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Histoire et roman/03

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BEDKANDIR.


CHAPITRE PREMIER.



…Dans un lieu désert où il s’était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains.
Lettres persanes.


La stupidité d’une administration oppressive a presque effacé dans quelques provinces de la Perse, pays à nature riante, jusqu’à la trace de toute culture, de toute civilisation. Gémissantes dans la misère, tristes dans l’esclavage, les populations se sont éteintes ou dispersées ; ces contrées, jadis couvertes d’habitans, jadis si verdoyantes, ont fini par n’être plus qu’un silencieux désert ; mais par-là du moins, en échappant au despotisme des hommes, elles ont reconquis leur première et sauvage liberté.

Dans un de ces déserts vivait ignoré, sans famille, tout-à-fait seul, un pâtre de vingt ans, nommé Bedkandir. À la jeunesse il joignait la beauté ; quelque chose de mieux encore : cette simplicité ingénue et gracieuse, dernier bienfait que la nature accorde pour parer tout ce qu’elle a donné ; mais Bedkandir soupçonnait peu ce qu’il valait, et nul flatteur ne pouvait l’en instruire. Trois chèvres, un cheval boiteux, c’était toute sa cour. J’oubliais un gros chien, vieux compagnon de son jeune maître. Ce chien l’aimait avec tendresse. Pendant la nuit, grondeur et sévère, il était sa garde ; pendant le jour, soumis et caressant, il était son ami.

La chaumière de Bedkandir, construite de pieds d’arbres, tapissée de mousse, s’élevait sur le penchant d’une colline, ou plutôt d’une prairie en forme de pyramide. Tout autour, sous un ciel plus uni que l’eau calme d’un lac, on découvrait une vaste circonférence bordée par des masses de sycomores et par des pistachiers qui ployaient sous leurs fruits. À travers le silence, on entendait le bruit d’une cascade, lancée des hauteurs d’une montagne voisine jusqu’au fond de la vallée. Là, ce n’était plus qu’un ruisseau serpentant paisible dans la plaine qu’il fertilisait. Quelques pâtres y conduisaient parfois de bien loin leurs troupeaux ; Bedkandir leur en faisait les honneurs ; sans cela Bedkandir aurait ignoré qu’il n’était pas seul sur la terre. Pour être visité par les hommes, il faut toujours avoir quelque chose à leur offrir, ne fût-ce que de l’eau.

Était-il heureux ce pâtre solitaire ? qu’en sais-je ? Il mangeait, se promenait, dormait bien et travaillait peu : c’est tout ce que je puis dire. N’est-ce pas là au surplus le bonheur ? Pour le trouver, on s’agite ; je pense, au contraire, qu’il est dans le repos. En courant après, on le fuit.

Bedkandir était venu trop jeune dans cette solitude pour qu’aucun souvenir eût pu le suivre. Son père l’y avait amené. Son père, homme fantasque, voulut étudier les mœurs, les lois et les coutumes de la terre ; il voyagea. Après qu’il eut rencontré partout ce mépris superbe des puissans pour le peuple, et ce mépris poignant du peuple pour les puissans ; cette incurable crédulité des nations qui prennent pour de la liberté le court passage d’un joug à un autre ; ces lourds amas d’impôts, perçus tantôt au nom d’un seul, tantôt au nom de tous ; quand il eut bien vu toutes ces misères, un rire convulsif pensa l’étouffer. Sans doute, le monde est assez plein d’infirmités, les hommes ont assez d’injustices, leur caractère assez d’importunes inégalités pour lasser la patience du plus indulgent ; sans doute, ce grand bruit de la vie sociale, ce choc des passions, ces flots émus d’orgueil qui crèvent et ne laissent que de l’écume, méritent bien qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en moque ; mais jamais on ne prit une résolution pareille à celle du père de Bedkandir.

Un matin il parut sur la place publique, distribua tous ses biens à la foule, ne garda que sa femme et son fils, et quitta la ville pour oublier dans un exil volontaire cette sotte espèce humaine qu’il ne lui était pas donné de pouvoir changer, mais qu’il aurait pu supporter comme le font tant d’autres.

En apprenant sa fuite, ses amis le regardèrent les uns comme un sage, les autres comme un fou. Peut-être était-il sage et fou tout à la fois. Je le crains, car il se séparait des hommes et ne put vivre sans eux. Il mourut, s’en allant comme un voyageur pressé. Sa femme l’avait précédé de quelque jours, c’est tout simple ; elle avait moins de philosophie.

Bedkandir, orphelin à douze ans, déchira sa poitrine, et meurtrit son visage. Étendu sur la terre, il laissa passer deux jours sans prendre aucune nourriture. Vers la fin du troisième, il mangea un peu en pleurant beaucoup. Le lendemain il mangea davantage et pleura moins. Comme il était seul, sa douleur n’avait pas besoin de bienséance. Cette délicatesse qui nous fait verser des larmes pendant un laps de temps marqué d’avance, est une perfection dans le sentiment, tout-à-fait inconnue au désert.

Un vieux pâtre, touché de l’isolement de Bedkandir, venait souvent l’aider à cultiver son jardin, dont il emportait, bien entendu, les plus beaux fruits.

