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Histoire des Juifs/Troisième période, première époque, chapitre II

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Histoire des Juifs
Introduction
I. Les temps bibliques : § 1er
II. — Après l’exil : § 1er
III. 3e période — La dispersion
1re époque — Le recueillement après la chute
I. Le relèvement ; l’école de Jabné
II. L’activité à l’intérieur
III. Soulèvement des judéens
IV. Suite de la guerre de Barcokeba
V. Patriarcat de Judale Saint
VI. Le patriarche Juda II ; Les Amoraïm
VII. Les Judéens dans le pays parthes
VIII. Le patriarcat de Galamiel IV et de Juda II
IX. Le triomphe du christianisme et les Judéens
X. Les derniers Amoraïm
XI. Les Juifs dans la Babylonie et en Europe
XII. Les Juifs en Arabie
XIII. Organisation du judaïsme babylonien
XIV. Le caraïsme et ses sectes
XV. Situation des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient
2e époque — La science et la poésie juive
I. Saadia, Hasdaï et leurs contemporains
II. Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne
III. Les cinq Isaac et Yitshaki
IV. La première croisade. Juda Allévi
V. La deuxième croisade - Accusation de meurtre rituel
VI. Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide
VII. Époque de Maïmonide
VIII. Dissensions dans le judaïsme. - La rouelle
IX. Controverses religieuses du talmud. Autodafé du Talmud
X. Progrès de la bigoterie et de la Cabbale
XI. La peste noire. Massacres des Juifs
XII. Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats.
XIII. Une légère accalmie dans la tourmente.
XIV. Recrudescence de violences
XV. Établissement de tribunaux d’inquisition
XVI. Expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal
XVII. Pérégrinations des Juifs et des Marrannes d’Espagne et de Portugal
3e époque — La décadence
I. Reuchlin et le obscurants. Martin Luther
II. L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabbalistiques te messianiques
III. Les Marranes et les papes
IV. Les juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos
V. Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle
VI. Formation de communautés marranes à Amsterdam, à Hambourg et à Bordeaux
VII. La guerre de Trente Ans et le soulèvement des Cosaques.
VIII. L’Établissement des Juifs en Angleterre et la révolution anglaise
IX. Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi
X. Tritesses et joies
XI. Profonde décadence des Juifs
4e époque — Le relèvement
XII. Moïse Mendelssohn et son temps
XIII. Excès de l’orthodoxie et de la réforme
XIV. La révolution française et l’émancipation des Juifs
XV. Le Sanhédrin de Paris et la Réaction
XVI. Les réformes religieuses et la science juive
XVII. Une Accusation de meurtre rituel à Damas
XVIII. Orthodoxes et réformateurs en Allemagne


CHAPITRE II


l’activité à l’intérieur


Le Synhédrin de Jabné était devenu le centre et eu quelque sorte le cœur de la nation judaïque, il communiquait la vie et le mouvement aux communautés les plus lointaines, et ses décisions et ses ordres seuls étaient acceptés et exécutés. Le peuple voyait dans l’institution du Synhédrin un dernier vestige de l’État, et il éprouvait pour le patriarche, issu de la famille de Hillel et de la maison de David, une profonde vénération. La qualification grecque d’ethnarque (prince du peuple) indique bien que le patriarcat était en partie une dignité politique. Les Judéens étaient fiers de la famille de Hillel parce que c’était par elle qu’avait été maintenue la dignité de prince dans la maison de David et continuait à se réaliser la prophétie du patriarche Jacob « que le sceptre ne sortira pas de la tribu de Juda. » Immédiatement au-dessous du patriarche, il y avait le Ab-bet-Din et le Hakam (le sage) ou l’orateur qui prenait la parole aux séances ; les attributions dont ces deux fonctionnaires étaient revêtus ne sont pas encore clairement déterminées. Quant au patriarche, il avait le pouvoir, à l’intérieur, de nommer les juges et les administrateurs de la communauté, et probablement de leur demander compte de leurs actes. L’immixtion de Rome dans les affaires intérieures de la Judée n’était pas encore assez complète pour que cette puissance fît rendre la justice aux Judéens par des fonctionnaires romains. L’autorité du patriarche ne s’étendait cependant pas jusqu’aux écoles particulières, ceux qui dirigeaient ces écoles avaient conservé en partie leur indépendance et pouvaient conférer à leurs élèves le titre de juge et de docteur sans y avoir été préalablement autorisés par le Nassi. La collation de ces grades avait lieu avec une certaine solennité. En présence de deux de ses collègues, le maître imposait ses mains sur la tête de l’élu, sans penser toutefois qu’il faisait passer par cet acte son esprit dans son disciple, comme cela avait lieu pour les élèves-prophètes. L’imposition des mains devait seulement indiquer que le disciple avait été jugé digne de remplir certains emplois, mais on avait constaté avant cette cérémonie qu’il possédait les connaissances nécessaires à ces fonctions. Dans les simples questions d’intérêt, le premier venu pouvait servir d’arbitre ; mais les affaires pour lesquelles il fallait un tribunal sérieux ne pouvaient être jugées que par des docteurs qui avaient reçu la consécration de l’ordination. L’acte de la consécration et de l’imposition des mains s’appelait Semika ou Minuï, ce qui signifie nomination, ordination ou promotion. Le disciple ordonné prenait le nom de Zaken (ancien), qui répond à peu près au titre de sénateur. En effet, après l’ordination, il pouvait faire partie du grand Conseil. Le jour où ils étaient élevés à ce grade, ceux qui recevaient l’ordination revêtaient un costume de fête spécial.

Une des plus importantes prérogatives du Nassi consistait à ouvrir solennellement les séances publiques du Synhédrin. Le patriarche était assis à la place la plus élevée, entouré des principaux membres du Collège, qui étaient placés en demi-cercle devant lui. Derrière ces docteurs étaient rangés les ordonnés, plus en arrière, les disciples, et, enfin, tout en arrière, le peuple écoutait, assis par terre. Le patriarche ouvrait la séance, soit en proposant lui-même un sujet à traiter, soit en adressant aux docteurs l’invitation de prendre la parole, invitation qu’il exprimait par ce simple mot : « Questionnez. » À la fin des délibérations, on allait de rang en rang pour recueillir les voix ; on commençait le plus souvent par le président pour s’arrêter au plus jeune membre. Dans les questions criminelles, c’étaient, au contraire, les plus jeunes qui émettaient d’abord leur vote. Le Synhédrin suivait la même procédure pour résoudre les questions qui lui étaient adressées du dehors, pour fixer les points de doctrine controversés, introduire des règlements nouveaux on abolir des lois existantes.

Une autre prérogative importante du patriarche était de déterminer la date des fêtes. Le calendrier juif n’était pas établi sur des principes fixes et invariables, l’époque des fêtes était subordonnée à la marche de la lune en même temps qu’à l’action du soleil sur la moisson, il fallait donc combler par des intercalations la différence qui se produisait entre l’année solaire et l’année lunaire. Ces intercalations se faisaient d’après le calcul approximatif de la durée de la révolution solaire et de la révolution lunaire, calcul dont la connaissance avait été conservée par tradition dans la maison du patriarche. On tenait aussi compte de certains indices annonçant l’approche du printemps et du degré de maturité de la moisson. La durée des mois n’était pas mieux déterminée, aucune convention ne la réglait d’une façon définitive. D’après la tradition, le commencement du mois devait coïncider autant que possible avec l’apparition de la nouvelle lune. Dès que des témoins apercevaient la lune dans sa première phase, ils en avertissaient immédiatement le Synhédrin. S’il ne se présentait pas de témoins, le jour au sujet duquel il y avait doute appartenait au mois courant ; de cette sorte, les mois comptaient tantôt 29 et tantôt 30 jours. Gamaliel se servait d’un nouvel élément pour déterminer la néoménie, il calculait la durée de la révolution synodique de la lune, et il paraissait se rapporter plutôt à ses calculs qu’aux assertions des témoins. Depuis la destruction du temple, la fixation de la néoménie pour la plupart des mois ne présentait aucune importance et n’exigeait pas le concours du patriarche. Mais pour le mois de Tischri, en automne, et le mois de Nissan, au printemps, qui servaient à établir la date des fêtes les plus importantes, le patriarche lui-même devait intervenir, et toute décision prise au sujet de la fixation de ces mois ou de l’intercalation d’un mois supplémentaire ne devenait valable que par l’autorisation préalable ou l’approbation ultérieure du Nassi. Afin que les fêtes pussent être célébrées le même jour dans toutes les communautés judaïques et qu’il ne régnât à cet égard aucune divergence, le patriarche Gamaliel II s’était fait attribuer le pouvoir d’en déterminer tout seul la date. Par persuasion comme par nécessité, le Collège avait décidé d’admettre les dates fixées par le patriarche pour les fêtes, même dans les cas où il se serait trompé.

La néoménie était proclamée avec solennité et annoncée à toute la Judée ainsi qu’à la Babylonie, dont il fallait prendre en considération toute particulière la nombreuse population judaïque. On transmettait cette nouvelle au moyen de signaux de feu répétés de station en station, ce qui était d’exécution facile dans une région aussi montagneuse. Lorsque arrivait le jour douteux c’est-à-dire le jour qui pouvait être aussi bien la fin du mois courant que le commencement du mois suivant, les communautés babyloniennes les plus rapprochées de la Judée épiaient les signaux et les répétaient, dès qu’elles les apercevaient, pour les communautés plus éloignées. De cette façon, les Judéens établis dans la région de l’Euphrate (la Gola) avaient connaissance le même jour de la néoménie et pouvaient célébrer les fêtes à la même date que la mère patrie. Quant aux communautés de l’Égypte, de l’Asie Mineure et de la Grèce (la Dispersion) avec lesquelles il était impossible de communiquer au moyen de signaux, elles ne connaissaient jamais exactement la fixation de la néoménie. Aussi avaient-elles pris l’habitude de temps immémorial de célébrer, au lieu d’un seul jour, deux jours de fête. L’intercalation d’un mois supplémentaire était annoncée aux communautés par des lettres que le Nassi leur faisait remettre par les principaux membres du Synhédrin.

