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Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 5

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Histoire grecque (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Histoire grecqueHachetteTome 1 (p. Livre V-560).
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LIVRE V.




CHAPITRE PREMIER.


La guerre est transportée à Égine. — Téleutias en chasse les Athéniens. — Gorgopas est battu et tué par Chabrias. — Succès de Téleutias. — Paix d’Antalcidas. — Agésilas force les Béotiens, les Corinthiens et les Argiens à s’y soumettre.


(Avant J. C. 388, 387, 386.)


Voilà le point où en étaient les affaires des Athéniens et des Lacédémoniens dans l’Hellespont.

Étéonicus, cependant, se trouvait de nouveau à Égine, dont les habitants avaient entretenu jusque-là des relations amicales avec les Athéniens. De concert avec les éphores, ils engagent ceux qui en ont envie à profiter de ce que la guerre se fait ouvertement sur mer pour aller butiner en Attique. Les Athéniens, ainsi enfermés dans leurs murs, envoient à Égine des hoplites commandés par Pamphilus, leur stratége : ceux-ci se retranchent dans l’île, et, comme ils avaient dix trirèmes, tiennent ainsi les Éginètes assiégés par terre et par mer. Mais lorsque Téleutias, qui se trouvait quelque part dans les îles occupé à recueillir de l’argent, apprend que les Éginètes sont ainsi bloqués, il vient à leur secours et chasse les vaisseaux athéniens : toutefois, Pamphilus se maintient dans ses retranchements.

Sur ces entrefaites arrive Hiérax, envoyé par les Lacédémoniens : il prend donc le commandement de la flotte, et Téleutias, sous les plus heureux auspices, retourne dans sa patrie. En effet, au moment où il descend sur le rivage pour s’embarquer, il n’y a pas un des soldats qui ne veuille lui serrer la main ; l’un le couvre de fleurs, l’autre de banderoles ; ceux même qui arrivent trop tard, au moment où le vaisseau s’éloigne, jettent des couronnes dans la mer et lui souhaitent toutes sortes de prospérité. Je sais bien qu’il n’y a dans ce que je raconte ni dépenses, ni périls, ni ruses de guerre remarquables ; mais cependant, par Jupiter ! il me paraît digne d’un homme de rechercher par quels moyens Téleutias parvint à s’attacher ainsi ses subordonnés. Car beaucoup de richesses, beaucoup de, dangers, sont moins dignes de remarque que la conduite d’un pareil homme.

Cependant Hiérax, cinglant vers Rhodes avec le reste de ses vaisseaux, en laisse douze à Égine avec son second, Gorgopas, en qualité d’harmoste. Dès lors les Athéniens du fort sont, dans le fait, plus assiégés que les habitants de la ville, en sorte qu’en vertu d’un décret du peuple, les Athéniens équipent un grand nombre de vaisseaux, et, cinq mois après l’occupation, ramènent d’Égine les troupes du fort. Cependant les Athéniens, ayant encore beaucoup à souffrir des corsaires et de Gorgopas, équipent de leur côté treize vaisseaux, et choisissent Eunome pour les commander. Pendant que Hiérax est à Rhodes, les Lacédémoniens envoient Antalcidas en qualité de navarque, croyant en cela être très-agréables à Tiribaze. Antalcidas, arrivé à Égine, prend avec lui les vaisseaux de Gorgopas et se rend à Éphèse, d’où il renvoie Gorgopas à Égine avec ses douze vaisseaux ; après quoi il met son second Nicolochus à la tête du reste de la flotte. Nicolochus fait voile dans les eaux d’Abydos, pour secourir cette ville ; mais il se détourne vers Ténédos, dont il ravage le territoire, lève des contributions, et se rend ensuite à Abydos. Les stratéges des Athéniens se rassemblent de Samothrace, de Thase et des pays environnants, pour venir au secours de Ténédos ; mais, quand ils apprennent que Nicolochus avait abordé à Abydos, ils partent de la Chersonèse et bloquent avec trente-deux vaisseaux sa flotte de vingt-cinq voiles.