Ainsi s’écoulaient les paisibles années de Bedkandir, véritable ermite, aux prières près.


CHAPITRE II.




J’accueille avec joie le voyageur, quand il s’offre à moi tourmenté par le besoin.
Homère.


Assis un jour près du ruisseau, Bedkandir respirait la fraîcheur sous un platane aux larges feuilles. Son chien, couché le nez en l’air, tenait les yeux attachés sur lui. C’était précisément le jour et l’heure où, à quelques cents lieues de là Bajazet vaincu échangeait son trône d’or pour une cage de fer. Bedkandir, sans songer à rien, s’amusait à jeter des cailloux dans l’eau.

Tout à coup se présente à sa vue un homme se traînant avec effort. Il sortait du bois. Jamais notre solitaire n’en avait rencontré de semblable. Quelle opulence dans ses vêtements ! Les pierreries dont ils étaient ornés semblaient ne recevoir les rayons du soleil que pour les renvoyer plus étincelans. L’ingénu Bedkandir allait peut-être se croire en présence du prophète et s’écrier : « Dieu bénisse Mahomet », si le chien n’eût aboyé, si la voix suppliante de l’étranger ne lui eût adressé ces mots : « Par pitié, quelque peu de nourriture, ou je meurs. »

Cette prière éloigna de l’esprit de Bedkandir toute idée de divinité. Il offrit aussitôt à l’étranger ses fruits, son lait et sa chaumière ; mais combien fut grande sa surprise, lorsque l’ayant fait entrer, il lui vit boire et dévorer avec une égale avidité et les fruits et le lait ! Il ne concevait pas comment avec un si bel habit on pouvait avoir une si grosse faim. Bedkandir en resta muet. Son hôte ne parlait guère plus. Les aboiemens du chien troublaient seuls le silence ; ce chien, inhabile à distinguer le riche du pauvre, s’étonnait que pour la première fois il n’eût point sa part du repas.

La faim de l’inconnu étant apaisée, il se mit à examiner le lieu où il venait de rencontrer l’hospitalité. L’ameublement lui en parut si simple, qu’il s’écria en élevant les yeux vers le ciel : « Ô Mahomet, quelle misère ! » Bedkandir, qui, ne connaissant pas la richesse, ignorait la pauvreté, prit l’exclamation de l’étranger pour un remercîment. Plein d’un zèle plus chaleureux encore, il courut chercher une natte, l’étendit, la couvrit de feuilles, puis après s’éloigna pour laisser goûter à son hôte un sommeil de paix.

Vers le soir l’un dormait encore, l’autre jouait avec son chien, lorsqu’une foule d’hommes, suivis de douze chameaux pesamment chargés, se présentent inopinément à la porte de la chaumière. Au bruit confus de leurs voix, l’inconnu se réveille. Il se montre ; à son aspect, ces hommes poussent des cris de joie, tombent à ses pieds, baissent leur front dans la poussière. Bedkandir, dont les genoux ne fléchissaient jamais que devant le soleil pour le remercier d’être venu, ou devant la tempête pour la conjurer de s’en aller, Bedkandir les regarde. Sa surprise n’échappe point à l’étranger qui lui dit en souriant : « Ce sont mes esclaves, ils ont sauvé mes chameaux et mes trésors. — Tes esclaves ! — Oui ; pourquoi cette exclamation ? N’as-tu donc ici aucun homme qui t’appartienne ? — Hélas ! non ; je n’ai que mes chèvres et mon chien. »

Alors l’étranger raconte qu’ayant voulu guider lui-même un convoi de caisses d’or que ses chameaux transportaient vers les lointaines provinces de l’empire, les barbares Usbecks l’avaient audacieusement attaqué, lui laissant à peine le temps d’ordonner à ses esclaves de se faire tuer pour qu’il pût fuir ; mais il n’échappait au fer que pour rencontrer la faim ; la faim n’est pas moins impitoyable. Bedkandir de moins dans le monde, il périssait. « Jeune pâtre, connais ton bonheur, ajouta-t-il ; Abenhazir te doit la vie ; Abenhazir, le plus riche parmi les riches d’Ispahan. Il t’en rend grâce. Prends cette bourse, elle renferme mille sequins. Reçois aussi ses vœux. Que le prophète rende tes jours purs comme les perles d’un collier, et qu’il te fasse monter ensuite, à travers les nuages, jusque dans les bras de ses riantes houris. »

Il dit, et s’élance avec grâce dans un palanquin improvisé par ses esclaves ; ils l’ont formé de quelques branches de palmier et des schalls détachés de leurs fronts. Abenhazir, après avoir salué une dernière fois, s’éloigne. Bedkandir, immobile, l’accompagne long-temps des yeux.

Depuis cette aventure, un grand changement s’est opéré dans l’humeur de Bedkandir. Il ne cesse de rêver aux esclaves, au palanquin, aux habits somptueux ; sa bourse peut lui donner tous ces biens. Le vieux pâtre, l’ayant vue dans ses mains, lui a dit qu’avec un tel trésor on achèterait bien des chèvres et bien plus d’hommes encore. Les désirs de Bedkandir en sont devenus plus vifs. Son jardin, privé de culture, se sèche et se dépouille. Le petit troupeau a perdu son guide, le chien n’est plus caressé, les jours comme les nuits s’écoulent à voir en idée ce lieu de la terre où l’homme est porté sur les épaules de ses semblables. Son ivresse est telle, qu’il ne songe pas à ceux qui portent.

