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Histoire générale du féminisme (Abensour)/Orient

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LA PREMIÈRE DES ÉMANCIPÉES :
LA FEMME D’ORIENT


La femme d’Égypte souveraine dans sa famille. — La femme gouverneur et général. — Les droits civils de la Chaldéenne.

Pratiquée par les préhistoriques de Crète ou d’Ibérie, inconsciemment reconnue par les hyperboréens, couverts de peaux de bêtes, et par les nègres, ceints du pagne succinct, l’égalité des sexes comme la pointe de pierre ou le sacrifice humain est un vestige de l’antique barbarie. La civilisation marche et l’abolit. Au droit de la mère, principe d’anarchie, elle substitue le droit du père, formule d’ordre autour de laquelle se cristallisent les premiers gouvernements centralisés. Le matriarcat lui-même est donc un argument à double tranchant. Il vaut contre le féminisme, non moins que pour lui.

Cette objection, qui vient de suite à l’esprit, tombe devant une étude un peu approfondie des premières civilisations de l’Orient.

Le féminisme des premiers Égyptiens. — Pendant deux ou trois millénaires, en une antiquité si haute qu’on ne peut sans vertige y plonger ses regards, l’Égypte, isolée par les mers et l’océan des sables, s’est développée, autonome et sans subir d’influence étrangère. Cette première civilisation égyptienne est féministe. — Nul pays, nul peuple, sans en excepter la Rome des Sévère et l’Amérique de Wilson, n’a fait à la femme plus large place. L’égalité civile et politique, avec la suprématie familiale, tel est alors son lot. Dans la maison, la femme règne et gouverne. Les historiens grecs s’en étonnent, et après eux notre Montesquieu. Elle dirige souverainement la famille, les enfants, souvent son mari même. Maint conte populaire égyptien pénétré de cette même naïveté maligne qui inspirera nos conteurs de fabliaux, montre la femme « portant la culotte ». C’est en tremblant que l’ouvrier rapporte à sa femme son maigre salaire. Seule épouse, la femme est, chez le grand seigneur comme chez le paysan, la vraie reine du foyer.

Son indépendance est d’ailleurs consacrée par la loi. La femme, dit un spécialiste en matière de droit égyptien, « peut vendre, acquérir, faire tous les actes juridiques possibles sans l’autorisation de son mari ». Patrimoine, héritage ou acquêts, tous ses biens lui appartiennent en propre. Le mari n’a pas plus de droits sur eux qu’il n’en a sur la vie de son épouse.

Songeons qu’il a fallu, au début du vingtième siècle, faire des lois sur le libre salaire de la femme mariée. Songeons que, sous le régime du Code Napoléon, la femme française en est encore à attendre le jour lointain où, pour lui permettre la libre disposition de ses biens, le statut familial sera revisé. Force nous est de conclure que, sous le rapport des droits civils et familiaux, les sujettes du roi Khéops, constructeur de la première pyramide, étaient plus favorisées que nos contemporaines.

L’égalité politique, l’égalité sociale des sexes, absolues comme l’égalité familiale en ces siècles reculés, eurent alors les plus curieuses conséquences. Pas de loi salique dans l’antique terre de Phtah. En la fille du Pharaon, comme en son fils, s’est incarné Osiris, âme de l’Egypte. Celle-là est donc, comme celui-ci, légitime héritière du trône. Cette raison justifie la loi qui impose au souverain d’Égypte d’épouser sa sœur.

Si le roi ne laisse pas d’enfant mâle, il transmet à son épouse ses droits sur la couronne. Elle les exerce au besoin elle-même, au nom de ses enfants comme en son nom personnel, « Une loi formelle, dit le plus antique historien de l’Égypte, permit aux femmes d’exercer la royauté. » Et que d’exemples illustres de grandes reines, aussi sages et fermes qu’une Blanche de Castille, aussi avisées qu’une Élisabeth d’Angleterre, aussi patriotiquement ambitieuses que Catherine II ! Parmi elles, bien au-dessus de Nitocris, la belle aux joues de roses, comme l’Alceste grecque, touchant symbole de l’amour conjugal, une éclatante figure se détache : la reine Hatasou. Celle-ci est, dans toute l’acception du terme, un grand souverain. Non seulement, à l’exemple de ses prédécesseurs, elle lance ses chars de guerre sur les routes du désert et dans la noire Nubie, mais, trois mille ans avant Salomon, elle arme ses galères pour la conquête des mystérieux pays de l’or, des perles, des aromates ; premiers conquistadors, ses marins voguent sur des mers inconnues, et, de leurs fabuleux voyages — qui les mènent sur les côtes de l’Arabie heureuse, et dans l’Inde, et peut-être jusqu’à Bornéo — ils rapportent, au milieu de leurs cargaisons de richesses, des plantes inconnues que la souveraine se préoccupe d’acclimater en son pays. Avec elle l’Égypte a saisi l’empire économique du monde. Et Hatasou a inauguré une politique : la conquête de l’Inde et des marchés extrême-orientaux qui, d’Alexandre à Vasco de Gama et de la France de Dupleix à l’Angleterre de Victoria, sera celle de tous les maîtres de l’Occident. Le mirage de l’Inde, c’est une femme qui, la première, en a ébloui l’humanité.

