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Histoire du matérialisme/Tome I/Partie IV/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 336-376).


CHAPITRE II

De la Mettrie.


L’ordre chronologique. — Biographie. — L’Histoire naturelle de l’âme. — L’hypothèse d’Arnobe et la statue de Condillac. — L’homme-machine. — Caractère de de la Mettrie. — Sa théorie morale. — Sa mort.


Julien Offray de la Mettrie, ou habituellement Lamettrie, tout court, est un des noms les plus décriés de l’histoire littéraire. Il est peu lu, peu connu même du petit nombre de ceux qui, l’occasion se présentant, ont trouvé bon de le dénigrer. Ce parti pris de dénigrement émane de ses contemporains, pour ne pas dire de ceux qui partageaient ses opinions. De la Mettrie fut le souffre-douleur du matérialisme en France au XVIIIe siècle. Quiconque touchait au matérialisme avec des intentions hostiles, frappait sur lui comme sur le représentant le plus exagéré du système ; quiconque penchait lui-même vers le matérialisme, se garantissait des reproches les plus vifs en donnant un coup de pied à de la Mettrie. C’était d’autant plus commode que de la Mettrie fut non-seulement le plus exagéré des matérialistes français, mais encore le premier dans l’ordre chronologique. Il y avait donc double scandale ; et, durant de longues années, on put, d’un air indigné, montrer du doigt ce criminel, tout en s’appropriant peu à peu ses idées ; on put vendre impunément plus tard, comme originales, des pensées que l’on avait empruntées à de la Mettrie, parce qu’on s’était séparé de lui avec une unanimité et une énergie de protestations qui déroutaient les contemporains.

Avant tout, rétablissons l’ordre chronologique ! La méthode introduite par Hegel dans l’histoire de la philosophie nous a légué d’innombrables fantaisies. On ne peut, à vrai dire, parler ici de fautes, du moins au pluriel ; car Hegel, comme on le sait, construisait la véritable série des idées d’après les principes qu’il avait posés ; et, comme Ponce-Pilate, il se lavait les mains quand la nature s’était trompée en faisant naître un homme ou un livre quelques années trop tôt ou trop tard. Ses disciples ont suivi ces errements, et même des hommes qui ne reconnaissent plus le droit de violenter ainsi l’histoire, subissent pourtant encore la funeste influence de Hegel. Zeller, par exemple, a su préserver son Histoire de la philosophie grecque de presque toutes ces insultes faites à la chronologie, et, dans son Histoire de la philosophie allemande depuis Leibnitz, il s’efforce toujours de se conformer à la marche réelle des choses. Mais, quand il touche, en passant, au matérialisme français, il le fait apparaître, malgré la circonspection de son style, comme une simple conséquence du « sensualisme » emprunté par Condillac à l’ « empirisme » de Locke. Zeller, il est vrai, montre que de la Mettrie déduisit cette conséquence, dès la première moitié du XVIIIe siècle (54). La routine veut que Hobbes, un des penseurs les plus influents et les plus originaux des temps modernes, soit entièrement négligé, relégué dans l’histoire politique ou traité comme s’il n’était que l’écho de Bacon. Puis Locke, en popularisant et en adoucissant le rude hobhisme de son temps, apparaît comme le père d’une double série de philosophes, anglais et français. Ces derniers se succèdent dans un ordre systématique : Voltaire, Condillac, les encyclopédistes, Helvétius et finalement d’Holbach. On s’est si bien habitué à ce classement que Kuno Fischer, en passant, fait de de la Mettrie un disciple de d’Holbach ! (55) Cette méthode erronée étend son influence bien au delà des limites de l’histoire de la philosophie. Hettner oublie ses propres indications chronologiques en affirmant que de la Mettrie, « excité principalement par les Pensées philosophiques de Diderot, écrivit, en 1745, l’Histoire naturelle de l’âme et, en 1748, l’Homme-machine » ; on peut lire, dans l’Histoire universelle de Schlosser, que de la Mettrie était un homme fort ignorant, assez effronté pour publier, comme siennes, les découvertes et le observations d’autrui (56). Mais presque toujours, au contraire, quand nous trouvons une frappante analogie de pensées chez de la Mettrie et chez un de ses contemporains plus célèbre, la priorité incontestable appartient à de la Mettrie.

Par la date de sa naissance, de la Mettrie est un des plus anciens écrivains de la période du rationalisme français. À part Montesquieu et Voltaire, qui appartiennent à la génération antérieure, presque tous sont plus jeunes que lui. De 1707 à 1717 naquirent successivement et à de petits intervalles Buffon, de la Mettrie, Rousseau, Diderot, Helvétius, Condillac et d’Alembert ; d’Holbach seulement en 1723. Lorsque ce dernier réunissait dans sa demeure hospitalière ce cercle de libres-penseurs, pleins d’esprit, que l’on appelle la « société de d’Holbach », de la Mettrie était mort depuis longtemps. Comme écrivain, surtout pour les questions qui nous occupent, de la Mettrie se trouve aussi en tête de toute la série. En 1749, Buffon publia les trois premiers volumes de sa grande histoire naturelle, mais il ne développa que dans le quatrième volume l’idée de l’unité primitive dans la diversité des organismes, idée que nous retrouvons (1751) dans un écrit pseudonyme de Maupertuis et (1754) chez Diderot dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (57), tandis que, dès l’année 1748, de la Mettrie l’avait exposée avec une grande clarté et une grande précision. Dans l’Homme-plante, de la Mettrie s’était inspiré de Linné qui, en 1747, avait ouvert la voie par sa classification des plantes. Nous trouvons d’ailleurs dans chaque ouvrage de de la Mettrie la preuve qu’il se tenait avec soin au courant de tous les progrès scientifiques. De la Mettrie cite Linné ; lui-même ne fut cité par aucun de ses successeurs, qui pourtant l’avaient tous lu, à n’en pas douter. Quiconque se laissera entraîner par le courant de la tradition, sans tenir compte de la chronologie, sera naturellement porté à accuser l’ « ignorant » de la Mettrie de se parer des plumes d’autrui !

Rosenkranz donne, en passant, dans son ouvrage sur Diderot (ll, p. 65 et suiv.) un résumé généralement exact de la vie et des écrits de de la Mettrie. Il cite aussi l’Histoire naturelle de l’âme, à la date de 1745. Cela ne l’empêche pas de déclarer le sensualisme de Locke, « tel que Condillac le répandit de Paris dans le reste de la France, comme étant le véritable et réel commencement du matérialisme français » ; puis il ajoute que le premier ouvrage de Condillac parut en 1746. Ainsi le point de départ se montre plus tard que la conséquence dernière ; car, dans l’Histoire naturelle de l’âme, le matérialisme n’est plus recouvert que d’un voile très-transparent. Dans le même ouvrage, nous trouvons une idée qui, suivant toute vraisemblance, inspira à Condillac sa statue sensible.

Ce qui précède suffira provisoirement pour rendre hommage à la vérité ! Si l’enchaînement réel des faits a pu être si longtemps dénaturé, il faut l’imputer à l’influence de Hegel et de son école, et surtout au scandale provoqué par les attaques de de la Mettrie contre la morale chrétienne. Cela fit oublier complètement ses ouvrages théoriques et surtout les plus incisifs et les plus sérieux, entre autres l’Histoire naturelle de l’âme. Bien des jugements sévères sur de la Mettrie comme homme et comme écrivain, ne visaient, en réalité, que ses ouvrages relatifs à la morale. Quant à ses écrits oubliés, ils ne sont point aussi vides, aussi superficiels qu’on se le figure habituellement ; il faut avouer toutefois que, dans les dernières années de sa vie, il fit servir, avec une ardeur toute particulière, l’ensemble de ses efforts à briser les chaînes imposées par la morale. Cette circonstance, jointe à l’intention provocatrice avec laquelle, déjà dans le titre de son ouvrage principal, il représentait l’homme comme une « machine », a tout spécialement contribué à faire un épouvantail du nom de de la Mettrie. Les écrivains, même les plus tolérants, ne veulent plus reconnaître en lui aucun trait louable ; ils sont surtout indignés de ses rapports avec Frédéric le Grand. Et cependant de la Mettrie, malgré son écrit cynique sur la volupté, et sa mort à la suite d’une indigestion de pâté, était, ce nous semble, une nature plus noble que Voltaire et Rousseau ; mais, sans doute aussi, un esprit bien moins puissant que ces deux héros équivoques, dont l’énergie toujours en fermentation remua tout le XVIIIe siècle, tandis que l’influence de de la Mettrie s’excerça dans des limites incomparablement plus restreintes.

De la Mettrie pourrait donc en quelque sorte être appelé l’Aristippe du matérialisme moderne ; mais la volupté, qu’il représente comme le but de la vie, est à l’idéal d’Aristippe ce qu’une statue du Poussin est à la Vénus de Médicis. Ses livres les plus décriés ne montrent ni grande énergie sensuelle, ni verve entraînante, et semblent presque une œuvre artificielle, exécutée avec une soumission pédantesque à un principe définitivement adopté. Frédéric le Grand lui attribue, non sans raison, une sérénité et une bienveillance naturelles relles et inaltérables, et le vante comme une âme pure et un caractère honorable. Malgré cela, de la Mettrie encourra toujours le reproche de légèreté. Il peut avoir été un ami serviable et dévoué ; mais, comme dut l’apprendre en particulier Albert de Haller, il fut un ennemi méchant et vulgaire dans le choix de ses vengeances (58).

De la Mettrie naquit à Saint-Malo, le 25 décembre 1709 (59). Son père dut au commerce une aisance qui le mit à même de donner à son fils une excellente éducation. Au collège, le jeune de la Mettrie remportait tous les prix de sa classe. Ses facultés étaient spécialement tournées vers la rhétorique et la poésie. Il aimait passionnément les belles lettres ; mais son père, convaincu qu’un ecclésiastique se tire mieux des embarras de la vie qu’un poëte, voulut le faire entrer dans les rangs du clergé. Il fut donc envoyé à Paris, où il étudia la logique sous un professeur janséniste et se pénétra si bien des idées de son maître qu’il devint lui-même zélé janséniste. Il aurait même écrit un livre qui fut fort goûté de ce parti. Sa biographie ne nous apprend pas s’il se conforma à la mystique austérité et aux dévotes pénitences, par lesquelles se distinguaient les jansénistes. En tout cas, il ne peut pas avoir longtemps suivi ces pratiques.

Durant un séjour momentané à Saint-Malo, sa ville natale, un docteur de la localité lui inspira le goût de la médecine ; et le père se laissa persuader« qu’une bonne ordonnance était encore plus lucrative qu’une absolution ». Le jeune de la Mettrie étudia avec ardeur la physique et l’anatomie, obtint le doctorat à Reims, et pratiqua pendant quelque temps. En 1733, attiré par la renommée du grand Boerhaave, il se rendit à Leyde pour y recommencer ses études médicales.

Bien que Boerhaave ne professât plus, il s’était formé autour de lui une remarquable école de médecins jeunes et pleins de zèle. L’université de Leyde était alors un centre d’études médicales, tel qu’on n’en a pas revu de semblable. Auprès de Boerhaave même se groupaient ses élèves, qui lui témoignaient une vénération sans bornes. Le grand renom de cet homme lui avait valu des richesses considérables ; mais il vivait avec tant de modestie et de simplicité que son extrême générosité et son inépuisable bienfaisance témoignaient seules de l’étendue de sa fortune. Outre son admirable talent de professeur, on louait l’excellence de son caractère et même sa piété, quoiqu’il eût été soupçonné d’athéisme, et qu’il ait probablement toujours conservé ses opinions théoriques. Comme de la Mettrie, Boerhaave avait commencé par la carrière théologique ; mais son attachement manifeste à la philosophie spinoziste l’avait forcé d’y renoncer ; car, aux yeux des théologiens, spinozisme et athéisme étaient synonymes.

Devenu médecin, l’illustre maître, avec son esprit éminemment solide et positif, évita soigneusement toute polémique contre les représentants d’autres doctrines qui n’admettaient pas sa conception naturaliste du monde. Il se contentait de pratiquer la médecine et de s’y perfectionner ; toutefois l’ensemble de sa vie ne peut qu’avoir été favorable à la propagation des idées matérialistes parmi ses élèves.