Sous l’empire de ces images, il se décide à quitter le champ, tombeau de son père et trésor de son indigence. Il en confie la garde au vieux pâtre, lui laisse également ses chèvres et son cheval boiteux, et, sans qu’il ait même pensé à se faire suivre par son chien, qui n’en marche pas moins derrière lui, il sort du vallon pour entrer dans la plaine qui se déroule immense devant ses pas.


CHAPITRE III.




En entrant dans cette ville qui brille au loin comme une cité céleste.
Lord Byron.


La plaine franchie, il fallut traverser une chaîne de montagnes, s’égarer dans les profondeurs d’une forêt, vrai labyrinthe d’où le hasard seul peut faire sortir ; se jeter ensuite dans une barque de joncs, lutter contre le torrent, et pour gagner l’autre rive, n’avoir que le secours d’une rame fragile. À ces fatigues s’en joignent de nouvelles, à ces périls d’autres succèdent. Quelques heures, quelques pas suffisaient à Bedkandir pour toucher à toutes les extrémités de sa vallée ; mais que d’heures, que de pas depuis qu’il est parti de cette vallée chérie, sans qu’il entrevoie encore le terme désiré du voyage ! Son courage allait l’abandonner, tout espoir s’éteignait dans son âme, lorsque des bois odorans, des coteaux chargés de fleurs, des plaines où semblent rouler, émues par les vents, des vagues de verdure, lui annoncent ce que des voyageurs, en passant près de lui, se disaient entre eux : « Ispahan est là devant nous ; Ispahan redevable au grand Abbaz de son antique splendeur. » En étalant à l’approche de ses murailles une fertilité merveilleuse, la nature a voulu faire fête à cette capitale d’un peuple dont le roi se proclame le fils du soleil. Enfin elle se montre avec ses mosquées saintes, ses coupoles d’or, ses jardins embaumés et ses bazars voluptueux où flottent sur les portiques des draperies d’azur, des banderolles à mille couleurs. Ispahan déploie à des yeux accoutumés aux grandes simplicités du désert les magnificences du luxe et de la cité. Long-temps Bedkandir contemple la demeure du maître absolu de l’empire, palais gardé par deux éléphans qui sont le juste emblème du despotisme oriental, bien plus lourd qu’il n’est fort. Qu’il y a loin de son humble chaumière à ces hauts monumens, à ces terrasses en l’air qui servent d’élégantes toitures aux blanches maisons, et sur lesquelles les habitans viennent respirer la fraîcheur sous des touffes de lilas ! Ah ! sans doute les hommes créateurs de ces merveilles sont bien autrement meilleurs que les pâtres de la vallée, qui savent à peine, dans leur grossière ignorance, creuser un roc pour se loger.

Bedkandir traverse ensuite les ponts hardis, il parcourt les arcades du caravansérail ; il admire les fontaines de marbre, les bains aux colonnes de jaspe, le collège des prêtres décoré de portes d’argent massif, et ces rives si vantées du Zendehroud, où, sous les sycomores, une multitude d’oiseaux à plumages variés sautillent et s’ébattent sans s’effrayer de la foule du peuple, comme s’ils savaient qu’on se garderait de leur faire le moindre mal, eux charmans oiseaux, eux citoyens aussi d’une ville qu’ils réjouissent de leurs gazouillemens.

La curiosité du pâtre est insatiable. Il va, vient, court, s’arrête et marche encore. Perdu dans la foule, personne ne prend garde à lui. Peu lui importe d’abord. Bientôt il s’en afflige ; Abenhazir se présente alors à son souvenir. Cette idée le console ; il lui faut Abenhazir, il a besoin d’un être à qui il puisse parler. Pourrait-il s’en voir mal accueilli ? Abenhazir, lui ayant souhaité la protection du prophète, ne saurait lui refuser la sienne.


CHAPITRE IV.




Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaies met entre les hommes ?
La Bruyère.


Bedkandir se dirige vers la demeure de l’homme au palanquin. Un passant la lui avait indiquée ; le palais du riche Abenhazir était connu de tout le monde. Il en touche le seuil, mais vainement demande-t-il à le franchir. On le repousse. Bedkandir se fâche. Avec quelle vivacité il raconte et détaille les soins qu’il a prodigués au maître du palais, à ce maître superbe, rendu si humble par la faim ! Heureusement l’un des nombreux esclaves qui l’écoutent en riant le reconnaît et consent à l’introduire.

