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Histoire des Girondins/3

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Chez l’auteur (p. 149-210).

LIVRE TROISIÈME


Attitude de l’Assemblée nationale. — Barnave se range au parti de la monarchie, avec Duport et les Lameth. — Le côté droit prend la résolution de s’abstenir dans l’Assemblée. — L’Assemblée discute la fuite à Varennes. — L’inviolabilité du roi reconnue. — Les clubs et la presse accélèrent la marche de la Révolution. — Hommes influents du journalisme : Loustalot, Camille Desmoulins, Marat, Brissot. — Le peuple commence à demander la déchéance du roi et la république. — Pétition signée au Champ de Mars. — La Fayette et Bailly repoussent les factieux par la force armée. — Faiblesse de l’Assemblée. — Portraits de Condorcet, de Danton, de Brissot.


I

Il y a pour les peuples comme pour les individus un instinct de conservation qui les avertit et qui les arrête, sous l’empire même des passions les plus téméraires, devant les dangers dans lesquels ils vont se précipiter. Ils semblent reculer tout à coup à l’aspect de l’abîme où ils couraient tout à l’heure. Ces intermittences des passions humaines sont courtes et fugitives, mais elles donnent du temps aux événements, des retours à la sagesse et des occasions aux hommes d’État. Ce sont les moments qu’ils épient pour saisir l’esprit hésitant et intimidé des peuples, pour les faire réagir contre leurs excès, et pour les ramener en arrière par le contre-coup même des passions qui les ont emportés trop loin. Le lendemain du 25 juin 1791, la France eut un de ces repentirs qui sauvent les peuples. Il ne lui manqua qu’un homme d’État.

Jamais l’Assemblée nationale n’avait offert un aspect aussi imposant et aussi calme que pendant les cinq jours qui avaient suivi le départ du roi. On eût dit qu’elle sentait le poids de l’empire tout entier peser sur elle, et qu’elle affermissait son attitude pour le porter avec dignité. Elle accepta le pouvoir sans vouloir ni l’usurper ni le retenir. Elle couvrit d’une fiction respectueuse la désertion du roi ; elle appela la fuite enlèvement ; elle chercha des coupables autour du trône ; elle ne vit sur le trône que l’inviolabilité. L’homme disparut, pour elle, dans Louis XVI, sous le chef irresponsable de l’État. Ces trois mois peuvent être considérés comme un interrègne, pendant lequel la raison publique est à elle seule la constitution. Il n’y a plus de roi, puisqu’il est captif et que sa sanction lui est retirée ; il n’y a plus de loi, puisque la constitution n’est pas faite ; il n’y a plus de ministres, puisque le pouvoir exécutif est interdit ; et cependant l’empire est debout, agit, s’organise, se défend, se conserve. Ce qui est plus prodigieux encore, il se modère. Il tient en réserve dans un palais le rouage principal de la constitution, la royauté ; et, le jour où l’œuvre est accomplie, il le pose à sa place et il dit au roi : « Sois libre et règne ! »


II

Une seule chose déshonore ce majestueux interrègne de la nation : c’est la captivité momentanée du roi et de sa famille. Mais il faut reconnaître que la nation avait bien le droit de dire à son chef : « Si tu veux régner sur nous, tu ne sortiras pas du royaume, tu n’iras pas emporter la royauté de la France parmi nos ennemis. » Et quant aux formes de cette captivité dans les Tuileries, il faut reconnaître encore que l’Assemblée nationale ne les avait point prescrites, qu’elle s’était même soulevée d’indignation au mot d’emprisonnement, qu’elle avait commandé une résidence politique et rien de plus, et que la rudesse et l’odieux des mesures de surveillance tenaient à l’ombrageuse responsabilité de la garde nationale bien plus qu’à l’irrévérence de l’Assemblée. La Fayette gardait, dans la personne du roi, la dynastie, sa propre tête et la constitution. Otage contre la république et contre la royauté à la fois. Maire du palais, il intimidait par la présence d’un roi faible et humilié les royalistes découragés et les républicains contenus. Louis XVI était son gage.

Barnave et les Lameth avaient, dans l’Assemblée nationale, l’attitude de La Fayette au dehors. Ils avaient besoin du roi pour se défendre de leurs ennemis. Tant qu’il y avait eu un homme entre le trône et eux (Mirabeau), ils avaient joué à la république et sapé ce trône pour en écraser un rival. Mais, Mirabeau mort et le trône ébranlé, ils se sentaient faibles contre le mouvement qu’ils avaient imprimé. Ils soutenaient ce débris de monarchie, pour en être soutenus à leur tour. Fondateurs des Jacobins, ils tremblaient devant leur ouvrage, ils se réfugiaient dans la constitution, qu’ils avaient eux-mêmes démantelée ; ils passaient du rôle de démolisseurs au rôle d’hommes d’État. Mais pour le premier rôle, il ne faut que de la violence ; pour le second, il faut du génie. Barnave n’avait que du talent. Il avait plus : il avait de l’âme et il était honnête homme. Les premiers excès de sa parole n’avaient été en lui que des enivrements de tribune. Il avait voulu savoir le goût des applaudissements du peuple. On les lui avait prodigués bien au delà de son mérite réel. Ce n’était plus avec Mirabeau qu’il allait avoir à se mesurer désormais, c’était avec la Révolution dans toute sa force. La jalousie lui enlevait le piédestal qu’elle lui avait prêté. Il allait paraître ce qu’il était.


III

Mais un sentiment plus noble que l’intérêt de sa sécurité personnelle poussait Barnave à se ranger au parti de la monarchie. Son cœur avait passé avant son ambition du côté de la faiblesse, de la beauté et du malheur. Rien n’est plus dangereux pour un homme sensible que de connaître ceux qu’il combat. La haine contre la cause tombe devant l’attrait pour les personnes. On devient partial à son insu. La sensibilité désarme l’intelligence ; on s’attendrit au lieu de raisonner ; le sentiment d’un homme ému devient bientôt sa politique.

C’est là ce qui s’était passé dans l’âme de Barnave pendant le retour de Varennes. L’intérêt qu’il avait conçu pour la reine avait converti ce jeune républicain à la royauté. Barnave n’avait connu jusque-là cette princesse qu’à travers ce nuage de préventions dont les partis enveloppent ceux qu’ils veulent haïr. Le rapprochement soudain faisait tomber cette atmosphère de convention. Il adorait de près ce qu’il avait calomnié de loin. Le rôle même que la fortune lui donnait dans la destinée de cette femme avait quelque chose d’inattendu et de romanesque, capable d’éblouir son orgueilleuse imagination et d’attendrir sa générosité. Jeune, obscur, inconnu, il y a peu de mois ; aujourd’hui célèbre, populaire, puissant, jeté au nom d’une assemblée souveraine entre le peuple et le roi, il devenait le protecteur de ceux dont il avait été l’ennemi. Des mains royales et suppliantes touchaient ses mains de plébéien. Il opposait la royauté populaire du talent et de l’éloquence à la royauté du sang des Bourbons. Il couvrait de son corps la vie de ceux qui avaient été ses maîtres. Son dévouement même était un triomphe ; l’objet de ce dévouement était sa reine. Cette reine était jeune, belle, majestueuse, mais humanisée par sa terreur pour son mari et pour ses enfants. Ses yeux en larmes imploraient son salut des yeux de Barnave. Il était le premier orateur de cette assemblée qui tenait le sort de cette monarchie en suspens. Il était le favori de ce peuple qu’il gouvernait d’un geste, et dont il écartait la fureur, pendant cette longue route entre le trône et la mort. Cette femme mettait son fils, le jeune Dauphin, entre ses genoux. Les doigts de Barnave avaient joué avec les boucles blondes de l’enfant. Le roi, la reine, Madame Élisabeth, avaient distingué, avec tact, Barnave de l’inflexible et sauvage Pétion. Ils l’avaient entretenu de leur situation. Ils s’étaient plaints d’avoir été trompés sur la nature de l’esprit public en France. Ils avaient dévoilé des repentirs et des penchants constitutionnels. Ces entretiens, gênés dans la voiture par la présence des autres commissaires et par les yeux du peuple, avaient été furtivement et plus intimement repris dans les séjours que la famille royale faisait chaque nuit. On était convenu de correspondances politiques mystérieuses et d’entrevues secrètes aux Tuileries. Barnave, parti inflexible, arriva dévoué à Paris. La conférence politique nocturne de Mirabeau avec la reine, dans le parc de Saint-Cloud, fut ambitionnée par son rival. Mais Mirabeau se vendit et Barnave se donna. Des monceaux d’or achetèrent l’homme de génie. Un regard séduisit l’homme de cœur.


IV

Barnave avait trouvé Dupont et les Lameth, ses amis, dans les dispositions les plus monarchiques, mais par d’autres motifs que les siens. Ce triumvirat s’entendit avec les Tuileries. Les Lameth et Duport virent le roi. Barnave, qui n’osait venir au château dans les premiers temps, y vint secrètement ensuite. Les plus ombrageuses précautions couvrirent ces entrevues. Le roi et la reine attendaient quelquefois, des heures entières, le jeune orateur dans une petite pièce de l’entre-sol du palais, la main posée sur la serrure, afin d’ouvrir dès qu’on entendrait ses pas ; Quand ces entrevues étaient impossibles, Barnave écrivait à la reine. Il présumait beaucoup des forces de son parti dans l’Assemblée, parce qu’il mesurait la puissance des opinions aux talents qui les expriment. La reine en doutait. « Rassurez-vous, madame, écrivait Barnave ; il est vrai que notre drapeau est déchiré, mais on y lit encore le mot constitution. Ce mot retrouvera sa force et son prestige, si le roi s’y rallie sincèrement. Les amis de cette constitution, revenus de leurs erreurs, peuvent encore la relever et la raffermir. Les Jacobins effrayent la raison publique ; les émigrés menacent la nationalité. Ne craignez pas les Jacobins ; ne vous confiez pas aux émigrés. Jetez-vous dans le parti national qui existe encore. Henri IV n’est-il pas monté sur le trône d’une nation catholique à la tête d’un parti protestant ? » La reine suivait de bonne foi ces conseils tardifs, et concertait avec Barnave toutes ses démarches et toutes ses correspondances avec l’étranger. Elle ne voulait rien faire et rien dire qui contrariât les plans qu’il avait conçus pour la restauration du pouvoir royal. « Un sentiment de légitime orgueil, disait la reine en parlant de lui, sentiment que je ne saurais blâmer dans un jeune homme de talent né dans les rangs obscurs du tiers état, lui a fait désirer une révolution qui lui aplanît la route de la gloire et de la puissance. Mais son cœur est loyal, et si jamais la puissance revient en nos mains, le pardon de Barnave est d’avance écrit dans nos cœurs. » Madame Élisabeth partageait cet attrait de la reine et du roi pour Barnave. Toujours vaincus, ils avaient fini par croire qu’il n’y avait de vertu pour relever la monarchie que dans ceux qui l’avaient renversée. C’était la superstition de la fatalité. Ils étaient tentés d’adorer cette puissance de la Révolution qu’ils n’avaient pu fléchir.


V

Les premiers actes du roi se ressentirent trop, pour sa dignité, de ces inspirations des Lameth et de Barnave. Il remit aux commissaires de l’Assemblée, chargés de l’interroger sur l’événement du 21 juin, une réponse dont la mauvaise foi appelait le sourire plus que l’indulgence de ses ennemis :

« Introduits dans la chambre du roi et seuls avec lui, dirent les commissaires de l’Assemblée, le roi nous a fait la déclaration suivante : « Les motifs de mon départ sont les insultes et les outrages qui m’ont été faits, le 18 avril, quand j’ai voulu me rendre à Saint-Cloud. Ces insultes étant restées impunies, j’ai cru qu’il n’y avait ni sûreté ni décence pour moi de rester à Paris. Ne le pouvant pas faire publiquement, j’ai résolu de partir la nuit et sans suite. Jamais mon intention n’a été de sortir du royaume. Je n’ai eu aucun concert ni avec les puissances étrangères ni avec les princes de ma famille émigrés. Mes logements étaient préparés à Montmédy. J’avais choisi cette place, parce qu’elle est fortifiée, et qu’étant près de la frontière j’y étais plus à portée de m’opposer à toute espèce d’invasion. J’ai reconnu dans ce voyage que l’opinion publique était décidée en faveur de la constitution. Aussitôt que j’ai connu la volonté générale, je n’ai point hésité, comme je n’ai jamais hésité à faire le sacrifice de ce qui m’est personnel pour le bonheur commun. »

« Le roi, ajouta la reine dans sa déclaration, désirant partir avec ses enfants, je déclare que rien dans la nature n’aurait pu m’empêcher de le suivre. J’ai assez prouvé depuis deux ans, dans de pénibles circonstances, que je ne le quitterai jamais. »

Non contente de cette inquisition sur les motifs et les circonstances de la fuite du roi, l’opinion irritée demandait qu’on portât la main de la nation jusque sur la volonté paternelle, et que l’Assemblée nommât un gouverneur au Dauphin. Quatre-vingt-douze noms presque tous obscurs sortirent du scrutin ouvert à cet effet. Ils furent accueillis par la risée générale. On ajourna cet outrage au roi et au père. Le gouverneur nommé plus tard par Louis XVI, M. de Fleurieu, n’entra jamais en fonction. Plus tard le gouverneur de l’héritier d’un empire fut le geôlier d’une prison de malfaiteurs.