Ce fut le patriarche Gamaliel qui, le premier, établit des formules fixes pour la prière. Il en existait quelques-unes qui remontaient à une haute antiquité et qui avaient fait partie du culte en même temps que les sacrifices. Mais, en dehors d’elles, chacun pouvait s’adresser à son Créateur dans la forme et dans les termes qui lui convenaient. Gamaliel fit d’abord composer pour la prière journalière les dix-huit formules de bénédiction (Berahot), qui aujourd’hui encore sont récitées dans toutes les synagogues ; il avait chargé Simon, de Pikole, de la rédaction de ces eulogies. Certains docteurs désapprouvèrent le patriarche d’introduire dans le culte des prières fixes ; Éliézer, du moins, se déclara l’adversaire de cette innovation. « Une prière, dit-il, qui est récitée d’après une formule arrangée d’avance, ne vient pas du cœur. » Gamaliel a également introduit dans la synagogue, contre les judéo-chrétiens, une prière dont il sera question plus loin. Le service divin s’accomplissait avec une grande simplicité. Il n’y avait pas d’officiant en titre, quiconque jouissait d’une bonne réputation et avait l’âge prescrit, pouvait remplir cette fonction. La communauté invitait un des fidèles à officier, et celui-ci était appelé, pour cette raison, « le délégué de la communauté » (Scheliah Zibbur). L’officiant se plaçait devant l’arche sainte, qui contenait les rouleaux de la Loi ; de là, l’expression se placer devant l’arche ou descendre devant d’arche. Cette dernière, en effet, se trouvait plus bas que l’assemblée des fidèles.

Ainsi, le patriarche et le Synhédrin avaient su régler le culte public de telle façon que, contrairement à l’opinion des personnes étrangères au judaïsme, la chute du temple n’avait désorganisé en rien la vie religieuse des Judéens. Les sacrifices avaient été remplacés par la prière, l’étude de la Loi et la charité. Sauf les pratiques concernant les offrandes, toutes les prescriptions étaient strictement observées. Les Ahronides recevaient régulièrement toutes les redevances sacerdotales, on laissait, comme auparavant, à l’extrémité des champs, une partie de la récolte pour les pauvres, et on distribuait tous les trois ans la dîme des indigents. Toutes les lois applicables au sol de la Judée et à une partie de celui de la Syrie continuaient à rester en vigueur. On observait l’année de relâche pour tout ce qui concernait la culture des champs et en partie pour la péremption des dettes flottantes. Bref, quoiqu’il eût disparu pour le moment, l’État juif était encore considéré comme existant, et ce fut sous l’inspiration de cette pensée que les docteurs établirent des mesures pour empêcher les païens d’acquérir à perpétuité des terres judaïques et pour les déposséder de celles qui leur auraient déjà été aliénées.

Pour perpétuer le souvenir du temple, dont on espérait le prochain relèvement, on conservait certaines pratiques qui n’avaient de raison d’être et de véritable signification que dans le sanctuaire. Le premier soir de la Pâque, on célébrait la sortie d’Égypte par une cérémonie dont les symboles rappelaient d’une façon particulièrement frappante le sacrifice de l’agneau pascal. La chute de l’État et l’incendie du temple avaient fait naître dans tous les esprits un sentiment de sombre et profonde tristesse, et ce sentiment était entretenu avec soin par l’enseignement des docteurs : « Celui qui s’afflige sincèrement sur la chute de Jérusalem, disaient ils, assistera à l’éclatante et glorieuse résurrection de cette ville. » On adopta pour cette raison certains signes de deuil. Ainsi, aux maisons crépies à la chaux, on laissait un endroit qui n’était pas blanchi ; les femmes ne devaient pas se parer de tous leurs bijoux à la fois, mais en laisser quelques-uns de côté « en souvenir de Jérusalem ; » il était recommandé au fiancé de ne pas porter de couronne comme autrefois le jour du mariage et de ne pas faire jouer devant lui de certains instruments. Mais le deuil se manifestait surtout par le jeûne. On rétablit, après la destruction du second temple les quatre jours de jeûne que les exilés de Babylone s’étaient volontairement imposés après la chute du premier temple. Il y eut des Judéens qui jeûnaient même chaque semaine. Seuls, les jours qui rappelaient une victoire ou quelque autre heureux événement (Yemè Meguillat Taanit) ne pouvaient pas devenir de jours de jeûne. Les docteurs ne voulaient pas que les souvenirs de temps plus fortunés pussent s’effacer de la mémoire du peuple.

Les règles de pureté édictées pour les Lévites restèrent également en vigueur, au moins en partie ; elles avaient été trop intimement mêlées au développement religieux des Judéens pour disparaître complètement avec le temple. Les gens pieux prenaient les mêmes mesures de précaution pour goûter des aliments ordinaires que pour manger la dîme, l’oblation sacerdotale ou la viande des sacrifices. On évitait avec soin le contact de personnes ou d’objets qui, d’après la Loi, communiquaient une souillure, et on ne faisait usage que de vêtements et de vases fabriqués conformément aux prescriptions de pureté. Ceux qui se soumettaient à ces règles sévères et donnaient régulièrement la dîme des fruits qu’ils récoltaient ou achetaient, formaient une espèce d’ordre (Habura) dont l’origine remonte à l’époque de la lutte des Pharisiens et des Sadducéens. Cet ordre paraît avoir poursuivi un but politique ; ceux qui en faisaient partie s’appelaient compagnons (Haberim). Pour être reçu compagnon, il fallait prendre l’engagement public, devant trois membres, de se soumettre aux règles de l’ordre. La violation de ces règles entraînait l’exclusion du coupable. L’ordre refusait d’admettre les publicains ou percepteurs d’impôts, qui, étant considérés comme instruments de la tyrannie romaine, continuaient à former la classe la plus méprisée de la population.

L’ordre des compagnons représentait eu quelque sorte la classe des patriciens juifs. Mais au pôle opposé se tenait le peuple de la campagne, les esclaves de la glèbe, la classe des plébéiens. Les documents de l’époque dépeignent sous des couleurs très sombres la situation morale et intellectuelle de la plèbe. Il est à croire que les fréquents soulèvements qui marquèrent les dernières années de l’État judaïque et la longue lutte de la révolution contribuèrent à donner à cette partie du peuple juif des mœurs corrompues et sauvages. Les gens de la campagne ne montraient aucune probité dans les affaires commerciales, aucun sentiment de tendresse et de délicatesse dans la vie de famille, aucune dignité dans leurs relations, aucun respect pour la vie humaine. Ils n’observaient que les lois qui flattaient leurs sens grossiers, ils étaient étrangers à toute culture intellectuelle. Un abîme séparait cette foule rude et ignorante de la société civilisée et instruite, et ces deux classes éprouvaient l’une pour l’autre une haine profonde. Il était défendu aux compagnons de prendre leurs repas ou de vivre en commun avec les habitants de la campagne, afin de ne pas se souiller à leur contact. Les mariages entre les deux classes étaient très rares ; pour les membres de l’ordre, de telles unions étaient des mésalliances. À en croire des contemporains, il existait une haine plus violente entre patriciens et plébéiens qu’entre Judéens et païens : « Si les gens de la campagne n’avaient pas besoin de nous, dit Éliézer, ils nous tendraient des pièges pour nous attaquer. » Akiba, qui était sorti des rangs du peuple, avoua que dans sa jeunesse il désirait vivement se rencontrer seul à seul avec quelque savant pour l’assommer. Les compagnons ne faisaient rien pour élever jusqu’à eux ces gens grossiers, ils multipliaient, au contraire, les barrières qui les séparaient de leur ordre. Non seulement ils évitaient tout commerce avec eux, mais ils n’acceptaient pas leur témoignage, leur refusaient le droit de tutelle et ne leur confiaient jamais aucune fonction dans la communauté.

Tenus à l’écart de la partie civilisée de la population judaïque, exclus de toute participation à la vie administrative de la communauté, privés de tout ce qui aurait pu contribuer à leur relèvement, livrés à leurs propres inspirations, sans guide et sans conseiller, les plébéiens devaient forcément répondre à l’appel du christianisme naissant. Jésus et ses disciples s’étaient adressés de préférence à ces gens du peuple, si abandonnés et si méprisés, ils avaient recruté parmi eux la plupart de leurs partisans. Ces misérables, méconnus par les hommes et repoussés par la loi, étaient heureux des témoignages de sympathie que leur accordaient les apôtres chrétiens. Ces derniers les visitaient, mangeaient et buvaient avec eux, leur affirmaient que le Messie était venu et était mort uniquement pour eux, afin de les faire jouir des biens dont ils avaient été privés jusque-là, et surtout afin de leur assurer la béatitude dans un monde meilleur. La loi leur déniait les plus simples droits, et le christianisme leur ouvrait le royaume du ciel ! Ils ne pouvaient pas hésiter dans leur choix. Les docteurs, absorbés par l’étude de la Loi et par la constante préoccupation de conserver intacte la doctrine judaïque, virent se dresser tout à coup devant eux, sur leur propre terrain, un ennemi qui se disposait à conquérir le domaine spirituel sur lequel ils avaient veillé avec un dévouement fidèle et une ardente sollicitude.

À la mort de Jésus, les partisans du christianisme, au nombre de cent cinquante à deux cents, avaient constitué une communauté qui s’était rapidement développée sous la vigoureuse impulsion des principaux apôtres, et surtout de Paul. Celui-ci avait conçu, pour faciliter l’extension du christianisme, un projet fécond et facilement réalisable : il s’était efforcé de gagner les païens à la morale judaïque en leur inculquant la croyance à la résurrection de Jésus, et de convaincre les Judéens de l’insuffisance et de l’inefficacité de leurs doctrines en leur faisant adopter la croyance que le Messie était déjà arrivé. La nouvelle religion avait rencontré, dès sa naissance, les conditions les plus favorables à son développement. C’était pour elle un fait des plus heureux que Paul de Tarse, cet homme actif, remuant, passionné, d’abord son détracteur, fût devenu son partisan et son principal fondateur et lui frayât le chemin pour « pénétrer dans les rangs serrés de la gentilité. » Privée de l’appui de cet apôtre, la doctrine de Jésus, incomplète, mi-essénienne, adoptée par des disciples ignorants et des femmes de réputation douteuse, aurait promptement disparu. D’autres circonstances avaient encore favorisé le christianisme naissant. C’était d’abord la tiédeur et l’indifférence des Judéens hellénisants d’Alexandrie, d’Antioche et de l’Asie Mineure pour les rites et les prescriptions du judaïsme, c’était aussi la profonde aversion des gens vertueux, parmi les Grecs et les Romains, pour le culte impur du paganisme, et leur penchant pour la doctrine juive.