En médecine, la France était alors fort en arrière de l’Angleterre, de Pays-Bas et de l’Allemagne. De la Mettrie entreprit donc une série de traductions d’ouvrages de Beerhaave, pour introduire chez ses compatriotes une meilleure méthode ; il y joignit quelques-uns de ses propres écrits et bientôt il se trouva lancé dans une ardente polémique contre les ignorants professeurs qui faisaient autorité à Paris. Cependant il pratiquait avec un grand succès dans sa ville natale et s’occupait sans cesse de littérature médicale ; et, bien que son caractère turbulent lui suscitât nombre de querelles scientifiques, il ne se préoccupait pas encore de philosophie.

En 1742, il se rendit à Paris, où de puissantes recommandations le firent nommer médecin militaire dans la garde du roi. Il prit part en cette qualité à une campagne en Allemagne, et cette campagne décida de ses tendances ultérieures. Atteint d’une fièvre chaude, il profita de cette circonstance pour étudier sur lui-même l’influence des bouillonnements du sang. Il conclut que la pensée n’est que le résultat de l’organisation de notre machine. Plein de cette idée, il essaya, pendant sa convalescence, d’expliquer, à l’aide de l’anatomie, les fonctions intellectuelles, et il publia ses conjectures sous le titre de : Histoire naturelle de l’âme. L’aumônier du régiment donna l’alarme, et bientôt s’éleva contre de la Mettrie un cri général d’indignation. Ses livres furent déclarés hérétiques, et il ne put conserver sa position de médecin de la garde. Malheureusement, vers cette même époque, il s’était laissé entraîner, par affection pour un ami, qui désirait être attaché comme médecin à la personne du roi, à écrire une satire contre ses concurrents, les plus célèbres docteurs de Paris. Des amis de distinction lui conseillèrent de se soustraire à la haine générale, et il se réfugia à Leyde en 1746. Il y écrivit aussitôt une nouvelle satire contre le charlatanisme et l’ignorance des médecins, et bientôt après parut aussi (1748) son Homme-machine (60).

L’Histoire naturelle de l’âme (61) commence par montrer que, depuis Aristote jusqu’à Malebranche, aucun philosophe n’a encore pu nous expliquer l’essence de l’âme. L’essence de l’âme des hommes et des bêtes restera toujours inconnue, de même que l’essence de la matière et des corps. L’âme sans corps est, comme la matière sans forme, une chose incompréhensible. L’âme et le corps ont été formés ensemble et au même instant. Par contre, celui qui veut connaître les propriétés de l’âme doit étudier d’abord les propriétés du corps, dont l’âme est le principe vital.

Cette réflexion conduit de la Mettrie à croire qu’il n’y a de guides sûrs que les sens : « Ce sont là, dit-il, mes philosophes ». Quelque dédain que l’on puisse avoir pour eux, il faut néanmoins toujours y revenir, pour peu que l’on recherche sérieusement la vérité. Examinons donc loyalement et impartialement ce que nos sens peuvent découvrir dans la matière, dans les corps et surtout dans les organismes, sans nous obstiner à voir ce qui n’existe pas ! La matière est passive en elle-même ; elle n’a que la force d’inertie. Ainsi, partout où nous voyons du mouvement, nous devons nécessairement le ramener à un principe moteur. Si, par conséquent, nous trouvons dans le corps un principe moteur, qui fait battre le cœur, sentir les nerfs et penser le cerveau, nous appellerons ce principe l’âme.

Jusque-là, le point de vue, adopté par de la Mettrie, paraît, à vrai dire, empirique, mais pas précisément matérialiste. Toutefois dans la suite l’ouvrage passe insensiblement au matérialisme d’une manière très-habile, tout en se rattachant sans cesse aux idées et aux formules scholastiques et cartésiennes. De la Mettrie discute l’essence de la matière, ses rapports avec la forme et l’étendue, ses propriétés passives et enfin sa faculté de se mouvoir et de sentir ; en cela il paraît se conformer aux idées de l’école les plus généralement admises, qu’il attribue très-vaguement aux philosophes de l’antiquité, comme s’ils se fussent tous accordés quant à la question principale. Il fait remarquer la distinction rigoureuse, que les anciens établissaient entre la substance et la matière, pour supprimer d’autant plus sûrement cette distinction. Il parle des formes qui seules donnent à la matière passive en soi son mode précis d’existence et son mouvement, pour faire de ces formes, en prenant un petit détour, de simples propriétés de la matière, propriétés inaliénables de la matière et inséparables de son essence.

Le point principal dans cette question, comme déjà dans le stratonisme, est l’élimination du premier moteur immobile (primum movens immobile), du dieu d’Aristote, existant hors du monde et lui imprimant le mouvement. C’est par la forme seulement que la matière devient une substance déterminée ; mais d’où reçoit-elle cette forme ? D’une autre substance, qui est pareillement de nature matérielle, celle-ci d’une autre et ainsi de suite à l’infini, ce qui revient à dire : nous ne connaissons la forme qu’en tant qu’elle est unie à la matière. Dans cette union indissoluble de forme et de matière, les choses qui se transforment réciproquement agissent les unes sur les autres ; et il en est de même du mouvement. Or l’être passif n’est que la matière, qu’en pensée nous séparons (de la forme) ; la matière concrète et réelle n’est jamais dépourvue ni de forme ni de mouvement ; elle est donc identique avec la substance. Même où le mouvement n’est point aperçu, il existe cependant comme possibilité ; ainsi, comme possibilité (en puissance, dit de la Mettrie), la matière contient en elle toutes les formes. Il n’y a pas le moindre motif pour admettre un agent en dehors du monde matériel. Cet agent ne serait pas même un être de raison (ens rationis). L’hypothèse de Descartes, que Dieu est l’unique cause du mouvement, n’a aucune valeur pour la philosophie, qui exige l’évidence ; ce n’est qu’une hypothèse imaginée par lui sous l’influence de la lumière de la foi. Vient ensuite la preuve que la faculté de sentir appartient aussi à la matière. Ici s’ouvre une voie où de la Mettrie démontre que cette opinion est la plus ancienne et la plus naturelle, et il n’a ensuite qu’à réfuter les erreurs des modernes, particulièrement de Descartes, qui l’a combattue. Les rapports de l’homme avec l’animal, ce grand défaut de la cuirasse des philosophes cartésiens, jouent naturellement dans cette question un rôle prépondérant. De la Mettrie fait avec beaucoup de finesse la remarque suivante : au fond, je n’ai la certitude immédiate que de ma propre sensation. Les autres hommes aussi éprouvent des sensations, c’est ce que je conclus avec une bien plus grande force de conviction d’après leurs cris et gestes, exprimant leurs sensations, que d’après leurs paroles articulées. Or ce langage énergique des émotions est le même chez les animaux que chez les hommes, et il a une puissance de démonstration bien supérieure à tous les sophismes de Descartes. Si l’on voulait arguer de la différence de la forme extérieure, l’anatomie comparée nous apprendrait que l’organisation interne de l’homme et des animaux nous présente une parfaite analogie. — Si, pour le moment, il nous est impossible de comprendre comment la faculté de sentir peut être un attribut de la matière, c’est là une énigme semblable à mille autres, où suivant l’expression de Leibnitz, au lieu de la chose elle-même, nous ne voyons que le voile qui la recouvre. — On ne sait pas si la matière a en elle-même la faculté de sentir, ou si elle ne l’acquiert que dans la forme des organismes ; mais, même dans ce cas, la sensation et le mouvement doivent appartenir à toute matière, du moins comme possibilités. Ainsi pensaient les anciens, dont la philosophie est généralement préférée par les juges compétents aux essais défectueux des modernes.

De la Mettrie passe ensuite à la théorie des formes substantielles, et ici également il ne s’écarte pas des idées traditionnelles. Il en vient à cette conception que les formes seules donnent, en réalité, l’existence aux objets, ceux-ci n’étant pas ce qu’ils sont, quand ils n’ont pas la forme, c’est-à-dire la précision qui les qualifie. Par formes substantielles, on entendait celles qui déterminent les propriétés essentielles des corps ; par formes accidentelles, celles des modifications fortuites. Les philosophes anciens ont distingué plusieurs formes dans les corps vivants : l’âme végétative, l’âme sensitive et, pour l’homme, l’âme raisonnable (62).

Toutes les sensations nous viennent par les sens, qui communiquent, au moyen des nerfs, avec le cerveau, siége de la sensation. Dans les petits tubes des nerfs, se meut un fluide, l’esprit animal, esprit vital, dont la Mettrie regarde l’existence comme démontrée par l’expérimentation. Il n’y a donc pas sensation, quand l’organe de la sensation n’éprouve pas une modification qui affecte les esprits vitaux, lesquels transmettent ensuite la sensation à l’âme. L’âme ne sent point aux endroits où elle croit sentir ; mais, pour la qualité des sensations, elle indique un lieu placé en dehors d’elle. Cependant nous ne pouvons savoir si la substance des organes, elle aussi, n’éprouve pas de sensation ; mais cela ne peut être connu que de cette substance elle-même et non de l’animal tout entier (63). Nous ignorons si l’âme occupe seulement un point ou une région du corps ; mais, comme tous les nerfs n’aboutissent pas à un seul et même point dans le cerveau, la première hypothèse est invraisemblable. Toutes les connaissances ne sont dans l’âme qu’au moment ou celle-ci est affectée par elles ; toute conservation de ces connaissances doit être ramenée à des états organiques.

Ainsi l’Histoire naturelle de l’âme, partant des idées ordinaires, conduit insensiblement au matérialisme ; à la fin d’une série de chapitres, se trouve la conclusion que ce qui éprouve des sensations doit également être matériel. De la Mettrie aussi ignore comment cela se passe ; mais pourquoi, d’après Locke, bornerait-on la toute-puissance du Créateur à cause de notre ignorance ? La mémoire, l’imagination, les passions etc., sont ensuite déclarées absolument matérielles.

Le chapitre, bien plus court, sur l’âme raisonnable traité de la liberté, de la réflexion, du jugement, etc., de manière à conduire également, autant que possible, vers le matérialisme, mais en réservant la conclusion jusqu’au chapitre intitulé : « La foi religieuse peut seule nous confirmer dans l’hypothèse d’une âme raisonnable. » Toutefois ce même chapitre a pour but de montrer comment la métaphysique et la religion en vinrent à admettre une âme : la vraie philosophie doit reconnaître franchement que l’être incomparable décoré du beau nom d’âme lui est inconnu. Ici de la Mettrie cite le mot de Voltaire : « Je suis corps et je pense », faisant voir avec plaisir comment Voltaire se moque de l’argumentation scolaire destinée à prouver qu’aucune matière ne peut penser.

On ne lit pas sans intérêt le dernier chapitre (64), intitulé : « Histoires qui prouvent que toutes les idées viennent des sens ». Un sourd-muet de Chartres, avant subitement recouvré l’ouïe et appris à parler, se montra ensuite dépourvu de toute idée religieuse, bien que dès sa jeunesse il eût été dressé à toutes les cérémonies et pratiques dévotes. Un aveugle-né, de Cheselden, ne vit d’abord après l’opération qu’un amas confus de couleurs, sans pouvoir distinguer une boule d’avec un dé à jouer. De la Mettrie cite et apprécie, avec sympathie et en connaissance de cause, la méthode d’Amman relative à l’éducation des sourds-muets. Par contre, avec le manque de critique commun à cette époque, il raconte une série d’histoires d’hommes devenus sauvages ; et, d’après des rapports très-exagérés, il dépeint l’orang-outang comme une créature presque entièrement semblable à l’homme. Sa conclusion invariable est que l’homme ne devient réellement homme que grâce aux notions communiquées par les sens, qui lui donnent ce que nous appelons son âme ; toutefois le développement de l’esprit ne va jamais du dedans au dehors.

De même que l’auteur de la Correspondance sur l’essence de l’âme ne peut s’empêcher de rattacher Melanchthon à son système, de même de la Mettrie remonte jusqu’au Père de l’Église, Arnobe, et emprunte à son écrit Adversus gentes une hypothèse, devenue peut-être le prototype de l’homme-statue, qui joue son rôle chez Diderot, Buffon et notamment Condillac.