Le marquis de Bouillé adressa, de Luxembourg, une lettre menaçante à l’Assemblée pour détourner du roi la colère publique, et prendre sur lui seul l’inspiration et l’exécution du départ du roi. « S’il tombe un cheveu de la tête de Louis XVI, disait-il, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins. Je guiderai les armées étrangères… » Le rire répondit à ces paroles. L’Assemblée était assez sage pour n’avoir pas besoin des conseils de M. de Bouillé, et assez forte pour mépriser les menaces d’un proscrit.

M. de Cazalès venait de donner sa démission pour aller combattre. Les membres les plus prononcés du côté droit, parmi lesquels on distinguait Maury, Montlosier, l’abbé de Montesquiou, l’abbé de Pradt, Virieu, etc., au nombre de deux cent quatre-vingt-dix, prirent une résolution funeste, qui, en enlevant tout contre-poids au parti extrême de la Révolution, précipitait la chute du trône et perdait le roi sous prétexte d’un culte sacré pour la royauté. Ils restèrent dans l’Assemblée, mais ils s’annulèrent et ne voulurent plus être considérés que comme une protestation vivante contre la violation de la liberté et de l’autorité royale. L’Assemblée refusa d’entendre la lecture de leur protestation, qui était elle-même une violation de leur mandat. Ils la publièrent et la répandirent avec profusion dans tout le royaume. « Les décrets de l’Assemblée, disaient-ils, ont absorbé le pouvoir royal tout entier. Le sceau de l’État est sur le bureau. La sanction du roi est anéantie. On a effacé le nom du roi du serment qu’on prête à la loi. Les commissaires vont porter directement les ordres des comités aux armées. Le roi est captif. Une république provisoire occupe l’interrègne. Loin de nous de concourir à de pareils actes. Nous ne consentirions pas même à en être les témoins, s’il ne nous restait le devoir de veiller à la préservation de la personne du roi. Hors ce seul intérêt, nous nous renfermerons dans le silence le plus absolu. Ce silence sera la seule expression de notre constante opposition à tous vos actes ! »

Ces paroles étaient l’abdication de tout un parti. Tout parti qui s’abstient abdique. Ce jour fut l’émigration dans l’Assemblée. Cette fausse fidélité, qui gémit au lieu de combattre, obtint les applaudissements de la noblesse et du clergé. Elle mérita le blâme des hommes politiques. Abandonnant dans leur lutte contre les Jacobins Barnave et les constitutionnels monarchiques, elle donna la victoire à Robespierre ; et, en assurant la majorité à sa proposition de non-réélection des membres de l’Assemblée nationale à l’Assemblée législative, elle amena la Convention. Les royalistes ôtèrent le poids d’une opinion tout entière de la balance, et elle pencha vers les derniers désordres en emportant la tête du roi et leur propre tête. Une grande opinion ne se désarme pas impunément pour son pays.


VI

Les Jacobins comprirent cette faute et s’en réjouirent. En voyant ces nombreux soutiens de la constitution monarchique s’effacer eux-mêmes du combat, ils pressentirent ce qu’ils pouvaient oser, et ils l’osèrent. Leurs séances devenaient d’autant plus significatives que celles de l’Assemblée nationale devenaient plus ternes et plus timides. Les mots de déchéance et de république y éclataient pour la première fois. Rétractés d’abord, ils furent relevés ensuite. Proférés au commencement comme un blasphème, ils ne tardèrent pas à être proférés comme un dogme. Les partis ne savent pas d’abord eux-mêmes tout ce qu’ils veulent : c’est le succès qui le leur apprend. Les téméraires lancent en avant des idées perdues : si elles sont repoussées, les habiles les désavouent ; si elles sont suivies, les chefs les reprennent. Dans les guerres d’opinion, on fait des reconnaissances comme dans les campagnes des armées. Les Jacobins étaient les avant-postes de la Révolution ; ils sondaient les résistances de l’esprit monarchique.

Le club des Cordeliers envoya aux Jacobins un projet d’adresse à l’Assemblée nationale, où l’on demandait hautement la destruction de la royauté. « Nous voilà libres et sans roi, disaient les Cordeliers, comme au lendemain de la prise de la Bastille ; reste à savoir s’il est avantageux d’en nommer un autre. Nous pensons que la nation doit tout faire par elle-même ou par des agents amovibles de son choix ; nous pensons que plus un emploi est important, plus sa durée doit être temporaire. Nous pensons que la royauté, et surtout la royauté héréditaire, est incompatible avec la liberté. Nous prévoyons qu’une telle proposition va soulever une nuée de contradicteurs ; mais la déclaration des droits n’en a-t-elle pas soulevé autant ? Le roi a abdiqué de fait en désertant son poste. Profitons de notre droit et de l’occasion. Jurons que la France est une république. »

Cette adresse, lue au club des Jacobins le 22, y excita d’abord une indignation générale. Le 23, Danton monta à la tribune et demanda la déchéance et la nomination d’un conseil de régence. « Votre roi, dit-il, est ou imbécile ou criminel. Ce serait un horrible spectacle à présenter au monde, si, ayant l’option de déclarer un roi criminel ou de le déclarer imbécile, vous ne préfériez pas ce dernier parti. » Le 27, Girey-Dupré, jeune écrivain qui attendait la Gironde, provoqua le jugement de Louis XVI. « Nous pouvons punir un roi parjure. Nous le devons. » Tel fut le texte de son discours. Brissot posa la question comme l’avait fait Pétion dans la précédente séance : Le roi parjure peut-il être jugé ? « Pourquoi, dit Brissot, nous diviser en dénominations dangereuses ? Nous sommes d’accord. Que veulent ceux qui s’élèvent ici contre les républicains ? Ils détestent les démocraties tumultueuses d’Athènes et de Rome, ils craignent la division de la France en fédérations isolées. Ils ne veulent que la constitution représentative, et ils ont raison. Que veulent de leur côté ceux qu’on appelle républicains ? Ils craignent, ils redoutent également les démocraties tumultueuses d’Athènes et de Rome ; ils redoutent également les républiques fédérées. Ils ne veulent que la constitution représentative ; nous sommes donc d’accord. Le chef du pouvoir exécutif a trahi ses serments ; faut-il le juger ? Voilà seulement ce qui nous divise. L’inviolabilité ne serait que l’impunité de tous les crimes, l’encouragement à toutes les trahisons ; le bon sens veut que la peine suive le délit. Je ne vois dans un homme inviolable gouvernant un peuple qu’un dieu et 25 millions de brutes. Si le roi n’était entré en France qu’à la tête des armées étrangères, s’il avait ravagé nos plus belles contrées, si, arrêté dans sa course, vous l’aviez arrêté : qu’en auriez-vous fait ? auriez-vous invoqué son inviolabilité pour l’absoudre ?… On vous fait peur des puissances étrangères, ne les craignez pas ; l’Europe est impuissante contre un peuple qui veut être libre. »

À l’Assemblée nationale, Muguer fit, au nom des comités réunis, le rapport sur la fuite du roi ; il conclut à l’inviolabilité de Louis XVI et à l’accusation des complices. Robespierre combattit l’inviolabilité : il enleva à ses paroles la couleur de la colère, et s’efforça de couvrir ses conclusions de l’apparence de la douceur et de l’humanité : « Je n’examinerai pas, dit-il, si le roi a fui volontairement, de lui-même, ou si de l’extrémité des frontières un citoyen l’a enlevé par la force de ses conseils ; je n’examinerai pas si cette faute est une conspiration contre la liberté publique : je parlerai du roi comme d’un souverain imaginaire, et de l’inviolabilité comme d’un principe. » Après avoir combattu le principe de l’inviolabilité par les mêmes arguments dont s’étaient servis Girey-Dupré et Brissot, Robespierre conclut ainsi : « Les mesures que l’on vous propose ne peuvent que vous déshonorer ; si vous les adoptez, je demanderai à me déclarer l’avocat de tous les accusés. Je veux être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. de Bouillé lui-même. Dans les principes de vos comités, il n’y a point de délit ; mais partout où il n’y a pas de délit, il n’y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible en épargnant le coupable tout-puissant, c’est une lâcheté. Il faut ou prononcer sur tous les coupables ou prononcer l’absolution générale. » Grégoire soutint aussi le parti de l’accusation ; Salles défendit l’avis des comités.

