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Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/3

La bibliothèque libre.
Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 88-114).


CHAPITRE III.


Assemblées des Églises sous la croix. — Prières du culte privé
et du culte public.


Nous venons de terminer une tâche déplorable. Nous avons tracé bien succinctement le code des lois de Louis XIV concernant ses sujets protestants. Nous avons dû interrompre le récit de la première renaissance du culte et de la convocation périlleuse de ses premières assemblées. Il est temps de reprendre le cours de ces faits consolants, et c’est un récit que nous ne devons plus interrompre.

On ne peut se dispenser d’abord d’apprécier les graves changements qui survinrent en France, presque aussitôt que Louis XIV eut fermé les yeux. Sous quels rapports purent-ils affecter les églises réformées ? En effet, avant de reprendre le tableau des efforts, pour ainsi dire héroïques, qui furent accomplis pour restaurer le culte réformé dans le midi du royaume, il convient de jeter les regards sur la nouvelle législation du commencement du règne de Louis XV, concernant les protestants. Le duc d’Orléans, Philippe, s’était fait décerner la régence par le parlement de Paris, et cette même assemblée, qui disposait du sort de l’État, cassa le testament de Louis XIV le lendemain même de sa mort. Les droits des princes bâtards adultérins, fils de Mme de Montespan, furent écartés, et ce fut peut-être le seul événement de la régence où la morale se trouva d’accord avec la raison politique. Le duc du Maine et le comte de Toulouse furent réduits à d’inutiles cabales, qui n’aboutirent qu’à l’impuissante intrigue qu’on a nommée la conspiration de Cellamare. Ainsi, le parti de l’esprit prêtre, dont Mme de Maintenon avait essayé de perpétuer l’empire, en donnant au testament de son royal époux la direction de ses vues dévotes, fut écarté.

D’autres événements d’une plus grande portée politique signalèrent le commencement de la régence. L’influence espagnole, toujours si funeste à la France, se réveilla. Poussé par l’esprit brouillon du cardinal Albéroni, Philippe V, ce petit-fils de Louis XIV, dont le trône avait été cimenté par tant de sang français, fit à son tour un rêve de monarchie universelle. Il afficha hautement ses droits à la tutelle du petit Louis XV, et tenta en même temps, par son ministre-cardinal, de soulever la France, d’enlever la Sardaigne à l’empereur, la Sicile à la maison de Savoie, l’Angleterre à Georges 1er ; en un mot de rayer toutes les dispositions de la précédente paix. Il est probable que des projets d’unité religieuse se mêlaient à ces illusions de domination politique, grâce aux confesseurs jésuites qui entouraient le trône d’Espagne. Mais le prêtre intrigant, qui troublait l’Europe par les menées du cabinet de Madrid, se trouva en face d’un adversaire qui portait la même robe à Versailles ; c’était l’abbé Dubois, plus extraordinaire comme prêtre que comme ministre. Toutefois, les traités de la triple et de la quadruple alliance dissipèrent tous les projets d’Albéroni et de son maître. L’Allemagne, l’Angleterre, la France et la Hollande se rangèrent contre l’Espagne, dont la flotte fut engloutie sous1718. les boulets anglais, près de Syracuse. L’année suivante, l’Espagne, partout battue, accéda au traité1719. de paix, et Albéroni reçut son congé de premier ministre. Les événements politiques vinrent bientôt se compliquer d’événements religieux. La cour de France, une fois rassurée sur les prétentions de régence qu’avait affichées la cour d’Espagne, rentra dans l’ancienne politique de l’alliance des deux branches de la maison de Bourbon. Le régent voulut faire épouser sa fille, Mme de Montpensier, au prince héréditaire d’Espagne, don Louis, et obtenir qu’on donnât l’infante à son pupille le roi de France. Les jésuites d’Espagne avaient fait de la réception pure et simple de la bulle Unigenitus par le parlement de Paris la condition de ces alliances réciproques ; 1720.Dubois s’en chargea, l’obtint et devint cardinal. Les jansénistes furent ainsi victimes de la politique du régent. D’un autre côté, les folies financières de Jean Law, en précipitant la nation entière dans un agiotage effréné et en ruinant tant de fortunes, avaient démontré que c’était chose impossible que de prétendre rejeter d’un coup le fardeau des dettes de Louis XIV. Toutefois, il est probable que la suite du gouvernement de Philippe d’Orléans, même comme premier ministre, rassuré sur les prétentions de l’Europe, eût abouti à quelque adoucissement dans les mesures contre les protestants ; mais la même année vit la déclaration de majorité de Louis XV, la mort 1723.
2 décembr.
du Cardinal Dubois et celle de son maître le régent.

Telles étaient les circonstances politiques du pays ; elles n’avaient rien de contraire au développement de la liberté religieuse. Nous verrons plus tard quelles influences de cour firent avorter les espérances qu’on avait pu concevoir sur un changement dans la législation pénale des églises. Elles parurent renaître un instant par suite des intrigues politiques dont le midi du royaume faillit être le théâtre. Nous venons d’indiquer rapidement les vues ambitieuses du ministre de Philippe v, le cardinal Alberoni. Il avait espéré trouver des appuis chez les protestants français, et surtout chez ceux au sein desquels il croyait le plus facile d’exciter des soulèvements. Ses plans s’adressèrent de préférence aux églises des Cévennes et du bas Languedoc. Le régent de France conçut de vives inquiétudes. Afin de s’assurer un moyen d’action confidentiel sur les églises, le gouvernement du régent eut l’idée assez politique de s’adresser au ministre et diplomate, Jacques Basnage, l’un des plus illustres d’entre les réfugiés, homme dont le patriotisme égalait les lumières et la prudence. À cet effet, le régent dépêcha un gentilhomme à la cour de La Haye, pour entrer en pourparler avec Basnage. Le sage ministre indiqua au gouvernement du régent le jeune pasteur Antoine Court. Ce dernier eut des conférences avec les agents de son propre gouvernement. C’étaient M. Genac de Beaulieu, gentilhomme du Dauphiné,1819. qui fut envoyé en Languedoc, et M. de la Bouchetière, colonel de cavalerie au service de la Grande-Bretagne, qui fut envoyé en Poitou, sa province d’origine. Antoine Court leur déclara que les églises avaient déjà éconduit les agents du cardinal d’Espagne, que la rigueur des édits pouvait seule faire soulever les protestants, et que, d’ailleurs, il travaillait journellement et au péril de sa vie à détruire jusques aux dernières traces du fanatisme. Il paraît certain qu’après ces réponses claires et rassurantes, le gouvernement du régent fit offrir une pension considérable au ministre Antoine Court, avec faculté d’aliéner ses biens, et même de s’établir hors du royaume. Il refusa tout, à cause de l’espèce d’exil auquel ces faveurs le condamnaient.

