutant d’un partv. la négative de quel autre party c’estait l’arcboutant : et oyez à présent dequel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’aultre, et si les armes bruyent moins pour ceste cause que pour celle-là[8]. »

On voit qu’en fait de contradictions et de palinodies politiques, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Henri IV eut beau abjurer la religion protestante, les catholiques ne désarmèrent pas. Ils firent appel à la parole enflammée des prédicateurs comme aux libelles venimeux des pamphlétaires, pour continuer la lutte.

La plume érudite de Charles Labitte, dans son livre de la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, nous a tracé le curieux tableau de l’éloquence fiévreuse, triviale, bouffonne et sanguinaire des prédicateurs de l’Église militante de cette étrange époque : Guillaume Rose. Guincestre, Pigenat, Genébrard, Panigarole et Commolet, ce Jésuite criard, déchaînant les tempêtes, se démenant et gesticulant dans la chaire comme un démon, en répétant d’une voix de fausset : « Il nous faut une Judith, il nous faut un Aod ! ».

Parmi eux se distinguait le curé Boucher, prédicateur violent, pamphlétaire plus violent encore, ce théoricien de la Ligne, dont les écrits présentent un assemblage incohérent de théocratie et de démocratie, l’utopie d’une sorte de république placée sous la souveraineté du Pape.

Boucher qui faisait de ces mots de la bible : Eripe nos de luto une traduction si bizarre : Seigneur, débourbonnez-nous !

Ces excitations odieuses, ces provocations fanatiques ne restèrent pas sans résultat sur certaines consciences catholiques faussées par de dangereux sophismes et surchauffées par les passions politiques du temps. Une véritable légion d’assassins furieux fut déchaînée contre le Béarnais, même après son entrée à Paris et sa réconciliation avec le Saint-Siège ! Après Barrière et Châtel, il suffit de citer l’avocat Jean Guédon, le chartreux Pierre Ouin, deux jacobins de Gand, Ridicoux et Argier, le capucin Langlois, etc. en attendant le fatal coup de couteau de Ravaillac qui donna la mort à Henri le Grand en 1610.

Chose singulière, et qui vient confirmer cette vérité banale que le plus souvent la presse, comme la lance d’Achille, guérit elle-même les maux qu’elle peut causer, la Ménippée, ce roi des pamphlets, cette satire nationale des Passerat, des Rapin, des Pithou, tua sous un feu roulant d’épigrammes, de couplets et de discours comiques tout ce qui pouvait survivre d’esprit ligueur en France, après les victoires d’Arqués et d’Ivry et la soumission de Mayenne.

Nous nous bornerons à signaler la nuée de satires pour ou contre les Jésuites, qui suivit l’assassinat de Henri IV. L’historien Poirson[9] a fait remarquer avec raison que ce sont précisément des théologiens jésuites, Becan, Emanuel Sa, Mariana, Suarez, qui ont développé les plus dangereux sophismes, « où éclatent, dit-il, les folies d’une théocratie subversive de toute loi divine et de toute loi morale, comme de tout ordre humain ». Le Parlement fit lacérer et brûler le livre de Mariana par la main du bourreau. Il condamna les doctrines ultramontaines des théologiens Jésuites. Ce fut comme le point de départ d’une polémique interminable entre les Jésuites et les royalistes gallicans. Pour donner une idée des libelles et des facturas de ce temps, il suffit de citer l’Anti-coton, le Fléau d’Arislogiton, la Chemise sanglante de Henri le Grand, le Jésuite Sicarius, le Contre-Assassin, le Remerciement des Beurrières, etc.[10].

Les Jésuites, pour leur défense, et aussi pour procurer eux-mêmes des livres à leurs écoliers, avaient recours à une imprimerie clandestine établie dans leur collège de Clermont à Paris, devenu plus tard le collège Louis-le-Grand. Une sentence du Chàtelet du 6 octobre 1614 leur « fit défense de tenir aucune presse, caractères et ustensiles de librairie, imprimerie et reliure, ni d’entreprendre à l’avenir sur l’art et fonctions desdils imprimeurs, libraires et relieurs de livres, à peine de confiscation et de trois mille livres

d’amende[11] ».

Comme on le voit d’après tout ce qui vient d’être dit, jamais la législation n’a réprimé plus cruellement qu’au xvie siècle les écarts de la presse, puisqu’elle a été jusqu’à la peine de mort. Mais en réalité. jamais la rigueur des lois n’a été plus enfreinte ni plus adoucie dans l’exécution. Et cette remarque est vraie de toute législation sur la presse en général, sous l’ancien régime comme de nos jours. « Soit tolérance naturelle de la part de nos rois, dit Leber, soit que l’extrême rigueur des mesures répressives provoquées par un péril imminent ait été ensuite tempérée par l’effet d’une position moins critique ou par le danger d’une réparation plus à craindre que le délit lui-même, il est évident que les lois de la presse n’ont été exécutées que de loin en loin, et lorsqu’un coupable audacieux, un fanatique indomptable, un fou à lier, venait braver la justice jusque sous le glaive qui le menaçait. »

Il n’en fut pas autrement au xviie siècle. Nous voyons Louis XIII, par un édit de 1626, remettre en vigueur les prescriptions rigoureuses des ordonnances de Charles IX. Il semble que la peine de mort va être appliquée à tous les imprimeurs, libraires et distributeurs d’écrits « contre la religion et les affaires d’État ». On arrête, en 1627, un pamphlétaire du nom de Fancan, qui excitait à la sédition et cherchait de beaux prétextes à troubler le repos de l’État, s’il faut en croire les mémoires de Richelieu[12]. Néanmoins le terrible cardinal « supplie très humblement Sa Majesté, de se contenter d’arrêter le mal par l’emprisonnement » du coupable.

L’ordonnance de 1629 réglementa la censure des livres, en la aux docteurs de la Faculté de théologie l’examen des écrits concernant la religion. Les censeurs royaux devaient être nommés par le chancelier et choisis parmi les hommes de lettres et les savants. Ceux-ci délivraient leur attestation dans la forme suivante : « J’ai lu, par ordre de M. le chancelier, un manuscrit intitulé… Je n’y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l’impression. » Puis le manuscrit était signé par l’examinateur au bas de chaque page, et a toutes les surcharges ou ratures qui pouvaient s’y trouver ; en outre, chaque feuille du premier exemplaire sortant de, dessous la presse était également signée de censeurs, pour que l’on fût assuré que l’imprimé était parfaitement conforme au manuscrit approuvé[13].