Supposons que, dans un souterrain faiblement éclairé, d’où l’on écarte tout bruit et toute action extérieure, un enfant nouveau-né reçoive d’une nourrice nue, toujours silencieuse, les soins strictement nécessaires, et soit ainsi élevé, sans aucune connaissance du monde et de la vie humaine, jusqu’à l’âge de vingt, trente ou même quarante ans. Alors seulement cet homme quitterait sa solitude. Qu’on lui demande ensuite à quoi il a pensé dans son isolement, et comment il a été jusqu’alors nourri et élevé. Il ne répondra rien ; il ne saura pas même que les sons qu’on lui fait entendre doivent signifier quelque chose. Où est maintenant cette portion immortelle de la divinité ? Où est l’âme si savante et si éclairée, qui vient s’unir au corps (65) ?

De même que la statue de Condillac, de même cet être, qui n’a d’humain que la forme et l’organisation physique, devra, dès ce moment, par l’emploi des sens, éprouver des sensations qui se coordonneront insensiblement ; et l’instruction fera le reste pour lui donner l’âme, dont la possibilité seule sommeille dans l’organisation physique. Bien que Cabanis, élève de Condillac, ait éliminé avec raison cette hypothèse antinaturelle, il faut néanmoins lui accorder quelque valeur, lorsqu’on voit que la théorie cartésienne des idées innées s’appuie sur des arguments si faibles.

Pour conclusion, de la Mettrie pose les thèses suivantes : « Pas de sens, pas d’idées. » « Moins on a de sens, moins on a d’idées. » « Peu d’instruction, peu d’idées. » « Pas de sensations, pas d’idées. » Il marche ainsi pas à pas vers son but et termine par ces mots : « en conséquence l’âme dépend essentiellement des organes du corps, avec lesquels elle se forme, grandit et décroît : ergo participem lethi quoque convenit esse. »

Tout autrement procède l’écrit qui, déjà dans son titre, fait de l’homme une machine. Si l’Histoire naturelle de l’âme était circonspecte, habilement coordonnée, n’aboutissait que peu à peu à des résultats surprenants ; dans ce nouvel ouvrage, la conséquence finale est énoncée dès le début. Si l’Histoire naturelle de l’âme daignait s’occuper de la métaphysique d’Aristote, pour montrer qu’elle n’est qu’un vain moule où l’on peut aussi verser un contenu matérialiste, ici il ne s’agit plus de toutes ces distinctions subtiles. Dans la question des formes substantielles, de la Mettrie cherche à se réfuter lui-même, non qu’il ait changé d’avis au fond, mais dans l’espoir de mieux soustraire encore à ses persécuteurs son nom, qu’il s’efforce de cacher le plus possible. Aussi les deux ouvrages diffèrent-ils essentiellement quant à la forme. L’Histoire naturelle de l’âme est régulièrement divisée en chapitres et en paragraphes ; l’Homme-machine au contraire se déroule d’un cours ininterrompu comme un fleuve.

Orné de toutes les fleurs de la rhétorique, cet écrit s’efforce de persuader autant que de prouver ; il est rédigé avec la conviction et l’intention de trouver dans les classes éclairées un accueil favorable et de faire une rapide propagande ; c’est une œuvre de polémique, destinée à frayer la voie à une théorie, non à prouver une découverte. En même temps, de la Mettrie ne néglige pas de s’appuyer sur la large base des sciences naturelles. Faits et hypothèses, arguments et déclamations, tout est réuni pour conduire au même but.

Soit pour ménager un meilleur accueil à son œuvre, soit pour mieux se cacher, de la Mettrie la dédia à Albert de Haller. Cette dédicace, dont Haller ne voulut pas, fit que la querelle personnelle de ces deux hommes se mêla à la question scientifique. Malgré cela, de la Mettrie réimprima cette dédicace, qu’il regardait comme le chef-d’œuvre de sa prose, dans les éditions postérieures de son ouvrage. Cette dédicace contient un éloge enthousiaste du plaisir que procurent le sciences et les arts.

L’ouvrage lui-même commence par déclarer qu’il ne doit pas suffire à un sage d’étudier la nature et de rechercher la vérité ; il faut encore qu’il ait le courage de publier ses idées au profit du petit nombre de ceux qui veillent et peuvent penser ; la grande masse est incapable de s’élever jusqu’à la vérité. Tous les systèmes des philosophes, relativement à l’âme humaine, se réduisent à deux ; le plus ancien est le matérialisme, l’autre le spiritualisme. Demander avec Locke si la matière peut penser équivaut à demander si la matière peut indiquer les heures. La question est de savoir si elle peut le faire en vertu de sa propre nature (66).

Avec ses monades, Leibnitz a posé une hypothèse inintelligible. « Il a spiritualisé la matière au lieu de matérialiser l’âme. »

Descartes a commis la même faute en admettant deux substances, comme s’il les eût vues et comptées. — Les plus prudents ont dit que l’âme ne peut être reconnue qu’à la lumière de la foi. Si cependant, comme êtres raisonnables, ils se réservent le droit d’examiner ce que l’Écriture entend par le mot esprit, ils se mettent en contradiction avec les théologiens, qui d’ailleurs sont en contradiction avec eux-mêmes. Car, s’il y a un Dieu, il a créé la nature aussi bien que la révélation ; il nous a donné l’une pour expliquer l’autre, et la raison, pour les mettre d’accord. La nature et la révélation ne peuvent se contredire sans que Dieu soit un trompeur. Si donc il y a une révélation, elle ne doit pas contredire la nature. — Comme exemple d’objection futile faite à cette argumentation, de la Mettrie cite un passage du Spectacle de la nature de l’abbé Pluche (67) : « Il est étonnant qu’un homme, qui ravale notre âme au point d’en faire une âme de boue (il s’agit de Locke), ose constituer la raison comme juge souverain des mystères de la foi ; en effet quelle respectueuse idée se ferait-on du christianisme, si l’on voulait suivre sa raison ? » Ce genre puéril de polémique, qui malheureusement est encore souvent employé aujourd’hui contre le matérialisme, est combattu à bon droit par de la Mettrie. La valeur de la raison ne dépend pas du mot « immatérialité », mais des actes qu’elle accomplit. Si une « âme de boue » découvrait, en un instant, les rapports et l’enchaînement d’une quantité innombrables d’idées, elle serait évidemment préférable à une âme sotte et stupide composée des éléments les plus précieux. Rougir avec Pline de notre misérable origine est indigne d’un philosophe. Car précisément ce qui paraît vulgaire est ici le fait le plus merveilleux où la nature a déployé le plus grand art. Quand même l’homme aurait une origine encore bien plus basse, il n’en serait pas moins le plus noble des êtres. Lorsque l’âme est pure, noble et élevée, c’est une belle âme, et elle honore celui qui en est doué. En ce qui concerne la deuxième réflexion de M. Pluche, on pourrait dire tout aussi bien : « Il ne faut pas croire à l’expérience de Torricelli ; car, si nous proscrivions l’horror vacui, quelle remarquable philosophie aurions-nous ? » (Cette comparaison serait exprimée d’une manière plus frappante ainsi : on ne peut rien préciser sur la nature d’après des expériences ; car, si l’on voulait se fier aux expériences de Torricelli, quelle singulière idée ne se ferait-on pas de l’horror vacui ?)

L’expérience et l’observation, dit de la Mettrie, doivent être nos guides uniques ; nous les trouvons chez les médecins qui ont été philosophes, mais non chez les philosophes, qui n’ont pas été médecins. Seuls les médecins, qui étudient tranquillement l’âme dans sa grandeur comme dans sa misère, ont le droit de parler ici. Que nous apprendraient, en effet, les autres, et particulièrement les théologiens ? N’est-il pas risible de les entendre décider effrontément sur un objet, qu’ils n’ont jamais été à même de connaître, dont au contraire ils ont toujours été éloignés par leurs études, par leur obscurantisme, cause de mille préjugés, en un mot par le fanatisme, qui leur fait ignorer davantage le mécanisme du corps ?

Ici du reste de la Mettrie fait lui-même une pétition de principe, dans le genre de celles dont il vient d’accuser à bon droit ses adversaires. Les théologiens aussi ont l’occasion d’apprendre à connaître l’âme humaine par expérience ; et la différence, dans la valeur de cette expérience, ne peut être qu’une différence dans la méthode et dans les catégories auxquelles l’expérience est rapportée.

L’homme est, comme l’ajoute de la Mettrie, une machine construite de telle sorte qu’il est impossible a priori de s’en faire une idée exacte. On doit admirer, même dans leurs essais infructueux, les grands génies qui ont vainement entrepris cette tâche : Descartes, Malebranche, Leibnitz et Wolff ; mais il faut entrer dans une voie tout autre que celle qu’ils ont suivie ; c’est seulement a posteriori, en partant de l’expérience et de l’étude des organes corporels, que l’on peut obtenir, sinon la certitude, du moins le plus haut degré de probabilité. Les divers tempéraments, fondés sur des causes physiques, déterminent le caractère de l’homme. Dans les maladies, l’âme tantôt s’obscurcit, tantôt paraît se doubler ; tantôt elle semble s’évanouir dans l’imbécillité. La guérison d’un fou fait un homme de bon sens. Souvent le plus grand génie devient idiot, et ainsi disparaissent les précieuses connaissances acquises avec tant de difficultés. Tel malade demande si sa jambe est dans son lit ; tel autre croit posséder encore le bras qui lui a été amputé. L’un pleure, comme un enfant, aux approches de la mort ; l’autre plaisante sur elle. Qu’eût-il fallu pour changer en pusillanimité ou en bravade l’intrépidité de Caïus Julius, de Sénéque et de Pétrone ? Une obstruction de la rate, du foie ou de la veine porte. En effet l’imagination est en rapport étroit avec ces viscères, d’où naissent tous les étranges phénomènes de l’hypocondrie et de l’hystérie. Que dire de ceux qui se croient métamorphosés en loups-garous et en vampires, ou sont persuadés que leur nez et d’autres membres sont en verre ? De la Mettrie passe ensuite aux effets du sommeil ; il décrit l’influence qu’exercent sur l’âme l’opium, le vin et le café. Une armée, à laquelle on donne des boissons fortes, se précipite hardiment sur l’ennemi, devant lequel elle aurait fui si elle n’avait bu que de l’eau ; un bon repas produit un effet exhilarant.

La nation anglaise, qui mange la viande à demi crue et saignante, paraît devoir à ces aliments une sauvagerie, contre laquelle l’éducation seule peut réagir. Cette sauvagerie fait naître dans l’âme la fierté, la haine, le mépris pour les autres nations, l’indocilité et d’autres défauts de caractère, comme une nourriture grossière rend l’esprit lourd et paresseux. — Il examine ensuite influence de la faim, de l’abstinence, du climat, etc. Il met à contribution la physiognomonie et l’anatomie comparée. Si l’on ne trouve pas de dégénérescence du cerveau dans toutes les maladies mentales, le dérangement est produit (68) par la condensation ou par d’autres changements des parties les plus petites. « Un rien, une petite fibre, une chose quelconque, qui ne peut être découverte par l’anatomie la plus subtile, aurait fait deux idiots d’Érasme et de Fontenelle. »

C’est encore une idée propre à de la Mettrie, que la possibilité d’arriver un jour à faire parler un singe[1] et d’étendre ainsi la culture humaine à une partie du monde animal. Il compare le singe à un sourd-muet et, comme il est particulièrement enthousiaste de la méthode relative à l’instruction des sourds-muets récemment inventée par Amman, il désire posséder un singe grand et surtout intelligent pour faire des essais sur son éducabilité (69).

Qu’était l’homme, dit de la Mettrie, avant l’invention de la parole et la connaissance du langage ? Un animal de son espèce, avec bien moins d’instinct que les autres, ne différent d’eux que par sa physionomie et les notions intuitives de Leibnitz. Les hommes les mieux doués, les mieux organisés imaginèrent les signes et instruisirent les autres, absolument comme nous dressons des animaux.

De même qu’une corde de piano vibre et produit un son par le mouvement des touches, ainsi les cordes du cerveau, frappées par les sensations du son, produisirent des paroles. Mais, dès que sont donnés les signes de différentes choses, le cerveau commence à les comparer et à tenir compte de leurs rapports, avec la même nécessité qui force l’œil, bien organisé, de voir. L’analogie de différents objets nous conduit à les réunir et par suite à les compter. Toutes nos idées sont étroitement liées et la représentation des mots ou signes correspondants. Tout ce qui se passe dans l’âme peut se ramener à l’activité de l’imagination.