Nous avons d’ailleurs fort peu de détails sur ces négociations curieuses, qui révélaient chez le gouvernement de la régence une connaissance réelle de l’état des choses dans le midi du royaume. Nous ne connaissons ces faits que par quelques minces renseignements sur ce ministre, détails que, bien plus tard, son fils, Court de Gebelin relégua dans un coin de son immense ouvrage[1]. Ce fut un grand bonheur pour les églises que le ministre ait résisté aux offres brillantes du régent. Elles auraient fait de ce pasteur un agent politique et privé du cabinet. Elles eussent probablement fermé la carrière évangélique qu’il parcourut avec tant de zèle et de succès.

Ce fut à la même époque, sur les instances du comte de Morville, ambassadeur de France en Hollande, et sur la demande du régent, que Basnage fut chargé d’écrire cette instruction pastorale, qui fut imprimée à Paris, qui fut distribuée à profusion dans toutes les provinces, et surtout dans celles du midi du royaume. Elle avait pour but d’affermir les populations dans la fidélité due au roi, et de les préserver des intrigues étrangères. La lettre de Basnage est écrite avec beaucoup de sagesse, et indirectement ses conseils voilent avec adresse une diatribe contre les maximes ultramontaines de la déposition des rois. Mais il eût été à souhaiter que l’illustre pasteur et écrivain y eût inséré quelques espérances, ou au moins quelques vœux pour la liberté religieuse de ses compatriotes, qui n’étaient pas, comme lui, en sûreté de personne et de conscience chez un peuple hospitalier. Au reste, elle seconda puissamment l’œuvre conciliatrice de Court. Ainsi, le plus illustre des pasteurs du refuge et le jeune ministre du désert s’unirent l’un et l’autre pour raffermir le patriotisme des troupeaux. Il est bien certain toutefois, que si, d’une part, les nombreuses assemblées qui se tinrent de 1715 à 1720, présentèrent de graves périls aux assistants, d’autre part, les commandants ni les intendants ne poursuivirent pas les réunions avec le zèle acharné qu’ils avaient déployé naguère. Les pièces attestent que ce fut la crainte de rallumer de nouveaux soulèvements de camisards, qui imposa plus de douceur à l’administration. Nous verrons cette crainte salutaire se reproduire sans cesse dans tout le cours du siècle, et couvrir les églises d’une sorte de protection.

Lorsque le régent s’appuya, pour la tranquillité publique, de l’intervention du ministre Antoine Court, il n’y avait pas très-longtemps que le fanatisme terrible des camisards avait jeté ses dernières lueurs. Ce ne fut réellement qu’en 1713 que les Cévennes furent calmées. Longtemps après la capitulation et la retraite de leur chef (1704), les camisards continuèrent leurs réunions, et de nouvelles révoltes désolaient encore le Languedoc. L’affreux Baville redoublait de vigilance et de supplices ; mais les prophètes retirés à Londres et en Hollande versaient sans cesse une nouvelle ardeur visionnaire dans les esprits de leurs frères persécutés. Malgré la perte de toutes leurs espérances en Languedoc, les frères s’organisaient encore à la fin de 1709, à Londres, en corps d’armée mystique, divisé à l’instar des douze tribus d’Israël, offrant le plus singulier mélange d’adeptes anglais et de noms de réfugies. Il est encore question des « deux frères Audemard et Nolibet, qui ont eu ordre de l’esprit confirmé par diverses bouches, de passer en Hollande, pour, de là, être envoyés ailleurs. » Jusqu’en 1716, on voit David Flotard, agent, pour la couronne anglaise, du marquis de Remiremont, réclamer de Georges 1er le prix de ses tentatives de soulèvements en Languedoc[2] (Placet au roi d’Angleterre, Mss. P. R.). Ces faits expliquent assez les inquiétudes de la cour de France, et ses sages démarches auprès des ministres du Languedoc. On se rappelait d’ailleurs que les réformés français avaient des amis dans les congrès étrangers. Dès 1709, aux conférences de Gertruydenberg, préparatoires à la paix générale d’Utrecht, les plénipotentiaires des alliés réformés s’étaient un peu émus du sort de leurs frères protestants. Les réfugiés en Hollande avaient excité sur ce sujet le zèle des états généraux. Ils avaient demandé que la liberté de conscience pour leurs compatriotes de France devînt une des conditions de la paix, et ce fut Jacques Basnage qui dirigea toute l’affaire de ces justes réclamations (The Tatler, no  du 10 mai 1709). Mais les ministres de Louis XIV n’eurent point de peine à repousser la faible insistance des alliés, et d’aucune part on ne voulut subordonner la fin d’une guerre qui avait si longtemps embrasé l’Europe, à des transactions intérieures entre le roi de France et ses sujets. Les alliés durent se contenter d’assurances générales et vagues. Sans doute, on leur répéta les paroles qu’avaient dites, dans les conférences de Versailles, le contrôleur général Chamillard et le duc de Beauvilliers, lorsqu’ils négociaient avec le baron d’Aygaliers, gentilhomme d’Uzès, la capitulation de Cavalier et de sa troupe. Voici les paroles du ministre d’état à l’envoyé des protestants du Languedoc : « Que ceux qui ne peuvent pas s’accommoder de notre religion prient Dieu chez eux ; on ne les ira point troubler, pourvu qu’ils ne fassent point d’assemblées. »