Que pensait alors l’opinion publique d’une telle législation ? Nous en avons un écho affaibli, mais assez exact, dans les procès-verbaux des États généraux de 1614. La vérité est que la liberté de la presse, même limitée, n’avait alors pas plus de partisans dans la représentation nationale que dans les conseils du roi. On hésitait seulement entre la censure de l’État et celle de l’Église.

Le Clergé demandait qu’il fût interdit, sous des peines sévères, d’écrire, d’imprimer ou de mettre en vente des libelles diffamatoires et que tout détenteur de pareils écrits fût tenu de les brûler ; qu’il ne fut rien imprimé sans une permission signée de l’auteur, avec l’approbation des docteurs et de l’autorité de l’Évêque diocésain. Le Tiers État, de son côté, pensait qu’aucun livre ne pouvait être mis en vente, s’il ne désignait le nom, le privilège de l’imprimeur, et le lieu de l’impression ; les infracteurs devaient être punis du fouet et d’une amende arbitraire pour la première fois, des galères et de la confiscation pour la seconde ; l’examen préalable de tous les livres devait être confié aux délégués des évêques et des baillis[14].

Les ministres de Louis XIII, on le voit, étaient d’accord avec l’opinion des trois ordres, lorsqu’ils s’efforçaient d’entraver la liberté de la presse.

La période de l’ancien régime la plus fertile en satires, en libellée, en diatribes, où le burlesque le dispute à la licence obscène et au cynisme effronté, c’est assurément la période de la Fronde de 1648 à 1651 Un contemporain, Vaudé, en parle comme d’essaims de mouches et de frelons qu’auraient engendrés les plus fortes chaleurs de l’été. On les criait le matin sortant de la presse, comme les petits pâtés sortant du four. On ne connaît aucune collection assez complète, assez vaste de ces Mazarinades, pour permettre d’en évaluer le chiffre total ; mais ce ne serait pas L’exagérer que de le porter a sept ou huit mille. Mazarin lui-même faisait, dit-on, ou faisait faire des pamphlets de ce genre, répandus par son ordre, pour exciter des émeutes qu’il exploitait ensuite à son profit[15].

Sous le règne de Louis XIV, les pamphlets et les libelles, en forme de Gazettes à la main, reproduisent les intrigues amoureuses de la cour et de la ville et les mille anecdotes scandaleuses du temps, satires violentes, pleines de passion et de fiel, viennent de l’étranger et en particulier de la Hollande, après que Louis XIV a porté ses armes dans ce pays et que les protestants de France ont été obligés d’y chercher un refuge à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes.

À ces dangers nouveaux, le pouvoir opposa de nouvelles barrières. On prit les plus grandes précautions pour surveiller la circulation des livres : les conducteurs de coches, les messagers et voituriers par terre et par eau ne purent délivrer aucuns ballots ou paquets de livres sans avoir un billet du syndic des libraires ou de l’un de ses adjoints. Quant aux livres venant des pays étrangers, ils n’entrèrent en France que par les villes de Paris, Rouen, Nantes, Bordeaux, Marseille, Lyon, Strasbourg, Metz, Reims, Amiens, Lille et Calais. Les livres venant de Suisse, de Genève ou d’Italie, et destinés à Paris, entrèrent par le bureau des fermes, établi sur la frontière de Franche-Comté[16].

Les libelles se succèdent cependant comme les accès d'une fièvre intermittente. « Ce sont des critiques amères contre le Gouvernement Louis XIV, dit Leber, des satires personnelles d’une brutalité révoltante, des fictions diffamatoires contre les hommes d’État et Lee du mi : des pamphlets plus attrayants, plus spirituels, mais non moins perfides et mordants ; les farces dialoguées où les personnes du rang le plus à la risée du peuple. »

Les auteurs de pareils pamphlets ne restèrent pas tous impunis. Pour en citer un seul, Chavigny fut enfermé au Mont-Saint-Michel et passa trente années dans une cage de fer : il avait publié en 1669 un dialogue intitulé le Cochon mitré, dirigé contre Le Tellier, archevêque de Reims et frère de Louvois.

Pour détruire les derniers vestiges de l’esprit de la Fronde, Colbert n’avait point hésité à faire condamner à mort les auteurs et les éditeurs de libelles injurieux pour le roi. En 1694, deux hommes furent exécutés pour complicité dans un pamphlet où se trouvait une planche représentant la statue de la place des Victoires entourée de quatre femmes, La Vallière, Fontanges, Montespan et Maintenon, tenant le roi enchaîné. Deux autres subirent le même supplice pour le même motif.

Avec le temps, les peines s’adoucirent : en 1705, le commerce des livres dirigés contre le roi, la religion, Mme de Maintenon et autres personnages de considération, n’est puni que de la Bastille[17].

Au xviiie siècle, de nouvelles ordonnances sur la librairie remettent en vigueur les prescriptions des anciens édits et ne réussissent pas mieux à réprimer les délits de la presse.

Une déclaration du roi du 10 mai 1728 rappelle les principaux édits, ordonnances, déclarations et règlements des règnes précédents concernant l’imprimerie et la librairie.

L’article 2 porte la peine du carcan et des galères contre tout imprimeur qui imprimera des ouvrages sans privilège ni permission. L’article 10 prononce les mêmes peines contre les colporteurs, qui distribuent de mauvais livres. L’article 12 interdit à toute personne, de quelque état et condition qu’elle soit, d’avoir une presse particulière chez soi, à peine de trois mille livres d’amende.

Un arrêt du conseil du 24 mars 1744 ordonne que le règlement du 28 février 1723 sur l’imprimerie et la librairie, fait d’abord pour la ville de Paris, soit étendu à toutes les villes du royaume. Ce travail, rédigé avec un soin particulier par le Chancelier d’Aguesseau, comprenait 123 articles. Il resta en vigueur jusqu’en 1789, date à laquelle

fut proclamée la liberté entière des professions[18].

Il ne faut pas croire cependant que, sous l’ancien régime, le sort de la librairie ait jamais été réglé avec une telle simplicité. Six arrêts du conseil du 30 août 1777 réduisirent la durée des privilèges, imposèrent divers impôts. D’ailleurs les Parlements, qui empiétaient souvent sur le pouvoir législatif, publièrent de nombreux règlements sur le fait de la librairie. De telle sorte que la législation de cette époque n’offre, en définitive, qu’un pêle-mèle inextricable de dispositions arbitraires offrant la plus grande latitude aux caprices du despotisme.

