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Histoire générale du féminisme (Abensour)/Préface

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HISTOIRE GÉNÉRALE
DU
FÉMINISME


Une grande révolution s’accomplit. Nous en avons à peine conscience, car elle se fait lentement et sous nos yeux. Nul doute cependant qu’elle n’amène d’aussi étonnantes transformations sociales que la Révolution de 1789, d’aussi profondes répercussions dans les âmes que l’avènement même du Christianisme.

Hier considérée par tous les docteurs de la loi comme un être inférieur, tenue par l’opinion publique pour incapable de vivre sans l’aide masculine, exclue par « l’infirmité de son esprit » des conseils de la cité, la femme se hisse peu à peu hors du gouffre où, pour les siècles des siècles, la malédiction de Jéhovah précipita Ève. La voici prête à atteindre le faîte d’où l’homme longtemps jeta sur son infortunée compagne des regards de mépris.

C’est, depuis un demi-siècle, en effet, une ascension continue : l’avocate, la doctoresse, la cochère, qui indignèrent nos pères ou nous firent sourire, passent inaperçues aujourd’hui. La guerre a vu se manifester l’activité féminine en des domaines où, jusqu’ici, la femme n’avait pas eu place : ouvrières métallurgistes, notaires, ingénieurs, diplomates, chefs de cabinet, directrices d’usines, mairesses, voire soldats, les femmes ont montré, de la même manière que le philosophe antique prêchait le mouvement, l’injustice du préjugé des sexes. Une moitié du monde a présentement accordé le droit de vote au sexe faible. L’Angleterre, la Suède, le Danemark ont leurs électrices, leurs conseillères municipales ; l’Amérique ses représentantes aux Parlements locaux, aux Conventions préparatoires de l’élection à la présidence[1], au Congrès ; l’Australie, la Nouvelle-Zélande ont eu leurs députées, voire leurs ministresses ; l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Tchéco-Slovaquie voient des femmes diriger des partis politiques, monter à la tribune et interpeller le gouvernement. Enfin la république des Soviets fut, à beaucoup d’égards, une véritable république des amazones. Et si l’élite féminine a su, partout, et pour le bien et le mal, montrer sa puissance dominatrice et sa prodigieuse faculté d’adaptation, partout le peuple innombrable des campagnes et des villes, presque exclusivement féminin à l’heure où la tranchée et le bureau aspirent l’homme, fut la force vivante des nations. Des millions de femmes ont quitté le rouet antique ou l’aiguille pour, dans les usines, antichambres de l’enfer guerrier, forger les instruments de mort sans lesquels leur pays n’aurait pu continuer à vivre. Par dizaines de millions, les paysannes se sont penchées, seules sur la glèbe, que jadis l’effort du couple à peine suffisait à féconder. « Sans le courage et l’activité des femmes, a dit Lloyd George, la guerre n’aurait pas été gagnée. » « Il est évident, a déclaré le président Wilson, que, seule, la mobilisation volontaire des femmes a permis à l’Union de jeter toutes ses forces matérielles et morales dans le conflit mondial. » Chez nous les munitionnettes ont été appelées les ouvrières de la victoire ; elles méritent ce titre glorieux, et nos campagnardes en partagent l’éclat.

Donc, depuis un demi-siècle, et depuis 1914 surtout, la femme s’est montrée, suivant le mot de Voltaire, « capable de tout ce dont les hommes sont capables ». C’est un fait contre lequel tous les arguments théoriques sont sans force. De là à conclure que, dans un avenir plus ou moins éloigné (et moins sans doute que plus), les femmes seront, sur toute la planète, les égales des hommes, il n’y a pas, semble-t-il, témérité.

Pour obtenir la révision du procès que l’injustice de l’histoire semblait avoir tranché en leur défaveur, des femmes ont, depuis des siècles, lutté, souffert, travaillé de leur cerveau ou de leurs bras. De génération en génération, les « rebelles » se transmettent l’idée, comme les coureurs antiques le « flambeau ». Et qui, écartant les grimoires officiels, prend la peine de considérer l’histoire vraie, vie du passé, s’aperçoit avec étonnement qu’à toutes les époques, des femmes se sont rencontrées qui ont su, dans toutes les branches de l’activité humaine, accomplir, par plaisir ou par nécessité, des tâches masculines. Celles-ci réclament l’égalité des sexes ; celles-là la montrent déjà réalisée.

Féminisme théorique, féminisme pratique, l’un et l’autre expliquent l’évolution de nos mœurs et de nos idées. L’un et l’autre annoncent la grande révolution qui peu à peu s’accomplit.

Cherchons-les donc dès leur origine ; suivons-les à travers toute l’histoire humaine au cours de laquelle ils n’ont jamais cessé, quoi qu’on en pense, de se manifester.



  1. Récemment, une négresse a été désignée parmi les membres de la Convention.