Cependant Gorgopas, en revenant d’Éphèse, rencontre Eunome, et s’enfuit aussitôt à Égine. Comme c’était peu de temps avant le coucher du soleil, il fait souper ses troupes aussitôt après qu’elles sont débarquées, et Eunome s’en retourne après avoir attendu quelque temps. La nuit venue, il avait, suivant l’usage, du feu sur son vaisseau, et marchait le premier, afin que ceux qui suivaient ne vinssent point à s’égarer. Gorgopas alors rembarque aussitôt ses soldats et suit le fanal à quelque distance en arrière, sans se laisser apercevoir, et, pour ne pas éveiller l’attention, les céleustes, au lieu de se servir de la voix, frappent des cailloux l’un sur l’autre, et l’on rame sans bruit. Lorsque les vaisseaux d’Eunome sont arrivés près du rivage de l’Attique, non loin du Zoster, Gorgopas donne avec la trompette le signal de l’attaque. Le désordre régnait dans les vaisseaux d’Eunome ; les uns débarquaient déjà, tandis que d’autres étaient occupés à jeter l’ancre, et que quelques-uns naviguaient encore : le combat a lieu au clair de la lune ; Gorgopas s’empare de quatre trirèmes, qu’il attache derrière les siennes, et les emmène à Égine : les autres vaisseaux athéniens s’enfuient au Pirée.

Après ces événements, Chabrias part pour Cypre, afin de secourir Évagoras, avec huit cents peltastes et dix trirèmes. Il prend encore à Athènes quelques vaisseaux et des hoplites, vient de nuit aborder dans l’île d’Egine, et se met en embuscade avec les peltastes dans un endroit creux, à une certaine distance du temple d’Hercule. Au point du jour, comme il était convenu, les hoplites athéniens arrivent sous la conduite de Déménétras et s’avancent jusqu’à l’endroit nommé Tripyrgia, environ seize stades au delà du temple d’Hercule. Gorgopas, en ayant reçu la nouvelle, se porte à la rencontre de l’ennemi avec les Éginètes, les soldats de sa flotte, et huit Spartiates qui se trouvent auprès de lui. Il fait aussi savoir aux équipages de ses vaisseaux, que tous ceux qui sont de condition libre aient à le suivre ; il y a aussi un grand nombre de ces gens qui marchent à l’ennemi avec les premières armes qu’ils peuvent trouver. Quand les premiers rangs ont dépisté l’embuscade, Chabrias et les siens s’élancent sur eux et les accablent aussitôt de traits et de flèches : les hoplites descendus des vaisseaux surviennent en ce moment. L’avant-garde, dont Gorgopas et les Lacédémoniens font partie, et qui ne présente aucune masse serrée, est bientôt massacrée : ceux-là tués, tout le reste prend la fuite ; cent cinquante Éginètes environ restent sur la place, et il ne périt pas moins de deux cents hommes, tant des mercenaires que des métèques et des matelots qui avaient pris part à cette sortie. Après ce succès, les Athéniens peuvent tenir la mer comme en pleine paix : en effet, les matelots, ne recevant point de paye d’Étéonicus, refusent de le servir, quoiqu’il veuille les y contraindre.

Sur ce point, les Lacédémoniens envoient de nouveau Téleutias prendre le commandement de ces vaisseaux ; les matelots, en le voyant arriver, sont au comble de la joie : il les convoque et leur dit : « Soldats, j’arrive sans apporter de l’argent avec moi ; mais cependant, si la divinité le permet, et si vous m’aidez de votre zèle, je tâcherai de vous fournir le plus de vivres possible. Sachez bien que, quand je vous commande, je désire pourvoir à votre subsistance autant qu’à la mienne ; et vous vous étonnerez peut-être si je vous dis que j’aime mieux vous voir des vivres que d’en avoir moi-même ; mais, j’en atteste les dieux, j’accepterais plus volontiers de me voir deux jours sans manger, que vous un seul. Ma porte, jusqu’à présent, a toujours été ouverte à quiconque avait à me demander quelque chose ; elle sera encore ouverte aujourd’hui. Ainsi, ce n’est que quand vous aurez, vous, des vivres en abondance, que vous me verrez vivre largement. Mais si vous me voyez endurer le froid, le chaud et les veilles, apprenez aussi à supporter tout cela. Quand je vous impose cette conduite, ce n’est point pour vous tourmenter, mais c’est pour que vous en recueilliez quelque bien. Soldats, ajoute-t-il, notre patrie, qui passe pour la plus florissante, n’est point parvenue, sachez-le bien, à ce degré de prospérité, en s’abandonnant à la mollesse, mais en s’exposant aux travaux et aux périls quand il en était besoin. Et vous aussi, vous vous êtes montrés naguère, je le sais, des hommes de cœur ; mais aujourd’hui il faut vous efforcer de vous surpasser encore, afin que nous partagions avec joie vos labeurs et vos succès. Qu’y a-t-il en effet de plus agréable que de n’avoir à flatter personne, ni Grec ni barbare, pour en obtenir une paye, et d’être en état de pourvoir soi-même à sa subsistance, et cela de la manière la plus glorieuse ? Car, il ne faut pas l’oublier, l’abondance qu’on se procure à la guerre, aux dépens des ennemis, vous donne tout à la fois de la nourriture et de la gloire aux yeux de tous les hommes. »