C’est ce qui explique comment les philosophes du xviiie siècle siècle eurent tant de peine à faire paraître l’Encyclopédie, même avec la complicité de M. de Malesherbes, alors directeur de la librairie[19]. Comme il y avait des accommodements avec le pouvoir, les ouvrages suspects passaient la frontière en manuscrits, étaient imprimés Genève, à Londres ou à Amsterdam et revenaient ensuite en France à l’aide d’une propagande la plupart du temps ouverte et tolérée. Tel fut le cas du Dictionnaire de Bayle, de l’Esprit des lois imprimé à Genève, et des œuvres les plus remarquables de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau.

Parfois cependant, sur certaines plaintes, on faisait un exemple. Ainsi, à la veille de la révolution, en 1789, le Parlement condamna au feu un ouvrage de l’abbé Raynal sur les Etablissements et le commerce des Européens dans les deux Indes, ouvrage dénoncé au roi par la dernière assemblée du clergé.

L’abbé Raynal avait osé attaquer la religion catholique et déifier la raison. « La philosophie, disait-il, doit tenir lieu de divinité sur la terre ; c’est elle qui lie, éclaire, aide et soulage les humains. » Suivant lui, la philosophie était seule digne de diriger la politique et de devenir l’inspiratrice des lois. « Tout écrivain de génie est magistrat né de sa patrie ; son tribunal, c’est la nation entière, le public son juge, non le despote qui ne l’entend pas ou le ministre qui ne veut pas l’écouter, c’est aux sages de la terre qu’il appartient de faire des lois, et tous les peuples doivent s’empresser de les adopter. » Ce n’est pas tout ; l’écrivain rappelait une ancienne coutume de l’île de Ceylan qui assujettissait le souverain à l’observation de la loi, et qui le condamnait à la mort s’il osait la violer. Il ajoutait avec une hardiesse peu commune : « Si les peuples connaissaient leurs prérogatives, cet ancien usage subsisterait dans toutes les contrées de la terre. »

Une telle audace ne pouvait rester impunie. L’auteur fut décrété de prise de corps ; mais on lui laissa le temps de s’évader, et il se réfugia auprès du roi de Prusse[20].

La censure fut perfectionnée au xviiie siècle. Jusque-là, les examinateurs laïques étaient choisis isolément et pour l’examen d’un seul ouvrage. Dès 1741, on nomma des censeurs royaux en certain nombre, pour chacune des parties des connaissances humaines, et avec un titre permanent. Lottin de Saint-Germain, dans son Catalogue chronologique des libraires de Paris en 1789, donne une liste des censeurs royaux de l’époque : il y en avait dix pour la théologie, dix pour la jurisprudence, dix pour la médecine, histoire naturelle et chimie, huit pour les mathématiques, trente-cinq pour les belles-lettres, un pour la géographie, la navigation et les voyages, un pour la peinture, gravure et sculpture, etc.[21].

Outre la censure préalable des censeurs royaux, les auteurs pouvaient bomber sous la censure de la Congrégation de L’Index, qui siégeait à Rome et qui était représentée à Paris par le Nonce.

Si ces deux censures, ou plutôt ces deux barrières, étaient heureusement franchies, les écrivains étaient encore exposés à voir leurs ouvrages supprimés ou brûlés par arrêts des Parlements, du Conseil du roi ou du Châtelet.

M. Félix Rocquain, à la fin de son livre sur l’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, a dressé le très curieux tableau des livres réprouvés de 1715 à 1789. L’analyse attentive de cette longue liste confirme les observations de M. Rocquain. Les écrits condamnés de 1715 à 1743 se rapportent tous, sauf de rares exceptions, aux querelles soulevées par la bulle Unigenitus. De 1743 à 1752, un voit, à coté de brochures relatives à cette bulle, les premières productions de la philosophie, et en particulier le Dictionnaire de l’Encyclopédie. De 1752 à 1757, les ouvrages poursuivis ont trait presque uniquement aux refus de sacrements. De 1757 à 1774 dominent les brochures concernant les Jésuites, les livres de philosophie, les pamphlets contre le Chancelier Maupeou. A partir de 1774 (mort de Louis XV) jusqu’en 1789, on trouve, avec quelques écrits philosophiques, des brochures relatives aux réformes tentées par Louis XVI et Turgot, et enfin un certain nombre de publications se rapportant aux Etats Généraux.

Le Parlement de Paris laissait au lieutenant de police et au Châtelet le soin de supprimer les ouvrages obscènes, les feuilles volantes, de réprimer les contraventions ordinaires aux règlements de la librairie, les affichages illicites, les placards séditieux, etc. Il se réservait seulement d’exercer sa censure contre les écrits qui attiraient l’attention publique par le mérite littéraire de leurs ailleurs ou par l’active propagande dont ils étaient l’objet.

Le jugement de condamnation ordonnait d’apporter au greffe de la Cour tous les exemplaires de l’ouvrage : en attendant, les volumes saisis étaient lacérés et brûlés au pied du grand escalier du Palais de Justice. Cette procédure d’autodafé tomba dans te ridicule, le jour ou le public voulut lire l’ouvrage proscrit avant de le juger et de le condamner à son tour. Aussi le Parlement eut-il recours le plus souvent à la suppression de l’ouvrage c’est-à-dire à l’interdiction de le vendre et de le distribuer ou colporter.

M Monin, dans son livre plein d’intérêt sur l’État de Paris en 1789[22], rapporte, d’après les documents originaux conservés aux Archives nationales el à la Bibliothèque nationale, divers arrêts du Parlement de Paris de 1775 à 1789 portant condamnation on suppression de 65 écrits déclarés dangereux.

Nous signalerons parmi ces écrits : la Diatribe de Voltaire, destinée à défendre les lois économiques de Turgot, la libre circulation et le libre achat des blés ; les Inconvénients des droits féodaux, avec cette épigraphe : Hinc mali labes, brochure de Boncerf inspirée par Turgot et publiée sous le pseudonyme significatif de Francaleu (franc alleu) ; le Mémoire justificatif pour trois hommes condamnés à la roue, pamphlet célèbre dirigé par Dupaty, président au Parlement de Bordeaux, contre la législation criminelle de l’ancien régime, la procédure secrète, l’interrogatoire secret, le jugement sans contradiction et sans l’assistance d’un défenseur, etc., etc.