Un homme de guerre qui connaissait bien le Languedoc et le Dauphiné, où il avait eu le malheur de commander avec Baville, le maréchal de Berwick, ne se dissimulait pas la portée politique de ces mouvements insurrectionnels. Il disait que si les camisards eussent vécu en chrétiens, et qu’ils se fussent seulement déclarés pour la liberté de conscience et la diminution des impôts, tous les huguenots du Languedoc se seraient joints à eux. Il redoutait, dans ce cas, que la contagion ne gagnât les provinces voisines, et même que beaucoup de catholiques ne fissent cause commune avec ces libérateurs. Alors le royaume risquait d’être entièrement bouleversé, si les Anglais et les Hollandais fournissaient des chefs puissants et des subsides plus puissants encore[3]. Assurément, l’avis de ce belliqueux rejeton du sang des Marlborough annonçait beaucoup d’intelligence politique. En général, ce fut là l’expression de la politique secrète des dernières années de Louis XIV et de la régence d’Orléans envers les églises réformées françaises. Jamais la cour ni les ministres qui se succédèrent au pouvoir n’oublièrent les embarras inouïs de la guerre des camisards, ni les liaisons qui s’étaient établies entre les révoltés du midi et les étrangers. On n’oublia pas la visite maritime de l’amiral anglais Showel aux côtes du bas Languedoc, en 1703, ni le débarquement du général Saissan, en 1710, qui occupa Cette et Agde, conquêtes éphémères que lui arracha aussitôt l’intrépidité du maréchal de Noailles. On sentit, dès ce moment, les graves dangers qu’il pouvait y avoir à réduire au dernier degré du désespoir une population guerrière, qui, des collines de la côte, pouvait correspondre avec les vaisseaux ennemis.

Aussi, dans les premières années qui suivirent la mort de Louis XIV, l’inquisition des consciences perdit un peu de sa rigueur. Le culte réformé des Cévennes et du Languedoc fut souvent confiné dans l’enceinte des maisons. Cette circonstance seule, outre le mystère qui enveloppait alors toutes les habitudes des protestants, aurait suffi pour rendre très-rares les preuves de la piété de ces populations, obligées de se renfermer ainsi dans le foyer domestique. Il faut remarquer encore que ce genre de culte, opposé à la discipline qui suppose toujours une réunion d’églises et un acte public, n’avait pas l’approbation entière des pasteurs courageux, qui travaillaient à réorganiser ces communautés. Toutefois nous devons recueillir un monument intéressant du culte privé avant de parler des témoignages bien plus frappants que nous a laissés le culte public. Nous trouvons, dans nos pièces, une copie d’une courte prière, usitée pour le culte privé, dans des localités du Languedoc où l’on ne pouvait espérer de visite pastorale. Nous en plaçons la date approximativement à l’an 1718, avant les grandes tournées et les réunions importantes qui furent provoquées par le pasteur Antoine Court. On ne pourra qu’être frappé de la simplicité et de la naïveté éloquente de ce morceau (Mss. Fab. Lic.)[4].

« Prière pour les fidèles qui lisent ensemble la parole de Dieu et un sermon, mais qui sont privés de l’exercice public de leur religion.

« Grand Dieu, que les cieux des cieux ne peuvent comprendre, mais qui a promis de te trouver où deux ou trois sont assemblés en ton nom, tu nous vois assemblés dans cette maison pour t’y rendre nos hommages religieux, pour y adorer ta grandeur, et pour y implorer tes compassions. Nous gémissons en secret, et d’être privés de nos exercices publics, et de n’entendre point dans nos temples la voix de tes serviteurs. Mais bien loin de murmurer contre ta providence, nous reconnaissons que tu pouvais avec justice nous accabler par tes jugements les plus sévères ; ainsi nous admirons ta bonté au milieu de tes châtiments. Mais nous te supplions d’avoir pitié de nous. Nous sommes sans temple. Mais remplis cette maison de ta glorieuse présence ! Nous sommes sans pasteur ; mais sois toi-même notre pasteur. Instruis-nous des vérités de ton Évangile. Nous allons lire et méditer ta parole. Imprime-la dans nos cœurs ! Fais que nous y apprenions à te bien connaître, et ce que tu es et ce que nous sommes ; ce que tu as fait pour notre salut et ce que nous devons faire pour ton service ; les vertus qui te sont agréables et les vices que tu défends ; les peines dont tu menaces les impénitents, les tièdes, les timides, les lâches et les profanes, et la récompense glorieuse que tu promets à ceux qui te seront fidèles. Fais que nous sortions de ce petit exercice plus saints, plus zélés pour ta gloire, et pour ta vérité, plus détachés du monde, et plus religieux observateurs de tes commandements. Exauce-nous, par ton fils. »

Après cet exemple de culte privé, nous devons parler du culte public. Les efforts des pasteurs qui se dévouèrent à cette œuvre courageuse, sont au plus haut degré dignes de mémoire.