Quand il a parlé, tous s’écrient qu’il n’a qu’à donner les ordres nécessaires, qu’ils sont prêts à lui obéir. Il offrait en ce moment un sacrifice ; il leur dit : « Maintenant, soldats, allez souper, comme vous étiez près de le faire ; mais prenez-moi des vivres pour un jour, et revenez promptement aux vaisseaux, afin que nous voguions où la divinité nous conduira, et que nous arrivions au bon moment. » Quand ils sont revenus, il les fait monter sur les vaisseaux et se dirige, à la faveur de la nuit, vers le port d’Athènes : tantôt il leur fait prendre du repos et les engage à s’aller coucher, tantôt il les appelle aux rames. Si l’on se figure qu’il était fou d’aller attaquer, avec douze trirèmes, un ennemi maître de tant de vaisseaux, on n’a qu’à réfléchir à son calcul. Il pensait que, depuis la mort de Gorgopas, les Athéniens devaient se préoccuper moins de la flotte qui était dans le port. Et lors même qu’il y aurait là des vaisseaux au mouillage, il croyait qu’il était moins dangereux d’en attaquer vingt en station à Athènes que dix ailleurs : car il savait qu’une fois en mer, les matelots ne doivent pas quitter leur vaisseau, tandis qu’il n’ignorait pas que les triérarques des bâtiments mouillés à Athènes dorment dans leurs maisons, et que les matelots habitent dans différents endroits. Telles étaient les réflexions qui dirigeaient son expédition navale.

Quand il n’est plus qu’à cinq ou six stades du port, il s’arrête et fait reposer ses soldats. Dès que le jour paraît, il se place en tête. Ses vaisseaux suivent. Il leur défend de couler bas ou d’entamer aucun vaisseau rond ; mais quand ils verront une trirème à l’œuvre, ils tâcheront de la mettre hors de service : les bâtiments de transport ou bien de charge, ils les attacheront à leur poupe et les emmèneront hors du port ; quant aux plus grands, ils les aborderont et feront prisonnier tout l’équipage. Il y en eut même qui, s’élançant sur le Deigma[1], s’emparèrent de plusieurs marchands et propriétaires de navires qu’ils emmenèrent avec leurs vaisseaux. Tous les ordres de Téleutias sont exécutés.

Cependant les Athéniens qui étaient encore chez eux, entendant qu’il se passe quelque chose, se jettent dehors pour savoir quelle est cette rumeur : les uns rentrent dans leur maison chercher leurs armes, d’autres répandent la nouvelle par la ville. Tous les Athéniens, hoplites et cavaliers, arrivent alors en armes au Pirée, qu’ils croient déjà pris ; mais Téleutias expédie à Égine les bâtiments dont il s’est emparé, en les faisant escorter par trois ou quatre trirèmes ; puis, s’éloignant du port avec les autres, il se retire en longeant les côtes de l’Attique, prend un grand nombre de bateaux pêcheurs et de bâtiments remplis de passagers venant des îles, et se rend à Sunium, où il fait main-basse sur les vaisseaux marchands, chargés les uns de grains et les autres de marchandises. Cela fait, il s’en retourne à Égine, où il vend ses prises, et donne, avec le produit, un mois de paye à ses soldats. Il continue ensuite à courir la mer et à prendre tout ce qu’il trouve. C’est ainsi qu’il entretint ses équipages au complet et qu’il eut des soldats qui le servaient avec joie et promptitude.

Antalcidas redescendait de l’Asie avec Tiribaze, après avoir négocié l’alliance avec le roi, dans le cas où les Athéniens et leurs alliés ne voudraient pas accepter la paix que ce dernier leur proposait. Mais quand il apprend que Nicolochus et sa flotte sont bloqués dans Abydos par Iphicrate et Diotime, il s’y rend par terre. Là, prenant le commandement de la flotte, il met à la voile pendant la nuit, après avoir fait répandre le bruit que les Chalcédoniens l’ont fait demander ; puis il aborde à Percope, où il demeure en repos. Déménétus, Dionysius, Léontichus et Phanias, s’étant aperçus de son départ, le poursuivirent du côté de Proconnèse ; mais, dès qu’il l’eut dépassé, Antalcidas revint à Abydos ; car il avait appris ; que Polyxène devait arriver avec les vaisseaux de Syracuse et d’Italie, et il voulait les joindre à sa troupe.