Et cependant, par un de ces revirements inexplicables qui ressemble à une cruelle ironie, le Parlement de Paris, à la veille de la réunion des États Généraux, dans un arrêté fameux du 5 décembre 1788, réclame lui-même « la liberté légitime de la Presse, seule ressource prompte et certaine des gens de bien contre la licence des méchants, sauf à répondre des écrits répréhensibles après l’impression, suivant l’exigence des cas ». L’opinion publique jugea sévèrement cette volte-face incroyable, qu’elle qualifia de palinodie honteuse. Il y avait là toutefois comme un signe des temps, un aveu d’impuissance et une sorte d’abdication en faveur des idées nouvelles.

Nous n’avons guère parlé jusqu’ici que des livres, brochures, libelles et gravures. Il nous faut maintenant revenir un peu sur nos pas, pour dire brièvement l’origine du journal et ses développements en France, avant 1789.

Le fondateur du journalisme français fut un jeune médecin originaire de Loudun, Théophraste Renaudot[23]. Le premier numéro de sa fameuse Gazette parut le 1er mai 1631. Richelieu n’hésita pas à donner l’autorisation nécessaire, comprenant tout l’intérêt qu’il y avait à tenir à sa discrétion une feuille qui raconterait les événements sous sa dictée et dans le sens qui agréerait. Il attacha à la rédaction de cette feuille Mézerai, Bautru, Voiture et La Calprenède. « C’était un quatuor qui avait son prix, dit M. Gidel[24]. Le premier de ces hommes y représentait le savoir et la franchise, Bautru la verve plaisante, Voiture le bel esprit délicat, et La Calprenède la rodomontade gasconne, qui n’était peut-être pas déplacée dans cette presse officielle. »

Une feuille périodique paraissant une fois par semaine, de quatre pages d’abord, bientôt de huit, cela peut faire sourire aujourd’hui : maison était alors au début du journalisme, et Théophraste Renaudot, qui en est le père, peut se vanter d’avoir créé une nombreuse famille. La Gazette paraissait rue de la Calandre, à l’enseigne du Grand-Coq. L’emblème, a-t-on dit, était bien choisi : cet oiseau querelleur, pétulant, avec ses ergots, sa crête ardente, sa fière démarche, sa voix perçante, peignait à merveille à l’avance toutes ces générations d’écrivains qui devaient, les unes après les autres, s’exercer dans l’arène ouverte aux hasards et aux hardiesses de la pensée.

Renaudot eut à soutenir bien des luttes contre des adversaires qui ne le ménagèrent nullement, notamment contre son confrère Gui Patin, le docteur le plus ironique, le plus passionné, le mieux instruit, le mieux disant de toute l’ancienne médecine.

Renaudot avait, soit par accident, soit par nature, le nez un peu trop court : il était camus et tout ce qui s’ensuit. Gui Patin s’en égaya de toutes les manières : il alla puiser dans son érudition et jusque dans saint Jérôme des insolences sur ce pauvre nez plus ou moins burlesque, et qui rappelle celui de Cyrano de Bergerac. Renaudot se disant offensé introduisit une plainte contre Gui Patin et demanda des dommages-intérêts, qui lui furent refusés. Au sortir de l’audience, Gui Patin lui dit : « Eh bien ! vous avez gagné, tout en perdant. Vous étiez entré ici avec le nez trop court, vous en sortez avec un pied de nez. »


Théophraste RENAUDOT
Fondateur du Journalisme (1580-1653).

La statue érigée à Théophraste RENAUDOT, rue de Lutèce, à Paris, a été inaugurée, le 4 juin 1893, sous la présidence de M. Charles Dupuy, président du Conseil des ministres.

Le Comité constitué pour l’élévation de la statue avait pour président : M. Jules Claretie et pour secrétaire général : M. le docteur Gilles de la Tourette. Dans ses assauts contre Renaudot, Gui Patin l’appelait gazetier, ce qui était déjà une très grave injure, vaurien hebdomadaire, polisson à la semaine, et même suppôt du diable, sous prétexte que Renaudot était né à Loudun, ville bien connue par les diableries qui la troublèrent à l’occasion du curé Urbain Grandier[25].

Hatin, dans son Histoire politique et littéraire de la presse et Gilles de la Tourette, dans un travail plus récent, ont donné les détails les plus précis sur la vie et les aventures de ce premier ancêtre bien reconnu des journalistes modernes[26].

Rien de plus singulier que l’existence aventureuse de ce médecin philanthrope, qui, tout en distribuant des consultations charitables et des remèdes gratuits à une clientèle de déshérités, créa la publicité commerciale par son bureau d’adresses, fonda en France les Monts-de-Piété et mourut « gueux comme un peintre ». suivant l’expression d’un de ses contemporains.

Certains détracteurs de la gloire de Renaudot ont prétendu que cet homme de bien ne soupçonnait nullement la haute portée de créations, qu’il faisait du journalisme un passe-temps agréable et rien de plus, qu’il aurait été bien surpris et émerveillé si quelqu’un avait pu lui révéler de son vivant la valeur de l’arme qu’il avait forgée.

Pour faire la lumière sur ce point, il suffit de relire ce qu’écrivait le père du journalisme français en janvier 1633 : « Les suffrages de la voix publique m’espargnent désormais de répondre aux objections auxquelles l’introduction que j’ay faite en France des Gazettes donnoit lieu lorsqu’elle estoit encore nouvelle. Car maintenant la chose en est venue à ce point, qu’au lieu de satisfaire à ceux à qui l’expérience n’en auroit peu faire avouer l’utilité, on ne les menaceroit rien moins que « les Petites-Maisons. »

Y a-t-il rien de plus curieux et de plus prophétique que son intuition surprenante de la puissance du journalisme ? « Seulement, écrivait-il, feray-je en ce lieu deux prières, l’une aux princes et aux Estats estrangers, de ne perdre point inutilement le temps à vouloir fermer le passage à mes Nouvelles, veu que c’est une marchandise dont le commerce ne s’est jamais peu deffendre et qui tient cela de la nature des torrents qu’il se grossit par la résistance. »

Le roi Louis XIII lui-même se piqua au jeu, il inspira souvent la Gazette de Renaudot et quelquefois lui fournit de la copie. Cette collaboration royale était doublement profitable à Renaudot, qui avait ainsi des nouvelles de première main et recevait en outre une pension de cinq cents écus.

