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Histoire financière de la France/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.


Règnes de Charles VIII et de Louis XII.


1485. - 1514.


SOMMAIRE.


États-généraux de 1484 convoqués à la demande des princes. - Mesures économiques adoptées avant la réunion des députés. - Progression des impôts; misère des peuples; doléances et demandes présentées dans les cahiers des trois ordres. - Subsides accordés par forme de don et octroi, pour deux ans seulement. - Prorogation de l’impôt autorisée par enregistrement au parlement. - Attribution légitime de cette cour judiciaire en matière d’impôt. - Traité de paix acheté à l’Angleterre; abandon de l’Artois et du comté de Bourgogne à l’Autriche ; restitution gratuite du Roussillon et de la Cerdagne à l'Espagne et du Barrois au duc de Lorraine, à l'occasion d’une expédition contre le royaume de Naples. - Emprunts négociés en Italie. - Succès et revers. - Remise faite par Louis XII du droit de joyeux avènement. - Convocation de notables en 1498. - Engagement des domaines, avec faculté de rachat, pour subvenir à une expédition en Italie. - Cautionnements demandés aux comptables pour garantie de leur gestion. - Origine des épices payées aux juges. - Désintéressement du cardinal George d’Amboise et - Réduction des tailles et améliorations des revenus de l’état, par l’effet de la prospérité publique. - Conditions d’un traité conclu avec les seigneurs de Bretagne. - encouragements accordés aux lettres et aux sciences. - États-généraux tenus à Tours, où Louis XII reçoit le nom de PÈRE DU PEUPLE.


1485. - A la mort de Louis XI, le domaine de la couronne, que la réunion des deux Bourgognes avait considérablement augmenté, se trouva presque entièrement aliéné par l’effet des dons que le roi en avait faits À des seigneurs, et, pendant sa dernière maladie, aux églises. De nombreuses et fortes pensions grevaient le trésor au profit de Français et d’étrangers. La population des campagnes, épuisée par une taille annuelle de quatre millions sept cent mille francs, non compris la taxe particulière pour l’artillerie, supportait impatiemment ces impôts. Le clergé, dépouillé de plusieurs de ses prérogatives honorifiques, la noblesse, persécutée depuis vingt années, annonçaient leur mécontentement. Il était à craindre que la haine vouée au père ne rejaillît sur le jeune Charles VIII, lorsque les princes, qui aspiraient au gouvernement que Louis XI avait laissé entre les mains de la dame de Beaujeu, sa fille aînée, proposèrent de soumettre leurs prétentions à la décision des états-généraux. La convocation de cette assemblée solennelle devenait un sujet d’alarmes pour la cour, dans la disposition où étaient les esprits. Pour se la rendre favorable, on punit des ministres convaincus de crimes et de malversations, et que leur insolence sous le règne précédent avait rendus odieux aux grands. On fit remise d’un quartier des tailles, avec promesse d’une diminution plus considérable lorsque l’ordre serait rétabli dans les revenus ordinaires de la couronne. Une ordonnance prononça en effet la révocation des dons et aliénations du domaine; on supprima quelques pensions; et la dépense des troupes éprouva une forte réduction par le licenciement d’un corps de six mille Suisses[1].

1484.— Après avoir exposé ces réformes aux états-généraux réunis à Tours, et les avoir instruits des motifs de leur convocation, le chancelier, Guillaume de Rochefort, entretint l’assemblée des mesures qui avaient été prises pour rétablir le domaine de la couronne : « Car, dit-il, l’intention du roi n’est point de puiser dans la bourse de ses sujets, ni de les surcharger d’impôts; il commencera par consacrer le revenu du domaine à la dépense de sa maison et à l’acquit des autres charges de l'état, et ne demandera que les contributions absolument indispensables pour la défense du royaume. Son premier vœu, son désir le plus ardent, est de voir son peuple content et heureux. Voici maintenant, ajouta le chancelier, ce que le roi exige de vous : il exige que tout ce qu’il semblera bon et profitable pour l'honneur du roi et le bien de son peuple lui soit remonstré libéralement, franchement, toute crainte et affection mise dehors, car son intention est de vous faire vivre en paix, en police et justice[2].