Le voilà devant Abenhazir. On lui dit de se prosterner, il n’en fait rien. Sa parole animée a bientôt rappelé la chaumière, les fruits et le laitage du désert. Au lieu de répondre, Abenhazir, nonchalamment couché sur de soyeuses étoffes, daigne à peine l’accueillir d’un regard. Cependant il a fait un geste ; aussitôt vingt esclaves se saisissent de Bedkandir, l’enlèvent dans leurs bras, passent dans une salle qu’un demi-jour éclaire ; là, après l’avoir déshabillé, ils le plongent dans un bassin de marbre où se balance la nappe d’une eau limpide. Les parfums qu’elle exhale ne rassurent point Bedkandir. Criant, se débattant, faisant jaillir autour de lui des flots d’écume, il emploie tour à tour la prière et la menace, lève la main à l’exemple d’Abenhazir ; inutiles soins, le même signe ne produit pas la même obéissance ; aussi ses emportemens vont-ils jusqu’à la fureur ; mais lorsque retiré du bain, on procède à sa toilette, lorsqu’il se voit vêtu d’une fine tunique de laine, toute blanche, tout ornée de broderies et sur laquelle flotte un caftan de la même blancheur, lorsqu’une aigrette où le saphir étincelle vient briller sur son front, la vanité se charge d’apaiser sa colère.

Ainsi paré, Bedkandir, libre enfin de tout effroi, est ramené près d’Abenhazir. Il le trouve entouré de seigneurs de tout âge. Le luxe de leurs habits n’est effacé que par la beauté de ceux de Bedkandir, aussi se croit-il l’égal de tout le monde. Il ne tarde cependant pas à s’apercevoir qu’Abenhazir affectueux a pour chacun des paroles obligeantes. Le seul Bedkandir est méconnu ; le pauvre pâtre n’obtient rien. Quels services ont-ils donc rendus pour recevoir tant de faveurs ! Abenhazir n’a-t-il pas dormi sur la natte de Bedkandir ? que peut-on de plus !

Au milieu de ces convives, il est plus abandonné que dans son désert où son chien, son cheval et ses chèvres étaient ses compagnons et ses amis. Dans son inquiétude, il traverse la foule en tout sens, ouvre vingt fois la bouche sans oser parler, car chacun l’évite ou détourne la tête. Enfin il rencontre un vieillard dont le maintien modeste l’enhardit ; il s’approche, hésite, dit quelques mots, se tait… ô bonheur ! la réponse arrive, la conversation s’engage ; c’en est fait, Bedkandir dans Ispahan n’est plus un étranger.

Il apprend du vieillard qu’il est oncle d’Abenhazir, qu’il se nomme Zahou. « Quoi, lui dit Bedkandir, tu es de sa famille, et il ne te parle pas ? — C’est que je suis un certificat vivant et irrécusable de l’obscurité de sa naissance ; sans moi il se donnerait peut-être des aïeux, lui, fils d’un tisserand. — Je ne te comprends pas, je ne sais pas ce que c’est que des aïeux, je n’en ai jamais vu. Informe-moi seulement pourquoi tu viens chez Abenhazir. — Si je cessais d’y paraître, il m’accuserait partout d’être un mauvais parent, et on le croirait. Chose singulière ! ma présence le gêne et lui est nécessaire. Elle le gène, parce qu’elle l’humilie ; elle lui est nécessaire, parce qu’il veut avoir l’air de ne pas mépriser les siens. L’orgueil est quelquefois bien bizarre et bien tyrannique dans ses contradictions. Il serait trop doux sans cela. »

Bedkandir allait demander l’explication de ces paroles tout-à-fait inintelligibles pour lui, lorsque soudain l’assemblée s’émeut à l’apparition d’un petit vilain bossu. — Oh, oh, que veut dire ceci, dit Bedkandir au vieillard, quelle est cette espèce d’homme ? — C’est Ocktaïr. — Ce nom ne m’apprend rien. Conte-moi ses bienfaits envers ton parent qui l’accueille avec une grâce qu’il te refuse. — Ses bienfaits ! il n’oblige personne. — Quoi donc, il n’a rien fait pour cette foule qui s’ouvre avec respect et lui livre passage, pour ces hommes qui semblent, à force de se baisser devant lui, vouloir se mettre au-dessous de sa petite taille ? — Rien. — Est-il né sous une voûte d’or, comme celui qu’on appelle roi et dont on m’a montré le palais ? — Il est plutôt né sous le bâton. — C’est donc l’un des prêtres que j’ai vus passer priant le prophète ? — Il n’est pas même de notre religion, son culte est proscrit ; pas même de notre patrie, il n’en a point. Citoyen parasite, il vit chez toutes les nations, jamais dans la sienne. — Le sait-on ? — Personne ne l’ignore. — Et l’on se prosterne quand il paraît. Qu’a-t-il donc de particulier ? — Ce qu’il a ? ce que tu n’as pas, jeune homme, ce que tu n’auras jamais. »

La surprise du pâtre le rendait immobile. Ses yeux étaient comme attachés sur Ocktaïr. Il cherchait à découvrir ce qui dans un tel personnage attirait l’hommage des hommes. Il aurait donné sa bourse pour savoir ce qu’avait Ocktaïr et ce que lui Bedkandir n’avait pas. En vain creusait-il sa pensée ; la seule chose qui le frappât dans le bossu, c’était sa bosse ; elle était en effet très-remarquable. Il se mit à la mesurer avec des yeux complaisans, envieux peut-être.

Les apprêts du repas purent seuls le distraire.

