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Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/1

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HISTOIRE GÉNÉRALE


DU MOUVEMENT JANSÉNISTE


DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À NOS JOURS



CHAPITRE PREMIER


Considérations préliminaires. — Le jansénisme et ses prétendus chefs : Jansénius, Saint-Cyran, Arnauld. — La doctrine. — L’augustinisme orthodoxe.


Si l’on demandait à un enfant de nos catéchismes de persévérance ce que c’est que le jansénisme, il ne manquerait pas de répondre que c’est une hérésie moderne, la plus artificieuse peut-être de toutes les hérésies, — comme dit le R. P. Loriquet, — et qu’il fut introduit, vers le milieu du xviie siècle, par un évêque flamand appelé Janssen, en latin Jansenius. Peut-être ajouterait-il, s’il était bien ferré sur l’histoire ecclésiastique, que ce Janssen, voulant attaquer la foi catholique et lui substituer le pur déisme, était d’accord avec deux prêtres français. De ces deux complices, l’un se nommait Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran ; l’autre s’appelait Antoine Arnauld, docteur de Sorbonne. Tels sont en effet, aux yeux de ceux qui croient bien savoir l’histoire de l’Église, les coryphées de la secte maudite, les auteurs de ces « désespérantes propositions qui font de Dieu un tyran qui ordonne l’impossible, et de l’homme une machine qui se porte nécessairement au bien quand il a la grâce, et au mal quand il ne l’a pas[1] ».

Les Jésuites auraient voulu déterrer et brûler le corps de Jansénius, mort avant la publication de l’Augustinus ; et ils firent du moins enlever son épitaphe. L’un d’entre eux, le P. Pinthereau, a regretté, dans un ouvrage imprimé, que Richelieu n’eût pas assuré le repos de la France en ordonnant le « supplice » de Saint-Cyran ; et si le docteur Arnauld n’avait pas pris soin de se cacher comme un malfaiteur durant près de cinquante ans, il eût été certainement embastillé par ordre de Louis XIV.

Il est donc à propos d’examiner tout d’abord le rôle politico-religieux de ces trois personnages, et de déterminer la part de responsabilité qui leur revient dans l’histoire du mouvement janséniste. Jansénius et Saint-Cyran se sont rencontrés cinq ou six fois à Paris entre les années 1607 et 1627 ; ils vécurent ensemble à Bayonne, dans l’intimité la plus absolue, de 1611 à 1617, et ils entretenaient une correspondance suivie. Jansénius n’a pas connu personnellement Arnauld, plus jeune que lui d’environ trente ans ; mais Saint-Cyran a servi d’intermédiaire entre l’évêque et le docteur, et c’est à la prière du prisonnier de Vincennes qu’Arnauld publia, en 1643, une apologie de Jansénius. Aussi, tout en rejetant la fable absurde et odieuse du Projet de Bourgfontaine, et la possibilité d’un complot tramé lorsque l’un des principaux conjurés avait neuf ans à peine, il faut reconnaître qu’il y avait accord entre ces trois hommes, et que la rage de leurs ennemis n’avait pas si tort de s’attaquer à eux de préférence à tous les autres. Toute la question se réduit à savoir s’ils ont été, s’ils ont pu être des hérésiarques, et si Raconis, évêque de Lavaur, avait raison de les dénoncer comme les chefs de ce qu’il appelait le jansénisme, le cyranisme et l’arnaudisme (il aurait dû dire arnaldisme), trois hérésies qui n’en font qu’une. Voilà donc ce qu’il faut examiner dans ce chapitre préliminaire, en commençant, comme il est juste, par Cornelius Jansenius.

