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Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 78

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 147-154).

LETTRE LXXVIII.

Le Chevalier Grandisson,
au Docteur Barlet.

À Boulogne, 8,19 Juillet.

Je me sens le cœur plus triste qu’il ne l’a jamais été. Quel nom donner au bonheur dont on ne peut jouir, sans faire le malheur d’autrui ! Le Comte de Belvedere, informé de l’heureux changement de Clémentine, & que suivant toute apparence elle sera le prix des services d’un homme, à qui toute la Famille attribue son rétablissement, arriva hier au soir dans cette Ville, & me fit avertir aussitôt du dessein qu’il avoit de me rendre aujourd’hui sa visite.

Ce matin j’ai reçu, par Camille, un message de Clémentine, qui me prie de remettre à l’après-midi l’entrevue dont nous étions convenus hier. J’ai demandé à Camille si elle en savoit la raison, & pourquoi cet ordre me venoit si matin ? Elle m’a répondu, qu’il n’étoit parti que de sa Maîtresse, & qu’aucun autre n’y avoit eu la moindre part. La Marquise, m’a-t-elle dit, l’informa hier au soir, que tout étoit terminé ; qu’elle seroit Maîtresse de son sort, & que vous auriez la permission de la voir ce matin, pour apprendre ses intentions d’elle-même. Là-dessus, elle se jetta aux pieds de sa Mere, avec les plus vives marques de reconnoissance pour l’affection & la bonté de sa Famille ; & depuis ce moment, elle a paru dans une disposition tout-à-fait différente. Dans l’instant même, elle devint grave, réservée ; mais ardente pour sa plume, dont elle se servit tout le reste du jour, pour mettre au net ce qu’elle avoit écrit sur ses Tablettes. Demain, me disoit-elle quelquefois, demain, Camille, sera un grand jour. Que n’est-il déja venu ! Cependant je le redoute. Comment soutiendrai-je une conversation de cette importance ? Que ferai-je pour être aussi généreuse, aussi grande que le Chevalier ? Sa bonté m’enflamme d’émulation. Que le jour me tarde ; & que n’est-il passé ! Toute la soirée s’est ressentie de cette chaleur. Je crois, a continué Camille, qu’elle a rédigé plusieurs articles, que son dessein est de vous faire signer : mais, sur quelques mots qui lui sont échappés, j’ose dire, Monsieur, qu’ils sont dignes de son ame généreuse, & que vous y trouverez moins de dureté que de caprice.

J’eus beaucoup de peine, a poursuivi la fidelle Camille, à lui persuader, vers minuit, de prendre un peu de sommeil. Elle s’est levée, dès quatre heures du matin, elle a repris sa plume ; & vers six heures, elle m’a chargée de la commission dont je m’acquitte. Je lui ai représenté que l’heure étoit peu convenable, & je l’ai pressée d’attendre que sa Mere fût levée. Mais elle m’a priée de ne pas la contredire, & de songer que sa Mere la laissoit maîtresse de ses volontés. Ainsi, Monsieur, a conclu Camille, mon devoir est rempli. Je vois que les événemens du jour demandent des précautions ; mais vous n’avez pas besoin de conseil dans une conjoncture si délicate.

L’arrivée du Comte de Belvedere ayant interrompu Camille, elle m’a quitté, pour retourner à ses fonctions.

à dix heures.

Le Comte, que j’ai reçu avec toutes les civilités possibles, n’y a répondu que par un air froid & mécontent. Surpris de ne pas lui trouver la politesse & l’amitié qu’il a toujours marquées pour moi, je lui en ai témoigné quelque chose ; il m’a demandé si je l’informerois fidellement des termes où j’étois avec la Signora Clémentine ? Fidellement, sans doute, ai-je répondu, supposé que j’entre dans quelque explication : mais la disposition, où je vous vois, ne me permet peut-être point de vous satisfaire là-dessus.

Je vous dispense d’une autre réponse, a-t-il répliqué. Vous me semblez sûr de vos avantages ; mais Clémentine ne sera point à vous, pendant qu’il me restera un souffle de vie.

Après tant de révolutions, Monsieur, après tant d’incidens & de scenes, que je n’ai pas cherché à faire naître, rien ne doit être capable de me surprendre : mais si vous avez quelques prétentions à former, quelques demandes à faire sur ce point, ce n’est point à moi, c’est à la Famille du Marquis della Porretta qu’il faudroit vous adresser.

Croyez-vous, Monsieur, que je ne sente point l’ironie de ce langage ? Sachez, néanmoins, qu’à l’exception d’un seul, tous les cœurs de la Famille sont dans mes intérêts. D’ailleurs toutes les considérations sont pour moi ; & vous n’avez pour vous, que la générosité de vos services, que je ne conteste point, ou peut-être les agrémens de votre figure & de vos manieres.

Ces qualités, Monsieur, réelles ou non, ne doivent être reprochées qu’à ceux qui veulent s’en prévaloir. Mais permettez que je vous fasse une question : si vous n’aviez pas d’autre obstacle que moi, auriez-vous quelque espérance à l’affection de Clémentine ?

Aussi long-tems qu’elle ne sera point mariée, il m’est permis d’espérer. Sans votre retour, je ne doute point qu’elle n’eût été à moi. Vous n’ignorez pas que sa maladie n’auroit point été capable de m’arrêter.