Tous ces travaux vraiment apostoliques, tendant à réédifier le culte et la discipline réformée sur les cendres encore fumantes de la guerre des Camisards et au milieu des aberrations de leurs derniers prophètes, eurent lieu dans un espace de trois années, depuis 1715 jusqu’en 1718, depuis l’époque de la mort de Louis XIV jusqu’à l’abaissement de l’Espagne par les victoires de la régence d’Orléans et de l’Angleterre. Ils coïncidèrent avec les succès de la quadruple alliance, ligue qui unit les cours de l’Europe sans distinction de doctrine, et qui consolida l’égalité diplomatique de tous les cabinets sous le point de vue religieux. Cependant, à l’époque même où des hommes aussi évangéliques que courageux se dévouaient à l’œuvre de rallier les églises désolées, le conseil de Louis XIV poursuivait son œuvre avec une constance égale ; à l’époque de cette même année 1715, où Antoine Court réunissait les prédicateurs et les laïcs des églises dans quelque grange solitaire ou dans les grottes inaccessibles du Vivarais et des Cévennes, six mois ne s’étaient pas écoulés depuis que le jésuite Letellier et Mme de Maintenon, obsédant la couche mortelle de Louis XIV, avaient obtenu une nouvelle déclaration, où, tout en proclamant la catholicité de tous ses sujets comme un fait déjà consommé et irrévocable, il ordonnait derechef, contre les nouveaux convertis rebelles aux sacrements, les galères et l’outrage des cadavres. « Depuis la révocation de l’Édit de Nantes, disait le vieux monarque presque mourant, après soixante-douze années de règne, nous n’avons rien oublié de ce qui pouvait dépendre de nous pour retirer des erreurs de la religion prétendue réformée, ceux de nos sujets qui y étaient nés, et pour procurer l’éducation de leurs enfants dans la véritable, et nous avons eu la satisfaction de voir que Dieu a béni en cela nos pieuses intentions, par le grand nombre des personnes qui ont fait abjuration… d’autant que le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre royaume, est une preuve plus que suffisante qu’ils ont embrassé la religion catholique, apostolique et romaine, sans quoi ils n’y auraient pas été soufferts ni tolérés. » (Déclaration du roi, 8 mars 1715. ) Au moment même où le secrétaire d’état, Phélypeaux de Pontchartrain, vigilant administrateur d’une si longue oppression, faisait apposer le grand sceau de cire jaune à cette dernière intolérance de son vieux maître, rien ne l’avertissait sans doute que de fervents synodes renaissaient alors dans un coin obscur du Languedoc, et que leur zèle serait encore plus puissant que ses édits. Tels furent les travaux de ces trois années, accomplis dans le midi du royaume, par des pasteurs modestes et peu lettrés ; ils dureront sans doute aussi longtemps que les œuvres des théologiens catholiques contemporains, aussi longtemps que les belles impressions des conciles de Hardouin sous les presses du Louvre, et que les discours de Massillon au milieu des magnificences de la Sainte-Chapelle.

Ce n’était pas assez de prendre des mesures générales pour régulariser le culte et le sacerdoce, et pour prévenir les abus de personnes sans instruction et sans mission, usurpant la parole dans les assemblées. Il fallait pouvoir envoyer des ministres régulièrement ordonnés. Il n’y en avait aucun dans cette partie du royaume qui eût reçu l’imposition des mains, hormis un ministre du Dauphiné, Jacques Roger, qui avait été consacré dans le Wurtemberg, et qui n’avait pas craint de braver la loi capitale, qui lui interdisait de retourner en France. Dans tout le Languedoc, le ministre Court, non plus que ses collègues, n’avaient d’autre mission que leur zèle, ni d’autre titre que celui que des assemblées consistoriales de laïcs leur avaient conféré. Ils ne pouvaient donc, à la rigueur ni validement, bénir les mariages, ni conférer les sacrements. Antoine Court chercha les moyens de remédier à ce vide fâcheux. Pour donner à toutes ces mesures la sanction qu’elles devaient recevoir d’un caractère sacré, il détermina un des plus distingués de ses collègues, le ministre P. Corteis, à se rendre à Zurich pour y recevoir l’imposition des mains, suivant le rit de la discipline helvétique. Le pasteur Corteis, dont nous avons souvent trouvé le nom au bas d’actes synodaux du désert, en Languedoc, n’hésita pas à faire ces périlleux voyages. De retour, il 1718. consacra le ministre Antoine Court, à la tête d’un synode ; et ce furent ainsi les pasteurs Court, Corteis et Roger qui sauvèrent, pour la France réformée, la filiation de l’ordination suivant la règle apostolique, au milieu des épreuves d’une si longue intolérance, après la guerre des Cévennes. Dès lors, grâce aux sages mesures de ces ministres, la consécration au saint ministère put devenir valide dans le midi du royaume, et c’est de leurs mains courageuses qu’elle a été transmise jusqu’à nos jours aux florissantes églises du Languedoc et des Cévennes.

De si beaux efforts devaient être couronnés de succès. Bientôt il put se réunir au milieu des églises de ces deux provinces, un synode qui rassembla1718.
7 février.
, quarante-cinq membres, tant pasteurs que membres anciens et laïcs. On décréta que nul ne serait reçu pasteur « qu’après un sérieux examen de sa doctrine et de ses mœurs. » On arrêta que tous pasteurs « doivent avoir le témoignage de mener une sainte vie, irrépréhensible, et qu’ils possèdent les lumières et les connaissances requises pour s’acquitter d’un si glorieux emploi. » — « Et comme dans ce temps de calamités nous recevons des pasteurs qui n’ont point reçu l’étude des langues, au moins faut-il qu’ils aient les qualités ci-dessus nommées : sur cela, la compagnie a reçu le nommé Jean Bétrine pour prêcher le saint Évangile par toutes les églises où la Providence l’appellera. » (Syn., cop. cert. mss. P. R.) À cet article, qui porte si naïvement l’empreinte du malheur des temps, il faut ajouter une disposition remarquable de la même assemblée, par laquelle, reconnaissant sans doute l’extrême difficulté de rebaptiser tous les enfants qui, depuis trente ans, avaient reçu ce sacrement par contrainte de la main des prêtres, elle décréta pour cette fois « que le baptême de l’église romaine est bon, quoiqu’on ne puisse toutefois y présenter des enfants sans se polluer. » (Art. 3.) D’ailleurs, l’assemblée jugea nécessaire de confirmer en leur charge tous les ministres qui n’avaient pu recevoir que l’approbation des anciens.