La vie de Jansénius est assez connue pour qu’il ne soit pas nécessaire de la raconter à nouveau ; on sait qu’il est né en 1585, et qu’après avoir été professeur d’écriture sainte à l’Université de Louvain, il mourut évêque d’Ypres en 1638. Professeur, il fit des cours d’exégèse très remarqués, et ses commentaires posthumes sur les Évangiles et sur le Pentateuque, admirés par des savants comme Mabillon et plusieurs fois réimprimés, n’ont jamais été l’objet de censures ecclésiastiques. Il en est de même d’un Discours sur la réformation de l’homme intérieur, dont il s’est fait plus de cent éditions, et de quelques autres ouvrages. L’orthodoxie de l’évêque d’Ypres n’a pas été mise en doute de son vivant ; sujet de la très catholique Espagne, ses collègues de Louvain l’envoyèrent deux fois à Madrid, au pays des inquisiteurs, pour y soutenir contre les envahissements des Jésuites la cause de cette université célèbre. Il fut choisi de même en 1630 pour relever un défi solennel des protestants de Bois-le-Duc, et il réduisit ses contradicteurs au silence. S’il écrivit contre Richelieu et contre la France, en 1635, un assez lourd pamphlet intitulé Mars Gallicus, c’est précisément parce que son zèle ultra-catholique l’anima ce jour-là contre un gouvernement qui faisait alliance avec Gustave-Adolphe et avec les protestants d’Allemagne. En un mot Jansénius ne serait ni un hérésiarque ni même un hérétique, malgré le nombre considérable des ouvrages qu’il a composés, s’il n’avait laissé en mourant un volumineux manuscrit que ses exécuteurs testamentaires avaient ordre de faire imprimer, et que lui-même avait intitulé Cornelii Jansenii Yprensis Augustinus…. — « L’Augustin de Jansénius, évêque d’Ypres, ou la doctrine de saint Augustin touchant l’état de la nature humaine encore saine, touchant sa maladie et sa guérison, contre les pélagiens et les demi-pélagiens de Marseille. » Il ne saurait être question d’examiner ici cet ouvrage considérable, mais il est à propos de voir tout de suite ce que l’Augustinus était dans la pensée de son auteur. Jansénius avait si peu la prétention de s’ériger en chef de secte et de faire le novateur qu’il affectait de ne rien avancer de lui-même et de ne vouloir pas composer un traité dogmatique. Persuadé qu’il trouverait dans les innombrables écrits du docteur de la grâce une théorie complète et des réponses à toutes les difficultés, il se contentait de disposer dans un ordre déterminé les textes de saint Augustin, il les rapprochait les uns des autres, il en montrait les conséquences logiques ; en un mot il faisait pour les in-folio de l’évêque d’Hippone ce que Montaigne avait fait pour Sénèque et pour Plutarque, ou mieux encore ce que Pierre Charron fit pour Montaigne lui-même. L’Augustinus ne ressemblait donc en aucune manière à l’Institution chrétienne de Calvin ; il était le contraire d’une œuvre originale et personnelle. L’ouvrage auquel on pourrait le mieux le comparer, c’est la Politique sacrée de Bossuet, qui ne vise pas le moins du monde à l’originalité. Jansénius répète à satiété qu’il ne cherche point à dogmatiser pour son compte, et qu’il ne se porte même pas garant de l’orthodoxie des propositions qu’il transcrit. Son ambition se borne à exposer fidèlement et méthodiquement les théories du maître. « Je ne me mets pas en peine, dit-il en propres termes, si les maximes que je produis dans mon livre sont vraies ou fausses, mais seulement si elles sont de saint Augustin, qui a eu assez d’éloquence pour expliquer ses sentiments. Après que j’aurai prouvé évidemment qu’il a eu ceux que je lui attribue, ce sera à lui à répondre de leur vérité ou de leur fausseté[2]. »

Il y a plus : dans ce même chapitre préliminaire où se lit cette déclaration, dans sa préface, dans sa conclusion, dans une épître dédicatoire au pape dont le manuscrit autographe fut présenté au grand Condé en 1648, et en dernier lieu dans son testament, Jansénius ne cesse de protester qu’il est le fils soumis de l’Église romaine ; il affirme « qu’il soutiendra, qu’il rejettera, qu’il condamnera ou anathématisera tout ce que Rome aura voulu soutenir, rejeter, condamner ou anathématiser, et cela parce qu’il veut vivre et mourir dans la communion de cette Église ». Voilà ce qu’on peut lire à la fin de son Epilogus. Dans la lettre à Urbain VIII, que les premiers éditeurs ont supprimée parce qu’elle faisait double emploi avec le testament, Jansénius n’était pas moins humble, car il prenait pour juge « le pape, le vicaire de la voie, de la vérité et de la vie.… Je n’ai rien pensé, ajoutait-il, rien dit, rien écrit que je ne mette aux pieds de Votre Sainteté, et je suis prêt d’approuver ou de condamner, d’assurer ou de révoquer tout ce que ses oracles célestes déclareront digne d’approbation ou de condamnation ». D’aucuns ont trouvé même que l’auteur de l’Augustinus se rabaissait trop, et ils l’ont accusé d’ultramontanisme ; on voit du moins qu’il avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, la passion de l’orthodoxie[3]. En lui rien de ce qui fait les hérétiques, c’est-à-dire la prétention d’innover et de soutenir obstinément des erreurs. Tout au plus pouvait-on l’accuser de n’avoir pas compris saint Augustin, et d’avoir attribué au grand évêque d’Hippone des opinions que l’on prouverait n’avoir pas été les siennes. On pouvait le combattre, le réfuter, et alors on s’exposait à attaquer du même coup le docteur de la grâce, dont la théologie régnait en souveraine depuis douze siècles avec l’approbation constante des papes et des conciles : le condamner au nom de l’orthodoxie était chose absolument impossible.