Ainsi, Judéens lettrés et païens de mœurs honnêtes adoptaient avec empressement le christianisme de Paul qui, par l’abolition de la loi du sabbat, des prescriptions alimentaires et, en particulier, du commandement de la circoncision, répondait complètement à leurs aspirations religieuses. Les Judéens trouvaient probablement assez étrange cette croyance à un Homme-Dieu, à un fils de Dieu, mais, pour les gentils, ce dogme servait précisément de transition entre le polythéisme païen et l’austère monothéisme juif. La destruction du temple et l’effondrement apparent de la nationalité judaïque aidèrent également à développer la nouvelle religion. Cette catastrophe avait laissé une profonde blessure dans le cœur des Judéens de la Palestine et du dehors, et les esprits faibles, ceux qui ne croyaient plus au rétablissement du sanctuaire et ceux qui avaient besoin d’un culte expiatoire, accueillirent avec satisfaction le dogme de la rédemption des péchés par la mort du Messie, dogme qui leur imposait peu de sacrifices et les réconciliait avec la gentilité. Ce qui favorisa tout particulièrement l’extension du christianisme, ce fut une mesure politique prise contre les Judéens par leurs vainqueurs. Un décret de Vespasien obligea tous les Judéens à payer aux autorités romaines une sorte de taxe personnelle, en remplacement de la contribution qu’ils versaient autrefois au trésor du temple, et cette mesure parut d’autant plus oppressive aux Juifs de Rome qu’elle les atteignit pour la première fois dans leurs droits et leur dignité de citoyens. Pour se soustraire à cet impôt, qui était une charge et une humiliation, de nombreux Judéens niaient leur origine judaïque. Mais, plus tard, le troisième empereur Flavien, le cupide et cruel Domitien, fit percevoir cette taxe avec la plus grande rigueur, et il ordonna d’examiner ceux qui déclaraient ne pas appartenir à la confession juive. La nécessité rendit les Judéens inventifs, et beaucoup d’entre eux employaient une ruse pour échapper à la taxe judaïque. Ils s’arrangeaient de façon à rendre le signe de l’alliance méconnaissable sur leur corps. L’autorité religieuse de la Palestine, le Synhédrin de Jabné, blâma, naturellement, d’une façon très sévère cette manière d’agir par laquelle ils rejetaient en quelque sorte l’alliance d’Abraham. Et voici qu’en ce moment même les disciples de Paul viennent enseigner que Jésus a aboli la circoncision comme toutes les autres lois, que les Judéens, même incirconcis, pourvu qu’ils aient la foi véritable, sont les vrais descendants d’Abraham, des élus, des prêtres, des princes ! Une doctrine si accommodante trouva sans doute de l’écho chez les Judéens de Rome et de l’Asie Mineure, et les rapprocha du christianisme.

Pendant les dix premières années qui suivirent la destruction du temple, le christianisme avait donc acquis un développement et un prestige remarquables. Il ne recrutait plus uniquement ses partisans parmi les humbles et les ignorants, il se propageait aussi dans la classe plus élevée des lettrés et des patriciens. Dans toutes les villes importantes de l’empire romain, et particulièrement à Rome même, s’étaient organisées des communautés chrétiennes qui se considéraient comme distinctes des Judéens, mais étaient confondues avec ces derniers par les Romains. Dès ce moment, le christianisme ne fut plus un élément négligeable, il commença à exercer une influence sérieuse dans l’histoire.

Le christianisme avait opéré une heureuse transformation dans le monde païen et il aurait pu agir très utilement sur le judaïsme, mais il fut arrêté dans son action par les dissensions qui éclatèrent dans son sein et qui l’obligèrent à entrer dans une voie fausse et dangereuse. La doctrine de Paul sur l’inutilité de la loi judaïque avait introduit dans le christianisme primitif un germe de discorde qui divisa les partisans de Jésus en deux grands partis, et ces partis se subdivisèrent à leur tour en petites sectes dont chacune avait ses vues propres et ses habitudes particulières. Ce fut, non pas au (iie siècle seulement, mais dès l’origine, que se manifestèrent pour la première fois dans le christianisme des divergences qui, du reste, étaient la conséquence fatale de l’opposition des éléments qui composaient cette religion. Les deux partis principaux qui, dès les premières années, se dressèrent l’un en face de l’autre, furent les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens. Les judéo-chrétiens ou Ébionites, qui avaient formé la communauté primitive, se recrutaient principalement parmi les Juifs et se rattachaient étroitement au judaïsme, ils en observaient presque toutes les lois, et ils invoquaient à ce sujet l’exemple de Jésus qui était resté fidèle aux prescriptions judaïques. Ils attribuaient à Jésus les paroles suivantes : « Le ciel et la terre disparaîtront avant que ne disparaisse un seul iota de la Loi. » Et encore : « Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir la Loi de Moïse. » Ils éprouvaient une certaine animosité contre les pagano-chrétiens, qui ne tenaient aucun compte de ces lois, et ils leur appliquaient ces paroles de Jésus : « Celui qui abolit la moindre prescription et enseignera dans ce sens sera le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui observe et enseigne les lois brillera dans le royaume céleste. » Même leur attachement pour Jésus n’était pas de nature à les éloigner du judaïsme. Le fondateur du christianisme était pour eux un homme de mœurs pures, d’une haute valeur morale, issu d’une façon toute naturelle de la maison de David, qui avait procuré aux hommes le royaume des cieux en leur enseignant la modestie et l’humilité. Craignant que leur parti ne fût absorbé par les pagano-chrétiens, ils avaient envoyé dans les communautés du dehors des apôtres qui avaient pour mission d’enseigner non seulement que Jésus était le Messie, mais aussi que la loi judaïque devrait être observée dans tous les temps. Ils fondèrent ainsi plusieurs colonies judéo-chrétiennes, dont la plus importante fut plus tard celle de Rome.

Les pagano-chrétiens professaient des idées tout opposées. Comme la conception d’un Messie libérateur, appelé apparemment dans la langue des prophètes fils de Dieu, était totalement étrangère aux gentils, et que le titre de descendant de David ne pouvait non plus agir bien vivement sur leur esprit, les pagano-chrétiens interprétaient les faits à leur propre point de vue et considéraient Jésus comme un vrai fils de Dieu, et cette idée était pour les païens aussi naturelle qu’elle semblait étrange et singulière aux Judéens. Une fois qu’il était établi que Jésus était fils de Dieu, il devenait nécessaire d’écarter tous les phénomènes, tous les événements, tous les faits qui étaient en contradiction avec cette conception. Jésus ne pouvait plus être venu au monde d’une façon naturelle ; de là cette assertion qu’il était né d’une vierge et engendré par le Saint-Esprit. La première divergence importante entre les Ébionites et les pagano-chrétiens porta donc sur l’idée qu’ils avaient de la nature de Jésus : les premiers le vénéraient comme fils de David, les autres l’adoraient comme fils de Dieu. De plus, les pagano-chrétiens attachaient une médiocre importance à la doctrine de la communauté des biens et du mépris des richesses qui formait la base du christianisme ébionite.

Les pagano-chrétiens ou Hellènes avaient leur principal siège en Asie Mineure ; ils avaient surtout organisé des communautés dans sept villes, que le langage symbolique de l’époque appelait les sept étoiles ou les sept lampes d’or. Éphèse contenait la plus importante de ces communautés. Entre les Ébionites et les pagano-chrétiens, qui n’avaient de commun que leur nom de chrétiens, régnait une animosité qui devint, avec le temps, plus âpre et plus violente. Les judéo-chrétiens ressentaient une haine ardente pour Paul et ses disciples, ils accablaient d’injures et d’outrages, même longtemps après qu’il fût mort, celui qu’ils appelaient l’apôtre du prépuce. Rempli d’admiration pour l’unité et la concorde que le Synhédrin de Jabné savait maintenir dans le judaïsme et qui formaient un si vif contraste avec les déchirements du christianisme, un Ébionite écrivit ce qui suit : « Les Judéens de tous les pays observent encore aujourd’hui la même Loi, ils croient tous à l’unité de Dieu et suivent les mêmes pratiques, ils ne peuvent pas avoir des doctrines différentes ni s’écarter du sens de l’Écriture sainte, car ils interprètent les passages difficiles de la Thora d’après une règle traditionnelle ; ils n’autorisent à enseigner que ceux qui ont appris la manière d’expliquer le texte sacré. Aussi ont-ils tous un Dieu, une Loi, une espérance... Si nous n’imitons pas cet exemple, la parole de vérité se divisera chez nous en opinions différentes. Je ne parle pas ainsi comme prophète, mais comme un homme prévoyant qui aperçoit l’origine du mal. Quelques-uns des païens ont rejeté ma doctrine, qui est d’accord avec la Loi, pour suivre l’enseignement faux et grotesque d’un ennemi (Paul). » Ces paroles sont attribuées au second des apôtres, Simon Pierre. Les Ébionites, qui qualifiaient de fausses et de grotesque les prédications et les doctrines de Paul, donnèrent à cet apôtre un sobriquet qui, à leurs yeux, devait être un stigmate pour lui et ses partisans. Ils le surnommèrent Simon le Magicien, le regardant comme un magicien demi-juif (Samaritain) qui a ensorcelé le monde par ses paroles. Ils voulaient bien croire qu’il avait reçu le baptême, mais ils prétendaient que la mission d’apôtre ne lui avait pas été confiée par le successeur de Jésus et par l’intermédiaire de l’Esprit Saint, mais qu’il avait essayé de l’acheter à prix d’argent en distribuant des aumônes à la communauté ébionite. Ils ajoutaient que sa tentative avait échoué et que Simon Pierre l’avait déclaré damné parce que son cœur était plein de méchanceté, d’amère jalousie et d’injustice. Ils se disaient l’un à l’autre et répétaient ces paroles aux croyants : « Est-il possible que Jésus soit apparu à l’apôtre des gentils, à celui qui propage des croyances contraires à la Loi ? » La doctrine de Paul, qui avait aboli la législation judaïque, était qualifiée par ses adversaires de licence effrénée, elle était comparée à celle de Balaam, ce faux prophète qui avait prêché l’idolâtrie et la débauche. Les chefs du parti pagano-chrétien leur répliquaient avec la même violence, leur témoignaient la même haine et peut-être une haine encore plus grande, car aux dissentiments religieux venait s’ajouter chez eux la profonde aversion que les Grecs et les Romains éprouvaient pour les Judéens, même après qu’ils fussent devenus chrétiens. Dans les communautés importantes, les deux partis formaient des groupes séparés et se tenaient à l’écart les uns des autres. Les épîtres que les chefs des diverses sectes chrétiennes avaient l’habitude d’envoyer aux communautés contenaient des railleries ou des paroles de réprobation que chaque parti adressait à ses adversaires ; c’étaient, le plus souvent, des lettres de polémique. Même les récits composés sous le nom d’évangiles dans le premier quart du (iie siècle, et qui rapportaient la naissance de Jésus, son action, ses souffrances, sa mort et sa résurrection, reflétaient les divergences d’opinion des deux groupes et attribuaient au fondateur du christianisme, non pas les doctrines et les sentences qui lui appartenaient réellement, mais celles qui répondaient aux vues et aux aspirations particulières de chaque parti. Ainsi, les Ébionites montraient Jésus comme favorable à la loi judaïque et aux Judéens, que, d’après les Pauliniens ou pagano-chrétiens, il aurait au contraire méprisés et haïs. Les évangiles eux-mêmes étaient donc des écrits de polémique.