Ces sages mesures étaient appuyées quelquefois de jugements sévères et fortement motivés, qui prouvent combien ces pasteurs de la renaissance du culte veillaient à la stricte observation de la discipline qu’ils essayaient de rétablir. 1720
13 décembr.
Ainsi peu d’années après les premiers synodes, le ministre Jean Vesson fut déposé et fut interdit de sa charge pour cause de schisme, pour avoir administré le baptême à des enfants, n’ayant point d’ordination « ni approbation des anciens élus et choisis par les fidèles, ce qui est un grand crime et une grande irrégularité, » et attendu « que s’il est permis, à la vérité, à des anciens élus à la pluralité des voix dans un temps de persécution, d’établir un homme en qui ils connaissent les qualités requises, et de lui donner puissance et autorité de faire toutes les fonctions d’un pasteur, le sieur Vesson n’a été reçu dans aucun consistoire de pasteurs ou d’anciens. » (Syn., cop. cert. mss, P. R.) En même temps, on songeait déjà à prendre des mesures pour assurer quelques faibles honoraires aux ministres qui prêchaient au milieu de tant de périls. Deux synodes de cette même année prirent des dispositions remarquables : le premier, composé de deux pasteurs, de huit proposants et de quarante-huit 9 mai. anciens, délibéra en ces termes : « Il sera baillé, pour les habits et pour l’entière couverture des pasteurs et des proposants qui prêchent dans les églises désolées de France, la somme de soixante-dix livres chaque année. » Il prit aussi des mesures contre le danger des improvisations trop vives, en ordonnant, à l’égard d’un proposant, qu’il communiquerait ses sermons d’avance à une commission pour les faire approuver, et que s’il ne pouvait pas les apprendre mot à mot, au moins serait-il obligé d’en conserver et dire le véritable sens. L’autre assemblée délibéra en ces termes l’art. 5 de ses règlements, qui donne une idée de la 1720
20 septemb.
position périlleuse de ces pasteurs. « Les circonstances fâcheuses demandant qu’on prenne de plus grandes précautions pour la conservation des assemblées, il a été délibéré que les anciens auront le soin de fournir des sentinelles dans les lieux où il y aura des garnisons. » Une autre disposition, aussi naïve dans sa forme que prudente au fond, montrera la vigilance de ces assemblées pour la réputation des ministres. « A été délibéré que les pasteurs et proposants n’iront point dans les maisons où il y aura soupçon qu’ils aiment quelque fille d’une amour temporelle, et cela pour éviter les scandales et les maux qui pourraient s’y glisser ; les anciens sont exhortés d’y veiller soigneusement. » (Art. 3. Syn., cop. cert. mss. P. R.)

À mesure qu’on avance dans ce siècle et qu’on suit l’histoire des églises du midi de la France, les seules où alors le culte protestant eût repris quelque chose de son ancienne organisation, on voit clairement d’année en année les efforts des premiers ministres qui consolèrent ces contrées, grandir et produire de meilleurs résultats. Les assemblées synodales deviennent plus considérables et plus fréquentes ; leurs délibérations prennent plus de hardiesse et plus de vigueur. Rien de plus intéressant que de suivre ainsi, sur les documents mêmes de ces courageux labeurs, les progrès de la discipline, et que de voir les troupeaux se retrouver et l’ordre renaître du sein de la tempête. Ainsi, sept années s’étaient à peine écoulées depuis la première assemblée de 1716, que l’on vit un synode rassembler le nombre de cinquante-quatre membres et faire des règlements très-formels tant pour arriver à une forte organisation, que pour prévenir tout 1723.
19 mars.
mélange avec le rit romain, qui pût compromettre le pur dogme réformé. En présence de tant d’édits oppresseurs, et sous le coup toujours suspendu des arrêts les plus cruels, cette assemblée n’hésite pas à fulminer contre cette question : Si l’on pouvait assister aux mariages et aux baptêmes de l’église romaine ? « La vénérable assemblée, après avoir examiné mûrement la chose, a dit que cela ne se pouvait point 1723. faire ; c’est pourquoi a délibéré que toutes les personnes qui y auront assisté seront suspendues de la sainte cène, jusqu’à ce qu’elles auront fait réparation publique et donné des marques d’une véritable repentance. » Vigilante contre l’abus des prédicateurs non autorisés, l’assemblée « avertit les fidèles qu’à l’avenir ils ne donnent la main à aucune personne, si elle ne montre son approbation, sous peine aux anciens d’être démis de leur charge, » et que personne ne pourra même faire la lecture et lever le chant des psaumes, à moins d’être élue par les anciens, et qu’à défaut, les anciens eux-mêmes feront ce service. Pour venir au secours de ceux dont, selon les termes des édits, on confisquait les biens et dont on forçait les maisons, le synode fit cette déclaration remarquable : « Encore il a été proposé qu’en plusieurs endroits il pourrait y avoir des nécessités telles que l’église particulière ne pourrait pas y subvenir, soit à l’égard de quelque chef de famille qui pourrait être pris au sujet de la religion, ou des maisons qui pourraient souffrir quelque dommage pour avoir logé quelque pasteur : ainsi a été délibéré que toutes les églises y contribueraient en général ; c’est pourquoi la vénérable compagnie a chargé les pasteurs et proposants d’exhorter les fidèles d’élargir leur charité et d’enjoindre aux assemblées que, outre l’argent qui se lève pour les pauvres, elles feront une collecte, et ainsi tiendront une autre bourse en cas de nécessité. » (Syn., cop. cert. mss. P. R.) Enfin, voulant faire disparaître toutes traces de la désorganisation générale que les guerres avaient produite, et détruire jusqu’aux occasions où une église isolée s’établirait sans règle aucune au risque de voir le fanatisme y renaître, le même synode déclara qu’attendu « que dans les villes et lieux où il n’y a point d’anciens, il est arrivé des désordres et des scandales, il a été délibéré qu’on en établirait incessamment, et faute de ce faire et s’il y a un refus de la part des fidèles, ils ne seront point visités des pasteurs, ni avertis pour aller aux assemblées. » Quelle punition, pour une infraction à la discipline, que de n’être averti d’aller à des assemblées qui, si elles étaient surprises, attiraient sur le ministre la peine du gibet, et les galères perpétuelles pour les assistants !