Suivant le jésuite Griffet, dans son Histoire de Louis XIII, les preuves matérielles de la collaboration du roi à la Gazette se trouvaient « dans deux volumes des manuscrits de Béthune qui sont à la bibliothèque du roi et qui ne contiennent que les minutes de différents articles écrits de la propre main de Louis XIII, avec une quantité de ratures et de corrections qui sont toutes de la même main ». Le très consciencieux historiographe de la presse française, Hatin, a recherché ces précieux volumes à la Bibliothèque Nationale, mais en vain.

Un collaborateur du journal le Temps a été plus heureux que Hatin. Il a retrouvé dans le fonds français et sous le no 3840 un des volumes manuscrits, que l’on croyait perdus. Le catalogue lui donne le titre suivant : Mémoires en forme de journaux, écrits de la main du roi Louis XIII, concernant les opérations militaires en Lorraine, en Picardie et en Languedoc, de 1633 à 1642.

Philippe de Béthune, frère de Sully, premier possesseur de ce précieux manuscrit, le décrit ainsi, sur une feuille prise dans la reliure du volume : « Relations particulières fort curieuses écrites de la main du roi Louis XIII qu’il faisait de temps a autre et qui m’ont été données par M. Lucas, secrétaire de son cabinet, avec beaucoup d’autres papiers et lettres bien curieux aussi, après la mort dudit roi, qui étaient dans la cassette que Sa Majesté faisait toujours porter avec lui. »

La comparaison des minutes des articles avec les numéros de la Gazette, où ils ont été insérés, est tout à fait intéressante. Elle prouve que Renaudot n’imprimait pas toujours la copie de son royal correspondant telle qu’elle lui était envoyée. S’il n’apportait pas de corrections, au moins y pratiquait-il souvent « les coupures ; il utilisait, au mieux des besoins et des intérêts de sa feuille, les lettres que le roi lui écrivait du camp avec toute la promptitude désirable, car elles sont généralement datées du soir même des opérations : mais il ne se croyait pas obligé d’accepter tout ce que lui adressait son reporter militaire. Certaines pages du manuscrit sont même absentes de la Gazette.

Le second volume, qui n’a pas encore été retrouvé, doit contenir les articles politiques du roi, ceux qu’il écrivait en secret au Louvre, en collaboration quelquefois avec Richelieu et qu’il faisait porter en cachette à Renaudot.

Quand ce volume sera retrouvé, il fournira le sujet d’un piquant chapitre sur les débuts de la presse française et sur le parti que surent tirer Louis XIII et Richelieu de la « nouveauté » introduite par Théophraste Renaudot[27].

Il faut le reconnaître, c’était une entreprise bien difficile que de publier une gazette, dans ces temps reculés, où les moyens de communication étaient si rudimentaires. Renaudot le comprit et il sollicita la bienveillance de ses lecteurs contemporains. « Si la crainte de déplaire à leur siècle, dit-il, a empêché les bons auteurs de toucher à l’histoire de leur âge, quelle doit être la difficulté d’écrire celle de ta semaine, voire du jour même où elle est publiée ! Joignez-y la brièveté du temps que l’impatience de votre humeur me donne, et je suis bien trompé si les plus rudes censeurs ne trouvent digne de quelque excuse un ouvrage qui se doit faire en quatre heures de jour, que la venue des courriers me laisse, toutes les semaines, pour assembler, ajuster et imprimer ces lignes. En une seule chose ne cèderai-je à personne, en la recherche de la vérité, de laquelle néanmoins je ne me fais pas garant, étant malaisé qu’entre cinq cents nouvelles écrites à la hâte, d’un climat à l’autre, il n’en échappe quelqu’une à nos correspondants qui mérite d’être corrigée par son père le temps[28]. »

« La Gazette, dit M. Gidel, traversa les orages de la Fronde sans succomber. Elle suivit et partagea les mauvais jours du roi, pour partager plus tard son triomphe. Installée dans l’orangerie du château de Saint-Germain, la Gazette ne pénétrait pas toujours dans Paris, et l’on y éprouvait plus d’une fois le regret de son absence. Théophraste Renaudot était un fort habile homme. Il comprit qu’il ne fallait pas laisser Paris sans journal. En effet, le journal était déjà devenu un besoin impérieux :. « Les curieux, est-il dit dans un ouvrage du temps, cherchaient partout la Gazette. Il semble disaient-ils, que tout soit mort depuis que la Gazette ne va plus ; l’on vit comme des bêtes sans savoir rien de ce qui se passe ; ainsi, sans quelques rogatons dont les colporteurs, en vidant leurs pochettes, remplissaient ces chambres vides de cervelles, ils prenaient le grand chemin des Petites-Maisons. D’autres, pour suppléer à ce défaut, forgeaient eux-mêmes des nouvelles pleines d’imaginations, bourrées de coq-à-l’âne, en faisant accroire aux simples et donnant à rire aux sérieux. » L’occasion était opportune, le père de la Gazette ne la laissa pas échapper. Il avait deux fils, il en fit des journalistes et fonda pour eux le Courrier français. C’était un journal voué eu apparence à la cause du Parlement. Renaudot avait fait la un véritable coup de maître. En continuant de tenir lui-même pour la cour, il mettait ses enfants dans le camp opposé, sur ainsi d’avoir toujours un refuge, au cas où la cause royale viendrait à succomber. Les fils de Renaudot, fort instruits, dit un contemporain, de toutes les manigances qu’il fallait pratiquer, eurent un succès prodigieux. On se jetait sur le Courrier français. « Le pain ne se vendait pas mieux, dit-on, l’on y courait comme au feu : l’on s’assommait pour en avoir, les colporteurs donnaient des arrhes la veille, afin qu’ils en eussent des premiers : on n’entendait, le vendredi, crier autre chose que le Courrier français, et cela rompait le cou à toutes les autres productions de l’esprit. » Le Courrier se vendait un sou. On en fit des parodies en vers.

« Cet usage d’écrire en vers des chroniques et des nouvelles survécut à la Fronde.