Barnave prit enfin la parole pour appuyer l’opinion de Salles : « La nation française, dit-il, vient d’essuyer une violente secousse ; mais, si nous devons en croire tous les augures qui se manifestent, ce dernier événement, comme tous ceux qui l’ont précédé, ne servira qu’à presser le terme, qu’à assurer la solidité de la révolution que nous avons faite. Je ne parlerai pas avec étendue de l’avantage du gouvernement monarchique : vous avez montré votre conviction en l’établissant dans votre pays ; je dirai seulement que tout gouvernement, pour être bon, doit renfermer en lui les conditions de sa stabilité ; car, autrement, au lieu de bonheur, il ne présenterait que la perspective d’une continuité de changements. Quelques hommes, dont je ne veux pas accuser les intentions, cherchant des exemples à nous donner, ont vu, en Amérique, un peuple occupant un grand territoire par une population rare, n’étant environné d’aucun voisin puissant, ayant pour limites des forêts, ayant pour habitudes les sentiments d’un peuple neuf et qui l’éloignent de ces passions factices qui font les révolutions des gouvernements ; ils ont vu un gouvernement républicain établi sur ce territoire, ils ont conclu de là que ce même gouvernement pourrait nous convenir. Ces hommes sont les mêmes qui contestent aujourd’hui le principe de l’inviolabilité du roi. Mais, s’il est vrai que sur notre terre une population immense est répandue ; s’il est vrai qu’il s’y trouve une multitude d’hommes exclusivement livrés à ces spéculations de l’intelligence qui portent à l’ambition et à l’amour de la gloire ; s’il est vrai qu’autour de nous des voisins puissants nous obligent à ne faire qu’une seule masse pour leur résister ; s’il est vrai que toutes ces circonstances sont fatales et ne dépendent pas de nous, il est incontestable que le remède n’en peut exister que dans le gouvernement monarchique. Quand un pays est peuplé et étendu, il n’existe, et l’art de la politique l’a prouvé, que deux moyens de lui donner une existence solide et permanente. Ou bien vous organiserez séparément ses parties, vous mettrez dans chaque section de l’empire une portion du gouvernement, et vous fixerez ainsi la stabilité aux dépens de l’unité, de la force et de tous les avantages qui résultent d’une grande et homogène association ; ou bien, si vous laissez subsister l’unité nationale, vous serez obligés de placer au centre une puissance immuable, qui, n’étant jamais renouvelée par la loi, présentant sans cesse des obstacles à l’ambition, résiste avec avantage aux secousses, aux rivalités, aux vibrations rapides d’une population immense, agitée par toutes les passions qu’enfante une vieille société. Ces maximes décident notre situation. Nous ne pouvons être stables que par un gouvernement fédératif, que personne jusqu’ici n’a la démence de nous proposer, ou par le gouvernement monarchique que vous avez établi, c’est-à-dire en remettant les rênes du pouvoir exécutif dans une famille par droit de succession héréditaire. Vous avez laissé au roi inviolable la fonction exclusive de nommer les agents de son pouvoir ; mais vous avez décrété la responsabilité de ces agents. Pour être indépendant, le roi doit rester inviolable ; ne nous écartons pas de cette règle ; nous n’avons cessé de la suivre pour les individus, observons-la pour le monarque. Nos principes, la constitution, la loi, déclarent qu’il n’est pas déchu ; nous avons donc à choisir entre notre attachement à la constitution et notre ressentiment contre un homme. Or, je demande aujourd’hui à celui de vous tous qui pourrait avoir conçu contre le chef du pouvoir exécutif toutes les préventions, tous les ressentiments les plus profonds, je lui demande de nous dire s’il est donc plus irrité contre le roi qu’attaché à la loi de son pays. Je pourrais dire à ceux qui s’exhalent avec une telle fureur contre l’individu qui a péché ; je leur dirais : « Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contents de lui ? » (Applaudissements prolongés.) Ceux qui veulent ainsi sacrifier la constitution à leurs ressentiments contre un homme me semblent trop sujets à sacrifier la liberté par enthousiasme pour un autre homme, et, puisqu’ils aiment la république, c’est bien aujourd’hui le moment de leur dire : Comment voulez-vous une république dans une nation pareille ? Comment ne craignez-vous pas que cette même mobilité du peuple qui se manifeste aujourd’hui par la haine ne se manifestât un autre jour par l’enthousiasme envers un grand homme ? Enthousiasme plus dangereux encore que la haine ; car la nation française, vous le savez, sait mieux aimer qu’elle ne sait haïr. Je ne crains pas l’attaque des nations étrangères ni des émigrés, je l’ai dit ; mais je dis aujourd’hui avec autant de vérité que je crains la continuation des inquiétudes, des agitations qui ne cesseront de nous travailler, tant que la Révolution ne sera pas totalement et paisiblement terminée. On ne peut nous faire aucun mal au dehors ; mais on nous fait un grand mal au dedans, quand on nous inquiète par des pensées funestes, quand des dangers chimériques créés autour de nous donnent au milieu du peuple quelque consistance et quelque crédit aux hommes qui s’en servent pour l’agiter continuellement ; on nous fait un grand mal quand on perpétue ce mouvement révolutionnaire qui a détruit tout ce qui était à détruire, et qui nous a conduits au point où il faut enfin nous arrêter. Si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger. Dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l’anéantissement de la royauté ; dans la ligne de l’égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l’attentat à la propriété. On ne fait pas des révolutions avec des maximes métaphysiques ; il faut une proie réelle à offrir à la multitude qu’on égare. Il est donc temps de terminer la Révolution. Elle doit s’arrêter au moment où la nation est libre et où tous les Français sont égaux. Si elle continue dans les troubles, elle est déshonorée et nous avec elle. Oui, tout le monde doit sentir que l’intérêt commun est que la Révolution s’arrête. Ceux qui ont perdu doivent s’apercevoir qu’il est impossible de la faire rétrograder. Ceux qui l’ont faite doivent s’apercevoir qu’elle est à son dernier terme. Les rois eux-mêmes, si quelquefois de profondes vérités peuvent pénétrer jusque dans les conseils des rois, si quelquefois les préjugés qui les entourent peuvent laisser passer jusqu’à eux les vues saines d’une politique grande et philosophique, les rois eux-mêmes doivent s’apercevoir qu’il y a loin pour eux entre l’exemple d’une grande réforme dans le gouvernement et l’exemple de l’abolition de la royauté ; que, si nous nous arrêtons ici, ils sont encore rois !… mais, quelle que soit leur conduite, que la faute vienne d’eux et non pas de nous. Régénérateurs de l’empire, suivez invariablement votre ligne ; vous avez été courageux et puissants, soyez aujourd’hui sages et modérés. C’est là que sera le terme de votre gloire. C’est alors que, vous retirant dans vos foyers, vous obtiendrez de la part de tous, sinon des bénédictions, du moins le silence de la calomnie… » Ce discours, le plus beau de Barnave, emporta le décret et refoula pendant quelques jours les tentatives de république et de déchéance dans les clubs des Cordeliers et des Jacobins. L’inviolabilité du roi fut consacrée en fait comme elle l’était en principe. M. de Bouillé, ses coaccusés et adhérents furent envoyés par-devant la haute cour nationale d’Orléans.


VII

Pendant que ces hommes exclusivement politiques, mesurant chacun les pas de la Révolution à la portée de leurs regards, voulaient l’arrêter avec courage où s’arrêtaient leurs courtes pensées, la Révolution marchait toujours. Sa pensée à elle était trop grande pour qu’aucune tête de publiciste, d’orateur ou d’homme d’État pût la contenir. Son souffle était trop puissant pour qu’aucune poitrine pût le respirer tout entier. Son but était trop infini pour qu’elle s’amortît sur aucun des buts successifs que l’ambition de quelques factions ou la théorie de quelques hommes d’État pouvaient lui poser. Barnave, les Lameth et La Fayette, comme Mirabeau et comme Necker, essayaient en vain de retourner contre elle la force qu’ils lui avaient empruntée. Elle devait, avant de s’apaiser et de ralentir son impulsion, tromper bien d’autres systèmes, essouffler bien d’autres poitrines et dépasser bien d’autres buts.

Indépendamment des assemblées nationales qu’elle s’était données comme gouvernement et où venaient se concentrer principalement les instruments politiques de son mouvement, elle s’était créé deux leviers plus puissants et plus terribles encore pour remuer et balayer ces corps politiques quand ils tenteraient eux-mêmes de s’établir là où elle voulait avancer. Ces deux leviers, c’étaient la presse et les clubs. Les clubs et la presse étaient aux assemblées légales ce que l’air libre est à l’air enfermé. Tandis que l’air de ces assemblées s’épuisait dans l’enceinte du gouvernement établi, l’air du journalisme et des sociétés populaires s’imprégnait et s’agitait sans cesse d’un principe inépuisable de vitalité et de mouvement. On croyait à la stagnation dedans, mais le courant était dehors.

La presse, dans le demi-siècle qui avait précédé la Révolution, avait été l’écho élevé et serein de la pensée des sages et des réformateurs. Depuis que la Révolution avait éclaté, elle était devenue l’écho tumultueux et souvent cynique des passions populaires. Elle avait transformé elle-même les procédés de communication de la pensée ; elle ne faisait plus de livres, elle n’en avait pas le temps ; elle se répandait d’abord en brochures, et plus tard en une multitude de feuilles volantes et quotidiennes qui, disséminées à bas prix parmi le peuple ou affichées gratuites sur les murs des places publiques, provoquent la foule à les lire et à les discuter. Le trésor de la pensée nationale, dont les pièces d’or étaient trop pures ou trop volumineuses pour l’usage du peuple, s’était, pour ainsi dire, converti en une multitude de monnaies de billon, frappées à l’empreinte de ses passions du jour et souvent souillées des plus vils oxydes. Le journalisme, comme un élément irrésistible de la vie d’un peuple en révolution, s’était fait sa place à lui-même sans écouter la loi qui s’était efforcée de l’entraver.

Mirabeau, qui avait besoin du retentissement de la parole dans les départements, avait créé ce porte-voix de la Révolution, malgré les arrêts du conseil, dans les Lettres à mes commettants et dans le Courrier de Provence. À l’ouverture des états généraux et à la prise de la Bastille, d’autres journaux avaient paru. À chaque insurrection nouvelle répondait une insurrection de nouveaux journaux. Les principaux organes de l’agitation publique étaient alors les Révolutions de Paris, rédigées par Loustalot, journal hebdomadaire tiré à deux cent mille exemplaires. Son esprit se lisait dans son épigraphe : « Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux ; levons-nous ! » Les Discours de la lanterne aux Parisiens, transformés plus tard dans les Révolutions de France et de Brabant, étaient l’œuvre de Camille Desmoulins. Ce jeune étudiant, qui s’était improvisé publiciste, sur une chaise du jardin du Palais-Royal, aux premiers mouvements populaires du mois de juillet 1789, avait conservé dans son style, souvent admirable, quelque chose de son premier rôle. C’était le génie sarcastique de Voltaire descendu du salon sur les tréteaux. Nul ne personnifiait mieux en lui la foule que Camille Desmoulins. C’était la foule avec ses mouvements inattendus et tumultueux, sa mobilité, son inconséquence, ses fureurs interrompues par le rire ou soudainement changées en attendrissement et en pitié pour les victimes mêmes qu’elle immolait. Un homme à la fois si ardent et si léger, si trivial et si inspiré, si indécis entre le sang et les larmes, si prêt à lapider ce qu’il venait de déifier dans son enthousiasme, devait avoir sur un peuple en révolution d’autant plus d’empire qu’il lui ressemblait davantage. Son rôle, c’était sa nature. Il n’était pas seulement le signe du peuple, il était le peuple lui-même. Son journal, colporté le soir dans les lieux publics et crié avec des sarcasmes dans les rues, n’a pas été balayé avec ces immondices du jour. Il est resté et il restera comme une Satire Ménippée trempée de sang. C’est le refrain populaire qui menait le peuple aux plus grands mouvements, et qui s’éteignait souvent dans le sifflement de la corde de la lanterne ou dans le coup de hache de la guillotine. Camille Desmoulins était l’enfant cruel de la Révolution. Marat en était la rage ; il avait les soubresauts de la brute dans la pensée et les grincements dans le style. Son journal, l’Ami du Peuple, suait le sang à chaque ligne.


VIII

Marat était né en Suisse. Écrivain sans talent, savant sans nom, passionné pour la gloire sans avoir reçu de la société ni de la nature les moyens de s’illustrer, il se vengeait de tout ce qui était grand, non-seulement sur la société, mais sur la nature. Le génie ne lui était pas moins odieux que l’aristocratie. Il le poursuivait comme un ennemi partout où il voyait s’élever ou briller quelque chose. Il aurait voulu niveler la création. L’égalité était sa fureur, parce que la supériorité était son martyre. Il aimait la Révolution, parce qu’elle abaissait tout jusqu’à sa portée ; il l’aimait jusqu’au sang, parce que le sang lavait l’injure de sa longue obscurité. Il s’était fait le dénonciateur en titre du peuple ; il savait que la délation est la flatterie de tout ce qui tremble. Le peuple tremblait toujours. Véritable prophète de la démagogie inspiré par la démence, il donnait ses rêves de la nuit pour les conspirations du jour. Séide du peuple, il l’intéressait par le dévouement à ses intérêts. Il affectait le mystère comme tous les oracles. Il vivait dans l’ombre ; il ne sortait que la nuit ; il ne communiquait avec les hommes qu’à travers des précautions sinistres. Un souterrain était sa demeure. Il s’y réfugiait invisible contre le poignard et le poison. Son journal avait pour l’imagination quelque chose de surnaturel. Marat s’était enveloppé d’un véritable fanatisme. La confiance qu’on avait en lui tenait du culte. La fumée du sang qu’il demandait sans cesse lui avait porté à la tête. Il était le délire de la Révolution, délire vivant lui-même !


IX

Brissot, obscur encore, écrivait le Patriote français. Homme politique et aspirant aux grands rôles, il n’excitait de passions révolutionnaires qu’autant qu’il espérait pouvoir un jour en gouverner. Constitutionnel d’abord, ami de Necker et de Mirabeau, homme à gages avant de devenir homme de doctrines, il ne voyait dans le peuple qu’un souverain plus près de son règne. La République était son soleil levant. Il y allait comme à sa fortune, mais il y allait avec prudence, en regardant souvent en arrière, pour voir si l’opinion le suivait.

Condorcet, aristocrate de naissance, mais aristocrate de génie, s’était fait démocrate par philosophie. Sa passion était la transformation de la raison humaine. Il écrivait la Chronique de Paris.

Carra, démagogue obscur, s’était fait un nom redouté par les Annales patriotiques. Fréron, dans l’Orateur du peuple, rivalisait avec Marat. Fauchet, dans la Bouche de fer, élevait la démocratie à la hauteur d’une philosophie religieuse. Enfin, Laclos, officier d’artillerie, auteur d’un roman obscène et confident du duc d’Orléans, rédigeait le Journal des Jacobins et soufflait sur la France entière l’incendie d’idées et de paroles dont le foyer était dans les clubs.