Les esclaves ont étendu sur le marbre des pavés un tapis où mille ornemens capricieux se dessinent en arabesques, et tout autour de ce tapis cent coussins moelleux tracent un vaste cercle pour un nombre égal de convives. Les flacons abondent ; ils versent au son des instrumens, aux éclats de la joie, les vins dorés du Korosan ; les mets se pressent et se multiplient. Pour orner une seule table, les mers ont laissé fouiller leurs abîmes, les bois leur profondeur, et l’aile des oiseaux n’a pu les mettre à l’abri dans les vastes plaines de l’air. L’or du riche est une baguette magique qui lui soumet l’univers. Oh ! comme parmi les convives les bruyans propos circulent avec l’appétit et le redoublent ! comme Abenhazir les encourage et les anime par son regard et son sourire ! Il sait, Abenhazir, qu’un festin ne serait qu’une aumône, si la figure riante de celui qui le préside n’en faisait un don de bienveillance et d’amitié. Ce n’est pas tout : dans cette féerie il faut que tous les sens aient leur part d’ivresse ; aussi dans vingt réchauds d’argent brûlent les aromates de Karagir dont le parfum remplit la salle du festin d’un brouillard embaumé ; aussi de jeunes filles voilées mêlent leurs chants mélodieux aux accens mélancoliques du luth qui vibre sous leurs doigts ; à juger de leur figure par l’élégance de leur taille, on en devine le charme ; on devine que leur bouche est formée pour les soupirs d’amour ; tout en elles doit être en harmonie : de telles créatures ne sauraient être inachevées. Il y a du délire dans l’émotion de Bedkandir. La table même du prophète ne saurait étaler plus de prodiges ; il n’en regrette que l’égalité. Là haut sans doute point de privilèges, pas même pour les bossus.

Ce qu’il admirait également, c’était la facilité avec laquelle tous les convives prenaient l’esprit et l’humeur d’Abenhazir, qui semblait ainsi parler par cent bouches différentes. Ocktaïr seul tenait une place plus haute. Si la flatterie était un vasselage envers Abenhazir, envers Ocktaïr elle devenait un culte ; l’un était le roi de la fête, l’autre en était le dieu. Quoi que celui-ci pût dire, on était toujours de son avis. S’il vantait un mets, chacun en goûtait ; dès qu’il vidait sa large coupe, on applaudissait, et l’on applaudissait souvent.

Le repas où venait de régner une abondance royale étant achevé, on se lève. La nuit était venue. Est-il rien qui aille plus vite, rien qui s’écoule, s’échappe et vole plus légèrement que les heures passées dans les délices ? Bedkandir, qui n’avait point quitté Zahou, lui dit : « Bon vieillard, ma joie serait sans regret si tous ces hommes daignaient comme toi me parler. Leur indifférence me fait douter si je suis leur semblable. Près de mon chien, je serais plus à l’aise. Regarde-les : leur bouche, leurs yeux, leur cœur, que sais-je ? tout est pour le bossu. Abenhazir lui-même m’oublie. Son repas est meilleur que le mien, je l’avoue ; mais quand je le lui offris, mes paroles pleines de joie durent lui paraître, j’en suis sûr, plus douces encore que mon lait. Chez vous, nourrir quelqu’un, ce n’est donc pas l’aimer ? »

Zahou l’écoutait avec intérêt. Il lui demanda s’il connaissait Amadia, la jeune sœur d’Abenhazir. D’après la réponse du pâtre, il s’offrit à l’y conduire. Ils sortirent. On ne s’en aperçut pas. Abenhazir même ne fit pas la plus légère attention au départ de Bedkandir son bienfaiteur et de Zahou son vieux parent. Il était préoccupé : on venait de lui apporter sa pipe.


CHAPITRE V.




Elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs.
Montesquieu.


Pendant le trajet, Zahou parla de la belle Amadia à notre pâtre. « Elle diffère d’Abenhazir, lui disait-il, par ses goûts et son esprit. Aussi la recherche-t-il peu. Le palais du frère s’ouvre à la sottise en crédit, au vice heureux et puissant ; celui de la sœur n’accueille que le mérite et la vertu : elle voit peu de monde.

« Nos femmes sont captives dans le harem. Ainsi les mœurs l’ont voulu ; mais celles qui appartiennent à nos grandes familles s’affranchissent de cette sévérité. La mère de l’héritier présomptif de la couronne peut même paraître à la cour et s’asseoir devant le prince qu’entoure l’éclat suprême.

« Nous avons aussi dans les montagnes de Kerneau et de Luristan des tribus nomades et guerrières, les Ilias, chez qui les femmes ne portent pas même de voile, quoiqu’elles vivent sous la tente au milieu d’un camp.

En causant ainsi, ils arrivent chez Amadia.

Zahou a nommé Bedkandir ; il raconte comment Abenhazir fut au désert secouru par le pâtre. Amadia se lève, vient à eux. « Mon frère te doit la vie, dit-elle, tu ne saurais être un étranger pour moi. Viens, place-toi à mes côtés. Mes amis, ajouta-t-elle en se tournant avec vivacité vers ceux qui formaient sa cour modeste, vous l’avez entendu, voilà le sauveur de mon frère. » C’est à qui s’empressera auprès de Bedkandir. Il se crut bossu tant on le fêtait ; mais il s’y montra peu sensible ; tout son être venait de passer sous un charme magique.