Les Ébionites et les pagano-chrétiens n’étaient pas seulement divisés sur les croyances et les dogmes, il régnait également entre eux des divergences politiques. Les judéo-chrétiens, comme les Judéens, haïssaient Rome, les Romains, les empereurs et leurs fonctionnaires. Un de leurs prophètes, qui a composé la première Apocalypse, imitée des visions de Daniel et attribuée à Jean, injuriait en paroles enflammées la ville aux sept collines, Babylone, la grande prostituée. Cette première Apocalypse annonce et appelle sur Rome la pécheresse tous les malheurs, les plus terribles fléaux et dévastations, toutes les humiliations et toutes les hontes ; on ne se doutait guère, à cette époque, que Rome deviendrait un jour la capitale de toute la chrétienté. Les disciples de Paul prêchaient, au contraire, la soumission à la puissance romaine, qu’ils déclaraient instituée par Dieu lui-même. Ils n’éprouvaient pas, comme les judéo-chrétiens, l’amer sentiment de la liberté perdue, et ils recommandaient sans cesse de payer aux Romains taille, impôts, droits de douane, taxes de toutes sortes. La soumission des pagano-chrétiens au pouvoir régnant, leurs avances à Rome, la ville du péché, que les Ébionites vouaient aux flammes de l’enfer, élargissaient encore le fossé qui séparait l’une de l’autre les différentes sectes chrétiennes.

Au commencement, les Judéens eurent avec les judéo-chrétiens, qu’ils nommaient Minéens ou Minim, des relations assez cordiales. Un docteur de la Loi, Éliézer ben Hyrcanos, s’entretenait si fréquemment avec les judéo-chrétiens, et particulièrement avec un certain Jacob, de Kephar-Siknin, qu’il fut soupçonné d’appartenir lui-même à la communauté chrétienne et appelé à se justifier de cette accusation devant le procurateur romain. Un jour que Ben Dama, un neveu d’Ismaël, avait été mordu par un serpent, il voulut se faire guérir par ce même Jacob, au moyen d’une formule de conjuration prononcée au nom de Jésus. La conversion du judaïsme au christianisme était un fait qui ne causait nulle surprise et passait presque inaperçu ; il y avait probablement des familles juives dont certains membres professaient la foi judéo-chrétienne sans troubler aucunement la paix domestique. On raconte que Hanania, un neveu de Josua, s’était affilié à la communauté chrétienne de Capharnaüm ; son oncle qui, naturellement, blâma cet acte, le contraignit à cesser toute relation avec les chrétiens et, pour le soustraire à leur influence, il l’envoya en Babylonie.

Ces rapports pacifiques entre Judéens et judéo-chrétiens ne furent pas de longue durée. Il est, du reste, dans notre nature d’idéaliser peu à peu l’objet de notre adoration, et d’éprouver pour lui un enthousiasme d’autant plus vif qu’il se trouve plus éloigné de nous. C’est ce qui explique que les Ébionites ne se contentèrent pas longtemps de considérer Jésus comme un Messie, mais inconsciemment, presque malgré eux, ils se rapprochèrent de la doctrine pagano-chrétienne, et attribuèrent à Jésus des vertus divines et la puissance de faire des miracles. Cette nouvelle conception sépara de plus en plus les judéo-chrétiens du judaïsme, auquel cependant ils croyaient continuer à se rattacher. On vit ainsi se former de nombreuses sectes composées d’Ébionites et d’Hellènes, qui établirent une sorte de gradation allant depuis les judéo-chrétiens, sévères observateurs de la loi de Moïse, jusqu’aux Antitaktes, qui méprisaient cette loi. Tout près des Ébionites se tenaient les Nazaréens. Eux aussi admettaient le caractère obligatoire de la loi judaïque, mais ils expliquaient que Jésus était né d’une façon surnaturelle d’une vierge et du Saint-Esprit, et ils le douaient d’attributs divins. D’autres allaient encore plus loin, ils rejetaient en partie ou totalement les prescriptions judaïques.

Par suite de cette transformation dans la doctrine des judéo-chrétiens, il était fatal que la scission devînt complète entre eux et les Judéens. Le moment devait forcément arriver où les Ébionites comprendraient eux-mêmes qu’ils n’appartenaient plus à la communauté judaïque, et où ils s’en sépareraient complètement. La lettre de divorce adressée par le judéo-christianisme à la communauté mère existe encore ; elle prescrit aux partisans judaïtes de Jésus de s’éloigner totalement de leurs anciens coreligionnaires. L’Épître aux Hébreux explique, d’après la méthode aggadique de l’époque, que le Messie crucifié a été à la fois la victime qui expie et le prêtre qui absout ; elle montre que la Loi considère comme particulièrement agréables à Dieu les sacrifices dont le sang était aspergé dans le Saint des saints et la chair brûlée en dehors du camp (du temple). L’épître continue ainsi : « Et c’est pour racheter les péchés du peuple par son sang que Jésus a subi la mort en dehors des portes de Jérusalem. Sortons donc du camp (de la communauté juive) pour aller vers Jésus et supporter une partie de son opprobre ; ici, nous n’avons plus la cité éternelle (Jérusalem, symbole de la nation judaïque) ; allons à la recherche de la cité de l’avenir. » Lorsque les Nazaréens et d’autres sectes judéo-chrétiennes se furent définitivement séparés des Judéens, ils conçurent contre le judaïsme et ses adeptes une haine acharnée ; à l’instar des pagano-chrétiens, ils les poursuivirent de leur mépris et de leurs outrages. Comme la loi écrite avait pour eux aussi un caractère sacré, ils dirigèrent surtout leurs traits acérés contre les Tannaïtes et leur étude des lois traditionnelles, sur laquelle se portait, à cette époque, toute l’activité de la pensée juive. Chez les Ébionites comme chez les Judéens, on était habitué à juger tous les événements qui se présentaient au point de vue de l’Écriture sainte et à trouver à leur sujet des allusions et des explications dans les écrits des prophètes. C’est ainsi que les Nazaréens appliquèrent aux Tannaïtes, qu’ils appelaient Deuterotes, et principalement aux deux écoles de Schammaï et de Hillel, ces paroles de blâme et de menace du prophète Isaïe (viii, 14) : « Il sera un écueil et une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël. » « Par les deux maisons, dirent-ils, le prophète désigne les deux écoles de Schammaï et de Hillel, d’où sont sortis les scribes et les Pharisiens, qui ont eu pour successeurs Akiba, Johanan, fils de Zakkaï, puis Éliézer et Delphon (Tarphon), et enfin Joseph le Galiléen et Josua. Ce sont là les deux maisons qui ne reconnaissent pas le Sauveur, et cela sera pour elles une cause d’achoppement et de chute. » Ils mettaient dans la bouche de Jésus des paroles de mépris contre les docteurs, paroles qui étaient peut-être vraies pour l’un ou l’autre d’entre eux, mais qui, appliquées à la classe tout entière, devenaient des assertions calomnieuses. « À l’endroit (le Synhédrin) où siégeait Moïse, aurait dit Jésus, sont assis les scribes et les Pharisiens. Observez et accomplissez tout ce qu’ils vous diront d’observer, mais n’imitez pas leurs actions ; ils parlent, mais n’agissent pas conformément à leurs paroles. Leurs actions n’ont qu’un seul but : par elles ils cherchent à attirer sur eux l’attention des hommes. Ils se parent de larges phylactères (Tefilin) et mettent de longues franges (Zizit) à leurs vêtements ; ils aiment à présider aux banquets, à trôner dans les synagogues, à être salués par les passants sur les places publiques, à être appelés partout du titre de Rabbi, Rabbi... Malheur à vous, scribes et Pharisiens, race d’hypocrites, qui dévorez les biens des veuves, sous prétexte que vous adressez au ciel de longues prières ; le châtiment vous frappera... Malheur à vous... Vous offrez la dîme de la menthe, de l’anet et du cumin, et vous négligez les prescriptions les plus importantes ; vous agissez contre la fidélité, la justice et la charité. Vous faites bien d’observer ces petites pratiques, mais à condition de ne pas transgresser les commandements les plus importants. Vous êtes des imposteurs ; vous passez des moucherons au crible et vous avalez des chameaux... Vous nettoyez les coupes et les plats au dehors, et à l’intérieur vous les laissez remplis de rapines et de pourriture. »