Sur ces entrefaites, Thrasybule de Colytte[2] part de Thrace avec huit vaisseaux pour se réunir au reste de la flotte athénienne. Les vigies ayant annoncé l’approche de huit trirèmes, Antalcidas fait aussitôt embarquer des matelots sur ses douze meilleurs marcheurs, et donne l’ordre de compléter ce qui pourrait manquer dans les équipages, en prenant sur ceux qu’il laisse, puis il va se mettre en embuscade de manière à être caché le mieux possible. Il laisse ensuite passer les trirèmes et se met à leur poursuite : dès qu’elles le voient, elles s’enfuient, mais ses bons marcheurs atteignent bien vite les trirèmes les plus lentes : il défend cependant à ses vaisseaux de les attaquer, et continue à poursuivre ceux qui sont en avant Quand il en est maître, les vaisseaux athéniens qu’il a laissés en arrière, voyant la tête de leur escadre en son pouvoir, perdent courage et se laissent prendre par les derniers vaisseaux lacédémoniens : donc ils sont tous pris.

Outre les vingt vaisseaux de Syracuse qui viennent se joindre à Antalcidas, il en arrive d’autres de toute la partie de l’Ionie soumise à Tiribaze, ainsi que plusieurs équipés par la province d’Ariobarzane, auquel il se trouvait, depuis longues années, uni par les liens de l’hospitalité. D’un autre côté, Pharnabaze, rappelé par le roi, était déjà parti pour le haut pays ; car c’est alors qu’il épousa la fille du roi. Antalcidas, qui se trouvait à la tête de plus de quatre-vingts vaisseaux, tenait l’empire de la mer, de sorte qu’il empêche les vaisseaux du Pont de retourner à Athènes, et les force à se réfugier chez leurs alliés.

Les Athéniens, en voyant la force de la flotte ennemie, craignent que cette guerre ne se termine pour eux aussi mal que la précédente, maintenant que le roi est devenu l’allié des Lacédémoniens ; ils étaient d’ailleurs obsédés par les corsaires d’Égine : aussi désiraient-ils vivement la paix. Les Lacédémoniens, qui avaient une armée au Léchéum et une à Orchomène, et qui étaient obligés de garder certaines villes, les unes dont ils n’étaient pas sûrs, afin de ne pas les perdre ; les autres dont ils se défiaient, pour les empêcher de passer aux ennemis, ayant d’ailleurs à supporter à Corinthe toutes les chances de la guerre, se sentaient aussi fatigués de cette lutte. Quant aux Argiens, voyant qu’une expédition était décrétée contre eux, et sachant par expérience que le prétexte des mois sacrés ne leur servait plus de rien, ils étaient également portés pour la paix. Lors donc que Tiribaze fit engager ceux qui désiraient savoir les conditions de la paix proposée par le roi, à se rendre auprès de lui, tous s’y rendirent avec empressement. Dès qu’ils sont réunis, Tiribaze, leur ayant montré le cachet du roi, leur lit ce qui était écrit ; en voici la teneur :

« Le roi Artaxercès regarde comme juste que les villes situées en Asie, ainsi que les îles de Clazomène et de Cypre, soient sa propriété, mais que toutes les autres villes grecques, petites et grandes, soient toutes rendues indépendantes, à l’exception de Lemnos, Imbros et Scyros : ces dernières, comme par le passé, seront aux Athéniens. Tous ceux qui n’accepteront point cette paix, je leur ferai la guerre avec ceux qui l’acceptent, et cela sur terre et sur mer, n’épargnant ni vaisseaux ni argent. »