Une reine est, par nature et dans d’autres civilisations aussi bien qu’en Égypte, chef politique et administrateur, grand amiral des flottes et général des armées. L’exemple d’Hatasou et vingt autres analogues ne prouveraient pas que l’Égypte ancienne, qui fit aux femmes si large place dans la famille, lui en ait cédé une égale dans la société.

Mais quittons la demeure des dieux pour descendre dans les palais de Thèbes et de Memphis, blottis au fond de jardins frais, où la grande dame se pare de perruques bleues et de colliers somptueux, dans les misérables cabanes de terre et de torchis où vaque la femme du peuple à peine vêtue d’un pagne léger. Celle-ci comme celle-là peut exercer toutes les fonctions religieuses ou civiles.

L’exemple suivant est caractéristique. Dans le tombeau d’un fonctionnaire de l’ancien empire, Amten, on trouve le portrait de ce personnage. Ce personnage est, non pas un homme, mais une femme « très reconnaissable (c’est un égyptologue qui parle) à ses avantages naturels ». Et voici (est-ce de l’histoire ou une anticipation ?) sa biographie. Amten est une fille de la bourgeoisie. Son père, maître scribe, la fait entrer dans l’administration royale. La voilà rédactrice à un ministère. Intelligente et remarquée par ses chefs, elle gravit tous les échelons de la hiérarchie ; elle quitte l’administration centrale pour devenir sous-gouverneur de province.

Dans le district qu’elle gouverne, ses talents se révèlent éminents. Le Pharaon la distingue et lui donne un brillant avancement. La voilà nomarque, c’est-à-dire préfet de Crocodilopolis. Les fonctions civiles n’étant pas rigoureusement séparées des fonctions militaires, la préfète Amten devient bientôt générale et « commandante des portes de l’Occident ». Sans nul doute elle se montra à la hauteur de sa tâche nouvelle. Et la hiérarchie militaire elle-même lui réserve de nouveaux honneurs. Placée à la tête d’une importante province, elle a sous sa direction toutes les troupes garnissant les frontières de la Basse-Égypte. Elle dut brillamment défendre ces frontières contre les pillards du désert : pourvue par la grâce royale d’un riche fief, seigneur de forts châteaux et de terres fertiles, elle mourut comblée d’honneurs.

Carrière extraordinaire — pour nous, modernes — que celle d’Amten et bien faite pour faire pâlir par comparaison les plus beaux rêves de nos féministes ! Et carrière qui montre la femme égyptienne exerçant, cinq mille ans avant notre ère, la plénitude de ses droits de citoyen. Il ne s’agit ici ni d’une grande dame pourvue d’une seigneurie par droit d’héritage et, comme le feraient nos châtelaines du moyen âge, exerçant les prérogatives politiques, voire le commandement militaire qui sont une partie de sa propriété ; ni d’une Jeanne d’Arc surgissant brusquement de la guerre pour, incarnation de la patrie, entraîner le peuple sous ses étendards ; mais d’une simple bourgeoise qui, fonctionnaire, suit paisiblement une filière hiérarchique, à elle ouverte comme aux hommes et où ses talents seuls lui assurent des honneurs exceptionnels. Nul doute par conséquent qu’Amten n’ait eu, sous les premières dynasties du moins, de nombreuses émules.

Prétresse ou prophétesse d’autre part, l’Égyptienne peut aspirer à tous les honneurs sacerdotaux. Que lui manque-t-il donc pour avoir réalisé le féminisme intégral ?

Les droits civils et politiques de la Chaldéenne. — Tandis que, sur les bords du Nil, s’élèvent les Pyramides, de florissantes cités naissent sur le limon mésopotamien. Dans ces cités, républiques socialistes où règne la propriété collective, comme dans les petits royaumes, puis les vastes empires qui plus tard les embrassent, la femme vit libre et développe dans toutes les directions où il lui plaît son activité. En ce pays, où, sous la loi de Mahomet, la femme couramment vendue comme un bétail, sera tout au plus la bête de luxe, flattée et méprisée, elle est à l’aube de l’histoire une personne morale et juridique, dont l’indépendance est formellement reconnue par la loi. Mariée, fille ou veuve, elle dispose librement, tout comme la femme égyptienne, de tous ses biens. Les briques innombrables, contrats chaldéens et assyriens dont l’activité des chercheurs amène constamment au jour de nouveaux exemplaires, nous la montrent accomplissant, sans l’autorisation de son mari, tous les actes juridiques et toutes les transactions : testaments, donations, contrats d’achat, de vente et d’entreprise.