Ce n’est pas tout encore, car l’Augustinus fut approuvé spontanément dès son apparition par cinquante docteurs, séculiers ou réguliers, auxquels se joignirent bientôt six docteurs de Sorbonne. Le saint évêque de Marseille, Jean-Baptiste Gault, se proposait d’y joindre la sienne quand il mourut prématurément en 1643. Tous ces approbateurs reconnaissaient dans le livre de Jansénius la vraie, la pure doctrine de saint Augustin, et il ne leur venait pas en la pensée que l’auteur de cette compilation savante, de cette table analytique des traités augustiniens sur la grâce pût avoir eu la sotte prétention d’y introduire des opinions nouvelles.

Les Jésuites seuls ne firent pas entendre leur voix dans ce concert d’approbations et de louanges. Bien plus, ils remuèrent ciel et terre à cette occasion, et ils firent intervenir l’internonce de Bruxelles et le propre neveu du pape, d’abord pour arrêter l’impression du livre, et ensuite pour en interdire le débit. Ce n’est pas leur faute si l’Université de Louvain, faisant droit aux requêtes de l’imprimeur Zegers, laissa enfin paraître un ouvrage que les Jésuites étaient seuls à ne pas approuver.

Somme toute, on voit que Jansénius, un hérésiarque posthume, ce qui implique une contradiction grossière, ne saurait être comparé à Wiclef, à Luther, à Calvin et aux autres chefs de sectes ; nous voilà donc, par une conséquence rigoureuse, en présence d’un corps sans tête, d’une hérésie dont l’auteur n’a jamais pu être déclaré hérétique. On ne saurait donc, sans injustice, rendre ce bon Flamand responsable des troubles qui ont agité l’Église après sa mort ; il en est innocent comme le diacre Pâris sera innocent, quatre-vingt-dix ans plus tard, des désordres du petit cimetière de Saint-Médard. Mais puisqu’une lutte déjà deux fois séculaire s’est engagée sur son nom, puisque les adversaires de la grâce efficace par elle-même lui ont fait l’honneur de s’attaquer à lui de préférence, puisqu’ils ont donné à l’augustinisme le nom de jansénisme et qu’ils l’ont fait condamner comme tel, force nous sera de les suivre sur ce terrain, et nous aurons à considérer Jansénius comme le véritable chef du mouvement janséniste à la date de 1640.