Ô qu’elle est ravissante cette jeune Amadia ! Le ciel est bien doux, la présence d’Amadia a bien plus de douceur encore. Un sourire enjoué, une taille élancée, un sein à peine caché sous une gaze plus transparente que la poussière des cascades, tout lui sied, tout lui fait parure, et la soie de sa tunique et la pourpre d’un voile ondoyant sur son front d’ivoire ; elle colore ce front de son éclat, cette belle pourpre, comme ce beau rouge des rayons du soir qui se reflète sur le bord des nuages. Bedkandir sent fuir son âme ; il bégaie quelques paroles. « Ne prends pas garde à mes discours, mais à mon trouble, dit-il ; mes discours sont à peine l’ombre de mes pensées. »

Absorbé par la présence d’Amadia, le jeune pâtre cependant a très-bien jugé d’un coup d’œil le cercle au milieu duquel il vient d’être admis. Les visages lui paraissaient pleins de calme et de dignité. Dans chacun de ces hommes régnait une franchise extrême ; ils étaient unis par un sentiment commun d’égalité. S’il y avait là des parens, il était impossible de les distinguer des amis. Les paroles s’échangent avec bienveillance ; l’opinion d’un seul ne fait pas celle de tout le monde. Quelquefois on l’adopte, quelquefois aussi on la repousse ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on semble ravi de n’avoir pas raison. On sait gré aux autres de ce qu’ils ont pensé plus juste que soi.

Bedkandir les considère ; puis il regarde encore Amadia. Quel enchantement pour le jeune pâtre ! Ici cependant point de festin à cent convives, point de vins ruisselant dans les coupes, point d’esclaves voluptueuses ; mais aussi c’était mieux que de l’ivresse, c’était du bonheur.

Le pâtre dans sa vallée n’était pas plus libre, près de son chien il n’était pas plus aimé. Il se demandait s’il n’avait pas toujours vu et ces hommes et cette femme, s’il était là pour la première fois. « Comment te trouves-tu ici ? lui dit Zahou. — Comme je serais si je passais ma vie avec toi ; tiens, vois-tu, dans tout ce monde, je ne crois voir que des Zahou. »

On reprit une conversation que l’arrivée du pâtre avait interrompue. Mais alors celui-ci eut beau écouter, il ne comprit rien. Des sons lui arrivaient, mais le sens d’aucune parole n’allait à son intelligence. Il crut qu’on ne parlait plus persan ; il en devint triste. Heureusement Amadia était là devant lui ; il se mit à la regarder de nouveau. Elle prenait part aussi à cette conversation ; mais, elle, en l’écoutant, il pouvait la comprendre ; il saisissait avec vivacité ce qu’elle disait : le cœur suffit pour deviner l’esprit d’une femme.

Rentré fort tard au caravansérail, le sommeil ne vint pas visiter Bedkandir au fond de son hamac. Il avait emporté l’image d’Amadia ; il ressentait déjà dans son cœur cette divine maladie qu’on nomme amour. Abenhazir aussi s’offrait à lui. Le bienfait est un lien dont le bienfaiteur seul ne se dégage pas.

Quelquefois aussi sa pensée le ramenait chez Amadia. Il cherchait à s’expliquer cette prodigieuse différence qui existait entre les hommes dont elle était entourée, et cette foule qu’il avait vue et admirée chez Abenhazir : d’un côté le calme, de l’autre le tumulte ; ici, un petit nombre ; là, tout une ville. Quelle en est la cause ? « Ah ! m’y voilà, se dit-il ; comme ces hommes ont le malheur de n’être pas bossus, ils se sont éloignés du monde, et ils ont bien fait. Il est si pénible de voir tous les hommages rendus à un autre, sans pouvoir en obtenir pour soi, de se prosterner avec la foule, tandis qu’Ocktaïr, par un étrange privilège, reste debout, lui, la tête haute, et les épaules aussi, il est vrai.

« Oui, oui, les hommes de chez Amadia vivent en solitaires comme moi quand j’étais au désert. Cela est si évident, que je ne comprenais même pas leur langage ; ils en ont un pour eux. Chez Abenhazir, au contraire, rien n’échappait à mon intelligence ; c’est qu’on y parle tout bonnement, comme je parle à mes chèvres. »


CHAPITRE VI.




L’ingratitude des hommes, les rigueurs de la fortune, les dédains de l’opinion, vous ont fait de cuisantes blessures ; mais que le cœur d’une femme s’ouvre pour vous, il en sortira un baume d’amour qui viendra toutes les guérir.
Sonetto.


Le lendemain, Bedkandir était debout avec le jour. Son chien vint à lui ; il n’y prit pas garde. Il s’habilla, trouvant un plaisir extrême à se parer des présens d’Abenhazir. Lorsqu’il fut ainsi vêtu, son chien se mit à aboyer. Bedkandir eut quelque peine à s’en faire reconnaître.

Arrivé au bazar, il s’aperçut qu’on le regardait un peu plus que la veille. « Cela va bien, se disait-il tout bas, j’attire déjà sur moi l’attention des promeneurs ; bientôt, je l’espère, ils viendront me parler. Cela tient peut-être à quelque chose qui me manque. » Ainsi rêvant, il s’achemine vers le palais d’Abenhazir où tout se préparait encore pour une fête, car les fêtes étaient les jours d’Abenhazir. Si ce n’étaient les plaisirs, par quoi donc le riche tiendrait-il aux hommes ?