Ainsi, ce judaïsme que les judéo-chrétiens s’étaient efforcés de maintenir intact, ils l’attaquaient maintenant, lui et ses chefs, avec la dernière violence. Par ces attaques, ils servaient, sans le vouloir, la cause des Hellènes et préparaient le terrain pour la doctrine paulinienne, qui se développa très rapidement et put bientôt se faire accepter comme le seul et vrai christianisme, comme le catholicisme (la religion pour tous). Les Ébionites et les Nazaréens furent absorbés peu à peu par la communauté toujours croissante des pagano-chrétiens. Comme ces derniers, ils invoquaient Jésus comme un Dieu dans leurs prières et ils flétrissaient les Judéens du nom de déicides. La haine qu’ils avaient vouée à leurs anciens coreligionnaires était si profonde que, pour leur nuire, ils se faisaient délateurs et les accusaient, auprès des autorités romaines, de conspirer et de fomenter des révoltes. Ceux des Ébionites qui continuèrent à rester fidèles à leurs premières opinions formèrent de petits groupes sans importance, méprisés des Judéens et des chrétiens. Au milieu de ce conflit de doctrines se produisit un phénomène singulier : à mesure que les Ébionites s’écartaient de la loi judaïque ; les Hellènes, au contraire, s’en rapprochaient.

En dehors de ces deux partis principaux, les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, le christianisme vit se former dans son sein des sectes nombreuses sous les dénominations les plus étranges et avec les plus singulières tendances. Un demi-siècle après la destruction du temple, il s’était produit une évolution importante dans les deux religions qui se partageaient alors le monde, dans le judaïsme et le paganisme ; le premier, qui, après l’effondrement de la nationalité juive, fut privé de l’appui politique de l’État, se réorganisa et redevint florissant ; le second, en pleine possession de la puissance politique, se désagrégea et pencha vers sa ruine. Une activité extraordinaire régna à cette époque dans les esprits, une sorte d’effervescence intellectuelle d’où sortirent les productions les plus bizarres. Aux éléments provenant du judaïsme et du christianisme vinrent s’associer des éléments étrangers fournis par le système judéo-alexandrin de Philon, par la philosophie grecque et, en général, par toutes sortes de doctrines qu’il n’est plus possible de déterminer distinctement. C’était un vrai chaos d’opinions et de croyances où se mêlaient, se pénétraient et se fondaient les unes dans les autres les idées les plus opposées et les plus disparates, pensées juives et pensées païennes, notions vieilles et idées neuves, vérités et erreurs, conceptions grossières et conceptions élevées. On aurait dit que toutes les doctrines de l’antiquité voulussent introduire dans le christianisme naissant quelque chose de leur essence pour acquérir une plus grande valeur et s’assurer une plus longue durée. Cet accouplement d’éléments si opposés produisit des systèmes difformes et monstrueux. La vieille question de l’origine du mal et de la possibilité d’en concilier l’existence avec l’idée d’une Providence juste et miséricordieuse passionnait tous ceux que les apôtres chrétiens avaient familiarisés avec la pensée judaïque. On ne croyait pouvoir résoudre cette question qu’en imaginant une nouvelle conception de Dieu, dont les éléments étaient empruntés aux systèmes religieux les plus divers. La connaissance de Dieu, de ses rapports avec le monde et la vie religieuse et morale fut appelée gnose, et ceux qui croyaient être en possession de cette connaissance se nommaient eux-mêmes des gnostiques, c’est-à-dire des hommes supérieurement doués qui ont pénétré les mystères de l’harmonie universelle. Les gnostiques ou, pour mieux dire, les théosophes flottaient entre le judaïsme, le christianisme et le paganisme, c’est à ces trois religions qu’ils avaient emprunté leurs idées, leurs conceptions et leurs raisonnements, et ils se recrutaient parmi les Judéens, les chrétiens et les païens. La doctrine gnostique exerça sans doute une sorte de fascination sur les esprits, puisque les autorités de la Synagogue et de l’Église furent obligées de multiplier les lois et les ordonnances contre la gnose, et que, malgré tout, elles ne purent empêcher certaines idées et formules gnostiques de pénétrer çà et là dans les esprits juins et chrétiens. La gnose s’était répandue en Judée, en Égypte, en Syrie, dans l’Asie Mineure, et surtout dans la capitale du monde, à Rome, où tous les systèmes religieux, toutes les théories trouvaient des partisans. Les gnostiques s’exprimaient dans un langage mystico-allégorique qu’ils empruntaient très souvent à des professions de foi judaïques et chrétiennes, mais qu’ils détournaient de son sens primitif. Les doctrines de quelques sectes gnostiques montrent clairement l’étrangeté et la bizarrerie de ce mouvement. Ainsi, les membres d’une secte se nommaient Caïnites, parce que, par opposition aux récits bibliques, ils plaçaient le meurtrier Caïn au-dessus d’Abel sa victime. Les Sodomites pervertis, le sauvage Ésaü, Coré, cet ambitieux en révolte, étaient des personnages que certains gnostiques jugeaient dignes de leur estime et de leur vénération. C’est ce même esprit de révolte contre la Bible qui donna naissance à une autre secte, celle des Ophites ou Naasites, qui surent cependant justifier leur système par des arguments en apparence assez sérieux. Ils tiraient leur nom du mot grec ophis et du mot hébreu Nakasch (serpent) ; ils avaient voué à ce reptile une profonde vénération, parce qu’il est représenté dans la Bible comme l’auteur du péché originel, et qu’à cette époque il était le symbole du mal, la forme que revêtait Satan. Les Ophites témoignaient par leur culte leur reconnaissance au serpent d’avoir poussé le premier couple à désobéir à Dieu, par suite, de lui avoir appris à distinguer le bien du mal et d’avoir ainsi éveillé la conscience dans l’homme et donné naissance à la gnose.

Les sectes gnostiques, dont les tendances étaient si variées et si contradictoires, professaient cependant quelques opinions communes. Les fondateurs de la gnose avaient une idée particulière de la divinité qu’ils opposaient à la conception judaïque. Selon eux, ce qu’on appelle Dieu est composé de deux principes, un Dieu suprême et un Créateur. Le Dieu suprême est appelé le Silence ou le Repos, il trône dans les sphères élevées et n’a aucun rapport avec le monde. Son essence est la bonté, l’amour et la miséricorde. Une partie de son essence est révélée au monde par des émanations, nommées Éons. Au-dessous de l’Être suprême, les gnostiques plaçaient le Créateur de l’univers, le Démiurge ; qu’ils appelaient aussi le Souverain. C’est lui qui a créé et qui gouverne le monde ; il a délivré Israël et lui a donné des lois. De même que les attributs de l’Être suprême sont l’amour et la miséricorde s’exerçant en toute liberté, de même les attributs du Créateur sont la justice et la sévérité, qui se manifestent par les lois et les devoirs. À cette époque, on trouvait dans la Bible des appuis pour toutes les idées ; il est donc naturel que les gnostiques aient découvert une allusion à leur conception d’un Dieu de bonté et d’un Dieu de justice dans ce verset du prophète Isaïe : « Nous nous rendrons en Judée pour nommer un autre roi, le fils du Dieu bienveillant (Tobel). » Dans leur système, le Créateur a tiré le monde, à l’aide de la sagesse (Achamot), d’une matière préexistant de toute éternité, ou, comme ils s’exprimaient dans leur langage allégorique, « la sagesse a pénétré dans le sein de la matière et a créé la variété des formes, et ainsi elle est devenue plus terne et plus obscure. » Les gnostiques admettaient donc trois premiers principes : le Dieu suprême, le Créateur et la matière. Ces trois principes ont donné naissance à tout ce qui se trouve dans le monde des corps et dans celui des intelligences. Ce qui est bon et généreux est une émanation du Dieu suprême, la loi et la justice dérivent du Créateur, et l’imperfection, l’iniquité et le mal ont leur source dans la matière.

À ces trois puissances supérieures correspondent trois classes ou trois castes d’hommes. Il y a d’abord les hommes d’une intelligence remarquable (les pneumatiques), qui sont leur propre loi et leur propre règle ; ils n’ont besoin ni de guide, ni de tutelle : tels sont les prophètes et les représentants de la vraie gnose. Au-dessous d’eux se trouvent les hommes sensuels (psychiques), les serviteurs du démiurge ; ils subissent le joug de la Loi, et dans cette soumission ils puisent la force de triompher de leurs appétits, sans pouvoir s’élever cependant jusqu’aux pneumatiques. Au degré inférieur se tiennent enfin les hommes terrestres (kyliques) ; semblables aux animaux, ils sont attachés à la terre et à la matière. Les types de ces trois classes d’hommes étaient, pour les gnostiques, les trois fils d’Adam. Seth représentait les pneumatiques, Abel les observateurs de la Loi, et Caïn les esclaves de la matière. Quelques gnostiques appliquaient même cette classification aux trois religions et considéraient le christianisme comme une manifestation de l’Être suprême, le judaïsme comme une création du démiurge, et le paganisme comme un produit de la vile matière. De nombreux Judéens se laissèrent égarer par les fausses lueurs de ces doctrines, où les vérités et les erreurs se mêlaient d’une façon étonnante, et ils désertèrent le judaïsme. Une seule apostasie, celle d’Élisa ben Abuya, eut, plus tard, des conséquences funestes. Ce docteur connaissait, sans aucun doute, la littérature gnostique de cette époque ; il savait par cœur des poésies grecques et portait toujours sur lui des ouvrages des Minéens. Il est certain qu’il a accepté l’idée fondamentale de la gnose sur la dualité divine, et est devenu, comme les autres gnostiques, un détracteur et un adversaire du judaïsme. Il paraît même avoir adopté la morale relâchée des gnostiques et s’être adonné à une vie déréglée. Son apostasie le fit qualifier du nom de Aher (autre), comme si sa conversion aux doctrines gnostiques eût fait de lui un autre homme. Pour les Judéens, Aher devint la personnification éclatante de ces apostats qui se servent de la connaissance qu’ils ont acquise de leur ancienne foi comme d’une arme contre cette foi et ses partisans.