À côté de l’évêque d’Ypres, et sur le même pilori, les Jésuites du XVIIe siècle et leurs successeurs ont placé Jean Du Vergier de Hauranne, un Français du Béarn, un compatriote d’Henri IV. Nous le retrouverons, lui aussi, dans la suite de ces études, et nous le verrons jouer un très grand rôle ; mais il est bon d’établir dès maintenant que lui non plus n’a pu être taxé d’hérésie de son vivant, et que, comme Jansénius, il ne méritait en aucune façon les honneurs du bûcher. Né à Bayonne en 1581, il fut d’abord pourvu d’un canonicat dans sa ville natale, puis il devint chanoine de la cathédrale de Poitiers, dont l’évêque lui résigna, en 1620, la petite abbaye de Saint-Cyran. Il était à cette époque ami très particulier de Jansénius, du cardinal de Bérulle et de saint Vincent de Paul. Richelieu l’estimait infiniment et cherchait à se l’attacher en le comblant de prévenances ; mais les refus obstinés de l’abbé de Saint-Cyran et ses velléités d’indépendance irritèrent le tout-puissant ministre, qui résolut de se venger. Ne pouvant l’amener à déclarer nul le mariage de Gaston d’Orléans, et le trouvant opposé à ses sentiments relâchés sur l’attrition, Richelieu le fit enfermer à Vincennes, ordonna la saisie de tous ses papiers, et commença contre sa doctrine une information juridique qui dura deux ans. On aurait voulu le condamner comme hérétique, mais on eut beau lire et relire des manuscrits qui remplissaient deux grands coffres et représentaient peut-être vingt volumes in-folio, il fut impossible d’en tirer même une proposition suspecte ; jamais Saint-Cyran n’a été condamné par le Saint-Siège ou censuré par la Sorbonne. Quand on vint l’arrêter, il travaillait à un grand ouvrage contre les calvinistes ; prisonnier, il fut autorisé à continuer un travail si utile à l’Église ; et dès que la mort de Richelieu lui eut rendu la liberté, il redevint aux yeux de tous ce qu’il était avant son incarcération, un prêtre dont la doctrine était jugée irrépréhensible. Sainte Chantal, qui reçut du prisonnier de Vincennes une longue lettre de direction, l’appelait « un saint homme tout apostolique, qui souffrait pour la vérité et pour la justice ». Saint Vincent de Paul, qui avait essayé de le défendre, mais timidement et en évitant de se compromettre, vint le féliciter à Vincennes à la nouvelle de son élargissement ; et c’est grâce à lui que Barcos, neveu de Du Vergier de Hauranne, eut son abbaye de Saint-Cyran. Six évêques ou archevêques assistèrent aux funérailles du célèbre abbé, et l’archevêque de Bordeaux, l’un d’entre eux, proposa de lui ériger un somptueux mausolée. Enfin le père du grand Condé, un prince qui se mêlait de théologie et qui chérissait les Jésuites, se vit contraint de confondre les calomniateurs et d’attester par écrit que le fougueux contradicteur du P. Garasse, l’auteur présumé de Petrus Aurelius, était mort « en bon chrétien, dans la paix de l’Église, et dans la communion des saints. »

Il en est donc de l’abbé de Saint-Cyran comme de l’évêque d’Ypres, on ne peut le considérer comme un hérésiarque, puisqu’il n’a jamais été convaincu d’hérésie ou simplement d’erreur. Ses ennemis les plus acharnés l’accusaient uniquement de ne pas recevoir le concile de Trente, et de croire que le sacrement de pénitence ne suffit pas à effacer les péchés ; ils ne lui ont jamais imputé aucune des doctrines qui constituaient à leurs yeux le fond même du jansénisme ; ils n’ont jamais incriminé ses théories sur la grâce. C’est même un fait curieux de voir l’ami et le confident de Jansénius s’appesantir si peu sur les questions qui absorbèrent durant près de vingt années l’auteur de l’Augustinus. Et cependant nous verrons dans la suite de cette histoire que nul n’a contribué plus que Saint-Cyran à la propagation de ce qu’on peut appeler le mouvement janséniste ; Arnauld lui-même, le grand Arnauld, dont il nous reste à parler brièvement, n’a fait en définitive que suivre les traces de son maître.

Jansénius et Saint-Cyran étaient parvenus à l’âge d’homme lorsque naquit à Paris, en 1612, le vingtième enfant de l’avocat Antoine Arnauld, de celui-là même qui jadis avait plaidé avec tant d’éclat pour l’Université contre les Jésuites. Béni dès le jeune âge par François de Sales, le saint ami de la mère Angélique, sa sœur, Arnauld renonça au barreau pour se donner tout entier à la théologie, et l’abbé de Saint-Cyran, son guide, songeait si peu à le conduire dans les sentiers écartés qu’il fit de lui un bachelier et ensuite un docteur de Sorbonne. La soutenance de 1635 fut très brillante, et elle ne souleva aucune contradiction. Cinq ans avant l’apparition de l’Augustinus, le jeune bachelier exposait conformément aux théories de saint Augustin le dogme de la grâce efficace par elle-même, et sa doctrine ne semblait nullement hétérodoxe. Dans La Fréquente Communion, le premier de ses grands ouvrages, il proposait la communion fréquente et même quotidienne comme l’idéal de la vie chrétienne, et le grand ennemi de Port-Royal, l’archevêque Péréfixe, se vantait d’avoir lu cinq fois avec profit un livre si « excellent, un livre admirable ». Censuré par la Sorbonne en 1656, Arnauld vit condamner une phrase dont les deux propositions étaient empruntées mot pour mot à deux Pères de l’Église, et les quarante-trois gros volumes qu’il a écrits n’ont pas donné prise à la moindre censure. Innocent XI voulait à toute force le faire cardinal, et Benoît XIV applaudissait à la publication de ses œuvres complètes. Bossuet le proclamait un grand homme, et lui reprochait seulement de n’avoir pas abandonné la défense du livre de Jansénius ; il ne lui a jamais imputé la moindre hérésie.