L'assemblée répondit complètement à l’appel fait à la sincérité de ses membres.

Dans des cahiers rédigés en commun par les trois ordres, le clergé, d’accord avec le tiers-état, insista sur le dommage que portait au royaume la sortie de ces mulets chargés d’or qui transportaient à Rome le produit des décimes, des pensions apostoliques, indulgences, annates, élections et collations de bénéfices, dont le montant avait été évalué dans une remontrance du parlement à plus d’un million par année[3].

La noblesse demanda 1° d’être remise en jouissance du droit de chasse dans ses domaines; 2° que les rentes foncières, à l’intérêt de dix pour cent, qu’elle avait créées pour subvenir aux frais des dernières guerres, et qu’elle n’avait pu rembourser au terme convenu, fussent déclarées rachetables dans le délai de deux années, en payant seulement, avec le principal, les arrérages échus à l’époque premièrement fixée; 3° que la garde des places frontières fût confiée aux seigneurs français, et non à des étrangers.

Le tiers-état réclama protection contre la violence et les vexations des gens de guerre. Représentant tous les désordres qui s’étaient introduits dans l'administration de la justice et des finances par le choix d’hommes illettrés ou incapables, qui cumulaient des offices, en trafiquaient ou les donnaient à terme, il demandait que la nomination aux emplois publics se fît, comme précédemment, par le roi, sur une liste de trois candidats présentés par les cours, et qu’à moins de démission volontaire ou de forfaiture prouvée dans les formes judiciaires, on respectait l'inamovibilité des officiers royaux. conformément au principe qui avait été reconnu par une loi récente; que l'on arrêtât l'évocation des affaires au grand conseil; que l’on réglât les taxes, les salaires, les droits de greffes, de sceau, et autres inventions fiscales qui font de la justice une marchandise; que l’on exemptât de la saisie, pour le paiement des deniers dus tant au roi qu’aux seigneurs et aux marchands, les animaux et les instruments servant à l'agriculture; que l’on réprimât la rigueur des agents du fisc; qu’on affranchit les gens d’église et les autres sujets de la responsabilité qui leur était imposée à l’égard des marchands de sel pour la quantité qu’ils enlevaient des marais salants.

Le tiers-état se plaignit encore de l'augmentation récente du nombre de droits de passage, de travers, ponts, barrages, etc.; il suppliait le roi de supprimer les plus récentes de ces taxes; de réformer les anciennes, en obligeant toutefois les seigneurs de veiller à la sûreté des marchands, et de faire aux chemins les réparations que les péages avaient pour objet.

Les trois ordres se réunirent pour demander qu’on reportât à l'extrême frontière du royaume les barrières où se percevaient, tant à Paris que dans les autres provinces, les droits d’imposition foraine, de rêve et de haut et bas passage, afin de mettre un terme aux vexations et aux abus que commettaient les commis ou les fermiers; ils sollicitaient aussi l’armement de navires pour protéger les entreprises du commerce maritime.

La question des tailles donna lieu à une vive discussion dans l’assemblée. Le conseil ayant laissé entrevoir l'intention de continuer la perception de l’impôt établi sans le consentement des états. cette prétention devint la matière de fortes réclamations dans lesquelles on retrouve, avec le tableau des maux occasionés par les tailles, l’opinion la plus prononcée sur les droits de la nation à n’être imposée que de son consentement.