Déjà dans la vaste salle la foule se pressait. Elle étouffe presque Bedkandir. Le courant l’emporte. Il n’arrive qu’avec effort auprès d’Abenhazir, qui, cette fois, l’accueille d’un sourire. On s’en aperçoit. Personne encore ne l’aborde ; mais personne aussi n’affecte plus de l’éviter. Il avait obtenu un regard du maître.

Le petit bossu ne tarda pas à se montrer. Il fut plus entouré que jamais. Il venait pour rendre service au roi d’avancer moitié des impôts, moyennant qu’on lui en abandonnât la totalité, et le roi, par reconnaissance, l’avait élevé au poste de nedim, ce qui veut dire compagnon du prince. Le nouveau nedim parlait peu ; mais dès qu’il ouvrait la bouche, l’assemblée frémissait de plaisir, et si par hasard il s’adressait à quelqu’un, celui-ci, dans sa joie, se courbait jusqu’à toucher du nez le tapis. C’est la manière la plus spirituelle de répondre à nos supérieurs ; c’est celle du moins qu’ils comprennent le mieux.

Cette journée fut pour Bedkandir un sujet inépuisable de réflexions. Il alla jusqu’à s’imaginer, tant son esprit était saisi d’une sorte de vertige, que les bossus dans Ispahan étaient des êtres privilégiés. En effet, Abenhazir, parmi ses convives, ne comptait qu’un bossu, c’était Ocktaïr, et pour lui étaient tous les hommages. Cette idée, qui passerait pour de la folie chez un autre, n’avait chez lui rien que de très-naturel. Comment pouvait-il soupçonner que la véritable bosse d’Ocktaïr était dans son coffre-fort ? Ce n’est pas la solitude qui, pour de tels enseignemens, aurait été son maître. Le monde seul donne la clef de ses mystères.

Dans son ignorance, voilà Bedkandir furieux contre la nature qui ne l’avait point fait bossu. Son dépit lui fit chercher un moyen de le devenir ou du moins de le paraître. Ainsi qu’il avait endossé un habit devant lequel chacun croyait être tenu de le saluer, ne pourrait-il pas se faire une bosse postiche pour qu’on vînt lui parler ? Fier de cette invention, il se crut un génie supérieur ; et l’amour-propre, de tous les flatteurs le plus fertile en trompeuses raisons, se chargea de lui dérober le ridicule de son projet.

Dès le lendemain, ayant placé sous sa robe un énorme coussin, il se rendit de la sorte le bossu le plus lourdement chargé de toute la Perse. Il alla jusqu’à se féliciter de n’avoir pas été aperçu d’abord. « Ils en ignorent mieux comment sont mes épaules, se disait-il ; je suis donc libre de les grossir à ma fantaisie. Leur indifférence me sert ; ils m’ont hier refusé un regard, aujourd’hui je ne les tiendrais pas quittes avec du respect, il me faut de l’admiration. » Pour la trouver, pour en jouir, il se rend au palais d’Abenhazir.

Il entre.

À son aspect on se regarde, on parle, on murmure, le trouble va croissant. « Bon, bon, se dit Bedkandir, ma bosse produit son effet, le talisman opère. » Par une fatalité bien malheureuse, Zahou n’était pas là pour le protéger, pour lui faire comprendre son extravagance ; aussi, d’un air hardi, va-t-il se poser à côté même d’Ocktaïr. Abenhazir frémit ; trois fois il a frappé dans ses mains. Il se lève. « Je savais bien, dit Bedkandir, qu’il viendrait à moi. » Les muets paraissent. Leur présence annonce une mission sinistre. En Orient, pour trouver dans l’esclave une obéissance silencieuse, la langue captive ne suffirait pas, il faut qu’elle soit coupée. Dociles à la fureur du maître les muets ont saisi Bedkandir, ils l’entraînent, le meurtrissent sous le fouet du sérail, et le jettent ensuite, la honte au front, hors du palais. Le peuple s’assemble, les gardes accourent ; on leur livre le coupable mourant d’effroi. Bedkandir passe de l’éclat du jour aux ténèbres d’un cachot.

Quelque chose de velu, en se précipitant sur lui, ajoute à sa frayeur : c’était son chien qui l’avait suivi, tout bossu qu’il s’était fait. Bedkandir n’a pas la force de caresser ce pauvre chien ; il ne voit en lui qu’une victime de plus. Jamais, jamais l’ombre de sa prison ne se dissipera ; il le croit : car la crainte persuade mieux que l’espérance.

Tout à coup le cachot s’ouvre ; Bedkandir respire à peine. Est-ce la mort qui entre ; Oh ! non, la voix qu’il entend est trop douce « Lève-toi, lui dit-on, on ne peut être coupable avec tant de jeunesse et de candeur. Tu n’outrageras jamais personne, pas même un Ocktaïr. Sors de cet affreux séjour, et, puisse ta liberté venant d’Amadia, en avoir pour toi plus de charmes ! » Ces mots d’Amadia et de liberté se mêlent délicieusement aux oreilles du pâtre. Il baise le voile blanc de sa bienfaitrice et la suit en silence.