Qu’est-ce donc en définitive que le jansénisme du xviie siècle ? Un monstre à trois têtes hideuses, qui n’avait pas de tête du tout. Ni hérésiarques, ni hérétiques, ni chefs, ni soldats, voilà en deux mots son histoire. En dehors des doctrines augustiniennes sur la grâce efficace par elle-même et sur la prédestination gratuite, doctrines que l’Église enseignait et que le concile de Trente promulguait à nouveau, Jansénius, Saint-Cyran et Arnauld n’ont jamais fait ce choix (αἵρησις) qui caractérise l’hérétique ; sur tous les points sans exception, leur créance a été celle de l’Église catholique, apostolique et romaine, et leur hétérodoxie a consisté uniquement à n’aimer point les Jésuites et à combattre leurs erreurs. Jansénius les a combattus à Madrid comme à Louvain, Saint-Cyran s’est attaqué au Père Garasse et aux jésuites d’Angleterre, Arnauld enfin a bataillé contre les PP. Sirmond, de Sesmaisons Annat, Ferrier, et contre la Compagnie tout entière. Ennemis d’une société qui avait été créée pour combattre l’hérésie, ils ne pouvaient manquer d’être traités d’hérétiques, puisqu’ils la combattaient, et c’est là tout le secret du jansénisme, comme le disait si bien le cardinal Bona.

Mais, à ce compte, nos trois prétendus hérésiarques ne sont pas les premiers en date d’entre les jansénistes ; ils ne sont même pas les promoteurs de ce que nous appelons le mouvement janséniste, pas plus que Descartes et Malherbe ne sont les promoteurs du grand mouvement philosophique et littéraire qui a rendu le xviie siècle si célèbre. Descartes et Malherbe ont été entraînés par un courant irrésistible, et même s’ils n’avaient jamais existé, le cartésianisme et le malherbisme auraient été substitués aux vieux systèmes philosophique et littéraire dont le bon sens français ne voulait plus. De même en ce qui concerne les choses de la religion ; la France, qui n’avait pas consenti à se faire calviniste, repoussait avec une égale énergie le bigotisme espagnol et l’ultramontanisme italien, et bien avant la Ligue, elle proscrivait les vendeurs de catholicon. Dès que les Jésuites mirent le pied sur notre territoire, et du vivant même de Loyola, on vit le Parlement de Paris, les évêques, les curés, la Sorbonne et l’Université faire acte de jansénisme, au sens particulier qu’on peut donner à ce mot. Les théologiens suivirent quand ils virent les Jésuites enseigner une théologie « mieux accommodée aux besoins des temps », ce sont les propres termes du général Lainez, que celle de saint Augustin et de saint Thomas. Les audaces de Monte-Major, de Lessius et Hamelius, de Molina enfin, soulevèrent un tolle général, et ces quatre jésuites ont été la véritable cause des événements qui ont bouleversé l’Église durant trois siècles. S’ils n’avaient pas écrit contre les dogmes de la grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite, on n’aurait vu ni l’Augustinus, ni les Provinciales, ni la bulle Unigenitus. La prédiction du dominicain Melchior Canus se serait trouvée fausse, les Jésuites n’auraient pas « causé à l’Église des maux sans nombre » ; la Sorbonne se serait trompée en déclarant leur société « périlleuse en matière de foi et ennemie de la paix de l’Église ». C’est donc dès le milieu du xvie siècle, trente ans avant la naissance de Jansénius, que commence véritablement l’histoire du mouvement janséniste ; et peut-être n’avancerait-on pas un paradoxe insoutenable si l’on disait que son véritable père est saint Ignace de Loyola lui-même[4].