Qui a le plus d’imagination doit donc être considéré comme le plus grand esprit. On ne saurait dire si la nature a plus dépensé pour former un Newton qu’un Corneille, un Aristote qu’un Sophocle ; mais on peut assurer que les deux genres de talent ne désignent que des directions différentes dans l’emploi de l’imagination. Par conséquent, lorsque l’on dit que quelqu’un a beaucoup d’imagination et peu de jugement, on entend que chez lui l’imagination se porte particulièrement vers la reproduction, et non vers la comparaison, des sensations.

Le premier mérite de l’homme est son organisation. Il serait donc peu naturel de réprimer un orgueil modéré, fondé sur la possession d’avantages réels, et tous les avantages, quelle qu’en soit l’origine, méritent d’être appréciés ; seulement il faut savoir les estimer à leur juste valeur. L’esprit, la beauté, l’opulence, la noblesse, quoique enfants du hasard, ont leur prix aussi bien que l’habileté, la science et la vertu.

Dire que l’homme se distingue des animaux par une loi naturelle, qui lui apprend à discerner le bien et le mal, c’est encore là une illusion. La même loi se retrouve chez les animaux. Nous savons, par exemple, qu’à la suite de mauvaises actions, nous éprouvons du repentir ; d’autres hommes en font autant, nous devons les croire quand ils l’affirment ou nous devons l’inférer de certains indices que nous trouvons en nous-mêmes dans des cas semblables : or ces mêmes indices nous les rencontrons également chez les animaux. Lorsqu’un chien a mordu son maître, qui le tourmentait, nous le voyons, bientôt après, triste, abattu et effrayé ; par une attitude humble et rampante, il reconnaît sa faute. L’histoire nous a conservé le fait célèbre de ce lion, qui refusa de déchirer son bienfaiteur, et se montra reconnaissant au milieu d’hommes sanguinaires. De la Mettrie conclut de tout cela que les hommes sont formés de la même matière que les animaux.

La loi morale existe même chez les personnes qui, par une monomanie maladive, volent, assassinent, ou, dans l’excès de la faim, dévorent les êtres qui leur sont les plus chers. On devrait livrer aux médecins ces malheureux, qui sont assez punis par leurs remords, au lieu de les brûler ou de les enterrer tout vifs, comme cela s’est vu. Les bonnes actions sont accompagnées d’un tel plaisir qu’être méchant est déjà une punition en soi-même. — Ici de la Mettrie intercale dans son argumentation une pensée, qui n’est peut-être pas strictement à sa place, mais qui rentre essentiellement dans son système et rappelle étonnamment J. J. Rousseau : Nous sommes tous créés pour être heureux, mais notre destination primitive n’est pas d’être savants ; il se peut que nous ne le soyons devenus qu’en abusant, pour ainsi dire, de nos facultés. N’oublions pas à ce propos d’accorder un coup d’œil à la chronologie ! L’Homme-machine fut écrit en 1747 et publié au commencement de 1748. L’académie de Dijon mit au concours en 1749 la célèbre question dont la solution valut un prix à Rousseau en 1750. Au reste, l’expérience du passé ne nous garantit pas que cette petite circonstance empêchera de reprocher, le cas échéant, à La Mettrie de s’être aussi paré des plumes de Rousseau.

L’essence de la loi morale naturelle, est-il dit plus loin, réside dans cette maxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. Mais peut-être cette loi n’a-t-elle pour base qu’une crainte salutaire : nous respectons la vie et la bourse d’autrui uniquement pour conserver les nôtres ; de même que les « Ixions du christianisme » aiment Dieu et embrassent tant de vertus chimériques, uniquement parce qu’ils redoutent l’enfer. — Les armes du fanatisme peuvent anéantir ceux qui enseignent ces vérités, mais jamais ces vérités elles-mêmes.

De la Mettrie ne veut pas révoquer en doute l’existence cliun être suprême ; toutes la probabilités parlent en faveur de cette existence ; mais elle ne prouve, pas plus que toute autre existence, la nécessité d’un culte ; c’est une vérité théorique sans utilité pour la pratique, et, comme d’innombrables exemples démontrent que la religion n’entraîne pas la moralité à sa suite, on peut aussi conclure que l’athéisme n’exclut pas la moralité.

C’est chose indifférente pour notre repos de savoir s’il y a un Dieu ou non ; s’il a créé la matière ou si elle est éternelle. Quelle folie de se tourmenter à propos de choses dont la connaissance est impossible, et ne nous rendrait en rien plus heureux, si nous pouvions l’acquérir ?

On me renvoie aux écrits d’apologistes célèbres ; mais que renferment-ils, si ce n’est d’ennuyeuses répétitions qui servent plus à confirmer l’athéisme qu’à le combattre ? Les adversaires de l’athéisme attachent la plus grande valeur à la finalité de l’univers. Ici de la Mettrie cite Diderot qui, dans ses Pensées philosophiques (70), publiées peu de temps auparavant, avait affirmé qu’on pouvait réfuter l’athée, ne fût-ce qu’avec l’aile d’un papillon ou l’œil d’une mouche, alors qu’on a le poids de l’univers pour l’écraser. De la Mettrie réplique que nous ne connaissons pas assez les causes qui agissent dans la nature, pour pouvoir nier qu’elle produise tout par elle-même. Le polype découpé par Trembley (71) n’avait-il pas en lui-même les causes de sa reproduction ? L’ignorance seule des forces naturelles nous a fait recourir à un Dieu qui, d’après certaines gens (de la Mettrie lui-même dans son Histoire naturelle de l’âme) n’est pas même un être de raison (ens rationis). Détruire le hasard n’est pas encore démontrer l’existence de Dieu, parce qu’il peut très-bien y avoir quelque chose qui ne soit ni le hasard ni Dieu, et qui produise les choses telles qu’elles sont, à savoir la nature. Loin donc d’écraser un athée, le « poids de l’univers » ne l’ébranlera même pas, et toutes ces démonstrations d’un créateur mille fois réfutées ne suffisent qu’à des gens dont le jugement est précipité, et auxquels les naturalistes peuvent opposer un poids égal d’arguments.

« Voilà, dit en terminant de la Mettrie, le pour et le contre ; je ne me déclare pour aucun parti. » Mais on voit assez clairement de quel parti il se range. Il raconte en effet, un peu plus loin, qu’il a communiqué toutes ces idées à un ami, à un sceptique (pyrrhonien) comme lui, homme de beaucoup de mérite et digne d’un meilleur sort. Cet ami lui a répondu qu’il est sans doute antiphilosophique de se préoccuper de choses que cependant l’on ne peut expliquer ; que néanmoins les hommes ne seront jamais heureux s’ils ne deviennent pas athées. Or voici l’argumentation de cet « abominable » homme : « Si l’athéisme était universellement répandu, l’arbre de la religion serait coupé avec ses racines. Dès lors plus de guerres théologiques ; plus de soldats de religion, de ces soldats si terribles. La nature, auparavant infectée du poison sacré, recouvrerait ses droits et sa pureté. Sourds à toute autre voix, les hommes suivraient leurs penchants individuels, qui seuls peuvent conduire au bonheur par les sentiers attrayants de la vertu. »

L’ami de de la Mettrie n’a oublié qu’un point, c’est que la religion elle-même, abstraction faite de toute révélation doit aussi correspondre à un des penchants naturels de l’homme ; et, si la religion mène à tous les maux, on ne voit pas comment tous les autres penchants, qui émanent cependant de la même nature, peuvent nous rendre heureux. C’est encore ici, non pas une conséquence, mais une inconséquence du système, qui aboutit a des conclusions destructives. De la Mettrie parle de l’immortalité comme il a parlé de l’idée de Dieu ; cependant il se plaît évidemment à la représenter comme possible. Même la plus avisée des chenilles, dit-il, n’a jamais bien su qu’elle finirait par devenir un papillon ; nous ne connaissons qu’une faible partie de la nature, et, comme notre matière est éternelle, nous ne savons pas encore ce qu’elle peut devenir. Ici notre bonheur dépend de notre ignorance. Quiconque pense ainsi sera sage et juste, tranquillisé sur son sort et, partant, heureux. Il attendra la mort sans la craindre ni la désirer.

Il est hors de doute que de la Mettrie s’intéresse uniquement à ce côté négatif de la conclusion et qu’il y mène ses lecteurs par des circuits, selon son habitude. Il ne trouve nullement contradictoire l’idée d’une machine immortelle ; mais ce n’est pas pour s’assurer de l’immortalité, c’est seulement pour que l’existence de ses machines soit indépendante de toutes les hypothèses. On ne voit pas trop, il est vrai, comment de la Mettrie a pu aller jusqu’à se figurer l’immortalité de sa machine ; à part la comparaison avec la chenille, il ne donne aucune indication à cet égard, et il serait probablement difficile d’en donner.

Non-seulement de la Mettrie ne trouve pas le principe de la vie dans l’âme (qui n’est pour lui que la conscience matérielle) ; il ne le trouve pas même dans l’ensemble, mais dans les parties de l’organisme, prises une à une. Chaque petite fibre du corps organisé se meut en vertu d’un principe qui lui est inhérent. Pour le prouver, il a recours aux arguments suivants :

1o Toute chair d’animaux palpite encore après la mort, et cela d’autant plus longtemps que l’animal est d’une nature plus froide (tortues, lézards, serpents) ;

2o Les muscles, séparés du corps, se contractent quand on les irrite ;

3o Les viscères gardent longtemps leur mouvement péristaltique ;

4o Une injection d’eau chaude ranime le cœur et les muscles (d’après Cowper) ;

5o Le cœur de la grenouille se meut encore une heure après qu’il a été séparé du corps ;

6o On a, d’après Bacon, fait des observations semblables sur un homme ;

7o Expériences sur les cœurs de poulets, pigeons, chiens, lapins. Le pattes arrachées à une taupe s’agitent encore ;

8o Chenilles, vers, araignées, mouches, serpents présentent le même phénomène. Dans l’eau chaude, le mouvement des parties séparées augmente « à cause du feu qu’elle contient » ;

9o Un soldat ivre abattit d’un coup de sabre la tête d’un dindon. L’animal s’arrêta, marcha et se mit ensuite à courir. Arrivé à un mur, il se retourna, battit des ailes, continua de courir et finit par tomber à la renverse (observation personnelle) ;

10o Des polypes découpés deviennent, au bout de huit jours, autant d’animaux complets qu’on avait fait de tronçons.

L’homme est aux animaux ce qu’une horloge planétaire de Huyghens est à une horloge ordinaire. De même que Vaucanson eut besoin de plus de rouages pour son joueur de flûte que pour son canard, de même le mécanisme de l’homme est plus compliqué que celui des animaux. Pour un (automate) parlant, il aurait fallu à Vaucanson encore plus de rouages, et cette machine elle-même ne peut plus être regardée comme impossible.

Évidemment, par (automate) parlant, de la Mettrie n’a pas voulu désigner ici un homme raisonnable ; mais on voit pourtant avec quelle prédilection il compare à sa machine humaine (72) les chefs-d’œuvre de Vaucanson, si caractéristiques de l’époque.

Ici du reste, où de la Mettrie pousse à l’extrême l’idée du mécanisme dans la nature humaine, il se combat lui-même en reprochant à l’auteur de l’Histoire naturelle de l’âme (73) d’avoir conservé la théorie inintelligible des « formes substantielles ». Toutefois, il n’y a pas en cela chez lui un revirement d’opinion, mais simplement une tactique, soit pour mieux garder l’anonyme, soit pour travailler en quelque sorte de deux côtés différents au même résultat ; c’est ce qui ressort de l’exposé ci-dessus. Mais citons encore, pour surcroît de preuve, un passage du Ve chapitre de l’Histoire naturelle de l’âme, où il est dit expressément que les formes naissent de la pression des parties d’un corps contre les parties d’un autre, ce qui signifie tout simplement que ce sont les formes de l’atomistique qui se cachent ici sous les « formes substantielles » de la scolastique.

Par la même occasion, de la Mettrie retourne subitement sa lance pour défendre Descartes. Eût-il commis un nombre double d’erreurs, dit-il, Descartes n’en resterait pas moins un grand philosophe par le seul fait d’avoir déclaré que les animaux sont des machines. L’application à l’homme est si visible, l’analogie si frappante, si victorieuse que chacun est forcé de la reconnaître ; seuls les théologiens n’aperçurent pas le poison caché dans l’appât, que Descartes leur fit avaler.