Fidèles au plan qu’ils avaient adopté de rapporter toutes leurs demandes à ce qui était du temps de Charles VII, sans jamais nommer son successeur; dont la mémoire leur était odieuse, les députés comparent le montant des tailles dans les différentes parties du royaume, à la fin de ces deux règnes : ils montrent la Normandie imposée d’abord à deux cent cinquante mille livres, payant vingt ans plus tard treize cent mille livres, y compris les accessoires de la taille, et quinze cent mille avec les gabelles et les autres droits; le Languedoc, de cinquante mille livres porté à plus de six cent mille; et, dans les autres parties de la France, telle paroisse, dont le contingent primitif était de soixante livres, taxée à mille. Ils représentent le laboureur, accablé sous l’excès des impôts, victime d’une répartition inique, des violences et des concussions des receveurs et des sergents à ses gages, abandonnant son champ, sa patrie, et, dans son désespoir, détruisant sa famille. Ailleurs, ceux qui avaient satisfait à leur dette personnelle envers l’état étaient ou emprisonnés pour payer celle d’un voisin, en raison de la solidarité, ou réduits à s’atteler pendant la nuit à la charrue, afin de soustraire eux et leurs chevaux à l’action des huissiers.

A la suite de cet affligeant tableau, les états demandent l’abolition du nom et de l’impôt des tailles et de ses équivalents; ils indiquent comme devant compenser cette diminution des revenus publics la suppression des offices de finances inutiles ; celle des pensions accordées aux seigneurs, parce que c’est le laboureur qui les paie, et non le roi ; la réforme entière des milices étrangères, attendu, dit un orateur, que Charles VII n’avait eu besoin que des français pour délivrer son royaume. Une plus grande ressource existait dans le domaine de la couronne, augmenté des impositions, gabelles et autres taxes qui n’avaient été accordées dans l’origine que pour la guerre ; et dont les états attendent une distribution plus égale.

Les trois ordres déclarent ensuite qu’en cas de guerre ou d’autre nécessité pour le service du roi ou du royaume, ils sont prêts à subvenir de tous leurs moyens aux dépenses par des secours consentis dans une assemblée générale des états : toutefois ils accordent,

« 1° Par manière de don et octroy et non aultrement, et sans ce qu’on l’appelle dorénavant taille, ains don et octroy, telle et semblable somme que du temps du roi Charles VII estoit levée et cueillie en son royaulme ; et ce pour deux ans prochainement venant seulement, et non plus, pourveu que ladite somme sera justement égalée et partie sur tous les pays estant sous l’obéissance du roy, et qui se trouvent représentez dans l’assemblée ;

2° Trois cent mille livres par manière de don et octroy, pour une his seulement, et sans conséquence, pour nouvel et joyeux avènement, et pour les frais du sacre et de l’entrée à Paris, ains à repartir également sur toutes terres et seigneuries de l’obéissance du roy. »

Aux délibérations qui déterminaient la quotité de l’impôt, et posaient le principe d’une égale distribution de la somme accordée, l’assemblée ajoutait des demandes qui tendaient à prévenir le renouvellement des abus et des maux qu’elle avait signalés. Ces demandes avaient pour objet :

La formation d’une commission composée de personnages notables choisis par l’assemblée, lesquels devaient s’entendre avec les gens des finances à l’effet de répartir l’impôt le plus équitablement possible entre les provinces, et de choisir le mode de recouvrement le moins onéreux pour le peuple ;

La prolongation de l’assemblée jusqu’au moment où la répartition aurait été arrêtée et les commissions expédiées, afin que chaque province, ayant connaissance de son contingent et de celui des autres pays ; pût voir, par la proportion observée, si la somme totale n’avait pas été excédée, et si la distribution en avait été faite avec équité ;

Une nouvelle convocation des états-généraux dans deux ans : car, portent les cahiers, « les dits estats n’entendent point que dorénavant on mette sus aucune somme de deniers sans les appeler, et que ce soit de leur vouloir et consentement. »

La cour prit l’engagement de satisfaire à cette dernière demande. On accorda à la noblesse la faculté de racheter ses rentes aux conditions qu’elle avait proposées, et elle fut rétablie dans le droit de chasser librement sur ses terres. Les autres articles n’obtinrent que des réponses évasives ; et l’assemblée fut aussitôt dissoute.