Je n’ai rien à me reprocher dans ma conduite. C’est, Monsieur, le point essentiel pour moi, qui n’en dois compte à personne. Cependant, si vous en avez quelque doute, éclaircissez-vous. J’ai tant d’estime pour le Comte de Belvedere, que je souhaite sincerement de mériter la sienne.

Apprenez-moi donc, Chevalier, quelle est actuellement votre situation avec Clémentine, ce qui s’est conclu entre vous & la Famille, & si Clémentine s’est déclarée pour vous ?

Elle ne s’est point encore ouverte avec moi. Je répete que l’estime du Comte de Belvedere m’est précieuse ; & je m’expliquerai, par conséquent, avec plus de franchise qu’il ne doit se le promettre de l’humeur chagrine qui paroit le dominer dans cette visite. J’ai parole, cet après midi, pour un entretien avec Clémentine. Tout est d’accord entre sa Famille & moi. Je me suis imposé pour regle, de prendre les mouvemens d’un esprit si pur, quoique hors de son assiette naturelle, pour l’ordre de la Providence. Jusqu’à présent, les miens ont été purement passifs : l’honneur ne me permet plus de m’arrêter à ces bornes. Cet après-midi, Monsieur…

Cet après-midi… (d’une voix altérée) quoi ? cet après-midi !

Décidera de ma destinée par rapport à Clémentine.

Vous me désespérez ! Si ses Parens sont déterminés en votre faveur, c’est par nécessité, plutôt que par choix. Mais s’ils la laissent maîtresse d’elle-même, je suis perdu !

Supposez qu’elle se détermine pour moi, c’est une raison, Monsieur, qui ne laisse point de réplique. Mais les circonstances ne me paroitront pas fort heureuses, si c’est, comme vous le dites, sans inclination du côté de la Famille que j’obtiens l’honneur d’y être admis ; & moins encore, si ma bonne fortune entraîne le malheur d’un homme tel que vous.

Quoi ? Chevalier, c’est aujourd’hui que vous devez voir Clémentine, pour terminer avec elle ? Cet après-midi ! Et vous devez changer de conduite ? mettre de l’empressement dans vos soins ? la solliciter de se donner à vous ? Ma Religion, l’honneur de mon Pays… Expliquons-nous, Monsieur. Il faut convenir de quelque chose. Je vous le dis avec un mortel regret ; mais il le faut. Vous ne refuserez point de vous mesurer… Le consentement n’est pas encore donné. Vous ne déroberez pas ce trésor à l’Italie. Faites-moi l’honneur de sortir à ce moment avec moi.

Malheureux Comte ! Que je vous plains ! Vous connoissez mes principes. Il est dur, après la conduite que j’ai tenue, de se voir invité… Faites-vous expliquer tous mes procédés, par le Prélat, par le Pere Marescotti, par le Général même, qui a toujours été de vos Amis, & qui étoit autrefois si peu des miens. Ce qui les a fait entrer dans des sentimens, aussi contraires à leurs inclinations que vous le pensez, ne peut être sans force sur une ame aussi noble que celle du Comte de Belvedere. Mais à quelque résolution que les éclaircissemens puissent vous porter, je vous déclare d’avance que je n’accepterai jamais votre rendez-vous, qu’à titre d’Ami.

Il s’est tourné, avec une vive émotion. Il s’est promené dans ma chambre, comme un homme irrésolu. Enfin, se rapprochant de moi, d’un air égaré ; je vais de ce pas, m’a-t-il dit, voir le Pere Marescotti, le Prélat, leur faire connoître mon désespoir ; & si je perds l’espérance… Ô Chevalier ! Je vous le répète encore ; Clémentine ne sera point à vous pendant ma vie. En sortant, il a regardé autour de lui, comme s’il eût craint d’être entendu de quelque autre que de moi, quoique nous n’eussions personne proche de nous ; & se baissant vers moi, il vaut mieux, a-t-il ajouté, mourir de votre main que de… Il n’a point achevé ; & sans me laisser le tems de répondre, il m’a quitté si brusquement, qu’il avoit disparu lorsque je suis arrivé à la Porte. Comme il étoit venu à pied, un Valet, qu’il avoit à sa suite, a dit aux miens, que Madame de Sforce l’étoit allé voir à Parme, & que depuis cette visite, on avoit rémarqué dans son humeur, un changement qui alarmoit toute sa Maison.

Apprenez-moi, cher Docteur, comment les Téméraires vivent si tranquilles, lorsqu’avec tant de précautions pour éviter l’embarras, & tant d’éloignement pour toute sorte d’offenses, à peine suis-je parvenu à me dégager d’une difficulté, que je retombe dans une autre. De quoi les Femmes ne sont-elles pas capables, lorsqu’elles entreprennent de mettre la division entre des Amis ? Madame de Sforce a l’humeur hautaine, intriguante. Il n’est pas de son intérêt que Clémentine soit jamais mariée. Cependant le Comte de Belvedere est d’un naturel si doux, si éloigné de la violence, que n’ignorant point les vues de cette Dame, j’admire par quels artifices elle a pû susciter une flamme si vive, dans une ame si paisible.

Le tems me presse, pour me rendre au Palais della Porretta. Je ne suis pas tranquille sur le récit de Camille. Ne marque-t-il point, dans sa Maîtresse, une imagination trop échauffée, pour une occasion de cette importance ? & ne dois-je pas craindre qu’elle ne soit rien moins que rétablie ?