Tous ces hommes s’efforçaient de pousser le peuple au delà des limites que Barnave posait à l’événement du 21 juin. Ils voulaient que l’on profitât de l’instant où le trône était vide pour le faire disparaître de la constitution. Ils couvraient le roi de mépris et d’injures pour qu’on n’osât pas replacer au sommet des institutions un prince qu’on aurait avili. Ils demandaient interrogatoire, jugement, déchéance, abdication, emprisonnement ; ils espéraient dégrader à jamais la royauté en dégradant le roi. La République entrevoyait pour la première fois son heure. Elle tremblait de la laisser échapper. Toutes ces mains à la fois poussaient les esprits vers un mouvement décisif. Les articles provoquaient les motions, les motions les pétitions, les pétitions les émeutes. L’autel de la patrie, au Champ de Mars, resté debout pour une nouvelle fédération, était le lieu qu’on désignait d’avance aux assemblées du peuple. C’était le mont Aventin où il devait se retirer, pour dominer de là un sénat timide et corrompu.

« Plus de roi, soyons républicains, écrivait Brissot dans le Patriote. Tel est le cri du Palais-Royal. Cela ne gagne pas assez : on dirait que c’est un blasphème. Cette répugnance pour prendre le nom d’un état où l’on est est bien extraordinaire aux yeux du philosophe ! — Point de roi ! point de protecteur ! point de régent ! Finissons-en avec les mangeurs d’hommes de toute espèce, répétait la Bouche de fer. Que les quatre-vingt-trois départements se confédèrent et déclarent qu’ils ne veulent plus ni tyrans, ni monarques, ni protecteurs ! Leur ombre est aussi funeste au peuple que l’ombre des bohonupas est mortelle à tout ce qui vit. En nommant un régent, on se battra bientôt pour le choix d’un maître. Battons-nous seulement pour la liberté. »

Provoqué par ces allusions à la régence, qu’on parlait de lui décerner, le duc d’Orléans écrivit aux journaux qu’il était prêt à servir la patrie sur terre et sur mer, mais que, s’il était question de régence, il renonçait dès ce moment et pour toujours aux droits que la constitution lui donnait à ce titre : « Après avoir fait tant de sacrifices à la cause du peuple, disait-il, il ne m’est plus permis de sortir de l’état de simple citoyen. L’ambition serait en moi une inexcusable inconséquence. » Décrédité déjà dans tous les partis, ce prince, incapable désormais de servir le trône, était incapable aussi de servir la République. Odieux aux royalistes, effacé par les démagogues, suspect aux constitutionnels, il ne lui restait que l’attitude stoïque dans laquelle il se réfugiait. Il avait abdiqué son rang, il avait abdiqué sa propre faction, il abdiquait la faveur du peuple. Il ne lui restait que la vie.

Dans le même moment, Camille Desmoulins apostrophait La Fayette, la première idole de l’insurrection, par ces paroles cyniques : « Libérateur des deux mondes, fleur des janissaires, phénix des alguazils-majors, don Quichotte du Capet et des deux chambres, constellation du Cheval blanc, ma voix est trop faible pour s’élever au-dessus des clameurs de vos trente mille mouchards et d’autant de vos satellites, au-dessus du bruit de vos quatre cents tambours et de vos canons chargés de raisins. J’avais jusqu’ici médit de Votre Altesse plus que royale, sur le dire de Barnave, Lameth et Duport. C’est d’après eux que je vous dénonçais aux quatre-vingt-trois départements comme un ambitieux qui ne voulait que parader, un esclave de la cour pareil à ces maréchaux de la ligue à qui la révolte avait donné le bâton, et qui, se regardant comme bâtards, voulaient se faire légitimer. Mais voilà que tout à coup vous vous embrassez et que vous vous proclamez mutuellement pères de la patrie ! Vous dites à la nation : « Fiez-vous à nous. Nous sommes des Cincinnatus, des Washington, des Aristide. » Auquel croire de ces deux témoignages ? Peuple imbécile ! les Parisiens ressemblent à ces Athéniens à qui Démosthène disait : « Serez-vous toujours comme ces athlètes qui, frappés dans un endroit, y portent la main, frappés dans un autre, l’y portent encore, et, toujours occupés des coups qu’ils viennent de recevoir, ne savent ni frapper ni se préserver ? » Ils commencent à se douter que Louis XVI pourrait bien être un parjure quand il est à Varennes ! Il me semble les voir de même grands yeux ouverts quand ils verront La Fayette ouvrir au despotisme et à l’aristocratie les portes de la capitale. Puissé-je me tromper dans mes conjectures ! car je m’éloigne de Paris, comme Camille, mon patron, s’éloigna d’une ingrate patrie en lui souhaitant toutes sortes de prospérités. Je n’ai pas besoin d’avoir été empereur, comme Dioclétien, pour savoir que les belles laitues de Salerne, qui valaient mieux que l’empire d’Orient, valent bien l’écharpe dont se pare un municipal et les inquiétudes avec lesquelles un journaliste jacobin rentre le soir chez lui, craignant toujours de tomber dans une embuscade de coupe-jarrets du général. Pour moi, ce n’est point pour établir deux chambres que j’ai pris le premier la cocarde tricolore ! »


X

Tel était le ton général de la presse ; tel était l’inépuisable rire que ce jeune homme semait, comme l’Aristophane d’un peuple irrité. Il l’accoutumait à bafouer même la majesté, le malheur, la beauté. Un jour vint où il eut besoin, pour lui-même et pour la jeune et belle femme qu’il adorait, de cette pitié qu’il avait détruite dans le peuple. Il n’y trouva que le rire brutal de la multitude, et il mourut, triste pour la première fois.

Le peuple, dont toute la politique est de sentiment, ne comprenait rien aux pensées des hommes d’État de l’Assemblée, qui lui imposaient ce roi fugitif, par respect pour une royauté abstraite. La modération de Barnave et des Lameth lui sembla une complicité. Les cris de trahison retentirent dans tous ses rassemblements. Le décret de l’Assemblée fut le signal d’une fermentation croissante qui se révélait, depuis le 13 juillet, par des attroupements, des imprécations ou des menaces. Des masses d’ouvriers sortis des ateliers se répandirent sur les places publiques, et demandèrent du pain à la municipalité. La commune, pour les apaiser, leur vota des distributions et des subsides. Bailly, maire de Paris, les harangua et leur ouvrit des travaux extraordinaires. Ils y allèrent un moment, et les désertèrent bien vite à l’attrait du tumulte grossi par les cris de la faim.

La foule se portait de l’hôtel de ville aux Jacobins, des Jacobins à l’Assemblée nationale, demandant la déchéance et la République. Cette foule n’avait d’autre chef que l’inquiétude qui l’agitait. Un instinct spontané et unanime lui disait que l’Assemblée manquait l’heure des grandes résolutions. Elle voulait la forcer à la ressaisir. Sa volonté était d’autant plus puissante qu’elle était anonyme. Aucun chef ne lui donnait une impulsion visible. Elle marchait d’elle-même, elle parlait elle-même, elle écrivait elle-même dans la rue, sur la borne, ses pétitions menaçantes. La première que le peuple présenta à l’Assemblée, le 14, et qu’il escorta de quatre mille pétitionnaires, était signée : Le peuple. Le 14 juillet et le 6 octobre lui avaient appris son nom. L’Assemblée, ferme et impassible, passa simplement à l’ordre du jour.

En sortant de l’Assemblée, la foule se porta au Champ de Mars. Elle signa en plus grand nombre une seconde pétition en termes plus impératifs : « Mandataires d’un peuple libre, détruirez-vous l’ouvrage que nous avons fait ? Remplacerez-vous la liberté par le règne de la tyrannie ? S’il en était ainsi, sachez que le peuple français, qui a conquis ses droits, ne veut plus les perdre. » En quittant le Champ de Mars, le peuple s’ameuta autour des Tuileries, de l’Assemblée, du Palais-Royal. De son propre mouvement, il fit fermer les théâtres et proclama la suspension des plaisirs publics, jusqu’à ce qu’on lui eût fait justice. Le soir, quatre mille personnes se portèrent aux Jacobins comme pour reconnaître, dans les agitateurs qui s’y rassemblaient, la véritable assemblée du peuple. Les chefs de sa confiance s’y trouvaient. La tribune était occupée par un membre qui dénonçait à la société un citoyen pour avoir tenu un propos injurieux contre Robespierre. L’accusé se justifie ; on le chasse violemment de l’enceinte. En ce moment, Robespierre paraît et demande grâce pour le citoyen qui l’a insulté. Des applaudissements couvrent sa généreuse intercession. L’enthousiasme pour Robespierre est au comble. « Voûtes sacrées des Jacobins, disait une adresse des départements, vous nous répondez de Robespierre et de Danton, ces deux oracles du patriotisme ! » Une pétition fut proposée par Laclos. Elle sera envoyée dans les départements et couverte de dix millions de signatures. Un membre combat cette mesure, par amour pour l’ordre et pour la paix. Danton se lève : « Et moi aussi j’aime la paix, mais ce n’est pas la paix de l’esclavage. Si nous avons de l’énergie, montrons-la. Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front devant la tyrannie se dispensent de signer notre pétition. Nous n’avons pas besoin d’autre épreuve pour nous connaître. La voilà toute trouvée. »

Robespierre parla ensuite. Il montra au peuple que Barnave et les Lameth jouaient le même rôle que Mirabeau. « Ils se concertent avec nos ennemis, et nous appellent des factieux ! » Plus timide que Laclos et Danton, il ne se prononça pas sur la pétition. Homme de calcul plus que de passion, il prévoyait que le mouvement désordonné échouerait contre la résistance organisée de la bourgeoisie. Il se réservait une retraite dans la légalité, et gardait une mesure avec l’Assemblée. Laclos insista. Le peuple l’emporta. On se sépara à minuit, et l’on convint qu’on signerait le lendemain la pétition au Champ de Mars.

Le jour suivant fut perdu pour la sédition en contestations entre les clubs sur les termes de la pétition. Les républicains négociaient avec La Fayette, à qui on offrait la présidence d’un gouvernement américain. Robespierre et Danton, qui détestaient La Fayette ; Laclos, qui poussait au duc d’Orléans, ralentirent de concert l’impression imprimée par les Cordeliers asservis à Danton. L’Assemblée attentive, Bailly debout, La Fayette résolu, veillaient de concert à la répression de tout mouvement. Le 16, l’Assemblée manda à sa barre la municipalité et les ministres pour lui répondre de l’ordre public. Elle rédigea une adresse aux Français pour les rallier autour de la constitution. Bailly fit publier, le soir, une proclamation contre les agitateurs. Les Jacobins indécis décrétèrent eux-mêmes leur soumission aux décrets de l’Assemblée. Au moment du combat, les chefs du mouvement projeté s’éclipsèrent. La nuit se passa en préparatifs militaires contre les rassemblements du lendemain.


XI

Le 17, de grand matin, le peuple sans chefs commença à se porter au Champ de Mars et à entourer l’autel de la patrie, dressé au milieu de la grande place de la fédération. Un hasard bizarre et funeste ouvrit les scènes de meurtre de cette journée. Quand la multitude est soulevée, tout lui est occasion de crime. Un jeune peintre, qui copiait, avant l’heure du rassemblement, les inscriptions patriotiques gravées sur les faces de l’autel, entendit un léger bruit sous ses pieds. Il s’étonne, il regarde, et il voit la pointe d’une vrille avec laquelle des hommes cachés sous les marches de l’autel perçaient les planches du piédestal. Il court au premier poste. Des soldats le suivent. On soulève une des marches et on trouve deux invalides, qui s’étaient introduits pendant la nuit sous l’autel, sans autre dessein, déclarent-ils, qu’une puérile et obscène curiosité. Aussitôt le bruit se répand qu’on a miné l’autel de la patrie pour faire sauter le peuple ; qu’un baril de poudre a été découvert à côté des conjurés ; que les invalides surpris dans les préparatifs du crime étaient des stipendiés connus de l’aristocratie ; qu’ils ont avoué leur fatal dessein et les récompenses promises au succès de leur scélératesse. La foule, trompée et furieuse, entoure le poste du Gros-Caillou. On interroge les deux invalides. Aussitôt qu’ils sortent du poste pour être conduits à l’hôtel de ville, on se jette sur eux, on les arrache aux soldats qui les conduisent, ils sont égorgés, et leurs têtes, placées au bout de piques, sont promenées, par une bande d’enfants féroces, jusqu’aux environs du Palais-Royal.