De la Mettrie termine son ouvrage par des considérations touchant la solidité logique de ses conclusions fondées sur l’expérience, comparativement aux affirmations puériles des théologiens et des métaphysiciens.

« Tel est mon système ou plutôt telle est la vérité, si je ne me trompe grandement. Elle est brève et simple, maintenant dispute qui voudra ! »

Ce livre fit grand bruit, on le conçoit aisément ; le débit en fut rapide. En Allemagne, où toutes les personnes instruites savaient le français, aucune traduction ne fut publiée ; on n’en lut qu’avec plus d’ardeur l’original, qui, dans le cours des années suivantes, attira l’attention des journaux importants et provoqua un déluge de réfutations. Personne ne se déclara librement et publiquement en faveur de de la Mettrie ; mais le ton placide, la critique paisible et approfondie qui se rencontre dans plus d’un de ces écrits, comparés aux procédés de notre polémique actuelle, n’en prouvent que mieux que l’opinion publique ne trouvait pas alors ce matérialisme aussi monstrueux qu’on veut le faire paraître de nos jours. En Angleterre parut, bientôt après la publication de l’original, une traduction, qui attribua l’ouvrage au marquis d’Argens, libre-penseur débonnaire, faisant partie de la société dont s’entourait le Grand Frédéric ; mais le nom du véritable auteur ne pouvait pas rester longtemps caché (74).

Ce qui vint compliquer gravement la situation de de la Mettrie, c’est qu’ayant déjà publié un soi-disant traité philosophique sur la volupté, il publia encore plus tard d’autres écrits de ce genre. Dans L’Homme-machine aussi, les relations sexuelles, même quand le sujet ne semble pas se prêter à de semblables digressions, sont parfois traitées avec une certaine effronterie systématique. Nous ne voulons pas ici méconnaître l’influence qu’exercèrent sur lui son temps et sa nationalité ; nous ne nierons pas non plus le déplorable penchant auquel il se laissait entraîner ; mais nous répéterons que de la Mettrie se crut conduit par son système à la justification des plaisirs sensuels, et que, s’il exprima ces pensées, c’est que son esprit les avait réellement conçues. Dans la préface de l’édition complète de ses œuvres philosophiques, il pose le principe suivant : « Écris comme si tu étais seul dans l’univers, et que tu n’eusses rien à craindre de la jalousie et des préjugés des hommes, ou bien tu manqueras ton but. » Peut-être de la Mettrie a-t-il trop voulu se disculper, lorsque, dans cette apologie où il déploie toute la pompe de sa rhétorique, il établit une distinction entre sa vie et ses écrits ; en tout cas, nous ne connaissons rien qui justifie la tradition d’après laquelle il aurait été un « éhonté voluptueux », « ne cherchant dans le matérialisme qu’une apologie pour son libertinage ». Il ne s’agit pas ici de savoir si, comme plus d’un écrivain de son temps, de la Mettrie mena une vie dissolue et frivole, — et des preuves positives paraissent même manquer sous ce rapport, — mais bien plutôt s’il ne devint écrivain que pour servir ses vices ou s’il fut entraîné par une idée de son temps, importante et justifiable comme idée de transition, et s’il consacra sa vie à l’exposer. Nous comprenons l’irritation des contemporains contre cet homme ; mais nous sommes convaincu que la postérité le jugera bien plus favorablement, à moins que seul il ne puisse obtenir cette justice, que l’on accorde d’ordinaire à tous les autres.

Un jeune homme, après de brillantes études, n’abandonne pas une clientèle déjà nombreuse, pour se perfectionner dans un centre scientifique en renom, s’il n’est pas animé d’un ardent amour de la vérité. Ce médecin satirique savait trop bien que, dans sa profession, le charlatanisme était payé plus cher que la raison et la méthode dans l’art de traiter les malades. Il savait qu’il faudrait combattre pour introduire en France les principes de Sydenham et de Beerhaave. Pourquoi entreprit-il cette lutte, au lieu de s’insinuer dans la confiance des autorités dominantes ? N’était-il inspiré que par un naturel querelleur ? Pourquoi donc joindre à la satire le travail long et pénible des traductions et des extraits ? Un homme aussi habile, aussi expert, dans l’exercice de la médecine, aurait pu sans doute gagner de l’argent plus aisément et en plus grande quantité. Ou bien peut-être de la Mettrie voulait-il, par ses publications médicales, étouffer les cris de sa conscience ? Mais il était aussi éloigné que possible d’une idée quelconque de justification personnelle. D’ailleurs aux yeux de qui se serait-il disculpé ? Aux yeux du peuple qu’il tenait, comme la plupart de ces philosophes français, pour une masse indifférente, non encore mûre pour la libre-pensée ? Aux yeux d’un entourage, où, à de rares exceptions près, il ne trouvait que des gens tout aussi portés que lui vers les excès de la sensualité, mais qui se gardaient d’écrire des livres sur ce sujet ? Ou enfin à ses propres yeux ? Dans toute son œuvre, on voit qu’il a l’humeur riante et qu’il sait se suffire à lui-même ; on n’y rencontre aucune trace de cette sophistique des passions qui se développe dans un cœur déchiré. On peut appeler de la Mettrie impudent et frivole, reproches assez graves, il est vrai ; mais ils ne décident nullement de son mérite personnel. Nous ne connaissons de lui aucun acte de perversité caractérisée. Il n’a pas envoyé, comme Rousseau, ses enfants à l’hospice ; il n’a pas trompé deux fiancées, comme Swift ; il n’a pas été déclaré coupable de concussion, comme Bacon ; il n’est pas soupçonné, comme Voltaire, d’avoir falsifié des actes publics. Il est vrai que, dans ses écrits, il excuse le crime comme étant une maladie ; mais nulle part il ne le conseille, comme dans la fable décriée des abeilles, de Mandeville (75). De la Mettrie a parfaitement raison d’attaquer la brutale impassibilité des tribunaux ; et, quand il veut substituer le médecin au théologien et au juge, on peut l’accuser de commettre une erreur, mais non de peindre le crime sous des couleurs séduisantes ; car nul ne trouve de beauté dans la maladie. Il y a lieu de s’étonner que, du milieu des haines violentes déchaînées de toutes parts contre de la Mettrie, aucune accusation positive n’ait été articulée contre sa moralité. Toutes les déclamations contre la perversité de cet homme, que nous sommes loin de classer parmi les meilleurs, sont puisées uniquement dans ses écrits, qui, malgré leur ton emphatique et leurs plaisanteries frivoles, renferment cependant un nombre considérable de pensées saines et justes.

La morale de de la Mettrie, telle qu’elle est exposée particulièrement dans son Discours sur le bonheur, contient déjà, tous les principes essentiels de la théorie de la vertu fondée sur l’amour de soi, développée systématiquement plus tard par d’Holbach et Volney. Elle a pour base l’élimination de la morale absolue, qu’elle remplace par une morale relative, fondée sur l’État, sur la société, et pareille à celle qui apparaît chez Hobbes et Locke. De la Mettrie y joint sa théorie personnelle du plaisir, que ses successeurs français répudièrent pour y substituer l’idée plus vague de l’amour de soi. Ce qui lui appartient encore en propre, c’est la grande importance qu’il attache à l’éducation considérée sous le point de vue de la morale, et sa polémique contre les remords, qui se relie à sa théorie sur l’éducation.

Comme on s’obstine encore aujourd’hui à étaler aux yeux du public les étranges caricatures qui ont été faites de la morale de de la Mettrie, nous tenons à indiquer brièvement les traits essentiels de son système.

Le bonheur de l’homme repose sur le sentiment du plaisir qui est partout le même, mais se divise, suivant sa qualité, en plaisir grossier ou fin, court ou durable. Comme nous ne sommes que des corps, nos jouissances intellectuelles même les plus élevées sont par conséquent, en vertu de leur substance, des plaisirs corporels ; mais, quant à leur valeur, ces plaisirs diffèrent beaucoup les uns des autres. Le plaisir sensuel est vif, mais court ; le bonheur, qui découle de l’harmonie de tout notre être, est calme mais durable. L’unité dans la variété, cette loi de la nature entière, se retrouve donc ici ; et il faut reconnaître en principe que toutes les espèces de plaisir et de bonheur ont des droits égaux, bien que les natures nobles et instruites éprouvent d’autres jouissances que les natures basses et vulgaires. Cette différence est secondaire, et, à ne considérer que l’essence du plaisir, non-seulement il échoit à l’ignorant comme au savant, mais encore il n’est pas moins grand pour le méchant que pour le bon. (Comparez Schiller : « Tous les bons, tous les méchants suivent la voie du plaisir, semée de roses »).

La sensibilité est une qualité essentielle de l’homme, tandis que l’éducation n’est qu’une qualité accidentelle ; il s’agit donc avant tout de savoir si, dans toutes les conditions, l’homme peut être heureux, c’est-à-dire si son bonheur est fondé sur la sensibilité et non sur l’éducation. La question est tranchée par la grande masse des ignorants, qui se sentent heureux dans leur ignorance et, même en mourant, se consolent par des espérances chimériques, qui sont pour eux un bienfait.

La réflexion peut augmenter le plaisir, mais non le donner. Celui qu’elle rend heureux possède un bonheur supérieur, mais souvent la réflexion détruit le plaisir. L’un se sent heureux par ses simples dispositions naturelles ; l’autre est riche, honoré et amoureux ; malgré cela, il se sent malheureux, parce qu’il est inquiet, impatient et jaloux, parce qu’il est l’esclave de ses passions. L’ivresse produite par l’opium procure par voie physique une sensation de bien-être plus grande que celle que peuvent donner toutes les dissertations philosophiques. Combien serait heureux l’homme qui pourrait éprouver pendant toute sa vie la sensation que l’opium ne produit que momentanément ! Un rêve enchanteur et même une folie attrayante doivent donc être regardés comme une félicité réelle, d’autant plus que souvent l’état de veille diffère peu du rêve. L’esprit, la raison et le savoir sont fréquemment inutiles pour le bonheur, parfois même funestes. Ce sont des ornements accessoires dont l’âme peut se passer, et, bien que la grande masse des hommes s’en passe réellement, elle n’est pas pour cela privée de bonheur. Le bonheur sensuel est, au contraire, le grand moyen, par lequel la nature a donné à tous les hommes les mêmes droits et les mêmes prétentions au contentement, et leur a rendu à tous l’existence également agréable.

C’est ici à peu près, c’est-à-dire après avoir lu seulement un sixième de l’ouvrage complet, que Hettner paraît être arrêté dans son analyse (75 bis) du Discours sur le bonheur ; et même, sur ces points, il a effacé l’enchaînement logique des idées. Or nous n’avons encore que les fondements généraux de cette morale ; et il vaut pourtant la peine d’examiner comment de la Mettrie a construit sur cette base la théorie de la vertu. Mais d’abord un mot encore sur cette base elle-même.

On comprendra, d’après ce qui précède, que de la Mettrie mette au premier rang le plaisir sensuel, uniquement parce que tous peuvent l’éprouver. Il ne nie pas, dans leur essence objective, ce que nous appelons les jouissances intellectuelles ; encore moins les place-t-il, quant à leur valeur, pour et chez l’individu, plus bas que le plaisir sensuel, mais il se contente de les subordonner à l’essence générale du dernier ; il les considère comme un cas spécial qui, au point de vue général et des principes, ne peut avoir la même importance que le principe fondamental lui-même, dont la valeur, relativement plus élevée, n’est au reste nulle part contestée. Comparons il cette opinion une sentence de Kant : « On peut donc, à ce qu’il me semble, accorder facilement à Épicure que tous les plaisirs, même quand ils sont amenés par des pensées qui éveillent des idées esthétiques, sont des sensations animales, c’est-à-dire corporelles, sans diminuer par là le moins du monde le sentiment intellectuel du respect pour les idées morales, lequel n’est pas un plaisir, mais un respect de nous-mêmes (de l’humanité représentée en nous), respect qui nous élève au-dessus du besoin du plaisir, sans pour cela diminuer en rien le sentiment du goût, lequel est inférieur à celui de l’estime pour les idées morales (76). » Ici, nous avons coôe à côte la justitication et la critique. La morale de de la Mettrie est condamnable, parce qu’elle est la théorie du plaisir, non parce qu’elle ramène au plaisir sensuel les jouissances mêmes que nous devons aux idées.