Le gouvernement ne donna pas de suite aux représentations qu’il avait provoquées, ou, si quelques dispositions annoncèrent l’intention d’arriver à une répartition moins arbitraire de l’impôt, on les abandonna presque aussitôt. Loin d’améliorer le domaine, on en détacha, en faveur d’un prince, des biens considérables, qui avaient été confisqués sur l’un des plus cruels ministres de Louis XI; on ne s’occupa des douanes intérieures que pour remettre en vigueur des dispositions déjà anciennes concernant la répression de la fraude, les formalités à observer par les marchands, la perception des droits et taxes alloués aux receveurs et aux commis pour prix des quittances et des expéditions qui étaient à la charge du commerce. La législature des gabelles n’éprouva aucun changement ; la taille, son nom et ses rigueurs restèrent ce qu’ils étaient précédemment. A la fin de l’année, la dame de Beaujeu, qui gouvernait le royaume, fit proroger par le parlement la levée des trois cent mille livres qui n’avaient été accordées que pour une fois seulement ; et l'on n’usa pas d’une autre formalité pour la continuation du principal des tailles, à l’expiration des deux ans qui étaient le terme assigné si leur durée. Avant ce temps un nouveau traité avec les cantons suisses avait ramené leurs soldats en France; et le royaume, agité par la guerre folle, qu’avait enfantée la rivalité du duc d’Orléans et de la dame de Beaujeu, était traversé par des troupes qui envahissaient la Bretagne, dans l’intention d'assurer la réunion de cette province à la couronne, après la mort de son duc, qui ne laissait pas d’héritier mâle[4].

Le simple enregistrement, par une cour judiciaire, de l’acte par lequel l'autorité royale élevait ou maintenait l'impôt; fut donc substitué à la discussion libre et publique des charges du peuple et des besoins de l'état, au moment même où une assemblée des trois ordres, la plus sage et la plus respectueuse de celles qui avaient été réunies depuis Philippe-le-Bel, venait d’invoquer le principe incontestable du droit de la nation à n’être imposée que de son consentement. Par l’usage subséquent de cette formalité, le parlement se trouva en possession d’autoriser le recouvrement de toutes sommes demandées par le pouvoir royal, qui devint ainsi législateur unique en matière d’impôts. Dès lors, la fortune des particuliers fut entièrement dépendante de la bonne ou de la mauvaise administration du royaume, bien plus que des besoins réels du gouvernement : car le parlement n’élevait pas, comme il l'a fait depuis, la prétention de représenter les états de la nation, et, à ce titre, de s’opposer par des refus d'enregistrement à la promulgation des édits bursaux. Les magistrats ne prétendaient pas même au droit de remontrances. Sollicités naguère par l’université d’en adresser au roi, ils avaient répondu que « c’étoit à la cour du parlement de faire justice à ceux qui la lui demandaient, et non de la requérir; et qu’elle feroit chose indigne de soi si elle se rendoit partie requérant, vu qu’elle étoit juge[5]. » A cette époque, si voisine encore de son origine, se renfermant dans une entière obéissance à la volonté du souverain, et professant un grand zèle pour la conservation des droits et des prérogatives que s’attribuait la couronne, le parlement s’imposait, comme une conséquence de ses devoirs, l'obligation de faire publier les édits concernant les aides, gabelles ou subsides, en usant toutefois de la formule, « seulement en ce qui a rapport au domaine, » dont la connaissance lui appartenait. Cette distinction importante ayant été omise par la suite, un corps judiciaire s'accoutuma à considérer le droit d'établir des impôts comme étant dans le prince un droit domanial.