XII

La nouvelle de ces meurtres, confusément répandue et diversement interprétée dans la ville, à l’Assemblée, parmi les groupes, y excita des sentiments divers, selon qu’on y vit un crime du peuple ou un crime de ses ennemis. La vérité ne perça que plus tard. L’agitation s’accrut de l’indignation des uns, des soupçons des autres. Bailly, averti, envoya au Champ de Mars trois commissaires et un bataillon. D’autres commissaires parcouraient les quartiers de la capitale, lisant au peuple la proclamation de ses magistrats et l’adresse de l’Assemblée nationale.

Le terrain de la Bastille était occupé par la garde nationale et par les sociétés patriotiques, qui devaient de là se rendre au champ de la fédération. Danton, Camille Desmoulins, Fréron, Brissot et les principaux meneurs du peuple avaient disparu : les uns disent pour concerter des mesures insurrectionnelles chez Legendre, à la campagne ; les autres pour échapper à la responsabilité de la journée. Plus tard, cette première version fut adoptée par la haine de Robespierre contre Danton, à qui Saint-Just dit dans son acte d’accusation : « Mirabeau, qui méditait un changement de dynastie, sentit le prix de ton audace ; il la saisit. Tu t’écartas des lois, des principes sévères. On n’entendit plus parler de toi jusqu’aux massacres du Champ de Mars. Tu appuyas cette fausse mesure du peuple et la proposition de la loi qui n’avait d’autre objet que de servir de prétexte au déploiement du drapeau rouge et à l’essai de la tyrannie ! Les patriotes qui n’étaient pas initiés à ce complot avaient combattu ton opinion perfide. Tu fus nommé avec Brissot rédacteur de la pétition. Vous échappâtes à la fureur de La Fayette, qui fit massacrer dix mille patriotes. Brissot resta tranquillement dans Paris, et toi, tu fus couler d’heureux jours à Arcis-sur-Aube. Conçoit-on le calme de ta retraite à Arcis-sur-Aube, toi l’un des auteurs de la pétition, tandis que les signataires étaient chargés de fers ou égorgés ? Vous étiez donc, Brissot et toi, des objets de reconnaissance pour la tyrannie, puisque vous n’étiez pas pour elle des objets de haine ? »

Camille Desmoulins justifie aussi l’absence de Danton, la sienne et celle de Fréron, en racontant que Danton avait fui la proscription et l’assassinat dans la maison de son beau-père à Fontenay, la nuit précédente, et qu’il y était cerné par une bande d’espions de La Fayette ; que Fréron, en passant sur le Pont-Neuf, avait été assailli, foulé aux pieds, blessé par quatorze bandits soldés, et que Camille lui-même, désigné au poignard, n’avait été manqué que par une erreur de signalement. L’histoire n’a pas cru aux prétendus assassinats de La Fayette ; Camille, invisible le jour, reparut le soir aux Jacobins.


XIII

Cependant la foule commençait à affluer par toutes les embouchures du Champ de Mars. Elle était agitée, mais inoffensive. La garde nationale, dont M. de La Fayette avait mis sur pied tous les bataillons, était sous les armes. Un de ses détachements, qui était arrivé avec du canon au Champ de Mars le matin, se retirait par les quais. On ne voulait pas provoquer le peuple par l’aspect inutile de la force armée. À midi, les hommes rassemblés autour de l’autel de la patrie, ne voyant point paraître les commissaires des Jacobins qui avaient promis d’apporter la pétition à signer, nommèrent spontanément quatre commissaires choisis parmi eux pour en rédiger une. L’un de ces commissaires prit la plume. Les citoyens se pressèrent autour de lui, et il écrivit. Voici les principaux traits de cette pétition :

« Sur l’autel de la patrie, 15 juillet an iii. Représentants de la nation ! vous touchez au terme de vos travaux. Un grand crime se commet ; Louis fuit, il a abandonné indignement son poste. L’empire est à deux doigts de l’anarchie. On l’arrête ; il est ramené à Paris ; on demande qu’il soit jugé. Vous déclarez qu’il sera roi… Ce n’est pas le vœu du peuple ! Le décret est nul. Il vous a été enlevé par ces deux cent quatre-vingt-douze aristocrates qui ont déclaré eux-mêmes qu’ils n’avaient plus de voix à l’Assemblée nationale. Il est nul parce qu’il est contraire au vœu du peuple, votre souverain. Revenez sur ce décret. Le roi a abdiqué par son crime. Recevez son abdication, convoquez un nouveau pouvoir constituant, désignez le coupable, et organisez un autre pouvoir exécutif. »

Cette pétition fut portée sur l’autel de la patrie, et des cahiers de papier déposés sur les quatre coins de l’autel reçurent six mille signatures.

Conservée aujourd’hui aux archives de la municipalité, cette pétition porte partout l’empreinte de la main du peuple. C’est la médaille de la Révolution frappée sur place avec le métal en fusion de l’agitation populaire. On y voit apparaître çà et là des noms sinistres qui sortent pour la première fois de l’obscurité. Ces noms sont comme les hiéroglyphes du temps. Les actes des hommes aujourd’hui fameux qui signaient des noms alors inconnus donnent à ces signatures une signification rétrospective. L’œil s’attache avec curiosité à ces caractères, qui semblent contenir dans quelques signes le mystère de toute une vie et l’horreur de toute une époque. Ici c’est Chaumette, alors étudiant en médecine, rue Mazarine, n° 9. Là c’est Maillard, le président des massacres de septembre. Plus loin Hébert ; au-dessous Henriot, le général des suppliciés de la terreur. La signature grêle et effilée d’Hébert, qui fut depuis le Père Duchesne ou le Peuple en colère, a la forme d’une araignée qui étend ses pattes sur sa proie. Santerre a signé plus bas. C’est le dernier nom qui signifie un homme connu. Les autres ne signifient que la foule. On voit que des multitudes de mains hâtives et tremblantes sont venues apporter en désordre leur ignorance ou leur fureur sur ce papier. Beaucoup même de ces mains ne savaient pas écrire. Un cercle d’encre et une croix au milieu du cercle attestent leur volonté anonyme. Quelques noms de femmes s’y lisent. On y reconnaît beaucoup de noms d’enfants, à l’incertitude de la main guidée par une main étrangère. Pauvres enfants qui confessaient la foi de leurs parents sans la comprendre, et qui signaient les passions du peuple avant de pouvoir balbutier la langue des hommes faits !


XIV

Le corps municipal avait été informé à deux heures des meurtres commis au Champ de Mars et des insultes faites à la garde nationale envoyée pour dissiper le rassemblement. M. de La Fayette lui-même, qui guidait ces premiers détachements, avait été atteint par quelques pierres lancées du sein de la foule. On répandait même le bruit qu’un homme, en habit de garde national, avait tiré sur lui un coup de pistolet ; que cet homme, arrêté par l’escorte du général et amené à ses pieds, avait été généreusement pardonné et relâché par lui : ce bruit populaire jeta un intérêt héroïque sur M. de La Fayette et anima d’une nouvelle ardeur la garde nationale, qui lui était dévouée. À ce récit, Bailly n’hésita pas à proclamer la loi martiale et à déployer le drapeau rouge, dernière raison contre la sédition. De leur côté, les séditieux, alarmés par l’aspect du drapeau rouge flottant aux fenêtres de l’hôtel de ville, avaient envoyé douze d’entre eux en députation vers la municipalité. Ces commissaires parviennent à la salle d’audience, à travers une forêt de baïonnettes. Ils demandent qu’on délivre et qu’on leur rende trois citoyens arrêtés. On ne les écoute pas. Le parti de combattre était pris. Le maire et le corps municipal descendent, en proférant des mots menaçants, les degrés de l’hôtel de ville. Cette place était couverte de gardes nationaux et de bourgeoisie. À l’aspect de Bailly précédé du drapeau rouge, un cri d’enthousiasme part de tous les rangs. Les gardes nationaux élèvent spontanément leurs armes et font résonner les crosses de leurs fusils sur le pavé. La force publique, électrisée par l’indignation contre les clubs, était dans un de ces frémissements nerveux qui saisissent les corps comme les individus… L’esprit public était tendu. Le coup pouvait partir de lui-même.

La Fayette, Bailly, le corps municipal, se mirent en marche, précédés du drapeau rouge et suivis de dix mille hommes de gardes nationales ; les bataillons soldés des grenadiers de cette armée de citoyens formaient l’avant garde. Un peuple immense suivait, par un entraînement naturel, ce courant de baïonnettes qui descendait lentement par les quais et par les rues du Gros-Caillou vers le Champ de Mars. Pendant cette marche, l’autre peuple, réuni depuis le matin autour de l’autel de la patrie, continuait à signer paisiblement la pétition. Il croyait à un développement de forces, mais il ne croyait pas à la violence. Son attitude calme et légale, et la longue impunité des séditions depuis deux ans, lui laissaient croire à une impunité éternelle. Il ne considérait le drapeau rouge que comme une loi de plus à mépriser.

Arrivé aux glacis extérieurs du Champ de Mars, La Fayette divisa son armée en trois colonnes : la première de ces colonnes déboucha par l’avenue de l’École militaire, la seconde et la troisième colonne entrèrent par les deux ouvertures successives qui coupent les glacis de distance en distance en allant de l’École militaire à la Seine. Bailly, La Fayette, le corps municipal, le drapeau rouge, étaient en tête de la colonne du milieu. Le pas de charge, battu par quatre cents tambours, et le roulement des pièces de canon sur les pavés, annonçaient de loin l’armée nationale. Ces bruits éteignirent un moment le sourd murmure et les cris épars de cinquante mille hommes, femmes ou enfants, qui occupaient le centre du Champ de Mars ou qui se pressaient sur les hauteurs. Au moment où Bailly débouchait entre les glacis, les hommes du peuple qui les couvraient, et qui dominaient de là le cortége du maire, les baïonnettes et les canons, éclatèrent en cris forcenés et en gestes menaçants contre la garde nationale : « À bas le drapeau rouge ! Honte à Bailly ! Mort à La Fayette ! » Le peuple du Champ de Mars répondit à ces cris par des imprécations unanimes. Des mottes de terre détrempée par la pluie du jour, seule arme de cette foule, volèrent sur la garde nationale et atteignirent le cheval de M. de La Fayette, le drapeau rouge et Bailly lui-même. Quelques coups de pistolet furent, dit-on, tirés de loin sur eux. Rien n’est moins prouvé. Ce peuple ne songeait point à combattre, il ne voulait qu’intimider. Bailly fit faire les sommations légales. On y répondit par des huées. Avec la dignité impassible de sa magistrature et avec la douleur grave de son caractère, Bailly donna l’ordre de dissiper le peuple par la force. La Fayette fit d’abord tirer en l’air ; mais le peuple, encouragé par la vaine démonstration de ces décharges qui ne blessaient personne, se reformant de nouveau devant la garde nationale, une décharge mortelle éclata sur toute la ligne, tua, blessa, renversa cinq ou six cents hommes, les républicains dirent dix mille. Au même moment les colonnes s’ébranlèrent, la cavalerie chargea, les canonniers se préparèrent à faire feu. Le sillon de la mitraille dans cette foule compacte aurait mis en pièces des masses d’hommes. La Fayette ne pouvant contenir de la voix ses canonniers irrités, poussa son cheval à la gueule du canon, et par ce mouvement héroïque préserva des milliers de victimes.

En un clin d’œil, le Champ de Mars fut évacué ; il n’y resta que les cadavres des femmes, des enfants renversés ou fuyant devant les charges de la cavalerie, et quelques hommes, plus intrépides, sur les marches de l’autel de la patrie, qui, au milieu du feu le plus terrible et sous les bouches du canon, recueillaient et se partageaient, pour les sauver, les cahiers des pétitions comme des feuilles sacrées, témoignages de la volonté ou gages sanglants de la vengeance future du peuple. Ils ne se retirèrent qu’en les emportant. Les colonnes de la garde nationale, et la cavalerie surtout, poursuivirent les fuyards jusque dans les champs voisins de l’École militaire ; ils firent quelques centaines de prisonniers. Du côté de la garde nationale, personne ne périt ; du côté du peuple, le nombre des victimes est resté inconnu. Les uns l’atténuèrent pour diminuer l’odieux d’une exécution sans lutte, les autres le grossirent pour grandir le ressentiment du peuple. On balaya, pendant la nuit, qui tombait déjà, les cadavres ; la Seine les roula vers l’Océan. On se divisa sur la nature, sur les détails de cette exécution : les uns l’appelèrent un crime, les autres un devoir sévère ; mais le nom du peuple est resté à cette journée, où l’on tua sans combattre : il continua à l’appeler le massacre du Champ de Mars.