La Mettrie examine ensuite de plus près la relation qui existe entre le bonheur et l’éducation, et il trouve que la raison en soi n’est pas l’ennemie du bonheur, mais elle le devient par les préjugés qui asservissent la pensée. Délivrée de ces préjugés, appuyée sur expérience et l’observation, la raison devient, au contraire, un soutien pour notre bonheur. Elle est un bon guide quand elle se laisse elle-même guider par la nature. L’homme instruit jouit d’un bonheur plus relevé que l’ignorant (77). Telle est la première cause de l’importance attribuée à l’éducation. Il est vrai que l’organisation naturelle est la source première et la plus féconde de notre bonheur ; mais l’éducation est la seconde, non moins importante. Grâce à ces avantages, elle peut remédier aux défauts de notre organisation ; mais son but premier et suprême est d’assurer la paix de l’âme par la connaissance de la vérité. Il est à peine nécessaire d’ajouter que de la Mettrie, comme Lucrèce, se propose avant tout d’éliminer la croyance à l’immortalité de l’âme. Il se donne beaucoup de peine pour établir qu’au fond Sénèque et Descartes étaient du même avis sur ce point (78). Le dernier reçoit encore une fois de grandes louanges : ce qu’il n’osait enseigner par crainte des théologiens, qui voulaient le perdre, il l’a du moins exprimé de telle sorte que des esprits, moins élevés, mais plus hardis, devaient naturellement trouver la conclusion qu’il laissait entrevoir.

Pour s’élever de cet eudémonisme fondamental à l’idée de vertu, de la Mettrie fait intervenir la notion de l’État et de la société, mais d’une manière essentiellement différente de celle de Hobbes (79). Il s’accorde là dire avec celui-ci qu’il n’y a pas de vertu dans le sens absolu du mot, mais seulement dans le sens relatif, le bien et le mal n’étant ce qu’ils sont que dans leurs rapports avec la société. À la sévère injonction, émanée de la volonté du Léviathan, se substitue la libre appréciation du bien et du mal que l’individu peut faire à la société. La distinction entre la légalité et la moralité, qui disparaît entièrement chez Hobbes, recouvre ses droits avec cette nuance que la loi et la vertu découlent de la même source, comme étant toutes deux, pour ainsi dire, des institutions politiques. La loi est là pour effrayer et maintenir dans la crainte les méchants ; les idées de vertu et de mérite excitent les bons à consacrer leurs efforts au bien-être général.

Nous avons ici, dans la manière dont La Mettrie fait contribuer au bien public le sentiment de l’honneur, tout le germe de la théorie morale à laquelle Helvétius donna plus tard de si grands développements. Le principe de morale le plus important, sur lequel le matérialisme puisse s’étayer, celui de la sympathie, est aussi mentionné, mais en passant. « On s’enrichit, en quelque sorte, par la bienfaisance et l’on prend part à la joie qu’on fait naître. » La relation avec le moi empêche de la Mettrie de reconnaître dans toute son étendue la vérité générale, qu’il effleure dans ce passage. Avec quelle précision et quelle élégance supérieures Volney s’exprime plus tard dans son Catéchisme du citoyen français ! La nature, y est-il dit, a organisé l’homme pour la société. « En lui donnant des sensations, elle l’organisa de telle sorte que les sensations des autres se reflètent en lui ; de là naissent des sensations simultanées de plaisir, de douleur, de sympathie, qui sont un charme et un lien indissoluble de la société. » Sans doute ce charme ne fait pas non plus défaut ici comme trait d’union entre la sympathie et le principe de l’égoïsme, que décidément toute cette série de moralistes français, à partir de de la Mettrie, regardait comme indispensable. — Par un audacieux sophisme, la Mettrie fait même découler de la vanité le mépris de la vanité, lequel lui semble être le point culminant de la vertu. « Le vrai bonheur, déclare-t-il, doit venir de nous-mêmes et non des autres. Il y a de la grandeur, quand on dispose des cent voix de la Renommée, à leur imposer silence, et à suffire soi-même à sa propre gloire. Quiconque est sûr de pouvoir par son mérite personnel contre-balancer li approbation de sa ville natale tout entière, ne perd rien de sa gloire quand il décline le suffrage de ses concitoyens et se contente de sa propre estime. »

Ce n’est pas, comme on le voit, de la source la plus pure qu’il fait découler les vertus ; mais il reconnaît l’existence des vertus, et l’on n’a pas de motif pour douter de sa sincérité. Que faut-il penser toutefois de sa fameuse justification ou même de son éloge des vices ?

De la Mettrie déclare avec beaucoup de justesse, à son point de vue, que toute la différence entre les bons et les mauvais consiste en ce que chez les premiers l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt privé, tandis que le contraire a lieu chez les derniers. Les uns et les autres agissent avec nécessité. De la Mettrie croit devoir en inférer que le repentir est absolument condamnable, parce qu’il ne fait que troubler la tranquillité de l’homme sans influer sur sa conduite.

Il est intéressant de remarquer que c’est précisément ici, dans la partie la plus faible de son système, qu’il s’est glissé chez de la Mettrie une contradiction flagrante avec ses propres principes ; aussi est-ce sur ce terrain que la critique dirigée contre son caractère personnel s’est le plus exercée. Indiquons, pour ne le faire paraître ni trop bon ni trop mauvais, comment il en vint à sa polémique contre les remords. — Le point de départ fut évidemment l’observation que, par l’effet de notre éducation, nous éprouvons souvent des scrupules et des remords pour des choses, que le philosophe ne peut considérer comme condamnables. Il faut d’abord et naturellement penser ici à toutes les relations de l’individu avec la religion et l’Église, puis surtout aux jouissances sensuelles, prétendues innocentes, particulièrement à l’amour sexuel. Sur ce terrain, de la Mettrie et, après lui, les écrivains français de cette époque étaient dépourvus d’un discernement éclairé, parce que, dans la seule société qu’ils connussent, les bienfaits de la discipline, dans la vie de famille, et de la moralité supérieure qui en est inséparable, n’étaient que trop sacrifiés et presque oubliés. Les idées excentriques d’une récompense systématique de la vertu et de la bravoure par les faveurs des femmes les plus belles, que recommande Helvétius, ont leur prélude chez de la Mettrie, qui se plaint que la vertu perde une partie de ses récompenses naturelles par suite de scrupules inutiles et non motivés. Il généralise ensuite cette thèse en définissant les remords comme des droits d’un état moral antérieur qui n’a plus de sens véritable pour nous.

Mais ici de la Mettrie oublie sans doute qu’il a donné expressément il l’éducation la plus haute importance pour l’individu comme pour la société, et cela à un double point de vue. D’abord, comme nous l’avons déjà dit, l’éducation sert à améliorer l’organisation de l’individu. Ensuite de la Mettrie accorde aussi à la société le droit de favoriser, dans l’intérêt général, au moyen de l’éducation, le développement des sentiments qui portent l’individu à servir les intérêts de la société et à trouver son bonheur même dans les sacrifices personnels qui tendent à ce but.

De même que le bon a pleinement le droit d’extirper en lui-même les remords provenant d’une mauvaise éducation, qui condamne à tort les plaisirs sensuels, de même le méchant, à qui de la Mettrie souhaite sans cesse tout le bonheur possible, est invité à se délivrer de ses remords, parce que d’abord il ne peut agir autrement qu’il a fait, et parce qu’ensuite la justice vengeresse saura le frapper tot ou tard, qu’il ait des remords ou non.

Ici il est évident que de la Mettrie se trompe, dans sa maladroite division des hommes en « bons » et « mauvais », ce qui l’amène à oublier l’infinie variété des combinaisons psychologiques des motifs bons et mauvais, et à supprimer la causalité psychologique, d’où dérivent les remords des méchants, tandis qu’il l’admet chez les bons. S’il peut se faire que ceux-ci, par un dernier effet de leur éducation morale, s’abstiennent de jouissances innocentes, il peut aussi arriver que les méchants, influencés par les sentiments qu’ils ont gardés de leur éducation, se laissent détourner de mauvaises actions. Il est évident aussi que le repentir, éprouvé dans le premier cas, peut devenir un motif d’abstention dans le second. Mais de la Mettrie doit nier ou négliger cela pour aboutir à la condamnation absolue de tout repentir.

Son système produit un fruit meilleur : il réclame des peines humaines et aussi douces que possible. La société, dans l’intérêt de sa conservation, est forcée de poursuivre les méchants ; mais elle ne doit pas leur faire plus de mal que ce but ne l’exige. — Remarquons enfin que de la Mettrie essaie d’embellir son système, en affirmant que la jouissance rend l’homme content, gai et serviable, et qu’elle est ainsi déjà en soi un lien efficace pour la société, tandis que l’abstinence rend le caractère rude, intolérant et par conséquent insociable.

On portera sur ce système de morale le jugement que l’on voudra, mais incontestablement il est bien conçu et riche en pensées dont l’importance peut être appréciée dès l’abord par cette circonstance qu’elles intéressaient vivement les contemporains et qu’elles seront reprises plus tard par d’autres écrivains, qui les développeront systématiquement sur une large base. Jusqu’à quel point, des hommes comme d’Holbach, Helvétius et Volney avaient-ils puisé sciemment dans les œuvres de de la Mettrie ? C’est là une question que nous ne pouvons examiner. Il est bien certain qu’ils l’avaient tous lu, et qu’ils croyaient lui être de beaucoup supérieurs. D’ailleurs grand nombre de ces pensées sont tellement conformes au génie de l’époque qu’on peut bien en attribuer la priorité à de la Mettrie, mais sans garantir qu’elles soient réellement de lui. Combien d’idées volent ainsi de bouche en bouche, avant que quelqu’un ose les coucher sur le papier et les faire imprimer ! Combien d’autres se cachent dans les livres sous les expressions les plus diversement voilées, sous une forme hypothétique, et paraissent jetées comme une plaisanterie, là où on ne les aurait jamais cherchées ! Montaigne surtout, dans la littérature française, constitue une mine presque inépuisable d’idées téméraires ; et de la Mettrie prouve, par ses citations, qu’il l’a lu assidûment. Si l’on ajoute Bayle et Voltaire, bien que les tendances les les plus radicales de ce dernier ne se soient dessinées qu’après l’apparition des écrits de de la Mettrie, on comprendra aisément qu’il faudrait des études approfondies pour déterminer ce qui est réminiscence ou idées originales chez de la Mettrie. Mais ce qu’on a le droit d’affirmer en toute assurance, c’est qu’il n’y a peut-être pas un écrivain de son temps moins enclin à se parer des plumes d’autrui. Ses citations, il est vrai, sont presque toujours inexactes ; mais, du moins, il nomme ses devanciers, ne fût-ce que par un mot ou par une allusion ; il est peut-être plus préoccupé de se créer des confrères en opinion, quand il est seul de son avis, que de se poser à tort comme original.

Au reste un écrivain, tel que de la Mettrie, devait facilement en arriver aux idées les plus hasardées ; car, loin de fuir les assertions aventureuses qui heurtent l’opinion générale, il les recherche avidement. Sous ce rapport, on ne peut pas trouver de plus grand contraste que celui qui existe entre la franchise de Montaigne et celle de de la Mettrie. Montaigne nous paraît, dans ses affirmations les plus risquées, presque toujours naïf et par conséquent aimable. Il habille, comme un homme qui n’a pas la moindre intention de blesser qui que ce soit, et à qui échappe tout à coup une pensée, dont lui-même ne semble pas comprendre la portée, tandis qu’elle effraie ou étonne le lecteur, pour peu qu’il la remarque et qu’il s’y arrête. De la Mettrie n’est jamais naïf. Il s’étudie à faire de l’effet ; c’est là son principal défaut, mais aussi ce défaut a-t-il été chèrement expié, puisqu’il a facilité à ses adversaires les moyens de dénaturer sa pensée. On peut même (abstraction faite des attaques simulées qu’il dirige fréquemment contre lui-même pour mieux conserver l’anonyme) expliquer très-souvent les contradictions apparentes de ses assertions par l’exagération d’une antithèse qu’il faut considérer, non comme une négation, mais seulement comme une restriction partielle de sa pensée.