1485 - 1492.- Après que le mariage de Charles VIII avec l’héritière de la Bretagne eut mis fin aux hostilité dirigées contre cette province, et calmé les dissensions qui existaient entre les grands, le roi, uniquement occupé du projet d’enlever la couronne de Naples à Ferdinand, voulait assurer la tranquillité du royaume pendant son expédition en négociant avec les différents princes qui se disposaient à attaquer la France. Dans cette vue il achète, moyennant sept cent cinquante mille écus d’or et une pension de cinquante mille livres, un traité de paix avec l’Angleterre; il désarme l'Autriche par l'abandon de l'Artois et du comté de Bourgogne; et rend le Roussillon et la Cerdagne à Ferdinand-le-Catholique, sans demander ni les intérêts ni le capital des trois cent cinquante mille écus d’or qui, trente ans auparavant, avaient été le prix de l’engagement de cette province à Louis XI. Déjà le duché de Bar, que ce même roi avait réuni à la couronne, en vertu du testament de Charles d’Anjou, venait d’être restitué au duc de Lorraine, cousin de ce prince[6].

1494.- Tant de sacrifices, qu'une sage politique devait interdire, diminuaient, par la réduction du territoire, les ressources pécuniaires que nécessitaient les armements qui se faisaient en France et à Gênes. On eut recours, pour achever les préparatifs, à l'engagement des biens et des revenus domaniaux; et telle était cependant la pénurie du trésor au commencement d’une guerre lointaine, que l’entrée du roi en Italie fut marquée par des emprunts continuels qu'il fit en Savoie, à Milan et à Gênes, à un intérêt exorbitant, dont tout le profit n’était pas pour les prêteurs[7]. L'expédition fut d’abord favorisée par les dissension des princes italiens. Charles VIII, maître du royaume de Naples, se vit couronner dans cette ville; mais, forcé bientôt de la quitter pour s'ouvrir un chemin à travers l'Italie, liguée contre lui (1495), les troupes suisses et françaises qu’il avait laissées dans ses nouveaux états, privées des secours que le désordre des finances ne permit pas de leur faire parvenir, périrent pour la plupart de maladie, de misère et de faim, après avoir déployé une valeur digne d’un meilleur sort.

De retour en France, Charles VIII, sans renoncer entièrement à ses vues sur l’Italie, donna quelques soins à l’administration de son royaume au rétablissement des finances et au soulagement du peuple. Il annonçait l’intention de ramener les tailles à la somme accordée par les états assemblés en 1484, et de borner les dépenses ordinaires du gouvernement aux ressources du domaine. Ces ressources à la vérité s’élevaient à plus d’un million : car, indépendamment du fermage des biens fonds, des rentes et redevances, des droits de greffe, et autres semblables, dont se composait originairement le revenu du domaine, on considérait comme tels alors les droits de douanes et la portion des aides et des gabelles qui n’avait pas une d’estimation spéciale. La mort prématurée de ce prince ne lui permit pas de réaliser ses projets; et il en laissa l’exécution à son successeur.

Aucun roi de France n’usa de la nouvelle prérogative du trône en matière d’impôts avec autant de modération que Louis XII.

1498. - Le premier acte de son gouvernement fut d’accorder l’exemption du tribut féodal qu’on levait au commencement de chaque règne sous la dénomination singulière de joyeux avènement. Ce tribut consistait dans une taxe que tout sujet tenant de la couronne un privilège ou une charge, à quelque titre que ce fût, devait payer au nouveau roi pour obtenir d’être confirmé. Éclairé par les avis de personnages notables du royaume qu’il avait appelés auprès de lui, Louis XII voulut faire droit aux réclamations que, n’étant encore que duc d’Orléans, il avait entendues dans les états-généraux tenus au commencement du règne de son neveu Charles VIII.