Les députés des villes, après avoir entendu ces conditions, les font connaître à leurs États respectifs. Tous[3] jurent de les observer ; mais les Thébains ayant prétendu jurer pour toute la Béotie, Agésilas refuse de recevoir leurs serments, s’ils ne jurent, comme le portaient les lettres du roi, que toutes les villes, grandes et petites, seraient indépendantes. Les députés thébains déclarent alors que ce n’est point dans leurs instructions. « Eh bien, leur dit Agésilas, allez le demander à votre ville, et annoncez-lui en même temps que, si elle refuse ces conditions, elle sera déclarée hors de la trêve. » Ils partent. Agésilas, en raison de sa haine pour les Thébains, ne veut pas attendre ; il persuade les éphores, et offre le sacrifice de départ. Aussitôt qu’il l’a fait, il se rend à Tégée, d’où il envoie des cavaliers pour hâter les levées dans les environs, et il expédie des officiers dans les villes. Mais avant qu’il soit parti de Tégée, il voit arriver les Thébains, qui lui déclarent reconnaître l’indépendance des villes. Les Lacédémoniens s’en retournent donc chez eux, après avoir ainsi forcé les Thébains à entrer dans le traité et à reconnaître l’indépendance des villes béotiennes. Les Corinthiens tardaient aussi à renvoyer leur garnison d’Argos ; mais Agésilas annonce aux Corinthiens que, s’ils ne renvoient pas les Argiens, et à ceux-ci que, s’ils ne sortent pas de Corinthe, il leur déclare la guerre. Il y a terreur des deux parts. Les Argiens sortent, et Corinthe reprend son ancien gouvernement national : les auteurs des massacres et leurs complices se décident d’eux-mêmes à quitter la ville, et les autres citoyens rappellent avec joie les exilés.

Quand tout cela est fait, et lorsque les villes se sont engagées par serment à observer la paix dictée par le roi, on licencie les troupes de terre, on licencie les flottes. Les Lacédémoniens, les Athéniens et les alliés, depuis la guerre qui suivit la destruction des murs d’Athènes, concluent ainsi la première paix. Or, après avoir déjà fait pencher la balance plutôt de leur côté durant la guerre, les Lacédémoniens obtiennent par cette paix, connue sous le nom de paix d’Antalcidas, une supériorité incontestable. Non-seulement ils en furent promoteurs auprès du roi et obtinrent l’indépendance les villes, mais ils se firent une alliée de Corinthe et affranchirent les villes béotiennes de la domination des Thébains, ce qu’ils souhaitaient depuis longtemps. Enfin ils firent cesser l’occupation de Corinthe par les Argiens, en les menaçant de la guerre, s’ils ne se retiraient de Corinthe.

CHAPITRE II.


Rigueur des Lacédémoniens contre leurs alliés infidèles. — Ils rasent Mantinée et rétablissent les aristocrates à Phlionte. — Guerre d’Olynthe. — Succès d’Eudamidas, de Phébidas et de Téleutias. — Bataille d’Olynthe.


(Avant J. C. 385, 384, 383.)


Tout ayant ainsi marché selon leurs vœux, les Lacédémoniens sont d’avis de punir ceux de leurs alliés qui se sont armés contre eux dans la guerre, et montrés mieux disposés envers les ennemis qu’envers Lacédémone : c’est leur ôter les moyens d’une nouvelle défection. Et d’abord ils envoient aux Mantinéens l’ordre d’abattre leurs murs, en leur déclarant qu’ils n’ont pas d’autre manière de s’assurer de leur fidélité. Ils prétendent, en effet, s’être bien aperçus qu’ils ont envoyé du blé aux Argiens, lorsque ceux-ci étaient en guerre avec les Lacédémoniens ; que souvent ils refusaient de prendre part aux expéditions sous prétexte de la paix sacrée, ou que, quand ils marchaient avec eux, ils faisaient mal leur service : ils ajoutent qu’ils n’ignoraient pas leur jalousie quand il arrivait du bien à Sparte, leur joie quand il lui arrivait malheur. On rappelle aussi que la trêve de trente ans, conclue avec les Mantinéens après la bataille de Mantinée, vient d’expirer cette année même. Les Mantinéens refusent d’abattre leurs murs. On décrète une expédition contre eux. Agésilas prie la ville de le dispenser du commandement, attendu que la ville de Mantinée a rendu de grands services à son père dans les guerres de Messénie. C’est Agésipolis qui commande l’expédition, bien que Pausanias son père fût lié d’amitié avec les prostates du peuple de Mantinée.