« Au XVIIe siècle, quelques grandes familles avaient des nouvellistes à leurs gages. C’était une sorte de luxe. Un des plus célèbres fut Loret, dont la Muse historique, qui va de 1651 à 1659, offre un tableau exact et intéressant, des faits les plus petits, comme des plus importants, de la société parisienne à cette époque.

« Loret était né à Carentau, en Normandie. Il n’avait pas reçu grande instruction et ne pouvait guère que rimer en vers assez mauvais les nouvelles du jour. Mlle de Longneville, plus tard duchesse de Nemours, le prit à son service, et Loret s’engagea à lui fournir tous les dimanches une lettre en vers sur les événements de la semaine. D’abord, ce n’était que pour un petit nombre de personnes de la confidence de Mlle de Longueville que ces lettres étaient écrites : mais bientôt la curiosité s’en empara, on en fit des copies, on en trafiqua, et ces vers, fort applaudis, devinrent le passe-temps de la belle société. « Le roi, la reine, les princes et les princesses, dit Loret, les grands seigneurs et les dames de notre cour, les hommes mêmes de Longue robe et de profession sérieuse et studieuse quittent leurs autres emplois, afin de se récréer à celui-ci. »

« Loret mêlait ensemble la variété, la licence et l’utilité ! Sa lettre arrivait chaque dimanche à point nommé. Il ne prenait de repos que la semaine sainte. Il rendait compte des régals, des fêtes, des naissances, des morts, des mariages, des aventures scandaleuses, des sermons, des arrivées, des départs.

« La manière dont il terminait chacune de ses lettres était aussi plaisante que négligée.

Fait en avril, le vingt-huit,
Avant que mon souper fût cuit.
— Fait le cinquième jour de may,
D’un style qui n’est pas trop gai.
— Fait du jour de saint Laurent la veille.
En mangeant des œufs à l’oseille.

« Ce badinage en vers amusait le public de cette époque, qui était moins difficile que celui de nos jours.

Lorel recevait pour cette agréable besogne 250 livres de Mlle de Longueville. Plus tard, Fouquel porta le gazetier pour 200 écus dans

la liste des gens qu’il pensionnait. Mazarin lui servit une rente[29]. »


A la suite de la presse politique, que représente la Gazette, vient la presse littéraire et scientifique. Le premier numéro du Journal des savants parut le5 janvier 1663 : cette création fut l’œuvre d’un conseiller au Parlement de Paris, Denis de Salles.

Le journal rendait compte des ouvrages publiés. Il indiquait le nom du libraire où se vendait un livre, son prix, son format. Il en donnait l’analyse et la critique.

La petite presse suivit de très près, avec le Mercure galant, le prototype des petits journaux. Le Mercure, comme le dit Eugène Hatin[30]. « était originairement rédigé sous la forme d’une lettre dans laquelle venaient s’enchàsser les nouvelles politiques et littéraires, les petits faits, les historiettes, les poésies, toutes les matières, en un mot, qui sont le butin des chroniques, courriers, feuilletons de théâtre et revues d’aujourd’hui ».

Le Mercure galant fut fondé en 1672 par Donneau de Visé. Ce terme de Mercure était depuis longtemps synonyme de recueil de nouvelles. Visé le rajeunit en y ajoutant l’épiphète de galant. A l’exemple de cet ancêtre un peu oublié, bien des journaux de nos jours mêlent agréablement les nouvelles de la politique et de la littérature. « Je vous écrirai, disait Visé, tous les huit jours une fois et vous ferai un long et curieux détail de tout ce que j’aurai appris pendant la semaine ; je vous demanderai des choses que les gazettes ne vous apprendraient point, ou du moins qu’elles ne vous feraient pas savoir avec tant de particularités ; les moindres choses qui s’échappent ici n’échapperont point à ma plume. Vous saurez les mariages et les morts de conséquence, avec des circonstances qui pourront quelquefois vous donner des plaisirs que ces suites de nouvelles n’ont pas d’elles-mêmes. Je vous enverrai toutes les pièces galantes qui auront de la réputation comme sonnets, madrigaux et autres ouvrages semblables. Je vous demanderai le jugement qu’on fera de toutes les comédies nouvelles et de tous les livres de galanterie qui s’imprimeront. J’espère vous écrire souvent quelques aventures nouvelles en forme d’histoire. Vous croyez bien que les coquettes de Paris me fourniront assez, de quoi écrire sur ce sujet. »

Avec un tel programme le Mercure galant devait obtenir un grand succès ; et il ne tarda pas en effet à devenir tout à fait à la mode. Mais le mauvais goût s’y glissa bien vite, grâce à la fadeur des sonnets et des madrigaux, à la frivolité des aventures galantes. Ses critiques littéraires ne furent pas heureuses, puisqu’elles furent dirigées trop souvent contre Racine et Molière. C’est ainsi que le Mercure prit la défense de Trissotin, si méchamment mis à mal par notre grand écrivain comique, dans les Femmes savantes.

« Jamais, dans une seule année, disait notre recueil, on ne vit tant de belles pièces de théâtre, et le fameux Molière vient de faire représenter, au Palais-Royal, les Femmes savantes, pièce de sa façon qui est tout à fait achevée. Bien des gens font des applications de cette comédie. Un homme de lettres est, dit-on, représenté par M. Trissotin ; mais M. Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il a faite au public deux jours après la première représentation de sa pièce. D’ailleurs ce prétendu original de cette agréable comédie ne doit pas s’en mettre en peine ; s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit, cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits et « l’aller à ses sermons. »

Dans la célèbre querelle des anciens et des modernes, le Mercure prit parti pour Perrault. Boileau s’en vengea par cet épigramme bien connu, où il suppose que tous les dieux de l’Olympe menacent Perrault de leurs regards plus ou moins foudroyants. Il ajoute :

Perrault, craignez enfin quelque triste aventure.
Comment soutiendrez-vous un choc aussi violent ?
Il est vrai, Visé vous assure
Que vous avez pour vous le Mercure ;
Mais c’est le Mercure galant.

Des privilèges accordés à la Gazette, au Journal des savants et au Mercure galant, assurèrent d’abord au premier le monopole de la presse politique et commerciale, au second le monopole de la presse littéraire et scientifique et au troisième le monopole de la petite presse.

Mais la concurrence ne tarda pas à tourner cette barrière fragile. Ce fut le Journal des Savants qui capitula tout d’abord. Moyennant un tribut annuel de quelques centaines de francs payé à ce doyen des recueils littéraires, le premier venu ou à peu près obtint la permission d’avoir son petit journal. La publicité périodique fut étendue nécessairement aux branches spéciales de la science, jurisprudence, médecine, morale et philosophie.