Ces vigoureuses mesures d’administration étaient secondées par les exercices d’un culte dont les dangers et l’action puissante sur les âmes concouraient également à ranimer et à entretenir l’ancienne ferveur. Mais il est malheureusement difficile de découvrir aujourd’hui des monuments bien certains des prédications protestantes du désert, vers le commencement du xviiie siècle, et par conséquent appartenant à une époque très-antérieure au ministère de Paul Rabaut. Alors les plus grandes précautions étaient mises en usage pour cacher toute preuve de ces exercices solitaires, que des lois cruelles interdisaient au prix de rigoureuses condamnations. Que si l’on retrouve aujourd’hui dans les pièces inédites de ces temps quelques morceaux de sermons, on voit que le plus souvent ils traitent de matières religieuses générales, ou bien que la date des exercices est omise, ce qui empêche de les citer en regard des événements dont ils portent l’empreinte. Cependant nous avons rencontré dans notre collection synodale (1700-1737) une seule page de la main du ministre A. Court. D’après les ratures et le désordre de la rédaction, elle est sans aucun doute l’écriture hâtive et le premier jet du style d’une composition du désert, prêchée cinq ans après la mort de Louis XIV. La date peut être même bien fixée. Ce fragment est transcrit sur le verso du procès-verbal en grosse 1720.
9 mai.
de l’un des premiers synodes, qui ordonna « de convoquer, le 19me du mois de may, un jeûne général, afin de tascher moyen d’arrester la colère de Dieu et l’appaiser envers nous. » (Art. 3.) Cette page porte le fragment suivant, qui fut évidemment adressé au peuple par le ministre dans le culte de ce jour d’humiliation. Ces paroles, d’une éloquence si fervente et si chaleureuse, furent dites aux fidèles probablement après la dernière prière, au moment de congédier l’assemblée.

« Cependant puisque la colère de Dieu paraît toujours embrasée sur le peuple de ce royaume à cause de son impénitence, et que d’un autre côté notre prince ne se trouve pas en état de nous redonner la précieuse liberté que ses prédécesseurs nous ont injustement ôtée, que la persécution semble redoubler toujours quand nous attendions quelque soulagement, que d’ailleurs vous ne pouvez donner gloire à Dieu dans ce royaume sans vous exposer à de grands maux ;

« Dieu veuille graver dans vos cœurs et dans vos mémoires les salutaires instructions qu’il a plu à sa bonté de vous donner aujourd’hui par mon ministère, d’un caractère qui ne s’efface jamais ; Dieu veuille que le jeûne que nous avons célébré aujourd’hui ne soit pas seulement une abstinence de deux repas de viande, mais une entière privation du péché et de tout ce qui serait capable de nous perdre et d’allumer de plus fort la colère de Dieu contre nous ; Dieu veuille que notre humiliation lui soit agréable, que nos prières parviennent au trône de sa miséricorde ; qu’elles lui fassent tomber les verges qu’il a en main pour nous frapper ; qu’elles fassent découler sur nous et sur nos troupeaux affligés les richesses de sa grâce et les influences de sa miséricorde ; Dieu veuille nous fortifier lui-même par son Saint Esprit et mettre lui-même ses paroles dans notre bouche, afin que vous puissiez édifier et désarmer ceux qui vous affligent ; Dieu veuille sanctifier et consoler vos cœurs ; Dieu veuille toucher lui-même, convertir et bénir ceux qui persécutent sa vérité sans la connaître ; Dieu veuille nous donner des jours de paix et de consolation auprès des jours malheureux auxquels nous avons senti tant de maux ; Dieu veuille encore ouïr les cris et gémissements de nos pauvres frères prisonniers, galériens, exilés ou en fuite, et leur donner matière de joie et de consolation en les délivrant de leurs souffrances ; Dieu veuille enfin rétablir sa pauvre Jérusalem, nous combler tous de ses bénédictions les plus précieuses et nous élever un jour dans le palais de sa gloire pour nous y rendre éternellement heureux ! Ô grand Dieu ! qui es le Dieu de compassion et de miséricorde, aie pitié de ta pauvre colombe, de ta chère Sion de France ; mets fin bientôt à toutes ses misères et à toutes ses souffrances, hâte le jour de ta venue, fais bientôt échoir ce temps assigné de sa délivrance ! — Seigneur, tes serviteurs sont affectionnés à ses pierres et ont pitié de la voir toute en poudre. » (Mss. P. R.)

C’est avec un soin religieux que nous avons déchiffré ce brouillon informe bien taché et bien usé par le temps autant que par le frottement de courses perpétuelles, et que nous remettons au jour ces graves et touchantes invocations, si profondément empreintes de foi, de résignation et de confiance. La solennité de la réunion, les périls qui l’assiégeaient, les lois cruelles qui en proscrivaient le culte, devaient donner à ces prières un caractère d’intérêt et de grandeur, qu’heureusement nous ne pouvons plus ressentir aujourd’hui. On tâche cependant de se figurer de tels vœux retentissant au milieu d’une assemblée à genoux, réunie nuitamment à l’ombre des rochers ou au fond des cavernes, entourée de sentinelles de distance en distance pour surveiller l’invasion des soldats, et composée de fidèles dont les parents et les amis étaient en fuite, en prison ou dans les bagnes. On croit entendre la voix émue de ces ministres qui, par cet acte même, commettaient un crime capital. Alors seulement on peut se former une faible idée de tout ce qu’un pareil culte a dû offrir de recueillement sublime et d’imposante solennité. Sous le point de vue de la forme du langage, il faut ajouter que de tels vœux, d’un style si énergique et même si pur, prononcés par un jeune homme de vingt-quatre ans, privé de tout avantage d’éducation, hormis celle qu’il s’était donnée à lui-même, font voir que tous les désordres des persécutions et la ruine des académies n’avaient pu interrompre cette tradition de bonne éloquence, dont l’église réformée et l’école de Saurin avaient fourni tant de modèles.