L’hérésie janséniste, si elle avait jamais existé, serait un corps sans tête, car on vient de voir qu’elle n’a pas eu de chefs comme le luthéranisme, le calvinisme, le molinisme et le molinosisme. Ce qui a été dit de Jansénius, de Saint-Cyran et d’Arnauld pourrait être dit de Nicole, de Quesnel et de Duguet. On peut ajouter hardiment que cette hérésie n’a jamais eu de sectateurs, et il est aisé de s’en convaincre par les déclarations si catégoriques de Pascal dans ses deux dernières Provinciales. L’auteur de ces deux lettres-là est vraiment le contraire d’un janséniste, d’un homme qui soutient les cinq propositions condamnées par le pape. Les Provinciales dans leur ensemble, et notamment celles qui s’attaquent à la morale relâchée, n’auraient pas leur raison d’être si l’homme fait nécessairement le mal quand il n’a pas la grâce. Elles ne signifieraient rien s’il fallait croire sur parole un prélat académicien qui s’amusait il y a dix ou quinze ans à faire l’équation suivante « jansénisme = calvinisme = fatalisme musulman ». Le rigorisme et le fatalisme sont choses incompatibles. De même l’apologie du christianisme à laquelle travaillait fiévreusement Pascal dénotait chez son auteur un esprit de prosélytisme qui serait un non-sens, car un fataliste qui n’est pas fou ne cherche pas à convertir ses semblables ; il les abandonne au destin.

Ce qui est vrai de Pascal est vrai de tous les autres sans exception ; on ne connaît pas un ouvrage des jansénistes qui prenne la défense des cinq propositions au sens où les papes les ont condamnées avec raison. Lorsque les grands vicaires de Paris sont venus à Port-Royal en 1661 pour interroger les unes après les autres les quatre-vingt-douze religieuses des deux maisons, ils ont dû constater, à leur très grande surprise, qu’il ne s’en était pas trouvé une seule dont la foi pût être suspectée. Elles croyaient toutes, même les plus simples converses, qu’on résiste à la grâce et que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes. Elles priaient la Sainte Vierge et elles communiaient plusieurs fois par semaine.

Mais par contre on a vu tous les antimolinistes, disciples de saint Augustin, de saint Bernard, de saint Thomas et du concile de Trente, prendre énergiquement la défense de ce qu’ils ont appelé les dogmes intangibles de la grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite, et à leur tête doit être placé un prélat qui croyait pourtant à la réalité du jansénisme, Bossuet en personne, que l’on traite aujourd’hui de janséniste. C’est à lui qu’il faut recourir en dernière analyse pour faire connaître l’état de la question.

La grande querelle causée par l’apparition du livre de Molina en 1588, c’est une des phases de cette éternelle question des rapports du fini et de l’infini. L’Éternel est tout-puissant, et rien ne saurait lui résister ; omnia quœcumque voluit, fecit ; dixit et facta sunt ; tout ce qu’il a voulu faire, il l’a fait, — il a dit, et les choses se sont faites. Voilà un premier principe admis sans discussion par les théologiens et par les philosophes. Mais en voici un second qui n’est pas moins indiscutable : Les créatures intelligentes sont capables de mériter ou de démériter ; donc elles ont été créées libres[5] ; et l’on ne voit pas bien comment cette liberté de la créature responsable peut se concilier avec la toute-puissance du Créateur. Il y a là une antinomie, disent les philosophes, et les théologiens ajoutent que c’est un mystère. Ce n’est pas tout encore ; la théologie intervient alors pour établir la doctrine du péché originel, pour enseigner que l’homme, ayant abusé de sa liberté native, n’a plus le pouvoir de se porter de lui-même vers le bien ; la concupiscence l’entraîne vers le mal, comme saint Paul le reconnaissait en gémissant. Pour que nous puissions faire le bien dans cet état de nature déchue, pour que nous observions les commandements, il faut de toute nécessité que Dieu dans sa miséricorde vienne à notre secours, qu’il nous accorde en vue des mérites du Rédempteur ce qu’on appelle sa grâce. Or la grâce est par essence un don gratuit que Dieu ne doit à personne. Il a choisi Jacob et rejeté son frère aîné, sans que l’on puisse le taxer d’injustice. Des deux larrons qui insultaient ensemble le crucifié, un seul a été sanctifié à l’exclusion de l’autre ; saint Pierre dans la cour du grand prêtre et saint Paul à Damas nous montrent de même combien il est difficile d’accorder l’action de la grâce avec le libre arbitre. Bossuet a tenté de le faire en disant que ce sont deux anneaux d’une même chaîne. Comment ces anneaux se rejoignent-ils ? C’est le secret de Dieu, et Bossuet s’écrie : O altitudo, ô profondeur, et il propose au chrétien d’adorer, de se taire, et surtout de croire qu’il y a là deux vérités également importantes.