Harcelé par les agressions incessantes que les chrétiens dirigeaient contre lui, le judaïsme dut songer à sa défense, lutter pour son existence et son avenir. L’ennemi pénétrait dans ses temples, profanait ses sanctuaires, obscurcissait sa conception si pure de la divinité, faussait et dénaturait ses doctrines, lui enlevait ses partisans et leur inspirait la haine et le mépris pour tout ce qu’ils avaient respecté et vénéré. À des attaques aussi dangereuses il fallait opposer une action prompte et énergique. On semblait être revenu à la période des Macchabées, à cette époque funeste où les hellénisants avaient allumé la discorde dans la maison d’Israël ; encore une fois les enfants se liguaient contre leur mère. Le petit groupe des Tannaïtes sentit le danger qui menaçait le judaïsme ; il trembla pour la Loi, il eut peur de l’influence pernicieuse que les écrits des Minéens pouvaient exercer sur la masse ignorante des Judéens. «Les Évangiles (Guilion), dit Tarphon, et tous les écrits des Minéens doivent être brûlés, quoiqu’ils contiennent le nom sacré de Dieu, car le paganisme est moins dangereux pour la loi judaïque que les sectes judéo-chrétiennes. Le premier ne méconnaît le judaïsme que parce qu’il en ignore les doctrines, tandis que les autres l’outragent, tout en le connaissant. J’aimerais donc mieux chercher un refuge dans un temple païen que dans une assemblée de Minéens. » Ismaël, qui était cependant de caractère plus calme que Tarphon, exprimait les mêmes sentiments à l’égard des judéo-chrétiens. « Il ne faut nullement craindre, dit-il, de brûler les noms sacrés de Dieu contenus dans les Évangiles, car ces écrits fomentent la haine entre les Judéens et leur Dieu. » On reprochait surtout aux apostats du judaïsme de chercher à nuire à leurs anciens coreligionnaires en les calomniant auprès des autorités romaines. Ils espéraient sans doute gagner par là les bonnes grâces des Romains et leur montrer qu’ils n’avaient aucune solidarité avec les Judéens. Aussi, les contemporains nommaient indifféremment les judéo-chrétiens Minéens ou délateurs. On raconte comme un fait certain qu’un jour, un haut fonctionnaire d’un César (probablement Domitien) se rendit dans l’école de Gamaliel pour y entendre les doctrines enseignées sur le paganisme. Pendant cette visite, le patriarche Gamaliel déclara qu’il était défendu d’agir avec injustice envers les païens, ou de se soustraire à l’impôt judaïque.

Par suite de leur hostilité croissante contre leur ancienne foi, les judéo-chrétiens furent considérés par le Synhédrin de Jabné comme totalement séparés du judaïsme ; ils furent déclarés, au point de vue religieux, inférieurs aux Samaritains et, sous certains rapports, même aux gentils. Il fut interdit aux Judéens de goûter de leur viande, de leur pain et de leur vin, comme il leur avait été interdit, peu de temps avant la destruction du temple, de goûter des aliments des païens. Les écrits chrétiens furent traités comme les livres de magie, et frappés d’anathème ; il fut expressément défendu d’avoir des relations avec les judéo-chrétiens, de leur rendre service, d’employer les remèdes dont ils se servaient en prononçant le nom de Jésus pour guérir les malades. On inséra à leur intention dans la prière journalière une formule de malédiction contre les Minéens et les délateurs. Cette formule fut rédigée, sur l’ordre du patriarche Gamaliel, par Samuel le jeune, et reçut le nom de Birkat-haminim. Elle paraît avoir servi en quelque sorte d’épreuve pour faire reconnaître ceux qui étaient secrètement attachés au judéo-christianisme. En effet, il fut décidé que l’officiant qui passerait cette formule ou la prière pour la restauration de l’État judaïque serait contraint de cesser immédiatement sa fonction. Le Synhédrin notifia par des lettres adressées aux communautés les décisions qu’il avait prises contre les sectes judéo-chrétiennes. Celles-ci, informées de ces diverses mesures, reprochèrent aux Judéens de maudire Jésus trois fois par jour, dans la prière du matin, de l’après-midi et du soir. Cette imputation, comme tant d’autres accusations dirigées contre les Juifs, est injuste et repose sur un malentendu. Ce n’est pas au fondateur du christianisme ni à la généralité des chrétiens, mais aux seuls Minéens que s’appliquait la formule de malédiction. Toutes ces lois ne visaient nullement les pagano-chrétiens. Du reste, ces mesures restrictives ne durent pas froisser bien vivement les Nazaréens et les autres sectes qui s’étaient détachés du judaïsme, puisqu’ils avaient rompu de leur plein gré le lien qui les rattachait aux Judéens.

Quoique les judéo-chrétiens fussent exclus de la communauté judaïque, leurs doctrines continuèrent à agir sur les Judéens. Certaines conceptions gnostiques, c’est-à-dire demi-chrétiennes, s’étaient introduites dans le judaïsme. Les idées sur la matière première de l’univers, sur les éons, sur la division des hommes en trois classes, sur l’existence de deux dieux, un dieu de la bonté et un dieu de la justice, avaient été accueillies avec faveur et avaient pénétré assez profondément dans les esprits pour se refléter dans la prière. Certains passages rappelaient clairement des pensées gnostiques ou chrétiennes. Des formules de prières, telles que les suivantes : Seigneur, les bons te louent, ou, Que ton nom soit invoqué pour le bien, la répétition de ces mots : Seigneur, c’est toi que nous louons, l’emploi de deux termes différents pour désigner Dieu, tout cela était considéré comme faisant allusion à la fausse doctrine des théosophes, qui faisait ressortir la bonté de Dieu au détriment de sa justice et attaquait ainsi le principe fondamental du judaïsme. Le développement des conceptions gnostiques parmi les Judéens était favorisé par l’étude approfondie du chapitre de la Création et de la description du char divin donnée par le prophète Ézéchiel. Ces récits obscurs et étranges offraient un vaste champ à la fantaisie et à l’imagination ; grâce au système aggadique de cette époque, on découvrait dans toute expression un peu singulière les significations les plus variées et les plus éloignées du sens réel. Plus ces questions étaient difficiles et embrouillées, plus elles présentaient d’attrait et de charme. Beaucoup de Judéens s’en occupaient avec passion et disaient, dans leur langage figuré de mystiques, qu’ils pénétraient dans le Paradis. On mentionne plusieurs docteurs qui se consacrèrent à cette profonde ou plutôt à cette fausse science, quoiqu’il fût parfaitement établi que des recherches de ce genre étaient excessivement dangereuses pour les croyances judaïques. Ainsi, il est raconté que de quatre docteurs qui avaient voulu approfondir ces questions, Ben-Zoma perdit la raison, Ben-Azaï mourut très jeune, Aher déserta le judaïsme, dont il devint un détracteur et un ennemi, et Akiba seul échappa heureusement au danger et resta fidèle à la doctrine judaïque. Et, de fait, les idées d’Akiba sur Dieu, sur la Providence, sur les devoirs de l’homme ici-bas sont d’une grande élévation et contrastent singulièrement avec les conceptions de la gnose. C’est ce docteur qui émit cette pensée si remarquable : « Une Providence gouverne le monde, l’homme est libre, l’univers est régi par la douceur, le mérite consiste dans l’action (et non pas seulement dans l’étude). » Chaque mot de cette profonde maxime renferme une attaque contre les idées erronées de cette époque.

Les Tannaïtes étaient assez perspicaces pour reconnaître les dangers résultant de la liberté d’examiner et de scruter les vérités supérieures du judaïsme, et ils prirent des mesures pour les écarter. Akiba, surtout, insista pour qu’on essayât d’arrêter le développement de cette doctrine qui conduisait à l’apostasie et à l’immoralité. Il déclara qu’il était imprudent d’expliquer devant le peuple le texte de l’histoire de la Création et de la description du char divin, et qu’il ne fallait interpréter ces passages que devant un petit nombre d’élus. Seuls ceux qui possédaient des connaissances suffisantes pour comprendre les allusions et les sous-entendus, et qui étaient âgés de plus de trente ans, pouvaient être initiés aux vérités supérieures. Pour proscrire les écrits anti-judaïques du milieu des Judéens, Akiba déclara que ceux qui les liraient encourraient le même châtiment que ceux qui nieraient la résurrection et l’origine divine de la Loi : ils n’auraient aucune part à la vie future. On supprima totalement les prières à double sens qui auraient pu paraître favorables aux idées des Minéens.

Toutes ces mesures contre les idées gnostiques et chrétiennes furent très efficaces ; grâce à elles, les conceptions du judaïsme sur Dieu, sur ses rapports avec le monde et sur les obligations morales de l’homme, conservèrent toute leur pureté. Les Tannaïtes, comme jadis les prophètes dans leur lutte contre le paganisme, eurent l’immense mérite de protéger le judaïsme contre l’infiltration de théories fausses et dangereuses. Stimulés par l’instinct de conservation, ils ont élevé une barrière entre les judéo-chrétiens et les Judéens et maintenu pures de tout alliage les doctrines judaïques ; ils ont ainsi affermi le judaïsme et lui ont donné une force de résistance qui lui a permis de rester debout au milieu des tempêtes qui, pendant plusieurs siècles, l’ont assailli de toutes parts.