À peine entré dans le pays, il se met à le ravager. Cependant comme, malgré cela, les Mantinéens n’abattaient point leurs murs, il creuse un fossé autour de la ville, et emploie à ce travail la moitié de ses troupes, tandis que l’autre moitié se tient sous les armes devant les travailleurs. Ce fossé achevé, il peut alors, en toute sûreté, élever un mur autour de la ville. Mais il apprend qu’il y a beaucoup de blé dans la place, parce que l’année précédente avait été très-fertile. Croyant donc qu’il y a péril à ruiner Lacédémone et les alliés par de longues campagnes, il barre le fleuve qui passe dans la ville, et qui était très-considérable. Le cours se trouvant ainsi entravé, l’eau couvre les fondements des maisons et ceux du mur : quand les briques du bas sont mouillées, elles ne peuvent plus retenir celles du haut, et le mur commence à se fendre, puis il cède. Les assiégés essayent pendant quelque temps de l’étayer avec des poutres, et imaginent divers moyens pour empêcher la tour de tomber. Mais ils sont vaincus par les eaux, et craignant alors que, le mur venant à tomber, ils ne soient pris d’assaut, ils consentent à raser leurs murs. Les Lacédémoniens refusent de traiter, à moins qu’ils ne répartissent leur population dans les villages. Les Mantinéens, sentant qu’ils ne peuvent l’éviter, se déclarent prêts à le faire.

Le parti argien et les prostates du peuple se croyaient perdus ; mais Agésipolis consent, sur les instances de son père, à les laisser se retirer en sûreté de la ville au nombre de soixante. Les Lacédémoniens, la lance en main, se tiennent des deux côtés de la route, depuis les portes de la ville, pour les voir sortir ; et, malgré leur haine, ils ont moins de peine à s’abstenir d’offenses envers eux que les oligarques mantinéens. Ceci soit dit comme une grande preuve de discipline. Ensuite, quand le mur est rasé et les habitants de Mantinée répartis dans quatre bourgs, comme ils l’étaient autrefois, ce changement les chagrine d’abord, parce qu’il fallait abattre les maisons qu’ils possédaient et en élever de nouvelles ; mais voyant que ceux qui avaient du bien demeurent plus près de leurs terres autour des bourgs, qu’ils sont en aristocratie, et se trouvent débarrassés des démagogues qui leur pesaient, ils se réjouissent de ce qui s’est passé. Les Lacédémoniens ne leur envoient plus un officier séparément, mais un pour chaque village, et les Mantinéens, dans leurs nouvelles demeures, prennent part aux expéditions avec beaucoup plus de zèle que quand ils étaient en démocratie. Voilà ce qui se passa à Mantinée : c’est une leçon de prudence donnée aux hommes pour ne pas laisser désormais passer un fleuve dans leurs murs.

Lorsque les exilés de Phlionte apprirent que les Lacédémoniens examinaient la conduite de leurs alliés pendant la guerre, ils crurent l’occasion favorable pour aller à Lacédémone. Ils rappellent aux Lacédémoniens que, tant qu’ils habitaient leur patrie, la ville les recevait dans ses murs, et que les habitants étaient toujours prêts à marcher avec eux partout où ils voulaient, tandis que, depuis qu’ils étaient exilés, on ne voulait plus suivre les Lacédémoniens, et qu’ils étaient les seuls hommes qui ne fussent point reçus à l’intérieur des portes. Les éphores, après les avoir entendus, trouvent la chose digne d’attention. Ils envoient dire à la ville des Phliasiens que les bannis, étant aussi des Lacédémoniens, n’ont point mérité leur exil ; que, par conséquent, il leur semble juste que la ville les rappelle de bon gré, et non point par contrainte. Ce message entendu, les Phliasiens craignent que, si les Lacédémoniens marchent contre eux, il n’y ait des gens dans la ville qui les y introduisent : et de fait, les exilés avaient dans l’intérieur bon nombre de parents et des gens qui leur étaient favorables ; et, comme cela arrive dans la plupart des villes, il s’y trouvait des gens qui désiraient un nouvel état de choses et voulaient rappeler les bannis. Dans cette crainte, on décrète qu’on recevra les exilés, en leur rendant les biens dont la propriété sera prouvée, et que ceux qui les auront achetés en recevront la valeur du trésor public : s’il survenait quelque contestation entre les parties intéressées, la justice déciderait. Voilà ce qui se passa dans ce temps-là au sujet des exilés Phliasiens.