Par le maintien de la discipline, et en assurant avec exactitude la solde des troupes, il parvint à délivrer les paysans de la licence et des rapines que les gens de guerre avaient commises impunément sous les règnes précédents. « Nul de son temps n’auroit été assez hardi pour leur rien prendre sans payer, et les poules couroient aux champs hardiment et sans risques. » Il soumit les titulaires d’office, les nobles et les autres privilégiés, au paiement du quatrième et du huitième pour les vins qu’ils faisaient vendre en détail. Un règlement sur la gabelle annula les concessions en vertu desquelles des villes et des particuliers avaient obtenu le privilège de fournir les greniers à sel exclusivement aux marchands, d’où résultait un monopole qui produisait la disette ou la cherté de la denrée. Ce même règlement assujettit à la résidence les grenetiers et contrôleurs, fixa le mode d'approvisionnement, et réprima différents genres de fraudes qui se commettaient dans la distribution ou dans le mesurage du sel. Une ordonnance enjoignit aux élus royaux, sous peine de privation de leurs offices, de les exercer en personne et de résider constamment dans le canton qui leur était assigné; elle leur défendit, ainsi qu’aux asséeurs, sous peine de confiscation de corps et de biens, d’imposer ni souffrir qu’il fût imposé sur les paroisses aucune somme autre que celle qui serait portée dans les commissions ou mandements, à l’exception seulement des frais de perception, de confection des rôles et autres menues dépenses. Le même règlement obligeait les collecteurs d'apporter les rôles aux élus, afin qu'ils fussent vérifiés et signés par ces officiers avant la mise en recouvrement. La première année du règne vit diminuer la taille d’un dixième; des retranchements succcessifs la réduisirent d'un tiers; et le roi supprima quelques droits de localité plus incommodes pour les peuples que profitables pour le trésor.

Entraîné vers l'Italie par une ambition qu'animait le double désir de conquérir le Milanais, qui devait lui revenir comme héritier des Visconti, et de rentrer en possession du royaume de Naples; mais fidèle au plan qu’il s’était tracé pour le soulagement de ses sujets, Louis XII ne chercha point dans de nouvelles impositions les ressources que nécessitaient les préparatifs et le soutien de cette grande et toujours funeste entreprise. Il préféra l’aliénation du domaine, dont il usa à différentes époques; Mais le parlement, en sa qualité de conservateur des intérêts de la couronne, mit aux ventes des conditions qui leur donnaient le caractère d’un simple engagement avec faculté de rachat. Les traitants, trouvant une forte garantie dans les propriétés et les revenus qu'on leur offrait, firent volontiers l’avance des fonds demandés. L’un de ces emprunts temporaires, fut porté à six cent mille livres de rente. Dans les moments favorables, le roi trouvait, par son économie, le moyen de faire des remboursements qui rétablissaient la couronne dans ses droits.


1510.- Une nouvelle fixation des cautionnements que devaient fournir en numéraire les receveurs généraux, les trésoriers et les autres comptables, dut procurer encore une abondante ressource au trésor. Cette mesure, commandée par la nécessité de se procurer une garantie de la gestion des dépositaires du revenu public, a pu donner lieu aux reproches adressés à Louis XII d’avoir introduit la vénalité des offices royaux. Depuis long-temps avant ce règne, les offices, et même les charges de judicature, étaient l’objet d’un trafic entre particuliers; mais il n’est pas prouvé que le gouvernement de Louis XII ait adopté cet usage pour les places de finance et moins encore pour les fonctions judiciaires. Ce prince veillait au contraire à ce que les gages des magistrats fussent exactement acquittés sur le produit des taxes additionnelles au droit de gabelle qui avaient été créées à cet effet précédemment, afin, disait-il, que les juges ne soient point tentés de céder à la corruption[8].