Grâce à la vitalité vigoureuse que le judaïsme avait ainsi acquise, il put exercer au dehors une influence assez considérable. Le christianisme, dont les origines étaient si humbles, se glorifiait d’avoir recruté, dans l’espace de deux générations, un nombre très élevé d’adhérents parmi les païens, qui avaient accepté la nouvelle doctrine et échangé leurs dieux nationaux contre un Dieu inconnu. Mais le judaïsme pouvait se glorifier, à plus juste titre, des recrues qu’il avait faites dans le paganisme. Du reste, la victoire du christianisme sur la religion païenne était due en grande partie au judaïsme, dont les principes et l’enseignement moral contribuaient surtout à convertir les gentils. Les apôtres, qui avaient déclaré la guerre aux superstitions et aux croyances mythologiques des Grecs et des Romains, puisaient leurs convictions dans leur connaissance du judaïsme et empruntaient leurs armes aux prophètes qui avaient fustigé de leurs railleries mordantes l’idolâtrie avec ses compagnons inséparables, le découragement et l’immoralité. Le judaïsme, au contraire, n’eut recours qu’à ses propres ressources pour remporter sur le paganisme des victoires d’autant plus significatives que l’austérité de ses pratiques devait attirer moins vivement les gentils que la religion facile des chrétiens. De plus, le christianisme envoyait au loin ses apôtres zélés et ardents qui, à l’exemple de Paul, provoquaient les conversions par leur éloquence et leurs cures miraculeuses. Loin d’imposer aux nouveaux convertis des obligations sévères et préalables, il se montrait pour eux plein d’indulgence, leur permettait de conserver en partie leurs anciennes idées, de vivre, comme par le passé, au milieu de leur famille, de leurs parents et de leurs amis. Le judaïsme employait des moyens tout différents. Il n’avait point d’apôtres éloquents, pleins d’activité et de feu pour le prosélytisme. Au désir de ceux qui voulaient se convertir à ses doctrines, il opposait la difficulté d’observer ses nombreuses et rigoureuses prescriptions. Les païens qui demandaient à embrasser le Judaïsme se heurtaient à des obstacles sans nombre. Ils devaient se soumettre à l’opération douloureuse de la circoncision, se séparer de leur famille, se distinguer chaque jour de leurs plus intimes amis par la nourriture et la boisson. C’est donc un fait bien digne de remarque que les conversions des gentils au judaïsme se multiplièrent particulièrement à Rome dans la première moitié du siècle qui suivit la chute de l’État judaïque. Le philosophe Sénèque avait déjà déploré que, sous le règne de Néron, le judaïsme eût des adhérents dans toutes les contrées. Trente ou quarante ans plus tard, Tacite formula la même plainte. Cet historien, aux vues si profondes, ne pouvait comprendre que des Romains de son temps se décidassent à supporter l’opération de la circoncision, à mépriser leurs dieux, à renoncer à leur patrie, à abandonner parents, enfants, frères et sœurs, pour s’attacher au judaïsme. Les lois sévères que Domitien édicta contre les prosélytes démontrent que ces derniers se trouvaient en grand nombre dans l’empire romain. Josèphe raconte, comme témoin oculaire, qu’à cette époque les païens respectaient sincèrement le judaïsme, que beaucoup d’entre eux observaient le sabbat et les lois alimentaires, et célébraient la fête des Illuminations. La foule surtout éprouvait une vive sympathie pour la religion judaïque. « Quiconque, dit cet historien, observe ce qui se passe autour de lui dans sa patrie et sa famille, ne démentira pas mes paroles... Même si nous n’étions pas disposés à admirer la grandeur de notre religion, nous y serions contraints par la vénération que la foule témoigne pour nos prescriptions. » Il est possible que les nombreux prisonniers de guerre juifs qui furent envoyés dans les régions les plus éloignées de l’empire romain aient inspiré à leurs maîtres une certaine estime pour les doctrines judaïques. Ce n’était pas chose si rare de voir des esclaves acquérir par leur vertu et leur instruction une grande influence sur leurs maîtres, dont ils modifiaient les idées et les mœurs. Juvénal, dans ses satires contre les vices et les folies de ses contemporains, raille les pères de famille qui respectent les usages religieux des Judéens et initient ainsi leurs enfants à la religion judaïque :

Quand des enfants ont un père qui observe le sabbat,
Ils adoreront bientôt la puissance du ciel et des nuages.
Ils s’abstiendront de manger du porc, comme si c’était de la chair humaine,
Parce que le père s’en est abstenu ; bientôt ils se feront circoncire.
Élevés dans le mépris des vieilles lois romaines,
Ils n’étudient, ne pratiquent, ne révèrent que la loi judaïque,
Et tout ce que Moïse a transmis à ses adeptes dans un livre mystérieux.
Ils n’indiquent la route qu’aux voyageurs de leur secte,
Ils ne conduisent vers la source limpide que les circoncis.
C’est la faute du père, qui consacre le septième jour à la paresse,
Et craint de prendre part en ce jour aux moindres devoirs de la vie.

Éliézer et Josua furent en désaccord sur les conditions auxquelles devaient se soumettre les prosélytes pour être admis comme Juifs. Le premier ne permettait d’accueillir que ceux qui s’étaient fait circoncire ; le second déclarait qu’il suffisait aux convertis de se baigner dans une eau vive devant deux témoins idoines. Cette dernière opinion paraît avoir prévalu ; de nombreux Romains furent reçus dans la communauté judaïque sans s’être soumis à la circoncision. L’historien Josèphe qui, par son apologie du judaïsme et de la race juive, et probablement aussi par sa parole, s’efforça de recruter et a recruté des adhérents pour le judaïsme dans les classes élevées de la société romaine, déclara également que la circoncision n’était pas indispensable aux prosélytes.

Le plus illustre des prosélytes juifs fut Aquilas. Il était originaire du Pont, où il possédait des biens considérables. Versé dans la connaissance de la langue grecque et de la philosophie, il abandonna, dans la maturité de l’âge, le culte du paganisme pour s’associer à une secte judéo-chrétienne, qui était très fière d’un tel adhérent. Mais il renonça bientôt au christianisme et embrassa la foi judaïque. Les chrétiens s’affligèrent de la défection d’Aquilas aussi vivement qu’ils s’étaient réjouis de sa conversion, et ils répandirent des bruits calomnieux sur son compte. Aquilas avait des rapports fréquents avec les principaux Tannaïtes, tels que Gamaliel, Éliézer, Josua et surtout Akiba, dont il devint le disciple. Il s’identifia si bien avec le judaïsme qu’il entra dans l’ordre des compagnons et devint un plus strict observateur des lois de pureté lévitique que le patriarche lui-même. Lorsqu’à la mort de son père il partagea la succession paternelle avec ses frères, il jeta dans la mer, afin de n’en tirer aucun profit, l’argent qu’il avait reçu comme compensation pour la part qui lui revenait des idoles. Aquilas s’illustra par sa nouvelle traduction grecque de l’Écriture sainte. Il conçut le projet de donner de la Bible une traduction simple et définitive parce qu’il avait vu avec quelle excessive liberté les chrétiens traitaient la vieille traduction grecque. Comme ces derniers lisaient la Bible pendant le service divin et qu’ils se servaient pour cette lecture de la traduction alexandrine des Septante, il leur importait beaucoup de trouver dans ce texte des allusions au Christ. De là, dans le texte grec qu’ils considéraient comme sacré, les altérations et les additions nécessaires pour introduire dans l’Écriture sainte des prophéties au sujet de la mission et de la divinité de Jésus. Ainsi les docteurs de l’Église invoquent à l’appui de la religion chrétienne certains passages de la Bible qui ne se trouvent ni dans le texte hébreu ni dans la version originale des Septante. Les sectes gnostiques, comme les chrétiens, arrangeaient le texte biblique de façon à le rendre favorable à leur doctrine. L’école d’un certain Aréimion est formellement accusée d’avoir altéré l’ancienne traduction grecque. Les Judéens, de leur côté, opposaient aux modifications introduites par les chrétiens d’autres modifications ayant pour but de faire disparaître toute allusion qui aurait pu être appliquée à Jésus. La version des Septante était devenue en quelque sorte un champ de bataille où luttaient des adversaires acharnés ; les traces de cette lutte sont encore visibles en partie dans les altérations du texte original.

Cependant une bonne traduction grecque de la Bible était absolument nécessaire aux Judéens de langue grecque pour la lecture qu’ils faisaient au temple de la Thora et des Prophètes. L’usage régnait alors de traduire en langue vulgaire les chapitres de la Thora qui étaient récités dans les synagogues. Cette circonstance engagea Aquilas, qui connaissait l’hébreu et le grec, à faire une nouvelle traduction qui mît fin aux interprétations fantaisistes des Judéens et des chrétiens. Il s’en tint strictement au texte hébreu, qu’il traduisit mot à mot avec une scrupuleuse exactitude. Lorsqu’il fut devenu le disciple d’Akiba et qu’il eut adopté le système d’interprétation de son maître, il modifia en partie sa traduction et la rendit encore plus littérale et plus servile, sans songer qu’elle serait absolument incompréhensible pour les lecteurs grecs. La fidélité littérale de cette traduction est devenue proverbiale ; elle s’étend jusqu’aux particules qui, en hébreu, avaient une double signification, et que le traducteur voulait rendre également en grec. Pour Aquilas, la version grecque devait être une sorte de gaze à travers laquelle on pourrait lire le texte hébreu. Cette version se répandit rapidement parmi les Judéens de langue grecque et supplanta la traduction d’Alexandrie. Même les judéo-chrétiens, qui étaient choqués des nombreuses altérations de la version des Septante, se servaient pour l’office du travail d’Aquilas.