Acanthe et Apollonie, les deux plus grandes villes des environs d’Olynthe, envoient des députés à Lacédémone. On les introduit dans l’assemblée et devant les alliés. Alors l’Acanthien Cligène prend la parole et dit : « Lacédémoniens et alliés, nous croyons que vous ignorez un fait qui se passe dans la Grèce. Vous savez presque tous qu’Olynthe est la plus grande ville de la Thrace. Les Olynthiens ont commencé par gagner quelques villes et par leur imposer leurs lois et leur constitution ; puis ils se sont emparés de places plus considérables ; après quoi ils ont essayé d’affranchir les villes de Macédoine de la domination d’Amyntas, roi des Macédoniens. Après avoir persuadé les plus voisines, ils se sont tournés vers les plus éloignées et les plus puissantes, et nous les avons laissés déjà en possession d’un grand nombre de places, et en particulier de Pella, qui est la plus grande des villes de Macédoine. Nous avons su qu’Amyntas était forcé d’abandonner la ville, et que peu s’en fallait qu’il ne fût chassé de toute la Macédoine. Les Olynthiens aussi nous ont souvent envoyé, à nous et aux Apolloniates, des députés qui nous ont déclaré que, si nous ne venions joindre nos troupes aux leurs, ils marcheraient contre nous. Mais nous, Lacédémoniens, nous voulons conserver nos lois antiques et notre gouvernement national. Et cependant, si personne ne nous vient en aide, nous serons aussi forcés de nous joindre à eux. Or, ils ont déjà plus de huit mille peltastes, et, si nous réunissons nos forces aux leurs, ils auront plus de mille hommes de cavalerie. Nous avons aussi laissé là-bas des députés athéniens et béotiens, et nous avons entendu dire que les Olynthiens avaient également décrété d’envoyer des députés dans ces États, pour négocier une alliance. Si une pareille force vient s’ajouter à celle des Athéniens et des Thébains, voyez, continue-t-il, quelle puissance invincible acquerront vos ennemis. Ils ont déjà Potidée, sur l’isthme de Pallène ; songez qu’ils auront bientôt soumis toutes les villes en deçà. Une preuve de la terreur que ces faits inspirent à toutes ces villes, la voici : malgré la haine qu’elles ont contre les Olynthiens, elles n’ont cependant pas dû envoyer des députés avec nous pour nous informer de tout cela.

« Réfléchissez encore à une chose : est-il conséquent, après avoir veillé à ce que les villes de Béotie ne soient pas réunies sous un seul chef, de laisser maintenant se former une puissance beaucoup plus grande et qui menace de s’augmenter non-seulement sur terre, mais aussi sur mer ? Quel obstacle en effet trouverait-elle dans un pays qui possède des bois de construction, des revenus considérables dans plusieurs marchés, et une population nombreuse, favorisée par la fertilité du sol ? Ce pays a, en outre, pour voisins ceux des Thraces qui ne sont soumis à aucun roi, et qui déjà maintenant se montrent pleins de courtoisie envers les Olynthiens. Si ce peuple aussi tombait sous leur domination, ils se renforceraient encore d’une grande puissance. Les Thraces une fois à leur suite, les mines d’or du Pangée leur tendent la main. Il n’est rien de ce que nous avançons ici qui n’ait été répété mille et mille fois dans l’assemblée du peuple des Olynthiens. Mais qui pourrait dire leurs prétentions ? La divinité, en effet, a sans doute voulu que les prétentions des hommes s’accrussent en même temps que leur puissance.

« Nous venons donc, Lacédémoniens et alliés, vous annoncer que les choses en sont à ce point là-bas : à vous maintenant de délibérer si vous les croyez dignes d’attention. Il faut pourtant que vous sachiez ceci, c’est que la puissance que nous vous avons dite si grande n’est point encore inattaquable : les villes, en effet, auxquelles on a imposé un gouvernement qu’elles détestent, s’en détacheront, dès qu’elles verront se former un parti opposé. Mais si on leur laisse le temps de s’unir étroitement par les mariages et les acquisitions qu’elles ont décrétées, et de voir qu’il y a du profit à être du parti le plus puissant, de même que les Arcadiens, quand ils marchent avec vous, sauvent leurs biens et enlèvent ceux des autres, peut-être alors cette puissance sera-t-elle moins facile à abattre, »