Afin que la justice se rendît en tout gratuitement; le roi, à l'imitation de Charles VIII, destinait chaque année un fonds de six mille livres environ au paiement de l’expédition des arrêts rendus au parlement dans les causes entre particuliers. Un comptable infidèle ayant disparu avec cette réserve, le roi, quoique pressé d'argent pour ses guerres, voulait la remplacer; mais, cédant cette fois aux conseillers qui lui représentaient que les plaideurs seraient peu gravés de payer le prix alors modique des expéditions, il concourut à son insu à transformer en un impôt bien coûteux par la suite une redevance à laquelle depuis long-temps les plaideurs s’étaient soumis envers leurs juges. Il était d’usage, quand une partie avait obtenu un arrêt favorable, qu’elle fit à son rapporteur un présent en dragées et en confitures, qu’alors on nommait épices. Ce qui n’était dans l’origine qu’un témoignage volontaire de gratitude fut bientôt transformé par les juges en une dette qu’ils exigeaient lorsqu’on ne l’acquittait pas; puis ils taxèrent les épices; enfin, « aimant mieux les juges toucher deniers que dragées, » ils les convertirent en argent. Cet usage s’étendit du parlement aux juridictions inférieures; et l’exaction abusive fut portée au point d’exciter plus tard les plaintes des trois ordres dans des assemblées d’états-généraux ; mais l'abus introduit ne s’en perpétue pas moins dans l’avenir[9].

Louis XII, malgré son éloignement pour les impôts, se trouva cependant forcé d’établir de nouvelles taxes pour assurer le succès d'une expédition contre les Génois révoltés; mais il avait expressément ordonné qu’on ne levât ces taxes qu’après avoir épuisé les autres ressources. Débarrassé de cette entreprise plus promptement et à moins de frais qu’il ne l'avait cru, il révoqua l’édit et remercia ses sujets de leur bonne volonté, renonçant à en faire usage, « attendu, disait-il, que leur argent fructifiait mieux dans leurs mains que dans les siennes. »

Les intentions bienfaisantes du roi pour son peuple étaient puissamment secondées par l’administration économe et sage du cardinal George d’Amboise, « ministre sans avarice et sans orgueil, » qui, le premier dans ce poste, donna l’exemple du désintéressement en se bornant au revenu d’un seul bénéfice. Cet esprit d’épargne, dans le souverain et dans son ministre, convenait peu aux courtisans ; ne trouvant pas le roi prodigue, ils le taxaient de parcimonie, et en faisaient l’objet de leurs sarcasmes. Louis XII en fut instruit. « J’aime beaucoup mieux, répondit-il, faire rire les courtisans de mon avarice que faire pleurer le peuple de ma profusion. » La maxime favorite de ce prince était qu’un bon pasteur ne saurait trop engraisser son troupeau.

Sous son règne, la France prospéra : car, s’il fut marqué par de longues guerres, et même par des revers, l’Italie en fut le théâtre ; et le royaume jouit pendant dix-sept ans de tous les avantages de la paix intérieure. La population augmenta ; les villes s’agrandirent ; les habitations devinrent plus commodes ; des lieux incultes furent livrés à l’agriculture ; les expéditions maritimes trouvèrent protection dans des forces navales qui luttèrent avec avantage contre celles de l’Angleterre ; l’industrie, encouragée ; fit également des progrès. De cette émulation générale résultèrent le mouvement et l’activité, qui vivifient ; l’aisance, qui augmente la consommation, ajoute à la valeur des objets consommés, et élève le revenu de l’état sur les bases de la prospérité publique. D’après le témoignage d’un historien contemporain, le produit des péages, des gabelles, des aides et des autres taxes de même nature, surpassa de deux tiers celui du règne précédent, sans que la quotité des droits ait été augmentée[10].

Avant ce règne, les lettres, bannies de l’empire grec par les armes des musulmans, avaient commencé à renaître en Italie ; l’imprimerie était trouvée ; les Portugais étaient allés aux Indes en doublant le cap de Bonne-Espérance ; Colomb venait de découvrir l’Amérique ; de nouvelles idées naissaient ; les lumières, en se répandant de toutes parts, préparaient une révolution dans l’esprit humain. Louis XII fut témoin de ses premiers effets; il aida à ses progrès en favorisant de tout son pouvoir instruction, en utilisant les savants et les gens de lettres, et en faisant revivre l’étude des langues ancienne.

Les bienfaits de cette sage administration ne pouvaient être méconnus par une nation dont le premier bonheur est de pouvoir chérir ceux qui la gouvernent; et Louis XII eut l'occasion de recueillir l’expression sincère de la reconnaissance des peuples.