Après le tableau de cette première renaissance du culte réformé, qui suivit immédiatement la mort de Louis XIV, il est facile de voir, que si d’un côté les premiers pasteurs eurent bien des obstacles à détruire, de l’autre côté, ils durent trouver de nombreux appuis dans les mœurs des populations. On ne peut observer, sans un profond intérêt, par quelle série de mesures et d’habitudes ces hommes courageux et zélés luttaient contre l’inquisition de leurs vigilants ennemis. Les réformés, chassés de l’exercice de toutes les professions libérales et officielles, s’étaient réfugiés avec honneur dans celles de l’industrie et de l’agriculture. En contact avec les seuls officiers du fisc, ils supportaient les charges de l’état avec empressement. Le manufacturier opulent comme le pauvre montagnard n’avaient qu’à satisfaire l’église catholique par quelques signes de dévotion extérieure, pour ne plus pouvoir en être inquiétés et pour réduire à l’impuissance le clergé, alors même qu’il se défiait le plus des apparences. Cette hypocrisie, qu’imposait la cruauté des lois, et que condamnait la discipline, fut cependant l’arme la plus habile qu’ils purent opposer à l’intolérance. Le clergé mettait son dogme sous la protection des édits les plus dénaturés ; il en résulta que foule de réformes pensèrent qu’il était légitime d’opposer la dissimulation à la tyrannie. Dès ce moment, mille plaintes véhémentes et amères déposent des angoisses des évêques, qui voyaient le troupeau protestant durer, se perpétuer, et fleurir obstinément sous le masque catholique. Nous ferons ressortir plus tard les graves résultats de cette conduite prudente. D’un autre côté, une adhésion simulée au rit des persécuteurs ne déshonorait point les fidèles, parce qu’elle était toujours suivie d’un repentir public et véritable. On vit souvent dans les montagnes du Vivarais des groupes de religionnaires, qui s’étaient laissé intimider un instant, s’adresser les plus véhéments reproches avant de fléchir le genou tous ensemble en poussant des gémissements vers le ciel. Ces rétractations ajoutaient même à la ferveur de la foi populaire. La vie extérieure et hardie de ce peuple des montagnes lui faisait goûter quelque charme dans les hasards mêmes de ces réunions proscrites. La foi se présentait à lui sous la forme d’un danger mystérieux. La simplicité de la croyance, qui dispense le culte réformé de toute pompe et de tout symbole, s’accordait bien avec ces réunions nocturnes qui, une fois dispersées, ne laissaient aucune trace de leur culte solitaire. Leurs chants et leurs prières s’accordaient sans peine avec les lieux sauvages où ils cherchaient un asile. C’était sous la voûte du ciel, et au travers des rangs d’une assemblée que la présence de ses dangers rendait plus fervente, que l’on portait, avec peine, après les chances d’une longue course, le jeune enfant pour l’initier, par l’eau du baptême, aux rits d’une église, où peut-être de cruelles épreuves l’attendaient ; c’était là que se réhabilitaient, après une confession de repentir, ces mariages catholiques que le fanatisme des prêtres imposait aux époux, tandis que d’autres familles demandaient à leur foi le noble et triste courage de ravir les restes de leurs proches aux insultes du fanatisme, en les déposant, au milieu des ténèbres, dans les caves de leurs propres maisons. Les ministres étaient rares et, en général, peu lettrés ; mais leur parole grave et fervente venait suppléer au poli de la forme, dont les paysans des Cévennes ignoraient le raffinement. Leurs livres religieux avaient été saisis ou détruits ; mais tous savaient les psaumes par cœur ; la lecture assidue de la Bible en avait gravé les passages et les traits dans leur mémoire. Il faut ajouter, à tous ces avantages, le souvenir et la présence des martyrs, et surtout l’exaltation profonde que le fanatisme des camisards avait allumée dans les âmes. Leurs exploits incroyables, leurs vengeances contre le clergé, leur capitulation glorieuse avec l’armée du grand roi, toutes ces choses entretenaient au loin, dans les lieux témoins de leur valeur, un courage qui semblait s’appuyer sur une confiance surnaturelle. Aussi le pasteur Court, et les premiers compagnons de ses courses, sentirent avant tout l’extrême importance de ramener les esprits à une foi moins désordonnée. Aussi, par leurs soins, et grâce à leurs sages conseils, l’entraînement d’une foi exagérée disparut. Elle fut circonscrite par la surveillance d’une vigilante discipline, et il ne resta qu’un courage plus froid et plus réglé. Ce fait laisse concevoir comment des assemblées régulières s’organisèrent avec tant d’ordre et tant de rapidité.