Au XVIIIe siècle, on imagina d’imposer aux nouvelles feuilles un chiffre plus ou moins élevé de pensions à servir à des gens de lettres ou à tous autres. L’Année littéraire de Fréron en fut grevée pour cinq mille livres. Le Mercure, en 1762, en servait pour vingt-huit mille livres. En 1791, Panckouke, pour publier en même temps le Mercure, la Gazette et le Journal politique, devait payer diverses pensions s’élevant chaque année à plus de cent vingt mille livres.

Notons que ce fut en 1777 seulement que parut le premier journal quotidien sous le titre de Journal de Paris, ou Poste du Soir.

Avons-nous besoin d’ajouter qu’il ne pouvait être question pour des journaux, dont nous parlons, et pour tous ceux qui virent le jour avant la Révolution, de la liberté de la presse, telle que nous la comprenons ?

Ce n’est pas que cette liberté ne fut déjà ardemment sollicitée ! Caron de Beaumarchais, dans son Mariage de Figaro, que Napoléon Ier appelai ! le premier coup de canon de la Révolution française, la réclame ainsi en toutes lettres :

« …… On me dit qu’il s’est établi un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse : et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sans l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime ; et me voilà derechef sans emploi[31]. »


J. [illisible] de Delpech.
J.-A.-N. Caritat de CONDORCET
(1743-1794)

Économiste et philosophe
Membre de l’Assemblée législative et de la Convention.

Toutes les feuilles qui circulaient dans Paris avant 1789 et qui avaient un caractère politique, le Journal de Genève, le Journal de Bruxelles et les Annales politiques, civiles et littéraires du célèbre Linguet, étaient soumises au visa de la censure.

Quant aux organes qui, comme la Correspondance littéraire et secrète ou le Courrier de l’Europe, voulaient s’affranchir de toute tutelle, leur circulation était le plus souvent entravée soit par les suppôts du ministère, soit par ceux du lieutenant de police.

Il y avait bien aussi des feuilles clandestines, que l’on colportait sous le manteau, de la main à la main. Les Nouvelles ecclésiastiques, écrites et propagées par les Jansénistes contre les Jésuites, ont eu un grand retentissement au XVIIIe siècle. Les poursuites de tout genre furent impuissantes contre les Nouvelles. En dépit des saisies, des brûlures, de la police et de la Bastille, l’opiniâtre feuille reparaissait, suivant le mot de Hatin, toujours plus vive, plus provocante et et plus audacieuse. Mais les Nouvelles n’entretenaient leurs lecteurs que de querelles religieuses, dont l’intérêt était des plus minces pour l’ensemble de la nation, quoiqu’elles fussent écrites d’un style acrimonieux et envenimé, qui fait songer au fameux vers de Boileau :

« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !

Comme on le voit d’après ce rapide résumé, l’influence des journaux était trop faible encore, avant 1789, pour faire pénétrer dans toutes les couches sociales de la France les idées et les principes de progrès et de liberté dont le germe fut déposé par les grands écrivains du xviu e siècle : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, D’Alembert, Diderot, Beaumarchais, Raynal, Mably, Condillac, Chamfort, Condorcet, etc.

Dès l’année 1776, Condorcet publie des Fragments sur la liberté de la presse du plus haut intérêt[32]. On peut se faire une idée assez exacte de l’importance et de la hardiesse de l’ouvrage de Condorcet par le seul résumé des questions que le philosophe pose à ses lecteurs et des réponses qu’il y fait : Dans quoi cas un écrit peut-il passer pour crime ou délit public ? S’il est simplement l’expression d’une opinion, n’est-il pas inique et imprudent de le frapper ? La persécution n’accroit-elle pas la célébrité d’un écrivain ? Les gens en place ignorent-ils qu’en s’irritant contre qui les attaque, ils découvrent leur petitesse d’esprit et leur lâcheté ?

C’est en 1790 que Caritat de Condorcet aborda le journalisme par la fondation d’une revue politique intitulée : la Bibliothèque de l’homme public. « La fuite du roi Louis XVI (20 juin 1791) ayant déterminé dans la presse une véritable explosion, les moins violents des journaux patriotes demandaient la déchéance : les plus ardents voulaient la République. On pensa à fonder un journal tout spécial pour seconder et diriger le mouvement. Là fut l’origine du Républicain ou le Défenseur du gouvernement représentatif, qui prit naissance chez Pétion, au dire de Mme Roland en ses Mémoires, et qui eut pour pères : Condorcet, Achille Duchâtelet et Thomas Paine[33]. »

Sans doute les livres de ces grands écrivains ne purent pénétrer directement jusqu’aux couches inférieures du Tiers État, on l’a fait observer fort justement. Mais ils y arrivèrent peu à peu, indirectement. Ils descendirent d’abord jusqu’aux hommes de condition moyenne, qui vivent en rapports journaliers avec le peuple, qui ont assez de loisirs pour se livrer à des lectures sérieuses, assez d’instruction pour les comprendre et assez de bon sens pour les traduire, en langage plus simple, aux populations qui les entourent. Une fois gagnés à la Révolution, ces citoyens modestes se chargèrent de répandre les enseignements contenus dans les livres et les brochures des philosophes du siècle jusque dans les derniers rangs de la petite bourgeoisie et du peuple[34].

C’est ainsi que, malgré l’absence d’une presse indépendante, malgré la nécessité des autorisations et des privilèges pour imprimer un volume, il se répandit partout, d’un bout de la France à l’autre, de livres, des brochures, des nouvelles à la main, des pamphlets, des plaquettes, que recherchent aujourd’hui les bibliophiles, où les souverains n’étaient pas plus ménagés que les nobles et les prêtres. Londres, La Haye, Amsterdam, Genève et les presses clandestines de certaines villes de France furent les foyers, où s’alluma le vaste incendie qui devait consumer l’ancien régime.