C’est ce même défaut qui inspire une si forte répugnance pour les ouvrages où de la Mettrie s’est efforcé de glorifier en quelque sorte la volupté sous des couleurs poétiques. Schiller dit des licences de la poésie lorsqu’elles sont en opposition avec les lois de la décence : « La nature seule peut les justifier » et « la belle nature seule peut les justifier. » Sous ces deux rapports et par la simple application de ce critérium, la Volupté de de la Mettrie et son Art de jouir sont fort condamnables comme productions littéraires. Ueberweg dit avec raison de ces ouvrages que « d’une manière encore plus artificielle et exagérée que frivole », ils cherchent à justifier les jouissances sensuelles (80). Nous n’examinerons pas s’il faut juger l’homme plus sévèrement sous le rapport moral quand, par amour pour un principe, il s’évertue à faire de pareilles compositions, que lorsqu’il les regarde avec plaisir couler naturellement de sa plume.

En tout cas, nous ne pouvons pas trop en vouloir au Grand Frédéric de s’être intéressé à cet homme, et, après que même le séjour de la Hollande lui eut été interdit, de l’avoir fait venir à Berlin, où il devint lecteur du roi, fut nommé membre de l’académie et reprit l’exercice de la médecine. « Sa réputation de philosophe et ses malheurs suffirent, dit le roi dans son éloge, pour faire accorder à M. de la Mettrie un asile en Prusse. » Le monarque accepta donc la philosophie de L’Homme-machine et l’Histoire naturelle de l’âme. Si, plus tard, Frédéric s’exprima fort dédaigneusement sur les écrits de de la Mettrie, c’est qu’il avait sans doute en vue la Volupté et l’Art de jouir. Quant au caractère personnel du savant français, le roi le jugea très-favorablement, non-seulement dans son éloge académique, mais même dans ses conversations intimes. Cela est d’autant plus remarquable que de la Mettrie, comme on le sait, prenait de grandes libertés à la cour, et se laissait aller à un sans-gêne excessif dans la société du roi.

C’est surtout par sa mort que de la Mettrie a porté préjudice à sa cause. Si le matérialisme moderne n’avait eu que des représentants comme Gassendi, Hobbes, Toland, Diderot, Grimm et d’Holbach, les fanatiques, qui fondent si volontiers leurs jugements sur des particularités presque insignifiantes auraient perdu une occasion bien désirée de prononcer des arrêts contre le matérialisme. De la Mettrie jouissait à peine, depuis quelques années, de son nouveau bonheur à la cour du Grand Frédéric, lorsque l’ambassadeur de France, Tirconnel, que de la Mettrie avait heureusement guéri d’une grave maladie, célébra son retour à la santé par une fête qui conduisit l’étourdi médecin au tombeau. On raconte que, pour faire étalage de sa dévorante capacité et sans doute aussi pour se targuer de sa robuste santé, il mangea si lui seul tout un pâté aux truffes, et qu’aussitôt après il se trouva indisposé et mourut d’une fièvre chaude, dans les transports du délire, à l’hôtel de l’ambassadeur. Cet événement causa une sensation d’autant plus profonde qu’au nombre des questions alors les plus débattues se trouvait précisément celle de l’euthanasie des athées. En 1712, avait paru un ouvrage français, attribué principalement à Deslandes, et renfermant la liste des grands hommes morts en plaisantant. Ce livre avait été traduit en allemand (1747) et n’était nullement oublié. Malgré ses défauts, il acquit une certaine importance parce qu’il contredisait la doctrine orthodoxe ordinaire, qui n’admet la mort que dans le désespoir ou dans la paix avec l’Église. De même qu’on discutait si un athée pouvait avoir une conduite morale et si par conséquent — d’après l’hypothèse de Bayle — un État composé d’athées pouvait subsister ; de même on se demandait si un athée pouvait mourir paisiblement. Contrairement à la logique qui, lorsqu’il est question de poser une règle générale, fait prédominer un seul fait négatif sur toute une série de faits positifs, le fanatisme a coutume en pareil cas d’accorder plus d’importance à un seul fait favorable à ses assertions, qu’à tous les faits qui les renversent. De la Mettrie, mort dans le délire de la fièvre, après avoir mangé trop gloutonnement un grand pâté aux truffes, c’est là un événement bien suffisant pour occuper tout entier l’esprit borné d’un fanatique, au point d’exclure toute autre idée. Au reste cette histoire, qui fit tant de bruit, n’est pas encore à l’abri du doute, en ce qui concerne le point principal, savoir la véritable cause de la mort. Le Grand Frédéric se contente de dire dans l’éloge historique de de la Mettrie : « Il est mort à l’hôtel de milord Tirconnel, le plénipotentiaire de France, à qui il avait rendu la vie. Il paraît que la maladie, sachant bien à qui elle avait affaire, eut l’adresse de l’attaquer d’abord par le cerveau, pour être plus sûre de le tuer. Il s’attira une fièvre chaude avec un violent délire. Le malade fut forcé de recourir à la science de ses confrères, mais il n’y trouva pas l’aide que ses propres connaissances avaient prêtée si souvent à lui-même et au public. » Il est vrai que le roi s’exprime tout autrement dans une lettre confidentielle écrite à sa sœur, la margrave de Bayreuth (81). Cette lettre dit que de la Mettrie avait eu une indigestion de pâté au faisan. Toutefois le monarque semble regarder comme la cause réelle de la mort une saignée que de la Mettrie s’était prescrite à lui-même, pour montrer aux médecins allemands, avec lesquels il avait eu une discussion sur ce point, l’utilité de la saignée dans un cas pareil.



54. Voir Zeller, Gesch. d. deutschen Philos. seit Leibnitz, Munich, 1873, p. 304 et p. 396 et suiv. Le lecteur comprend involontairement dans le sens d’une série chronologique des phrases telles que celles-ci : « C’est de même que Condillac ne franchit pas la distance qui séparait le sensualisme du matérialisme. » — « Helvétius alla plus loin » ; — « chez lui le sensualisme dénote déjà une tendance évidente vers le matérialisme » (p. 397). — « Cette manière de voir s’accuse encore plus nettement chez de la Mettrie, Diderot et d’Holbach. » Ici, en ce qui concerne de la Mettrie, on ferait un anachronisme si l’on s’en tenait à l’ordre indiqué par Zeller. — Au reste, la conception hégélienne de cette succession historique est totalement fausse au point de vue de l’enchaînement logique. En France, la progression de Condillac à d’Holbach s’explique tout simplement par cela que le matérialisme, étant plus populaire, devint une arme plus puissante contre la foi religieuse. Ce n’est point parce que la philosophie passa du sensualisme au matérialisme que la France devint révolutionnaire, mais c’est parce que la France devint révolutionnaire pour des causes bien plus profondes que les philosophes de l’opposition adoptèrent des points de vue de plus en plus simples (primitifs), et Naigeon, qui résuma les écrits de Diderot et de d’Holbach, finit par devenir le véritable homme du jour. Quand le développement théorique s’opére sans obstacles, l’empirisme, (par exemple Bacon) mène directement au matérialisme (Hobbes), celui-ci au sensualisme (Locke), qui donne naissance à l’idéalisme (Berkeley) et au scepticisme ou criticisme (Hume et Kant). Cette vérité s’appliquera encore plus nettement à l’avenir, les naturalistes eux-même s’étant habitués à penser que les sens ne nous donnent qu’une « représentation du monde ». Toutefois cette série peut à chaque instant être troublée par l’influence pratique précitée et, dans les plus grandes révolutions, dont les causes intérieures, profondément cachées dans « l’inconscient », ne nous sont encore guère connues que par le côté économique, le matérialisme lui-même finit par ne plus être aussi populaire et aussi victorieux, et l’on voit s’élever mythe contre mythe, croyance contre croyance.

55. Kuno Fischer, Franz Baco von Verulam, Leipzig, 1856, p. 526 : « Le continuateur systématique de Locke est Condillac, après lequel viennent les encyclopédistes… Il ne laisse qu’une conséquence à déduire : le matérialisme dans toute sa nudité. L’école de d’Holbach le développe dans de la Mettrie et dans le « Système de la nature ». »

56. Hettner, II, p. 388 (au lieu de 17-18, L’Homme-machine porte par erreur la date de 1746). — Schlosser, Weltgesch. f. d. deutsche Volk (1854) XVI, p. 145.

57. Voir Rosenkranz, Diderot, I, p. 186.

58. Voir Zimmermann, Leben des Herrn von Heller, Zurich, 1755, p. 226 et suiv.

59]. Dans les indications biographiques, nous suivons parfois textuellement, l’Éloge de M. de la Mettrie, composé par Frédéric le Grand, Histoire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, année 1750, Berlin, 1752. 4, p. 3-8.

60. Dans la première édition, j’indiquais, d’après Zimmermann, Leben des Herrn Haller, p. 226, la fin de l’année 1747 comme date de la publication de L’Homme-machine. Quérard[2], (qui donne la liste la plus détaillée et la plus exacte, mais pas encore complète, des œuvres de de la Mettrie), indique l’année 1748. Au reste, d’après l’Éloge du Grand Frédéric, de la Mettrie vint à Berlin en février 1748.

61. Dans les œuvres philosophiques de de la Mettrie, sous le titre modifié de Traité de l’âme. Cet ouvrage est le même que l’Hist. nat. de l’âme, comme nous l’apprend une remarque de l’auteur, ch. XV, hist. VI du Traité : « On parlait beaucoup à Paris, quand j’y publiai la première édition de cet ouvrage, d’une fille sauvage », etc. Observons à ce propos que, pour la désignation des chapitres ainsi que pour toute l’ordonnance de l’ouvrage, il règne un grand désordre dans les éditions. Des quatre éditions que j’ai devant moi, la plus ancienne, celle d’Amsterdam, 1752, indique cette section comme « hist. VI », ce qui est probablement exact. Le chapitre XV est suivi d’un supplément de sept paragraphes, dont les six premiers sont désignés comme histoire l, II, etc., le § 7, contenant la belle conjecture d’Arnobe, comme § 7. Il en est de même dans l’édition d’Amsterdam,1764, in-12. Quant aux éditions de Berlin, 1774, in-8o, et d’Amsterdam, 1774, elles placent ici le chapitre VI, tandis que l’ordre numérique exigerait XVI.

62. À la fin du 7e chapitre se trouve un passage qui annonce très-clairement le point de vue de L’Homme-machine, à moins que ce passage ne provienne du remaniement postérieur de l’Histoire naturelle et n’ait été inséré qu’après la rédaction de L’Homme-machine. De la Mettrie dit en effet, qu’avant de parler de l’âme végétative, il doit répondre à une objection. On lui demandait comment il pouvait trouver absurde l’assertion de Descartes d’après laquelle les animaux sont des machines, alors que lui-même n’admettait pas chez les animaux de principe différent de la matière. De la Mettrie répondit laconiquement : Parce que Descartes refuse à ses machines la sensibilité. L’application à l’homme est palpable. De la Mettrie ne rejette pas l’idée du mécanisme dans la machine, mais seulement celle de l’insensibilité. — Ici encore du reste on voit clairement combien Descartes se rapproche du matérialisme !

63. Qu’on remarque la circonspection et la perspicacité avec lesquelles procède ici l’« ignorant et superficiel » de la Mettrie. Il n’aurait certainement pas commis la faute de Moleschott, dont il est question, p. 440 de la 1re édition, en jugeant le cas de Jobert de Lamballe. Quand la tête et la moelle épinière sont séparées, c’est à la moelle épinière et non à la tête qu’il faut demander si elle éprouve de la sensation. — Faisons aussi remarquer que de la Mettrie prévoit comme possible du moins le point de vue où s’est placé Robinet.

64. Chap. XV, y compris le supplément ; voir note 62.

65. Voir le très-intéressant passage d’Arnobe[3] où en effet, pour réfuter la théorie platonicienne de l’âme, cette hypothèse est exposée et discutée en détail. De la Mettrie abrège déjà beaucoup l’hypothèse d’Arnobe ; notre texte se borne à reproduire les idées principales.