À ce moment eut lieu à Rome un événement qui produisit une profonde sensation ; ce fut la conversion au judaïsme de Flavius Clémens. Clémens était un cousin de l’empereur Domitien, membre du sénat et ancien consul ; sa femme était également une proche parente de l’empereur. Ses deux fils avaient été nommés Césars par Domitien ; l’un d’eux était donc l’héritier présomptif du trône. Quelle perspective éblouissante pour les Judéens ! Un parent de Titus, de celui qui avait détruit le temple, allait peut-être relever le sanctuaire de ses ruines ! Clémens avait tenu secret son attachement au judaïsme ; mais sa conversion ne resta pas cachée aux Juifs de Rome ni aux chefs religieux de la Judée. Dès que cette nouvelle fut connue d’eux, les quatre principaux membres du Synhédrin, le patriarche Gamaliel, son collègue Éléazar ben Azaria, Josua et Akiba se rendirent à Rome. Arrivés tout prés de la ville, ils entendirent le bruit et le grondement de la foule qui s’élevaient du Capitole ; ils songèrent alors avec une douleur amère au silence de mort qui régnait sur le mont sacré à Jérusalem, et ce contraste leur arracha des larmes. Akiba seul conserva toute sa sérénité et apaisa le chagrin de ses compagnons par ces paroles : « Pourquoi pleurer ? Si Dieu fait tant pour ses adversaires, que ne fera-t-il pas pour ses bien-aimés ! » À Rome, les Judéens et les prosélytes les reçurent avec les plus grands honneurs ; ils leur soumirent en même temps plusieurs questions religieuses. Les docteurs étaient malheureusement arrivés à un moment peu propice. Domitien exerçait alors son pouvoir avec une cruauté inouïe. La sympathie de la dynastie des Flaviens pour les partisans Judéens de l’empire romain avait disparu. Titus avait déjà paru oublier ce qu’il leur devait ; il cacha même au fond de son cœur son amour pour la princesse juive Bérénice. Lorsqu’il fut devenu le maître absolu de l’empire, Bérénice était retournée auprès de lui pour lui rappeler ses promesses de mariage ; mais elle était venue trop tôt ou trop tard. Titus commençait alors à jouer son rôle d’empereur vertueux, il voulait montrer aux Romains qu’il avait rompu complètement avec son passé et qu’il se résignait à renoncer à ses anciennes amours. Il renvoya donc Bérénice de Rome, mais, comme on se le disait tout bas dans les sphères élevées, il la congédia à contrecœur. L’histoire de Bérénice est l’histoire même des rapports de la Judée avec Rome ; celle-ci, au commencement, a prodigué aux Judéens ses faveurs, elle a fini par les condamner à l’exil et à la misère. On ignore combien d’années la princesse juive survécut à l’humiliation qu’elle dut subir. Titus ne se montra guère plus reconnaissant envers le frère de Bérénice, Agrippa II ; il est vrai qu’il lui laissa la principauté ou le royaume qu’il avait eu en possession jusque-là, mais il ne l’agrandit pas, comme l’avait fait son père. Le troisième Flavien, Domitien, n’accorda rien à Agrippa ; il n’avait, du reste, aucune raison de le favoriser. À la mort d’Agrippa (vers l’an 92), Domitien confisqua ses biens et les réunit à la province de Syrie. Cet empereur qui, comme Titus, avait promis, à son avènement au trône, de ramener l’âge d’or, se montra pendant son règne aussi débauché et aussi sanguinaire que Tibère, Caligula et Néron. Il était digne de son peuple et de son époque, dont Juvénal disait « qu’il n’était pas facile de s’abstenir d’en parler dans ses satires. » Les Judéens souffrirent amèrement de ce règne sanglant. La taxe judaïque fut perçue avec la plus grande rigueur et au mépris de tout sentiment de pudeur. Mais les prosélytes endurèrent des souffrances bien plus cruelles, ils eurent à supporter toutes les fureurs d’un despotisme sans frein. Ceux qui étaient dénoncés comme judaïsants étaient traînés devant le tribunal, condamnés comme irréligieux, dépouillés de leurs biens, envoyés en exil et quelquefois même punis de mort. Tacite raconte dans son langage d’une si vigoureuse concision que, pendant les dernières années de Domitien, « les exécutions n’avaient pas lieu par intermittence et à des intervalles plus ou moins longs, elles ne formaient qu’un coup unique et prolongé. » C’est aussi à ce moment (95) que Flavius Clémens fut condamné à mort. Rien ne put le sauver de la colère de Domitien, ni sa parenté avec l’empereur, ni sa dignité de sénateur et d’ancien consul. Les quatre docteurs qui étaient venus de Palestine pour s’entretenir avec lui et qui croyaient que par lui le judaïsme serait appelé aux plus hautes destinées, assistèrent à sa mort. Sa femme, Domitilla, qui fut exilée dans une île, révéla, paraît-il, aux docteurs qu’avant sa mort Clémens s’était fait circoncire. Josèphe, qui, même sous Domitien, vivait confortablement à Rome, semble avoir été impliqué dans le procès dirigé contre Clémens et les autres prosélytes juifs. Il jouissait, il est vrai, d’un grand crédit auprès de l’empereur Domitien et de l’impératrice Domitia, mais sa conduite dans la dernière guerre judaïque lui avait suscité parmi ses coreligionnaires des adversaires acharnés qui n’hésitaient pas à l’accuser auprès de l’empereur. Un jour, le précepteur même de son fils l’accusa de trahison. Il ne continua pas moins à recruter avec zèle, parmi les païens instruits, des adhérents pour le judaïsme. Pendant ses moments de loisir, il travaillait à un ouvrage considérable sur l’histoire des Judéens depuis les origines jusqu’à la période qui a précédé les guerres judaïco-romaines ; il acheva cet ouvrage, divisé en vingt livres, dans la treizième année du règne de Domitien (93). Ayant rassemblé, au prix des plus grandes peines et de dépenses considérables, les documents étrangers, il les utilisa, les concilia avec les récits historiques de la Bible et éleva ainsi un monument national qui faisait connaître aux classes instruites les actes et les doctrines de la nation judaïque. Bientôt après, il érigea un monument à sa propre honte. Justus de Tibériade, son ancien adversaire, avait publié l’histoire de la guerre judaïque, et, dans cette histoire, il avait présenté Josèphe comme l’ennemi des Romains. Josèphe craignit pour sa vie ; il savait que Domitien était très capricieux, et qu’au moindre soupçon ce tyran précipitait ses favoris du faîte des grandeurs dans la plus profonde misère. Il chercha donc à se défendre contre les attaques de Justus de Tibériade, et il publia, comme annexe à son livre Des Antiquités, son autobiographie, où il raconta sa conduite pendant la guerre. Pour se disculper, il ne craignit pas d’affirmer que, dès le début de la guerre, il avait tenu pour Rome, c’est-à-dire trahi sa patrie.

Josèphe publia (en 93 ou 94) un quatrième ouvrage, qui n’efface pas totalement, il est vrai, l’acte de trahison dont il s’était accusé lui-même pour conserver les bonnes grâces de Domitien, mais qui montre son profond attachement pour sa race et sa religion. Ce livre lui a valu la reconnaissance de ses coreligionnaires. Il réfuta avec un grand courage et une profonde conviction, dans deux livres intitulés Contre les Grecs ou Contre Apion, les fausses accusations dirigées contre le judaïsme et la nation juive, et il fit valoir avec chaleur la supériorité de la morale judaïque. Ces deux ouvrages furent spécialement écrits pour convertir au judaïsme les gentils instruits. Josèphe y mentionne avec une satisfaction évidente ce fait heureux que de nombreux païens grecs et romains vénéraient le Dieu d’Israël et suivaient ses lois. Il avait dédié ces livres à son ami Épaphrodite, un Grec très lettré, et aux compagnons de ce dernier, qui avaient marqué leur prédilection pour le judaïsme. Il est à croire que Josèphe a aussi défendu verbalement la cause de sa religion pour faire des prosélytes. Comme il demeurait dans le palais impérial, il a sans doute été en relations avec Flavius Clémens.

Lorsque Domitien fit condamner à mort et exécuter les prosélytes juifs et son propre cousin Flavius Clémens, il ordonna en même temps d’ouvrir une enquête contre Josèphe, accusé d’avoir attiré les coupables au judaïsme ; Josèphe paraît même avoir été exécuté. Mais les patriotes juifs ressentaient pour le célèbre historien une haine si ardente qu’ils ont gardé le silence sur sa mort, qui, peut-être, fut celle d’un martyr. Même les quatre docteurs qui ont laissé des traditions orales sur la mort de Flavius Clémens et se sont entretenus souvent avec Josèphe, pendant leur séjour à Rome, ne parlent pas de sa fin. Domitien paraît aussi avoir demandé au Sénat de décréter une persécution générale contre les Judéens de l’empire romain, mais il tomba sous le poignard des conjurés, et sa mort subite mit fin à ses projets sanguinaires.

Le successeur du cruel Domitien fut le doux et honnête Nerva. Cet empereur était juste, sage et affable ; il lui manquait cependant la vigueur et l’activité de la jeunesse pour faire exécuter ses ordres et raffermir l’empire romain si fortement ébranlé par les exécutions sanglantes et le gouvernement capricieux de Domitien. Son avènement au trône fut un bienfait pour les Judéens et les prosélytes. Pendant la courte durée de son règne (de septembre 96 à janvier 98), Nerva, qui eut à redresser tant d’abus et à réparer tant d’iniquités dans l’administration, consacra cependant une partie de son temps et de ses efforts à améliorer la situation des Judéens. La loi qui condamnait comme ennemis de la religion les prosélytes juifs ne fut plus appliquée, la taxe judaïque fut, sinon complètement abolie, du moins perçue avec une grande modération. L’autorité judiciaire reçut l’ordre de ne plus poursuivre ceux qui étaient accusés de s’être soustraits à cet impôt, et ce généreux acte de Nerva causa aux Judéens une satisfaction si profonde qu’ils frappèrent une médaille spéciale pour en perpétuer le souvenir. Sur cette médaille, qui a été conservée, on voit, d’un côté, l’empereur Nerva, et, de l’autre, un palmier, symbole des Judéens, avec cette légende : Fisci judaici calumnia sublata (les accusations touchant la taxe judaïque ne sont pas recevables). Ce résultat était peut-être dû aux efforts des quatre Tannaïtes qui se trouvaient encore à Rome à l’époque de la mort de Domitien et de l’avènement de Nerva, et qui défendirent probablement avec succès devant les autorités les doctrines du judaïsme. Nerva ne régna pas assez longtemps pour faire pénétrer dans le peuple l’esprit de justice et de tolérance dont il était animé envers le judaïsme.