XV

La garde nationale, ralliée par M. de La Fayette, rentra victorieuse, mais triste, dans l’enceinte de Paris. On voyait à son attitude qu’elle marchait entre la gloire et la honte, peu sûre elle-même de ce qu’elle avait fait. Au milieu de quelques acclamations qui l’accueillaient sur son passage, elle entendait des imprécations à demi-voix. Les mots d’assassinat et de vengeance répondaient aux mots de civisme et de dévouement à la loi. Elle passa morne et silencieuse sous les murs de cette Assemblée nationale qu’elle venait de défendre, plus morne et plus silencieuse encore sous les fenêtres de ce palais de la monarchie dont elle venait de soutenir la cause plutôt que le roi. Bailly, froid et impassible comme la loi, La Fayette, résolu comme un système, ne savaient lui imprimer aucun élan au delà de son rigoureux devoir. Elle replia le drapeau rouge, teint de son premier sang, et se dispersa bataillon par bataillon dans les rues sombres de Paris, plutôt comme une gendarmerie qui rentre d’une exécution que comme une armée qui revient d’une victoire.

Telle fut cette journée du Champ de Mars, qui donna à l’Assemblée constituante trois mois dont elle ne profita pas, qui intimida quelques jours les clubs, mais qui ne rendit ni à la monarchie ni à l’ordre le sang qu’elle avait coûté. La Fayette eut peut-être, ce jour-là, entre les mains la république ou la monarchie : il ne sut vouloir que l’ordre.


XVI

Le lendemain, Bailly vint rendre compte à l’Assemblée du triomphe de la loi. Il témoigna la douleur qui était dans son âme et la mâle énergie qui était dans son devoir. « Les conjurations étaient formées, dit-il, la force était nécessaire. Le châtiment est retombé sur le crime. » Le président approuva au nom de l’Assemblée la conduite du maire, et Barnave remercia, en termes froids et timides, la garde nationale. Ses louanges ressemblaient presque à des excuses. L’élan des vainqueurs s’arrêtait déjà. Pétion le sentit, se leva, dit quelques mots sur un projet de décret qu’on venait de proposer contre les provocateurs aux attroupements. Ces mots, dans la bouche de Pétion, qu’on savait l’ami de Brissot et des conspirateurs, furent d’abord accueillis par des sarcasmes du côté droit et bientôt couverts des applaudissements du côté gauche et des tribunes. Barnave composa. La victoire du Champ de Mars était déjà contestée dans l’Assemblée. Les clubs se rouvrirent le soir. Robespierre, Brissot, Danton, Camille Desmoulins, Marat, qui avaient disparu quelques jours, se montrèrent, et reprirent leur audace. L’hésitation de leurs ennemis les rassura. En attaquant tous les jours une loi qui se contentait de se défendre, les factions ne pouvaient manquer de lasser la loi. D’accusés, ils se firent accusateurs. Leurs feuilles, un moment abandonnées, s’envenimèrent de toute la peur qu’ils avaient éprouvée. Elles couvrirent d’exécration les noms de Bailly et de La Fayette. Elles semèrent la vengeance dans le cœur du peuple, en remuant sans cesse à ses yeux le sang du Champ de Mars. Le drapeau rouge devint le symbole du gouvernement, le linceul de la liberté. Les conspirateurs se posèrent en victimes ; ils effarouchèrent l’esprit du peuple par les récits imaginaires des plus odieuses persécutions.


XVII

« Voyez, écrivait Desmoulins, voyez les satellites de La Fayette sortir furieux de leurs casernes ou plutôt de leurs tavernes. Ils s’assemblent, ils chargent à balle devant le peuple. Les bataillons d’aristocrates s’animent au massacre. C’est surtout dans les yeux de la cavalerie qu’on voit la soif du sang allumée par la douce ivresse du vin et de la vengeance. Cette armée de bourreaux en voulait surtout aux femmes et aux enfants. L’autel de la patrie est couvert de cadavres. C’est ainsi que La Fayette trempe ses mains dans le sang des citoyens, ses mains qui dégoutteront toujours à mes yeux de ce sang innocent. Cette même place où il les avait élevées au ciel pour lui jurer de le défendre !… Depuis ce moment, les meilleurs citoyens sont proscrits, on les arrête dans leur lit, on s’empare de leurs papiers, on brise leurs presses, on signe des tables de proscription. Les modérés affichent ces tables et les signent. Il faut purger la société, disent-ils, des Brissot, des Carra, des Pétion, des Bonneville, des Fréron, des Danton, des Camille ! Danton et moi, nous n’avons trouvé d’asile que dans la fuite contre nos assassins ! Les patriotes sont des factieux !… » — « Et il se trouve des gens, ajoutait Fréron, pour justifier ces lâches assassinats, ces délations, ces lettres de cachet, ces saisies de papiers, ces confiscations de presses ! et l’on tient huit jours suspendu aux balcons de l’hôtel de ville ce drapeau sinistre couleur de sang, comme jadis on attachait aux voûtes du temple métropolitain les drapeaux recueillis au milieu des cadavres des ennemis vaincus !… On saisit les presses de l’imprimeur de Marat, dit-il ailleurs. Le nom de l’auteur devait mettre à l’abri le typographe. L’imprimerie est un meuble sacré, aussi sacré que le berceau d’un nouveau-né, que les agents du fisc avaient jadis l’ordre de respecter ! Le silence du tombeau règne dans la ville ; les lieux publics sont déserts, les théâtres ne retentissent plus que d’applaudissements serviles aux accents du royalisme triomphant sur la scène comme dans nos rues ! Il vous tardait, Bailly, et vous, traître La Fayette, de faire usage de cette arme de la loi martiale si terrible à manier. Non, non, rien ne lavera plus la tache indélébile du sang de vos frères, qui a rejailli sur vos écharpes, sur vos uniformes. Il en est tombé jusque sur vos cœurs. C’est un poison lent qui vous dévorera jusqu’au dernier ! »

Pendant que la presse révolutionnaire soufflait ainsi le feu du ressentiment dans les âmes, les clubs, rassurés par la mollesse de l’Assemblée et par la scrupuleuse légalité de La Fayette, subissaient faiblement le contre-coup de la victoire du Champ de Mars. Une scission s’opérait, dans le sein de la société des Jacobins, entre les membres exaltés de cette réunion et ses premiers fondateurs, Barnave, Duport et les Lameth. Ce schisme avait eu son principe dans la grande question de la non-rééligibilité des membres de l’Assemblée nationale à l’Assemblée législative qui devait bientôt lui succéder. Les Jacobins purs voulaient, avec Robespierre, que l’Assemblée nationale abdiquât en masse, et se condamnât elle-même à l’ostracisme politique, pour laisser la place libre à des hommes nouveaux et plus trempés encore dans l’esprit du temps. Les Jacobins modérés et constitutionnels regardaient cette abdication comme aussi funeste à la monarchie que mortelle à leur ambition. Ils voulaient saisir eux-mêmes la direction du pouvoir qu’ils venaient de fonder. Ils se croyaient seuls capables de modérer le mouvement qu’ils avaient imprimé. Ils voulaient régner au nom des lois qu’ils avaient faites.

Robespierre, au contraire, qui sentait sa faiblesse dans une assemblée composée des mêmes éléments, voulut que ces éléments fussent exclus de l’assemblée nouvelle. La loi qu’il faisait à ses collègues, il la subissait lui-même. Mais, dominant presque sans rival aux Jacobins, il avait en eux son assemblée à lui. Son instinct ou son calcul lui disait que les Jacobins prendraient l’empire sur une assemblée nouvelle, incertaine, composée d’hommes dont les noms seraient inconnus à la nation. Homme de faction, il lui suffisait que les factions régnassent. L’instrument qu’il s’était créé dans les Jacobins et son immense popularité lui donnaient la certitude de régner lui-même sur les factions.

Cette question, au moment des événements du Champ de Mars, agitait et tendait déjà à dissoudre les Jacobins. Le club rival des Feuillants, composé en majorité de constitutionnels et de membres de l’Assemblée nationale, avait une attitude plus légale et plus monarchique. L’irritation contre les excès populaires et la haine contre Robespierre et Brissot poussaient les anciens fondateurs du club des Jacobins à se rallier aux Feuillants. Les Jacobins tremblaient de voir l’empire des factions leur échapper et s’affaiblir en se divisant. « C’est la cour, disait Camille Desmoulins, l’ami et le régularisateur de Robespierre, c’est la cour qui fomente parmi nous ce schisme, et qui a inventé ce moyen perfide de perdre le parti populaire ; elle connaît bien les Lameth, les La Fayette, les Barnave, les Duport et autres premiers figurants de la société des Jacobins. Que voulaient tous ces courtisans ? s’est-elle dit. Ils ne voulaient qu’être portés aux grandes places par les flots de la multitude et par le vent de la popularité, des commandements, des ministères, surtout de l’or. La faveur de la cour, qui leur manquait, est comme les voiles de leur ambition ; à défaut de ces voiles, ils se servent des rames du peuple. Montrons aux Lameth et aux Barnave qu’ils ne seront pas réélus, qu’ils ne pourront arriver à aucun poste important avant quatre ans. Ils seront furieux, ils se retourneront vers nous. J’ai vu Alexandre et Théodore Lameth la veille du jour où Robespierre fit adopter la non-rééligibilité. Les Lameth étaient encore patriotes. Le lendemain ils n’étaient plus les mêmes hommes. « On n’y peut tenir, disaient-ils avec Duport. Il faut sortir de France. Comment ! ceux qui ont fait la constitution auraient le dépit de voir détruire peut-être leur ouvrage par la prochaine législation ! Il nous faudra entendre dans les galeries de l’Assemblée un sot à la tribune faire le procès à nos meilleurs établissements, sans que nous puissions les défendre ! » Ah ! plût à Dieu qu’ils sortissent de France ! N’y a-t-il pas de quoi mépriser bien profondément et l’Assemblée et le peuple de Paris, quand on voit que la clef de tout ceci, c’est que le pouvoir allait échapper aux Lameth et aux La Fayette, et que Duport et Barnave ne seraient pas réélus ! »

Pétion, alarmé de ces symptômes de discorde, parla à la tribune des Jacobins dans un sens conciliateur. « Vous êtes perdus, dit-il, si les membres de l’Assemblée se retirent de vous et passent en masse aux Feuillants. L’empire de l’opinion vous échappe, et ces innombrables sociétés affiliées, que votre esprit gouverne dans toute la France, rompront le lien d’unité qui les attache à vous. Prévenez les coups de vos ennemis. Faites une adresse aux sociétés affiliées, et rassurez-les sur vos intentions constitutionnelles. Dites-leur qu’on vous calomnie auprès d’elles, et que vous n’êtes pas des factieux. Dites-leur que, loin de vouloir troubler la paix publique, l’objet de tous vos soins est de prévenir les troubles dont la fuite du roi nous a menacés. Dites-leur que nous nous en rapportons à l’influence imposante et rapide de l’opinion. Respect pour l’Assemblée, fidélité à la constitution, dévouement à la patrie et à la liberté : voila nos principes ! » Cette adresse, dictée par l’hypocrisie de la peur, fut adoptée et envoyée à toutes les sociétés du royaume. Cette mesure fut suivie d’une épuration des Jacobins. On n’en laissa subsister que le noyau primitif, qui réorganisa le reste au scrutin. Pétion présida l’opération.