Le mari n’est maître ni de la vie de sa femme ni de ses biens, et, s’il vient à la répudier, lui doit, d’après le code d’Hammurabi, une part de sa propre fortune. Veuve, fille ou mariée, la femme est témoin non seulement en justice, mais pour tous les actes civils. Un grand nombre des actes juridiques que nous possédons sont revêtus de signatures féminines. Partout la femme agit, comme l’écrit l’une d’entre elles sur l’un de nos contrats de brique, « dans la liberté de sa volonté ». Belle formule qui est à l’avance celle de toutes les femmes que meurtrira le joug marital.

Dans la société, bien que le matriarcat ait disparu, si, chez les habitants de la Mésopotamie, il a jamais existé (ce qui n’est pas prouvé), la femme tient néanmoins une place prépondérante. Et sans doute le culte des déesses féminines (de la lune en particulier), qui règnent au panthéon chaldéo-assyrien, explique-t-il cette prépondérance. Celle-ci, d’ailleurs, disparaît ; mais longtemps l’égalité subsiste.

Essayons avec un assyriologue contemporain de ressusciter la vie d’une petite cité du bas Euphrate, quatre mille ans avant notre ère : « La femme y occupe une situation privilégiée, elle jouit de la liberté et des honneurs. » Égales de l’homme, ces femmes du peuple pour lesquelles, dans le but d’encourager (déjà !) la natalité, on a institué le salaire familial ; égales de l’homme ces « servantes de la reine », congrégation religieuse et corporation à la fois ; égale de son souverain cette épouse du roi qui, dans la cité-royaume de Lagas, est chef politique, grand-juge, administrateur, qui évoque devant son tribunal les affaires privées, nomme les fonctionnaires, promulgue les lois et dont le palais — non celui du roi — est le grand centre de la vie du petit royaume.

Et si l’épouse du maître d’une cité chaldéenne exerce plus de pouvoirs officiels qu’aucune reine n’en exerce jamais du vivant de son mari, des inscriptions exhumées récemment par le père Scheil nous apportent mieux encore : des femmes élevées par le choix populaire au pouvoir suprême. Nous savons en effet que, cinq mille ans avant notre ère, le suffrage universel fleurissait, de même que le collectivisme, sur les bords de l’Euphrate et du Tigre. Qu’un souverain vînt à mourir, et c’était parfois une femme que le peuple désignait pour son successeur.

La légende de Sémiramis, qui comme toute légende a une base historique, montre que le gouvernement féminin laissa en Orient de bons souvenirs.

C’est d’ailleurs, bien plus que l’égalité des sexes, une véritable suprématie de la femme qu’ont connue ces âges fabuleux de la légende qui chaque jour pénètrent un peu plus dans l’histoire de l’ancien Orient. Mais aux temps classiques même, et quand les cultes lunaire ou terrestre, dont la primauté se confondait avec celle de la femme, grande prêtresse d’Ishtar de la Déesse-Mère, s’éclipsent devant le culte masculin du Soleil, la femme conserve du moins longtemps encore l’égalité : égalité civile, égalité politique ; jusqu’à la disparition des empires assyrien et chaldéen, la femme continue de signer des contrats. Au neuvième siècle encore, la reine d’Assyrie, Sammouroumat (Sémiramis ?), contresigne tous les actes de son mari.

Entre l’Égypte et la Mésopotamie a grandi un empire longtemps oublié par les archéologues ; sur le plateau de l’Asie Mineure et dans les vallées syriennes une civilisation originale a fleuri. Peuple à l’aspect sauvage, à l’accoutrement baroque, aux coutumes étranges et souvent d’une cruelle sauvagerie que celui de ces Hittites, que l’épopée égyptienne nous montre, jonchant par milliers le sol autour du char de Pharaon, fils du Soleil, et qui, bien que taillé en pièces (disent les communiqués officiels d’Égypte) par les invincibles armées du Seigneur de la guerre, le força cependant à reconnaître son indépendance.

Chez eux, la femme est vraiment dominatrice. Elle pontifie, elle juge, elle combat. Et l’administration du royaume appartient à la reine autant qu’au roi. N’est-il pas remarquable que le premier des traités de paix que nous possédions, celui précisément qu’en 1780 avant notre ère Ramsès II conclut avec les Hittites, porte à côté de la signature du monarque, Hatousil II, celle de la reine Poudouhipa ? Nulle pièce officielle de ce pays, de cette époque, qui n’ait ainsi la double signature.

C’est par dizaines que l’histoire des trois grands empires orientaux nous offrirait des exemples de femmes collaborant, reines ou régentes, à l’administration, tenant dans la société civile ou religieuse la première place, jouant un rôle économique prépondérant. Et nul doute que d’une étude complète et précise — que pourra étayer, en outre des récits des auteurs grecs, le témoignage des briques et des papyrus, et dont ce chapitre ne prétend être qu’une pâle esquisse — l’Ève de l’antique Orient, dépouillée du voile d’assujettissement dont depuis l’Islam l’entouraient d’absurdes légendes, n’apparaisse en pleine lumière comme la première des émancipées.