Les églises recevaient encore bien peu d’encouragement et de secours des états protestants de l’Europe, dont la générosité s’épanchait sur l’infortune plus voisine de très-nombreux réfugiés. Elles furent donc réduites à peu près aux ressources de leur vie intérieure, qu’une foi très-vive venait alimenter, et qu’entretenait sans cesse cet esprit d’opposition que la tyrannie excite. Nous verrons aussi que les églises communiquaient avec leurs galériens, et leur faisaient passer des dons, qui étaient suivis des missives les plus touchantes. Chaque lettre, datée du bagne de Toulon ou des tours de Constance, contenait une exhortation des victimes adressée à leurs frères. Tout se trouvait donc disposé pour faire germer les semences que le pasteur Court versait sur ce champ périlleux. Dans la montagne comme dans la plaine, les fidèles organisèrent facilement une véritable police au service de la foi persécutée. Les lettres étaient toujours adressées à de tierces personnes d’une fidélité à toute épreuve ; le nom des destinataires disparaissait sous des anagrammes indéchiffrables. Des émissaires braves et dévoués allaient annoncer de vive voix la tenue des assemblées. Plusieurs des plus intrépides et des mieux aguerris aux courses aventureuses, escortaient le ministre, s’assuraient en avant de sa visite, des pièges calculés des persécuteurs, et le guidaient pendant la nuit dans des chemins couverts. Souvent des travestissements ingénieux, et même grotesques, déguisaient le signalement du pasteur. La course des soldats était soigneusement observée ; des sentinelles, placées sur les hauteurs, étaient chargées de surveiller leur approche, et très-souvent des intelligences, ménagées avec les protestants des villes, avertissaient à l’avance et de la sortie des détachements, et des quartiers sur lesquels ils marchaient. Les ministres changeaient de demeure chaque nuit ; les fidèles regardaient comme un honneur de s’exposer avec eux aux peines qui frappaient l’hospitalité. On redoublait de précautions et de mystères pour la tenue des synodes ; on les convoquait à demeure par des agents discrets ; on les réunissait en rase campagne ou dans le creux des vallées ; dans tout le cours du siècle, un assez petit nombre de ces assemblées furent surprises. En hiver, ou lorsque le temps était trop âpre, une métairie solitaire les abritait. Lorsque le danger était trop pressant et que les intendants redoublaient de violence ou de ruse, la foi de cette population eût paru éteinte ; mais elle se maintenait toujours fervente dans le culte domestique. Chacun des chefs de famille réunissait chez lui une petite assemblée qui, par le profond secret de sa convocation, échappait à la fois à la délation et à la violence. La majorité des curés se résignait à la durée d’une foi que rien n’avait pu vaincre ; mais il y en avait d’autres qui opposaient la ruse à la ruse, et qui se servaient contre les réformés des moyens mêmes qui faisaient leur salut. Il y en eut qui organisèrent aussi leur police et qui soudoyaient des observateurs choisis dans les rangs d’une fanatique populace. Plus rarement ils réussirent à tenter quelque misérable par l’appât des louis d’or promis pour la tête d’un ministre. Cependant nous verrons qu’ils y parvinrent dans une occurrence notable, mais que l’agent du fanatisme périt par la main de ceux qu’il venait dénoncer. Les intendants aussi varièrent leurs mesures et déployèrent mille stratagèmes pour envelopper les assemblées dans des embuscades meurtrières. Ces deux remarques expliquent comment un assez grand nombre de ministres furent conduits au supplice, et comment plusieurs assemblées qui se croyaient en sûreté furent surprises et dispersées par le feu des soldats. Enfin loin de laisser dépérir sa foi sous l’excès des souffrances qu’il endurait pour elle, le peuple du Languedoc avait soin de perpétuer, par la tradition, le tableau de l’héroïsme de ses confesseurs. Nous citerons plusieurs des complaintes populaires, où les peuples célébraient en une poésie aussi religieuse que naïve, la perte des courageux pasteurs, qui avaient marché au gibet en bénissant leurs frères et en chantant les psaumes des martyrs. Il est superflu de dire que nulle violence ne pouvait étouffer la foi secrète d’une population ainsi disposée. Ni la surveillance toujours présente du clergé, ni les caprices belliqueux des commissions militaires, ni l’arbitraire administratif des intendants, ni les poursuites intéressées de la caisse des économats, ni les barbaries héréditaires de la magistrature, ne pouvaient atteindre des actes dont la trace se perdait dans le for intérieur. C’est ainsi que ces populations ferventes et dévouées puisaient, dans les pratiques de leur indomptable piété, des armes bien plus difficiles à vaincre que celles de la résistance guerrière et déclarée des Camisards. Leur constance sut triompher de ce code inouï de déclarations et d’édits cruels, que depuis plus d’un demi-siècle la cour de Versailles dirigeait contre leurs personnes, contre leurs biens, contre leur religion, et même contre leur existence civile.



  1. Monde Primitif, Dissertations mêlées, v et vi, 1781. On n’y trouvera pas une notice, mais seulement quelques pages où Court de Gebelin parle de ses études dans la maison paternelle.
  2. Nous possédons (coll. mss. P. R.) les lettres les plus singulières d’Élie Marion et de Charles Portalès sur cette classification des prophètes réfugiés, nommés dans les tribus par le ministère de la prophétesse Jeanne Roux et par le ministère d’Élie Marion. Comme il y eut plus de cent cinquante adeptes qui reçurent des nouveaux noms bibliques, selon les inspirations, on conçoit la difficulté de nommer tout ce monde. Aussi Charles Portalès fait de grands efforts pour concilier cette distribution avec les vrais noms qui se trouvent dans les Écritures. Nous ne rapportons ces hallucinations déplorables que pour faire sentir tous les obstacles encore récents qui se présentaient à l’œuvre de restauration de Court et de ses collègues. (Voy. sur David Flotard et Charles Portalès, Hist. des troubl. des Cévennes, par Court, t. iii, p. 128-293.)
  3. Mém. du maréch. de Berwick, tom. i, p. 282, publiés longtemps après, en 1798, par l’abbé Hook. Malheureusement, Lemontey, qui avait si soigneusement examiné les mémoires du temps, regarde ceux-ci comme fort suspects. Il est permis de supposer toutefois que les vues politiques du héros de Philipsbourg n’auront pas été trop altérées.
  4. Cette prière fut reproduite beaucoup plus tard dans la Liturgie pour les protestants de France, ou Prières pour les familles privées de l’exercice public de leur religion, Amsterdam, 1755, page 16. Sauf quelques légères variantes qui tiennent à la naïveté du vieux style, le dernier éditeur a bien conservé le caractère de simplicité extrême. D’après une note de notre copie mss, il serait possible que ce morceau fût même du xviie siècle et de l’époque de la mort du ministre Jean Homel. Il figurait d’ailleurs très-bien dans cette liturgie à l’usage des églises persécutées, où l’on trouve le service très-touchant et triste du Jour de jeûne en mémoire de la révocation de l’édit de Nantes, qui se célébrait un des derniers dimanches d’octobre. Nous ne voulons point prendre sur nous de décider s’il faut louer ou blâmer les églises réformées de France d’avoir renoncé à ces commémorations solennelles, bien douloureuses, il est vrai, mais qui ouvrent à la piété et aux souvenirs des ancêtres une source si féconde d’émotions religieuses et d’édification. On a attribué à Saurin la prière que nous insérons ; mais ce pasteur refusa constamment de prendre part à aucune composition du culte privé, de peur de favoriser l’interruption du culte public. (Voy. État du Christ. en France, 1725. Préf., p. 25.)