Les Feuillants, de leur côté, écrivirent aux sociétés patriotiques des départements. Il y eut un moment d’interrègne des factions. Mais bientôt les sociétés des départements se prononcèrent en masse et avec une explosion révolutionnaire presque unanime en faveur des Jacobins. « Union pure et simple avec nos frères de Paris, » tel fut le cri de ralliement de tous les clubs. Six cents clubs envoyèrent leur acte d’adhésion aux Jacobins. Dix-huit seulement se prononcèrent pour les Feuillants. Les factions sentaient le besoin d’unité, comme la nation elle-même. Le schisme de l’opinion fut étouffé par l’enthousiasme de la grandeur de son œuvre. Pétion, dans une lettre à ses commettants, qui produisit un effet immense, rendit compte de ces tentatives avortées de division parmi les patriotes, et dénonça les dissidents. « Je tremble pour mon pays, leur disait-il. Les modérés méditent de réformer déjà la constitution, et de rendre au roi le pouvoir à peine reconquis par le peuple. L’âme bouleversée par ces pensées sinistres, je me décourage : je suis prêt à quitter le poste où votre confiance m’a placé ! Ô ma patrie ! sois sauvée, et je rendrai en paix mon dernier soupir ! »

Ainsi parlait Pétion, qui commençait dès lors à devenir l’idole du peuple. Il n’avait ni l’audace ni le talent de Robespierre, mais il avait de plus que lui l’hypocrisie, ce voile honteux des situations doubles. Le peuple le croyait honnête, et sa parole avait sur les masses l’autorité de sa renommée.


XVIII

La coalition qu’il dénonçait au peuple était vraie. Barnave s’entendait avec la cour. Malouet, membre éloquent et habile du côté droit, s’entendait avec Barnave. Un plan de modification à la constitution avait été concerté entre ces deux hommes, ennemis hier, alliés aujourd’hui. Le moment était venu de relier en un seul corps toutes ces lois éparses, votées pendant une révolution de trente mois. En séparant, dans cette revue des actes de l’Assemblée, ce qui était organique de ce qui ne l’était pas, on allait avoir l’occasion de revenir sur tous les articles de la constitution. On pouvait profiter, pour les amender dans un sens plus monarchique, de cette réaction produite par la victoire de La Fayette. Ce que la passion et la colère avaient enlevé de trop aux prérogatives de la couronne, la raison et la réflexion pouvaient le leur rendre. Les mêmes hommes qui avaient mis le pouvoir exécutif entre les mains de l’Assemblée espéraient le lui arracher. Ils croyaient tout possible à leur éloquence et à leur popularité. Comme tous ceux qui descendent le cours d’une révolution, ils croyaient pouvoir le remonter aussi aisément. Ils ne s’apercevaient pas que leurs forces, dont ils étaient si fiers, n’étaient pas en eux-mêmes, mais dans le courant qui les emportait. Les événements allaient leur apprendre qu’il n’y a point de force contre les passions, une fois qu’on leur a cédé. La force d’un homme d’État, c’est son caractère. Une seule complaisance envers les factions est un indispensable engagement avec elles. Quand on a consenti à être leur instrument, on peut devenir leur idole et leur victime, jamais leur maître. Barnave allait l’apprendre trop tard, et les Girondins devaient l’apprendre après lui.

Malouet fit part aux principaux membres du parti royaliste du plan combiné avec Barnave. Voici en quoi ce plan consistait : Malouet serait monté à la tribune, et, dans un discours véhément et raisonné, il aurait attaqué tous les vices de la constitution, il aurait démontré que, si ces vices n’étaient pas corrigés par l’Assemblée avant de présenter la constitution au serment du roi et du peuple, c’était l’anarchie qu’on allait jurer. Les trois cents membres du côté droit devaient appuyer de leurs applaudissements les accusations de leur orateur. Barnave alors aurait demandé à répondre, et, dans un discours en apparence irrité, il aurait vengé la constitution des invectives de Malouet, tout en convenant cependant que cette constitution, improvisée au feu de l’enthousiasme d’une révolution et sous le coup des circonstances les plus orageuses, pouvait avoir quelques imperfections dans certaines de ses parties ; que la réflexion et la sagesse de l’Assemblée pouvaient remédier à ces vices avant de se séparer, et qu’entre autres améliorations à apporter à cette œuvre on pourrait retoucher aux deux ou trois articles où les attributions du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif avaient été mal définies, de manière à restituer au pouvoir exécutif l’indépendance et l’action indispensables à son existence. Les amis de Barnave, de Lameth et de Duport, ainsi que tous les membres du côté gauche, moins Robespierre, Pétion, Buzot et les républicains, auraient bruyamment approuvé l’orateur. On aurait nommé à l’instant une commission spéciale de révision des articles concédés. Cette commission aurait fait son rapport avant la fin de la législature, et les trois cents voix de Malouet, s’unissant aux voix constitutionnelles de Barnave, auraient assuré la majorité aux amendements monarchiques qui devaient restaurer la royauté.


XIX

Mais les membres du côté droit se refusèrent unanimement à donner leur concours à ce plan. « Corriger la constitution, c’était sanctionner la révolte. S’unir à des factieux, c’était devenir factieux soi-même. Restaurer la royauté par les mains d’un Barnave, c’était dégrader le roi jusqu’à la reconnaissance envers un factieux. Leurs espérances n’étaient pas tombées si bas qu’il ne leur restât qu’à accepter un rôle dans une comédie de révolutionnaires effrayés. Leurs espérances n’étaient pas dans quelque amélioration au mal : elles étaient dans le pire. Les excès du désordre puniraient le désordre même. Le roi était aux Tuileries, mais la royauté n’y était pas : elle était à Coblentz, elle était sur tous les trônes de l’Europe. Les monarchies étaient solidaires : elles sauraient bien restaurer la monarchie française sans le concert de ceux qui l’avaient renversée. »

Ainsi raisonnaient les membres du côté droit. Les passions et les ressentiments fermaient l’oreille aux conseils de la modération et de la sagesse, et la monarchie n’était pas poussée moins systématiquement à sa catastrophe par la main de ses amis que par celle de ses ennemis. Le plan avorta.

Pendant que le roi captif entretenait de doubles intelligences avec ses frères émigrés pour interroger l’énergie des puissances, et avec Barnave pour tenter la conquête de l’Assemblée, l’Assemblée perdait elle-même son empire ; et l’esprit de la révolution, sortant de son enceinte, où il n’avait plus rien à espérer, allait animer les clubs, les municipalités, et soufflait sur les élections. L’Assemblée avait commis la faute de déclarer ses membres non rééligibles à la prochaine législature.

Cet acte de renoncement à soi-même, qui ressemblait à l’héroïsme du désintéressement, était en réalité le sacrifice de la patrie ; c’était l’ostracisme des supériorités et le triomphe assuré à la médiocrité. Une nation, quelque riche qu’elle soit en génie et en vertu, ne possède pas un nombre illimité de grands citoyens. La nature est avare de supériorités. Les conditions sociales nécessaires pour former un homme public se rencontrent difficilement. Intelligence, lumières, vertus, caractère, indépendance, loisir, fortune, considération acquise et dévouement, tout cela est rarement réuni sur une seule tête. On ne décapite pas impunément toute une société. Les nations sont comme leur sol : après avoir enlevé la terre végétale, on trouve le tuf, et il est stérile. L’Assemblée constituante avait oublié cette vérité, ou plutôt son abdication avait ressemblé à une vengeance. Le parti royaliste avait voté la non-rééligibilité pour que la Révolution, échappant aux mains de Barnave, tombât sous les excès des démagogues. Le parti républicain l’avait votée pour anéantir les constitutionnels. Les constitutionnels la votèrent en châtiment de l’ingratitude du peuple, et pour se faire regretter par le spectacle de l’indignité de leurs successeurs. Ce fut un vote de passions diverses, toutes mauvaises, et qui ne pouvait produire que la perte de tous les partis. Le roi seul ne voulait pas cette mesure. Il sentait le repentir dans l’Assemblée nationale ; il s’entendait avec ses principaux chefs ; il avait la clef de beaucoup de consciences. Une nation nouvelle, inconnue, impatiente, allait se trouver devant lui dans une autre assemblée. Les bruits de la presse, des clubs, de la place publique, lui annonçaient trop bien à quels hommes le peuple agité donnerait sa confiance. Il préférait les ennemis connus, fatigués, en partie acquis, à des ennemis nouveaux et ardents, qui voudraient surpasser en exigence ceux qu’ils allaient remplacer. Or il ne leur restait à renverser que son trône, et il ne lui restait à concéder que sa vie.


XX

Les principaux noms débattus dans les feuilles publiques étaient, à Paris, ceux de Condorcet, de Brissot, de Danton ; dans les départements, ceux de Vergniaud, de Guadet, d’Isnard, de Louvet, de Gensonné, qui depuis furent les Girondins, et ceux de Thuriot, Merlin, Carnot, Couthon, Danton, Saint-Just, qui, plus tard unis à Robespierre, furent tour à tour ses instruments ou ses victimes.

Condorcet était un politique aussi intrépide dans ses actes que hardi dans ses spéculations. Sa politique était une conséquence de sa philosophie. Il croyait à la divinité de la raison et à la toute-puissance de l’intelligence humaine servie par la liberté. Ce ciel, séjour de toutes les perfections idéales, où l’homme relègue ses plus beaux rêves, Condorcet le plaçait sur la terre. Sa science était sa vertu, l’esprit humain était son dieu. L’esprit fécondé par la science et multiplié par le temps lui semblait devoir triompher de toutes les résistances de la matière, découvrir toutes les puissances créatrices de la nature et renouveler la face de la création. De ce système, il avait fait une politique dont le premier dogme était d’adorer l’avenir et de détester le passé. Il avait le fanatisme froid de la logique et la colère réfléchie de la conviction. Élève de Voltaire, de d’Alembert et d’Helvétius, il était, comme Bailly, de cette génération intermédiaire par qui la philosophie entrait dans la Révolution. Plus ambitieux que Bailly, il n’en avait pas le calme impassible. Aristocrate de naissance, il avait passé comme Mirabeau dans le camp du peuple. Méprisé de la cour, il la haïssait de la haine des transfuges. Il s’était fait peuple pour faire du peuple l’armée de la philosophie. Il ne voulait de la république qu’autant qu’il en fallait pour renverser les préjugés. Une fois les idées victorieuses, il en aurait volontiers confié le règne à la monarchie constitutionnelle. C’était un homme de combat plutôt qu’un homme d’anarchie. Les aristocrates emportent toujours avec eux, dans le parti populaire, le sentiment de l’ordre et du commandement. Ils veulent régulariser le désordre et diriger même les tempêtes. Les vrais anarchistes sont ceux qui sont impatients d’avoir toujours obéi, et qui se sentent incapables de commander. Condorcet dirigeait depuis 1789 la Chronique de Paris, journal de doctrines constitutionnelles, mais où l’on sentait les palpitations de la colère sous la main polie et froide du philosophe. Si Condorcet eût été doué de la chaleur et de la couleur du langage, il pouvait être le Mirabeau d’une autre assemblée. Il en avait la foi et la constance, il n’en avait pas l’accent sonore qui fait retentir votre âme dans l’âme d’autrui. Le club des électeurs de Paris, qui se réunissait à la Sainte-Chapelle, portait Condorcet à la députation. Ce même club portait Danton.


XXI

Danton, que la Révolution avait trouvé avocat obscur au Châtelet, avait grandi avec elle. Il avait déjà cette célébrité que la foule donne aisément à celui qu’elle voit partout et qu’elle entend toujours. C’était un de ces hommes qui semblent naître du bouillonnement des révolutions, et qui flottent sur le tumulte jusqu’à ce qu’il les engloutisse. Tout en lui était athlétique, rude et vulgaire comme les masses. Il devait leur plaire, parce qu’il leur ressemblait. Son éloquence imitait l’explosion des foules. Sa voix sonore tenait du rugissement de l’émeute. Ses phrases courtes et décisives avaient la concision martiale du commandement. Son geste irrésistible imprimait l’impulsion aux rassemblements. L’ambition alors était toute sa politique. Sans principes arrêtés, il n’aimait de la démocratie que son trouble. Elle lui avait fait son élément. Il s’y plongeait, et y cherchait moins encore l’empire que cette volupté sensuelle que l’homme trouve dans le mouvement accéléré qui l’emporte. Il s’enivrait du vertige révolutionnaire comme on s’enivre du vin. Il portait bien cette ivresse. Il avait la supériorité du calme dans la confusion qu’il créait pour la dominer. Conservant le sang-froid dans la fougue et la gaieté dans l’emportement, ses mots déridaient les clubs au milieu de leur fureur. Il amusait le peuple et il le passionnait à la fois. Satisfait de ce double ascendant, il se dispensait de le respecter ; il ne lui parlait ni de principes ni de vertu, mais de force. Lui-même n’adorait guère que la force. Tout était moyen pour lui. C’était l’homme d’État des circonstances, jouant avec le mouvement sans autre but que ce jeu terrible, sans autre enjeu que sa vie, et sans autre responsabilité que le hasard.