Si l’on n’est pas assez humble pour prendre ce parti, il faut se déclarer nettement pour ou contre l’omnipotence de Dieu, et revendiquer ou abandonner la pleine indépendance de l’homme ; c’est ce qu’ont fait successivement, après les calvinistes du XVIe siècle, qui ont nié le libre arbitre, les molinistes et leurs adversaires. Les molinistes ont déclaré que, s’il fallait absolument faire un choix, ils se résigneraient à limiter la toute-puissance de Dieu[6], et les autres ont répondu : « Non pas, c’est la pauvre liberté de l’homme que nous sacrifierions sans hésiter ; mais il n’y a pas lieu de le faire, car la Sagesse et la Bonté infinies ont assuré la coexistence de l’omnipotence de Dieu et du libre arbitre de l’homme. » C’est l’orgueil qui faisait parler Pélage, Molina et leurs sectateurs ; c’est l’humilité qui a fait parler saint Paul, saint Augustin, saint Bernard, saint Thomas et avec eux l’Église romaine tout entière.

Il faut bien reconnaître en effet que toute la liturgie catholique proclame hautement le souverain empire de Dieu sur nos volontés, et qu’elle n’a pas un chant, pas une prière ancienne ou moderne, pas une antienne qui favorise le molinisme. Quand on chante dans la collecte du jour de Pâques : vota nostra, quæ præveniendo aspiras, etiam adjuvando prosequere : nos prières, que vous nous inspirez par une grâce prévenante, accompagnez-les par une grâce adjuvante, cela revient à dire : On ne peut rien sans la grâce, pas même demander la grâce ; or nous prions et nous avons déjà la grâce prévenante. Mais elle ne suffit pas, et nous demandons une nouvelle grâce, celle qui aide et qui fait persévérer. C’est le plus pur augustinisme. La préface de tous les saints, la belle prose du jour de la Pentecôte, le Veni creator, l’admirable Dies iræ, la célèbre secrète du quatrième dimanche après la Pentecôte, où l’Église demande à Dieu de dompter nos volontés « même rebelles », la prière pour la paix adressée au Dieu « de qui viennent les saints désirs, les résolutions droites et les œuvres justes », l’office de l’enterrement des enfants qui répète à satiété qu’ils sont prédestinés gratuitement et sans aucun mérite de leur part, tout enfin dans le Psautier, dans le Bréviaire et dans le Missel romain crie aux fidèles que l’augustinisme est la doctrine de l’Église.

La conclusion de ce chapitre moitié historique et moitié doctrinal est facile à tirer. Ce qu’on appelle improprement jansénisme n’est pas autre chose qu’un mouvement de réaction contre les théories impies de ceux qui ont exalté le libre arbitre au détriment de la puissance divine ; c’est une proclamation des droits de Dieu opposée à une audacieuse déclaration des droits de l’homme. Si l’on est d’accord sur ce point, on peut entrer résolument dans le récit des faits, avec la certitude de ne rien trouver dans le prétendu jansénisme qui ne soit entièrement conforme aux dogmes de l’Église catholique, apostolique et romaine.


  1. Loriquet, Hist. eccl. 9e époque.
  2. Lib. pro œm. c. 29. La traduction est empruntée à un opuscule de 1644.
  3. Détail curieux, Jansénius est un des promoteurs de la dévotion à saint Joseph, confident du Très-Haut, et par conséquent patron désigné des théologiens. À Port-Royal aussi saint Joseph était l’objet d’un culte particulier.
  4. En 1767, un janséniste émérite écrivait à l’archevêque de Lyon, Montazet, que s’il n’y avait jamais eu de Jésuites, jamais il n’y eût eu de jansénistes.
  5. L’homme tient à son libre arbitre, et il a raison, mais il ne devrait pas oublier qu’il n’est pas admis, en venant au monde, à choisir son siècle, sa patrie, sa famille, sa condition, son sexe, son tempérament, son caractère, son plus ou moins de santé et d’intelligence, tout cela lui est imposé par le Créateur.
  6. En 1723, six évêques français, réfutant le cardinal de Bissy, disaient à propos des théories de Molina : « La grâce n’est plus un don gratuit, c’est un tribut que Dieu paye régulièrement à la créature, et le démon en règle le tarif. » Fourquevaux, Catéch. hist…II, 304.