Par un traité particulier, conclu du vivant et sans le concours du dernier duc des Bretagne, père de la princesse Anne, les seigneurs et les états de la province avaient promis de reconnaître Charles VIII pour roi après la mort de leur duc, sous la condition expresse « qu’il ne seroit levé ni exigé aucunes tailles, fouages, impôts ni autres subsides, sans l’avis et délibération des états[11]. » Plus tard, par son contrat de mariage avec Charles VIII, l'héritière de Bretagne avait garanti la possession du duché à son mari, si elle mourait sans héritier; mais dans le cas où le roi décéderait le premier, la reine s’engageait à rester veuve, à moins qu’elle n’épousât son successeur à la couronne de France. La politique, d’accord avec l’attachement que Louis XII nourrissait depuis long-temps pour Anne de Bretagne, avait uni le roi à la princesse; mais cette fois l'affection du monarque plus que les raisons d’état dictèrent les clauses du contrat. Anne se réserva la jouissance et l’administration de son duché pendant sa vie, et stipula qu’après sa mort il retournerait à ses enfants. Elle n’eut que deux filles. Il importait à la tranquillité future du royaume d'empêcher qu’un jour l’héritière de la Bretagne ne portât ses droits sur une riche province dans une maison étrangère; et Louis XII, par une sage prévoyance, destinait la main de sa fille aînée au comte d'Angoulème, héritier présomptif de la couronne. Mais on juge que cette disposition, pour être irrévocable, devait être appuyée du consentement des états-généraux. Le roi les convoqua à Tours, en 1506. Au lieu des doléances contre l’énormité des impôts, et de réclamations contre les abus, les rapines et les concussions, qui avaient retenti dans la précédente assemblée, le roi n’entendit que des actions de grâces rendues à son économie, à la diminution apportée aux tailles, et à l’exactitude de la discipline qu’il entretenait parmi les troupes; et le beau nom de Père du peuple lui fut décerne par la reconnaissance de ses sujets, qu’il avait enrichis en les protégeant. Les grands et les seigneurs, au contraire, mécontents de ce que Louis XII protégeait les classes laborieuses contre leur tyrannie, le nommaient entre-eux le roi-roturier.


  1. Ordon. du 27 déc. 1484. - Ph. de Commines.
  2. Ordre tenu et gardé en la notable assemblée des trois états, représentant tout le royaume de France, convoqués à Tours par le roi Charles VIII, en l’année 1483.
  3. Ordre des trois estatz tenus à Tours soubs le roy Charles VIII, durant sa minorité. Paris, 1614. - Œuvres de Pasquier, chap. 23. - Ordon. du Louvre, t. 15, p. 195 et suiv.
  4. Ordon. de Fontanon, 1611, t. 2, p. 450. - Guydon des finances, p. 207. - Mém. de Commines. - Corps universel diplomatique, par Dumont, t. 3, p. 127.
  5. Œuvres de Pasquier, t. 1, p. 279, B.
  6. Procès-verbal manuscrit de prise de possession. - Mém. de Commines.- Mézerai.- Anquetil.
  7. Philippe de Commines, qui accompagnait Charles VIII lors de son entrée en Italie, parle, entre autres emprunts, d’un prêt de cent mille francs fait par la banque de Gênes, et qui coûta, en quatre mois, quatorze mille francs, ce qui revient à quarante-deux pour cent par an; « mais, ajoute l’historien, aucuns disoyent que des nommez avaient part cest argent et au proffict. »
  8. Ordon. du 11 juin 1510. - Œuvres de Pasquier, t. 1, p. 99, A, et p. 404, C. - Ordon. du Louvre, t. 17, p. 594 et 593.
  9. Œuvres de Pasquier, t. 1, p. 64, A et B.- Hist. de France par le comte de Boulaínvilliers, t. 3, p. 348.
  10. Claude Seyssel, évêque de Marseille.
  11. Corps universel diplomatique, par Dumont, t. 3.