Un tel homme devait être profondément indifférent au despotisme ou à la liberté. Son mépris du peuple devait même l’incliner plutôt du côté de la tyrannie. Quand on ne voit rien de divin dans les hommes, le meilleur parti à en tirer, c’est de les asservir. On ne sert bien que ce qu’on respecte. Il n’était avec le peuple que parce qu’il était du peuple, et que le peuple semblait devoir triompher. Il l’aurait trahi comme il le servait, sans scrupule. La cour connaissait le tarif de ses convictions. Il la menaçait pour qu’elle eût intérêt à l’acheter : ses motions les plus révolutionnaires n’étaient que l’enchère de sa conscience. Il avait la main dans toutes les intrigues ; sa probité n’intimidait aucune offre de corruption. On l’achetait tous les jours, et le lendemain il était encore à revendre. Mirabeau, La Fayette, Montmorin, M. de Laporte, intendant de la liste civile, le duc d’Orléans, le roi, avaient le secret de ses vénalités. L’argent de toutes ces sources impures avait coulé dans sa fortune sans s’y arrêter. Tout autre eût été honteux devant des hommes et des partis qui avaient le secret de sa faiblesse : lui seul ne l’était pas ; il les regardait en face sans rougir. Il était le centre de tous ces hommes qui ne cherchent dans les événements que la grandeur. Mais les autres n’avaient que la bassesse du vice ; les vices de Danton étaient héroïques. Son intelligence touchait au génie. Il avait l’éclair du moment. L’incrédulité, qui était l’infirmité de son âme, était à ses yeux la force de son ambition ; il la cultivait en lui comme l’élément de sa grandeur future. Il avait en pitié tout ce qui respectait quelque chose. Un tel homme devait avoir un immense ascendant sur les instincts des masses. Il les agitait, il les faisait bouillonner à la surface, prêt à s’embarquer sur toute mer, fût-elle de sang.


XXII

Brissot de Warville était un autre de ces candidats à la députation de Paris. Comme cet homme fut la souche du parti des Girondins, le premier apôtre et le premier martyr de la République, il faut le connaître.

Brissot était fils d’un pâtissier de Chartres. Il avait fait ses études dans cette ville avec Pétion, son compatriote. Aventurier de littérature, il avait commencé à dérober ce nom de Warville qui cachait le sien. Ne pas rougir du nom de son père, c’est la noblesse du plébéien. Brissot ne l’avait pas. Il commençait par prendre furtivement un de ses titres à cette aristocratie des races contre laquelle il allait soulever l’égalité. Semblable à Rousseau en tout, excepté en génie, il chercha fortune un peu partout, et descendit plus bas que lui dans la misère et dans l’intrigue avant de remonter à la célébrité. Les caractères se détrempent et se salissent par cette lutte avec les difficultés de l’existence dans la lie des grandes villes corrompues. Rousseau avait promené son indigence et ses rêves au sein de la nature, dont le spectacle apaise et purifie tout. Il en était sorti un philosophe. Brissot avait traîné sa misère et sa vanité au milieu de Paris et de Londres, et dans ces sentines d’infamie où pullulent les aventuriers et les pamphlétaires. Il en était sorti un intrigant.

Cependant, même au milieu de ces vices qui avaient rendu sa probité douteuse et son nom suspect, il nourrissait au fond de son âme trois vertus capables de le relever : un amour constant pour une jeune femme qu’il avait épousée malgré sa famille, le goût du travail, et un courage contre les difficultés de la vie qu’il eut plus tard à déployer contre la mort. Sa philosophie était celle de Rousseau. Il croyait en Dieu. Il avait foi à la liberté, à la vérité, à la vertu. Il avait dans l’âme ce dévouement sans réserve à l’humanité qui est la charité des philosophes. Il détestait la société où il ne trouvait pas sa place. Mais ce qu’il haïssait de l’état social, c’était surtout ses préjugés et ses mensonges. Il aurait voulu le refaire, moins pour lui que pour la société elle-même. Il consentait à être écrasé sous ses ruines, pourvu que ces ruines eussent fait place au plan idéal du gouvernement de la raison. Brissot fut d’abord un de ces talents mercenaires qui écrivent pour qui les paye. Il avait écrit sur tous les sujets, pour tous les ministres, pour Turgot surtout. Lois criminelles, théories économiques, diplomatie, littérature, philosophie, libelles même, sa plume se prêtait à tous les usages. Cherchant l’appui de tous les hommes puissants ou célèbres, il avait encensé depuis Voltaire et Franklin jusqu’à Marat. Connu de madame de Genlis, il lui avait dû quelques relations avec le duc d’Orléans. Envoyé à Londres par le ministre, pour une de ces missions qu’on n’avoue pas, il s’y était lié avec le rédacteur du Courrier de l’Europe, journal français imprimé en Angleterre, et dont la hardiesse inquiétait la cour des Tuileries. Il se mit aux gages de Swinton, propriétaire de cette feuille, et la rédigea dans un sens favorable aux vues de Vergennes. Il connut chez Swinton quelques libellistes, dont l’un était Morande. Ces écrivains rejetés de la société deviennent souvent des scélérats de plume. Ils vivent à la fois des scandales du vice et des salaires de l’espionnage. Leur contact souilla Brissot. Il fut ou parut quelquefois leur complice. Des taches honteuses restèrent sur sa vie, et furent cruellement ravivées par ses ennemis quand il eut besoin de faire appel à l’estime publique.

Rentré en France aux premiers symptômes de la Révolution, il en avait épié les phases successives avec l’ambition d’un homme impatient et avec l’indécision d’un homme qui flaire le vent. Il s’était trompé plusieurs fois. Il s’était compromis par son dévouement trop pressé à certains hommes qui avaient paru un moment résumer en eux la puissance, à La Fayette surtout. Rédacteur du Patriote français, il avait quelquefois aventuré les idées révolutionnaires, et flatté l’avenir en allant plus vite que le pas même des factions. Il avait mérité d’être désavoué par Robespierre.

« Tandis que je me contentais, moi, disait de lui Robespierre, de défendre les principes de la liberté, sans entamer aucune autre question étrangère, que faisiez-vous, Brissot, et vous, Condorcet ? Connus jusque-là par votre grande modération et par vos relations avec La Fayette, longtemps sectateurs du club aristocratique de 89, vous fîtes tout à coup retentir le mot de république. Vous répandez un journal intitulé le Républicain ! Alors les esprits fermentent. Le seul mot de république jette la division parmi les patriotes, et donne à nos ennemis le prétexte qu’ils cherchaient de publier qu’il existe en France un parti qui conspire contre la monarchie et la constitution. À ce titre, on nous persécute, on égorge les citoyens paisibles sur l’autel de la patrie ! À ce nom, nous sommes travestis en factieux, et la République recule peut-être d’un demi-siècle. Ce fut dans ce même temps que Brissot vint aux Jacobins, où il n’avait jamais paru, proposer la république, dont les règles de la plus simple prudence nous avaient défendu de parler à l’Assemblée nationale. Par quelle fatalité Brissot se trouve-t-il là ? Je veux bien ne pas voir de ruse dans sa conduite, je veux bien n’y voir qu’imprudence et qu’ineptie. Mais aujourd’hui que ses liaisons avec La Fayette et Narbonne ne sont plus un mystère, aujourd’hui qu’il ne dissimule plus des plans d’innovations dangereuses, qu’il sache que la nation romprait à l’instant toutes les trames ourdies pendant tant d’années par de petits intrigants. »

Ainsi s’exprimait Robespierre, jaloux d’avance et cependant juste, sur la candidature de Brissot. La Révolution le repoussait, la contre-révolution ne le déshonorait pas moins. Les anciens amis de Brissot à Londres, Morande surtout, revenu à Paris avec l’impunité des temps de trouble, dévoilaient dans l’Argus et dans des affiches aux Parisiens les intrigues cachées et les scandales de la vie littéraire de leur ancien associé. Ils citaient des lettres authentiques où Brissot avait menti avec impudeur sur son nom, sur la condition de sa famille, sur la fortune de son père, pour capter la confiance de Swinton, se donner du crédit et faire des dupes en Angleterre. Les preuves étaient convaincantes. Une somme considérable avait été extorquée à un nommé Desforges, sous prétexte de fonder un lycée à Londres, et cette somme avait été dépensée par Brissot à son usage personnel. C’était peu. Brissot, en quittant l’Angleterre, avait déposé entre les mains de ce même Desforges quatre-vingts lettres qui établissaient trop évidemment sa participation à l’infâme commerce de libelles pratiqué par ses amis. Il fut démontré que Brissot avait connivé à l’envoi en France et à la propagation des odieux pamphlets de Morande. Les journaux hostiles à sa candidature s’emparèrent de ces scandales et les secouèrent devant l’opinion. Il fut accusé, en outre, d’avoir puisé dans la caisse du district des Filles-Saint-Thomas, dont il était président, une somme oubliée longtemps dans sa propre bourse. Sa justification fut embarrassée et obscure. Elle suffit néanmoins au club de la rue de la Michodière pour déclarer son innocence et son intégrité.

Quelques journaux, préoccupés seulement du côté politique de sa vie, prirent sa défense et se bornèrent à gémir sur la calomnie. Manuel, son ami, qui rédigeait un journal cynique, lui écrivit pour le consoler : « Ces ordures de la calomnie, répandues au moment du scrutin, lui dit-il, finissent toujours par laisser une teinte sale sur celui sur qui on les verse. Mais c’est faire triompher les ennemis du peuple que de repousser celui qui les combat sans crainte. On me donne des voix, à moi, malgré mon radotage et mon goût pour la bouteille. Laissez là le Père Duchesne et nommez Brissot. Il vaut mieux que moi. » Marat, dans l’Ami du peuple, parla de Brissot en termes ambigus. « Brissot, écrit l’ami du peuple, n’a jamais été à mes yeux un patriote bien franc. Soit ambition, soit bassesse, il a trahi jusqu’ici les devoirs d’un bon citoyen. Pourquoi abandonne-t-il si tard ce général tartufe ? Pauvre Brissot, te voilà victime de la perfidie d’un valet de cour, d’un lâche hypocrite ! Pourquoi as-tu prêté la patte à La Fayette ? Que veux-tu ? tu éprouves le sort des hommes à caractère indécis. Tu as déplu à tout le monde. Tu ne perceras jamais. S’il te reste quelque sentiment de dignité, hâte-toi d’effacer ton nom de la liste des candidats à la prochaine législature. » Ainsi apparaissait pour la première fois sur la scène, au milieu des huées des deux partis, cet homme qui s’efforçait en vain d’échapper au mépris amassé sur son nom par les fautes de sa jeunesse, pour entrer dans l’austérité de son rôle politique, homme mixte, moitié d’intrigue, moitié de vertu. Brissot, destiné à servir de centre de ralliement au parti de la Gironde, portait d’avance dans son caractère tout ce qu’il y eut, plus tard, dans les destinées de son parti, de l’intrigue et du patriotisme, du factieux et du martyr. Les autres candidats marqués de Paris étaient Pastoret, homme du Midi, prudent et habile comme un homme du Nord, se ménageant entre les partis, donnant assez de gages à la Révolution pour être accepté par elle, assez de dévouement à la cour pour garder sa confiance secrète, porté çà et là par la faveur alternative des deux opinions, comme un homme qui cherchait la fortune par son talent dans la Révolution, mais ne la cherchant jamais hors du juste et de l’honnête ; Lacépède, Cérutti, Hérault de Séchelles, Gouvion, aide de camp de La Fayette. Les élections de département occupèrent peu l’attention. L’Assemblée nationale avait épuisé le pays de caractères et de talents. L’ostracisme qu’elle s’était imposé abandonnait la France aux talents secondaires. On se passionnait peu pour des hommes inconnus. La considération publique s’attachait davantage aux noms qui allaient disparaître. Un pays n’a pas deux renommées : celle de la France s’en allait avec les membres de l’Assemblée dissoute ; une autre France allait surgir.