Après de longs détours Bedkandir a revu le soleil, et le soleil lui fait revoir Amadia, belle de joie et de plaisir. Ses yeux enivrés s’attachent sur elle. « Ne trouves-tu pas ce jour bien pur ? lui dit Amadia. — Oh ! répond le jeune pâtre éperdu, il y a quelque chose de plus pur encore dans l’univers : c’est ton âme. » Amadia baissa son voile pour cacher sa rougeur. Ses femmes et ses esclaves la rejoignirent ; elle se plaça dans un palanquin, et disparut. Bedkandir, immobile, crut perdre une seconde fois le jour et la liberté.

Des cris affreux l’arrachent à sa rêverie. Le peuple accourt en tumulte. « Aux armes ! aux armes ! crie-t-on de toutes parts ; aux armes ! les Usbecks fondent sur nous. » La ville est sans défense. Au milieu de cette foule éplorée, Bedkandir aperçoit Zahou. Il vole vers le vieillard. « Où vas-tu, lui dit-il ? — Mourir pour épargner à mes yeux le désastre et la honte de notre cité. Nos visirs ont usé leurs forces contre nous ; ils n’en ont plus contre l’ennemi. Une poignée de ces brigands suffit pour mettre tout en fuite. — Mourir ! toi ? Si j’ai sauvé Abenhazir qui m’était inconnu ; si, tout ingrat qu’il s’est fait, je donnerais encore pour lui mon sang, penses-tu que je te laisse périr, toi qui m’as accueilli, toi qui m’as aimé ? Viens, marchons. Plus d’une fois j’ai vu fondre dans ma vallée des animaux à la gueule affamée ; je sais comment il faut les combattre et les tuer. — Brave jeune homme, quelle ardeur brille dans tes yeux ! — J’en ai bien plus dans mes veines. »

Bedkandir a pris un cimeterre des mains d’un soldat. « Au lieu d’attendre l’ennemi, dit-il, allons à sa rencontre. » Son courage, son air, sa jeunesse font renaître la confiance. On le suit. Dans leur marche, ils aperçoivent Ocktaïr qui, courant de toute la vitesse de son coursier vers la porte par où les Usbecks n’arrivaient pas, remettait de nouveau en voyage son patriotisme cosmopolite. Bedkandir et le peuple sont bientôt en présence des Usbecks. Un terrible combat s’engage. Les Usbecks résistent d’abord, cèdent enfin, et fuient pour aller tomber plus loin. Bedkandir se met à leur poursuite. C’est peu de les vaincre, il veut les exterminer. Il les presse… Quel spectacle s’offre à sa vue ! Une femme est lâchement entraînée par quelques uns de ces barbares qui, pour piller la ville, s’étaient détachés du combat. C’est Amadia. S’élancer sur eux, les disperser, tomber aux pieds d’Amadia délivrée, la rassurer : toutes ces actions auraient besoin, pour être décrites, de l’âme qui les fit entreprendre. « Bedkandir, Bedkandir, de quels périls, de quels outrages tu viens de me sauver ! Existe-t-il dans l’univers une récompense digne de toi ? — Oui, tu peux t’acquitter par un bienfait immense. Que je ne te quitte plus, n’importe à quel titre, ton ami, ton serviteur, ton esclave. — Toi, mon esclave, lorsque je t’appartiens. Ma vie et mon cœur, tout est à toi. » Zahou dans une joie inexprimable laissait couler ses larmes. « Tu seras mon père, lui dit Bedkandir. — Ô charme de tous mes momens ! ô mon Amadia ! ton frère m’a méconnu, lui que j’arrachai à la mort, et toi, pour un service semblable, tu me rends mille fois plus que je ne t’ai donné. Ô que le cœur des femmes est plus juste et plus tendre ! Leur reconnaissance, pour s’embellir encore, devient de l’amour. »

Puis, revenant tout à coup sur le souvenir d’Ocktaïr, il s’écria : « Conçoit-on cette lâcheté ! il abandonne, au moment du péril, une ville où l’on semblait l’adorer. — Il n’a jamais fait autre chose, répondit Zahou ; sa vie est un long tissu de honteuses actions. Les hommes sont vraiment inexplicables : si l’on reste pauvre pour ne pas cesser d’être vertueux ils vous estiment, sans doute, mais ils vous délaissent. Si par mille infamies on acquiert la richesse, ils vous méprisent, disent-ils ; oui, mais leur foule adulatrice viendra se jeter sous vos pas. Eh ! de bonne foi, quel est le plus méprisable, de celui qui reçoit un encens qu’à tout prendre il peut croire avoir mérité, ou de celui qui, en le prodiguant, sait fort bien qu’on ne le mérite pas ?

— Tu as raison, répliqua le pâtre, mais tu ne dis pas tout : jamais un Ocktaïr n’aura comme moi l’amour d’une femme et l’estime d’un vieillard. »

À tant de bonheur se mêle pourtant l’inquiétude. Bedkandir n’aperçoit pas son chien. S’est-il perdu dans la mêlée ? a-t-il péri ? Cette crainte accablante le suit jusqu’à la demeure d’Amadia ; mais quelle est sa surprise en y trouvant le chien couché sur un coussin ! Il dormait. Le pauvre animal avait deviné qu’il était là chez lui.