66. La remarque très-judicieuse de de la Mettrie contre Locke (indirectement contre Voltaire) est conçue en ces termes : « Les métaphysiciens qui ont insinué que la matière pourroit bien avoir la faculté de penser, n’ont pas déshonoré leur raison. Pourquoi ? c’est qu’ils ont l’avantage (car ici c’en est un) de s’être seulement mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu’en elle-même, c’est demander si la matière peut marquer les heures. On voit d’avance que nous éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d’échouer »[4]. — De la Mettrie veut sans doute dire que, si l’on considère seulement la matière en soi, sans tenir compte des rapports entre la force et la matière, on peut répondre aussi bien par oui que par non à la célèbre question de Locke, sans que rien soit décidé. La matière d’une horloge peut indiquer ou ne pas indiquer les heures, suivant que l’on parle d’une faculté active ou passive. Ainsi le cerveau matériel pourrait aussi, en quelque sorte, penser, l’âme le mettant en mouvement comme un instrument pour exprimer les pensées. Voici quelle est la véritable question à poser : la faculté de penser, qu’en tout cas on peut séparer en idée d’avec la matière, est-elle en réalité une émanation nécessaire de celle-ci, oui ou non ? Looks a éludé cette question.

67. Le Spectacle de la nature ou entretiens sur l’histoire naturelle et les sciences, Paris, 1732 et suiv., 9 vol. ; 2e édition, La Haye, 1743, 8 vol., parut anonyme ; l’auteur est, d’après Quérard (d’accord avec de la Mettrie, qui le nomme de son nom), l’abbé Pluche.

68. Quand il est question du cerveau dans ses rapports avec les facultés intellectuelles, l’argumentation du matérialisme d’aujourd’hui. ressemble étonnamment à celle de de la Mettrie. Celui-ci traite ce sujet avec assez de détails, tandis que notre texte se borne à indiquer les points principaux. De la Mettrie (« l’ignorant ») a particulièrement étudié avec soin l’ouvrage de Willis, qui fait époque, sur l’anatomie du cerveau et il y a pris tout ce qui pouvait entrer dans son plan. Il connaît par conséquent déjà l’importance des circonvolutions cérébrales, la différence du développement relatif de plusieurs parties du cerveau chez les animaux supérieurs et inférieurs, etc.

69. La discussion détaillée de ce problème se trouve pages 22 et suiv. de l’édition d’Amsterdam, 1774. — En ce qui concerne la méthode d’Ammann, de la Mettrie en donne[5] une analyse minutieuse, ce qui prouve le soin consciencieux avec lequel il s’est occupé de cette question.

70. Dans la première édition, j’admettais par erreur que de la Mettrie et Diderot étaient d’accord, tandis que de la Mettrie combattait Diderot déiste et téléologue, et se moquait de son « univers », sous le poids duquel il voulait « écraser » l’athée. D’un autre côté, on doit rappeler que Diderot, immédiatement après le passage que Rosenkranz[6] cite en faveur du déisme de Diderot, publia le chapitre 21, d’une tendance totalement opposée. Diderot y combat l’argument (reproduit récemment par E. de Hartmann), en faveur de la téléologie, au moyen de l’invraisemblance mathématique de la finalité comme simple cas spécial de combinaisons résultant de causes sans but. La critique de Diderot démolit de fond en comble cet argument spécieux, sans toutefois présenter l’universalité et l’évidente, qui résultent des principes établis par Laplace. Ici on peut se demander, et la chose en vaut la peine, si Diderot, dans ce chapitre, n’a pas voulu sciemment détruire pour les esprits compétents toute l’impression de ce qui précédait, tandis qu’aux yeux de la masse des lecteurs il conservait l’apparence d’un déisme plein de foi. On peut aussi admettre, et cette hypothèse nous paraît la plus probable, que les prémisses de conclusions tout à fait opposées se trouvaient alors dans l’esprit de Diderot les unes à côté des autres, encore aussi confuses qu’elles le sont dans les deux chapitres contradictoires et successifs de son ouvrage. Si quelqu’un voulait prouver qu’à cette époque-là Diderot penchait déjà vers l’athéisme, il devrait s’appuyer principalement sur ce chapitre. Au reste de la Mettrie, qui avait peu de goût pour la mathématique, paraît ne pas avoir compris l’importance de ce chapitre, laquelle a pareillement échappé à Rosenkranz. Il appelle les Pensées philosophiques « sublime ouvrage qui ne convaincre pas un athée » ; mais nulle part il ne pense que Diderot, en feignant d’attaquer l’athéisme, le recommandait indirectement. — D’après cela, il faut singulièrement réduire l’influence que Diderot aurait exercée sur de la Mettrie. Nous avons montré qu’en principe L’Hommemachine était déjà contenu dans l’Histoire naturelle (1745). — voir Œuvres de Denis Diderot, I, p. 110 et suiv. Paris, 1818 ; Pensées philosophiques, c. 20 et 21. — Rosenkranz, Diderot, I, p. 40 et suiv. — Œuvres phil. de M. de la Mettrie, Amsterdam, 1717, III, p. 51 et suiv., Berlin,1747, I. p. 327.

71. Ici encore nous voyons de la Mettrie étudier avec le plus grand zèle les publications les plus récentes concernant les sciences naturelles et les utiliser pour ses propres théories. Les écrits les plus importants de Trembley sur les polypes datent des années 1744-1747.

72. Quant aux chefs-d’œuvre mécaniques de Vaucanson et ceux encore plus ingénieux de Droz père et fils, voir Helmholtz sur la transformation des forces de la nature, conférence du 7 février 1854, où la connexion de ces essais, qui nous paraissent des jeux d’enfants, avec le développement de la mécanique et les espérances que cette science avait fait concevoir, est très-lucidement exposée. — Vaucanson peut, à certains égards, être considéré comme le précurseur de de la Mettrie pour l’idée de L’Homme-machine. Les automates plus admirables des deux Droz, l’enfant écrivant et la jeune fille jouant du piano, n’étaient pas encore connus de de la Mettrie. Le joueur de flûte de Vaucanson fut montré pour la première fois à Paris en 1738.

73. La 1re édition de l’Histoire naturelle de l’âme parut comme traduction de l’ouvrage de M. Sharp (dit Quérard, France littéraire) ou Charp dans L’Homme-machine où « le prétendu M. Charp » est combattu, dans les éditions des œuvres philosophiques de 1764 Amsterdam, 1774 Amsterd., et 1774 Berlin.

74. Dans la critique de L’Homme-machine[7], il est dit : « Nous remarquons seulement encore que cet écrit vient de paraître à Londres, chez Owen, à la Tête d’Homère, sous le titre de Man a machine translated of the French of the marquis d’Argens, et que l’auteur a passablement copié l’Histoire de l’âme publiée en 1745 et contenant pareillement une apologie du matérialisme. » — Comme nous le voyons, les plagiats de de la Mettrie peuvent bien par eux-mêmes avoir contribué à lui attirer l’accusation de se parer des plumes d’autrui. — L’original français contenait (dans l’édition de Berlin, 1774), une préface de l’éditeur Élie Luzak : (rédigée probablement aussi par de la Mettrie, qui plus tard sous ie même nom fit paraître une réfutation, L’Homme plus que machine), où il était dit qu’un inconnu lui avait adressé le manuscrit de Berlin, avec prière d’envoyer six exemplaires de l’ouvrage au marquis d’Argens, mais qu’il était persuadé que cette adresse aussi n’était qu’une mystification.

75. C’est seulement quand on sépare certains passages de de la Mettrie du milieu auquel ils appartiennent que l’on peut y trouver l’apparence d’un éloge du vice ; par contre chez Mandeville, le vice est justifié précisément par la liaison logique des idées, par la pensée principale d’une conception du monde énoncée en quelques lignes, mais très-nette et fort répandue aujourd’hui, sans qu’on y mette de l’ostentation. Ce que de la Mettrie a dit de plus énergique dans ce sens est sans doute le passage du Discours sur le bonheur, pages 176 et suiv. que l’on peut résumer ainsi : « Si la nature t’a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, comme les pourceaux ; car tu es incapable de jouir d’un bonheur plus relevé et en tout cas tes remords ne feraient que diminuer le seul bonheur, dont tu sois capable, sans faire de bien à personne. » Mais l’hypothèse veut précisément que l’on soit un porc sous forme humaine, ce qui ne peut guère être appelé une idée attrayante. Que l’on compare avec cela le passage suivant, cité par Hettner[8] et emprunté à la morale de la fable des abeilles : « Des fous peuvent seuls se flatter de jouir des charmes de la terre, de devenir des guerriers renommés, de vivre au milieu des douceurs de l’existence tout en restant vertueux. Renoncez à ces rêveries vides de sens. Il faut de l’astuce, du libertinage, de la vanité, pour que nous puissions en retirer des fruits savoureux… Le vice est aussi nécessaire pour la prospérité d’un État que la faim pour l’entretien de la vie de l’homme. » — Je me rappelle avoir lu dans un journal, qui depuis a cessé de paraître[9], un essai ayant pour but de réhabiliter Mandeville et se rattachant expressément à ce passage de mon Histoire du matérialisme. Cet essai, en donnant le sommaire de la fable des abeilles, veut prouver qu’il ne contient rien qui soit de nature à faire pousser les hauts cris aujourd’hui. Or je n’ai jamais affirmé cela. Je crois au contraire que la théorie de l’école extrême de Manchester et la morale pratique de ses fondateurs et d’autres cercles très-honorables de la société actuelle non-seulement s’accordent, sans qu’il y ait hasard, avec la fable des abeilles de Mandeville, mais encore découlent de la même source historiquement et logiquement. Si l’on veut faire de Mandeville le représentant d’une grande pensée historique et le donner comme étant du moins pour lui-même et personnellement étranger au goût du vice, je n’ai rien à objecter à cette manière de voir. Je ne maintiens qu’une chose : Mandeville a recommandé le vice, de la Mettrie, non.

75 bis. Literaturgesch. d. 18 Jahrh., ll, p. 388 et suiv.

76. Kant, Kritik d. Urtheilskraft, § 54 ; V, p. 346, éd. Harteneteln.

77. « Toutes choses égales, n’est-il pas vrai que le savant, avec plus de lumières, sera plus heureux que l’ignorant ? » p. 112 et 113, éd. d’Amsterd., 1774.

78. Le Discours sur le bonheur ou l’Anti-Sénèque servit primitivement d’introduction à une traduction, faite par de la Mettrie, du traité de Sénèque de Vita beata. — Quant à la sympathie des Français pour Sénéque, voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 352 et suiv.

79. Vers la fin de la dissertation, p. 188, éd. d’Amsterd., 1774, de la Mettrie affirme n’avoir rien emprunté ni à Hobbes, ni à milord S… (Shaftesbury ?). J’ai, dit-il, tout puisé dans la nature. Mais il est clair que, tout en admettant sa bonne foi, on ne peut éliminer l’influence de ses prédécesseurs sur l’origine de ses théories.

80. Voir Schiller, über naive and sentimentalische Dichtung, X, p. 480 et suiv. de l’édition historique-critique ; XII, p. 219 et suiv. de la petite et plus ancienne édition. — Ueberweg, Grundriss, 3e édit., III, p. 143.

81. Cette lettre, dans laquelle se trouve aussi le jugement précité, défavorable à de la Mettrie considéré comme écrivain : (« Il était gai, bon diable, bon médecin et très-mauvais auteur ; mais en ne lisant pas ses livres, il y avait moyen d’en être très-content »), porte la date du 21 nov. 1751 ; on en donne un extrait dans la Nouv. Biogr. génér., art. Lamettrie.

  1. Buffon a dit ; « Le singe parlant eût rendu muette d’étonnement l’espèce humaine entière, et l’aurait séduite au point que le philosophe aurait eu grand-peine à démontrer qu’avec tous ces beaux attributs humains le singe n’en était pas moins une bête. Il est donc heureux pour notre intelligence que la nature ait séparé et placé dans deux espèces très-différentes l’imitation de la parole et celle de nos gestes. › (Note du trad.).
  2. France littéraire.
  3. Adversus nationes, II, c. XX et suiv., p. 150, éd. Hildebrand, Halle en Saxe, 1844.
  4. L’Homme-machine, p. 1 et 2, éd. d’Amsterdam, 1774.
  5. Histoire naturelle de l’âme.
  6. Diderot, I, p. 40 et suiv.
  7. Windheim, Gœtting. phil. Bibliothek, Hanovre, 1749, tome I, p. 197 et suiv.
  8. Literaturgesch. I, p. 210.
  9. Internationale Revue, Vienne, librairie d’Arnold Hilberg.