  1. Dubreuil, Antiquités de Paris. p. 118. — Peignot, Essai sur la liberté d’écrire et sur la liberté de presse, Paris, 1832.
  2. L’imprimerie et la librairie à Paris de 1789 à 1813, par Paul Delalain (Libr. Delalain frères).
  3. Histoire du Livre en France, par Edmond Werdet, t. I, p. 100. Paris, Dentu, 1861.
  4. Les Français du xviie siècle, p. 309. Paris, Garnier.
  5. Hachette, Paris, 1866, in 8e. p. 7.
  6. Histoire de l’Imprimerie, Paris, 1852, grand in-8e
  7. Leber. De l’état réel de la presse depuis François Ier jusqu’à Louis XIV, p. 16. Paris, Techener, 1834, in-3°.
  8. Essais, 1, II, ch. xii.
  9. Tome IV. p. 205 de l’édition in-12.
  10. Leber, loc. cit., p. 99. — L’Université de Paris et les Jésuites, par Douarche, p, 182 et suiv.. Hachette, 1888.
  11. Peignot, loc. cit., p. 71.
  12. Collection Michaud et Poujoulat, 1, I, p. 41, 65, 452 et 483.
  13. Peignot, loc. cit., p. 78.
  14. États généraux, par A. Desjardins, p. 688 et 659. Paris, Durand, 1871.
  15. Leber, p. 103 et 106.
  16. Saugrain, Code de la Librairie, p. 287 et suiv.
  17. Rapports inédits du Lieutenant de police René d’Argenson, publiés par Paul Cottin. Paris, Plon, 1891, p. cxxvi.
  18. En voici l’analyse, d’après Paul Boiteau (Etat de la France en 1789) :
    Les imprimeurs libraires sont considérés comme faisant partie du corps de l’Université ; ils jouissent de l’exemption de tous droits à la sortie de France et à l’entrée ; ils peuvent vendre des livres et les colporteurs ne doivent débiter qui ; des alphabets et des almanachs.
    Les libraires doivent demeurer tous dans les quartiers de l’Université et n’occuper qu’un seul magasin, qui sera fermé le dimanche.
    Nul n’est imprimeur sans avoir fait quatre ans d’apprentissage et trois ans de compagnonnage, et dans aucune imprimerie il n’y aura plus d’un apprenti. Le nombre des colporteurs est fixé à 120.
    Aucun ouvrage ne peut être imprimé avant que le libraire ou imprimeur ait obtenu permission du lieutenant de police, approbation des censeurs et lettres du grand sceau.
    Neuf exemplaires sont remis : 2 à la Bibliothèque du Roi, 1 au Cabinet du Louvre, 1 au garde des sceaux, 1 au censeur qui a lu l’ouvrage et 5 à la communauté des libraires
    . Les contrefacteurs sont punis corporellement.
    Les libraires seuls peuvent décrire les livres et faire les ventes des bibliothèques sans affiches.
    Une imprimerie ou une librairie ne peut être transmisse sans la permission du lieutenant de police.
    Le syndicat de la communauté est chargé d'une surveillance rigoureuse du matériel et de la défense des intérêts des imprimeurs et libraires.
    On peut consulter aussi à ce sujet la Propriété littéraire au XVIIIe siècle, par Laboulaye et Guiffrey, Paris, 1859.
  19. Etudes sur le XVIIIe siècle, par Brunetière, Revue des Deux-Mondes, 1882, p. 567.
  20. L’esprit révolutionnaire avant la Révolution, par Rocquain, p. 389 et suiv.
  21. Peignot, loc. cit. p. 79.
  22. Paris, maison Quantin, 1889.
  23. Dans une thèse soutenue en Sorbonne, en 1896, M. l’abbé Dedouvres, qui avait choisi pour sujet le Père Joseph polémiste, a prétendu que le terrible capucin était le premier en date des journalistes français. Il s’est appuyé sur une longue liste de pamphlets anonymes destinés à défendre la politique de Richelieu et publiés par le Mercure français. Ces pamphlets semblent devoir être attribués au P. Joseph.
    On sait que le Mercure français était un recueil historique, paraissant en principe tous les ans, mais qui n’a en que vingt-quatre volumes de 1615 à 1643 ; c’est ce qu'on appellerait aujourd’hui une Année politique. Cette sorte de compilation impersonnelle porte, à partir de 1624 jusqu’à la mort du P. Joseph, la trace visible du style et des idées de la fameuse Eminence grise.
    Sans doute le P. Joseph a été des premiers à comprendre l’importance de la périodicité et son influence sur l’opinion publique. Mais la périodicité annuelle du Mercure ne nous semble pas suffisante pour lui attribuer le titre de journal. Nous réservons ce titre à la Gazette, qui fut d'abord hebdomadaire, et cela permet de laisser intacte la gloire de Renaudot.
  24. Les Français du XVIIesiècle, p. 325.
  25. Gidel, op. cit., p. 322.
  26. Voir le Livre d’or de la Presse française dans l’Annuaire de la Presse de 1892, p. ccxxxviii et suiv.
  27. Le Petit Temps, supplément au journal le Temps du 8 novembre 1894.
  28. La Gazette fut tour à tour rédigée par les fils, les petits-fils et le neveu de Renaudot, puis par Hellot, Laugier, Meusnier de Querlon, Mouhy, Rémond de Sainte-Albine, Louis de Boissy, Suard et l’abbé Arnaud, Marin, l’abbé Aubert. Son privilège passa successivement entre les mains des héritiers de son fondateur, du président Aunillon, de MM. de Verneuil père et fils, de MM. de Meslé et de Courmont, avant de faire retour au gouvernement qui, par lettres patentes d’août 1761, t’attribua au ministère des affaires étrangères. Le 1er janvier 1762, la Gazette prend le titre de Gazette de France et revêt les armes royales en guise de frontispice. Elle conserva l’un et l’autre lorsque Panckouke prit à bail, en octobre 1786, la direction de la feuille officieuse moyennant la redevance du tiers du prix net fixé pour chaque souscription. Ce produit fut du 1er janvier 1787 à 1789, de 20 ou 25 000 livres. (Bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution, par Maurice Tournent, t. II, p, 485.)
  29. Gidel, op. cit., p. 343 et suiv.
  30. Bibliographie de la presse périodique, p. LXVII.
  31. Le Mariage de Figaro (acte V, scène III).
  32. Œuvres de Condorcet, t. XI, p. 255 et suiv. de l’édition Didot. Paris, 1847.
  33. Condorcet, sa vie son œuvre, par le Dr Robinet. Paris, maison Quantin.
  34. La chute de l’ancien régime, par Aimé Chérest, t. II. p. 287. Paris, Hachette, 1884.