Ce discours terminé, les Lacédémoniens invitent leurs alliés à réfléchir à ce qu’ils viennent d’entendre, et à proposer chacun le parti qu’ils croiraient le meilleur pour le Péloponèse et pour les alliés. Alors un grand nombre se déclarent pour une expédition, surtout ceux qui veulent plaire aux Lacédémoniens, et l’on décide que chaque ville enverra son contingent pour une armée de dix mille hommes. On propose aussi de permettre aux villes qui le voudront, de donner de l’argent au lieu d’hommes, à raison d’un triobole d’Égine[4] par homme : celles qui ont à fournir de la cavalerie payeront à chaque cavalier la solde de quatre hoplites. Il est aussi décidé que, si quelque ville fait défaut à l’expédition, les Lacédémoniens auront le droit de la condamner à une amende d’un statère[5] par homme et par jour. Ces points arrêtés, les Acanthiens se lèvent, et, reprenant la parole, ils conviennent que ces conditions sont bonnes, il est vrai, mais de nature à ne pouvoir s’exécuter avec promptitude. Ils disent donc qu’il vaut mieux que, pendant les préparatifs, il parte aussitôt un chef avec toutes les forces qu’on pourra réunir à l’instant à Lacédémone et dans les autres villes ; qu’en agissant ainsi, les villes qui n’ont point encore opéré leur jonction ne pourront le faire, et que celles qui sont soumises ne seront que d’un faible secours. Cet avis prévaut également, et les Lacédémoniens envoient Eudamidas avec les néodamodes et environ deux mille périèques et scirites[6]. Cependant Eudamidas, avant de partir, prie les éphores de donner à son frère Thébidas l’ordre de rassembler la partie de ses troupes qu’il laissait en arrière et de la lui amener. Dès qu’il est arrivé dans les parties frontières de la Thrace, il envoie des garnisons aux villes qui le lui demandent, et occupe Potidée qui se livre elle-même, étant dès longtemps alliée des Lacédémoniens. Il part de là pour des excursions, et se met à guerroyer autant que le lui permet l’infériorité de ses forces. Lorsque les troupes qu’Eudamidas avait laissées en arrière se sont jointes aux siennes, Phébidas part à leur tête. Arrivé à Thèbes, il place son camp en dehors de la ville, non loin du gymnase. Les Thébains se trouvaient en discussion : Isménias et Léontiade, tous deux polémarques, étaient en rivalité, et chacun à la tête d’un parti. Isménias, par haine pour les Lacédémoniens, n’eut aucun rapport avec Phébidas ; mais Léontiade lui fit sa cour, et, quand il fut entré dans son intimité : « Tu peux aujourd’hui, Phébidas, lui dit-il, rendre le plus grand service à ta patrie ; car, si tu veux me suivre avec tes hoplites, je t’introduirai dans l’Acropole. Cela fait, sois sûr que Thèbes sera complétement au pouvoir des Lacédémoniens, et de notre parti, qui vous est dévoué. Il est vrai qu’à présent, comme tu vois, on a publié la défense à tout Thébain de marcher avec toi contre les Olynthiens ; mais si tu nous aides dans nos plans, nous enverrons aussitôt avec toi un grand nombre d’hoplites et de cavaliers, de sorte que tu amèneras à ton frère de nombreux renforts, et qu’au moment où il est près de se rendre maître d’Olynthe, tu te seras rendu maître de Thèbes, ville beaucoup plus grande qu’Olynthe. »

Phébidas se laisse éblouir à ce discours ; car il préférait quelque brillant exploit à la vie même : il est vrai qu’il ne passait pas pour un homme très-raisonnable, ni très-sensé. Quand il a consenti à la chose, Léontiade lui dit de se porter en avant, comme s’il était prêt à partir : « Puis, quand il en sera temps, lui dit Léontiade, je viendrai à toi et je te servirai de guide. » Le conseil siégeait dans ce moment sous le portique de l’agora, vu que les femmes célébraient les Thesmophories de la Cadmée : c’était en été, et à l’heure de midi ; aussi les rues étaient-elles désertes. Léontiade alors, sautant à cheval, ramène Phébidas en arrière et le conduit droit à l’Acropole. Après y avoir établi Phébidas et ses troupes, il lui remet la clef des portes et lui recommande de ne laisser entrer personne sans ordre, puis il se rend aussitôt au Conseil. Arrivé là, il dit : « Citoyens, les Lacédémoniens occupent l’Acropole ; n’en soyez point effrayés : ils déclarent qu’ils n’agiront point en ennemis avec quiconque ne veut point la guerre. Mais moi, en vertu de la loi qui permet au polémarque d’arrêter tout homme dont la conduite est digne de mort, j’arrête Isménias que voici, comme travaillant à la guerre. Vous donc, lochages, et vous tous dont c’est l’affaire, levez-vous, saisissez cet homme, et emmenez-le où c’est convenu. »

Ces gens, qui avaient reçu leurs instructions, obéissent et l’emmènent. Quant à ceux qui ne savent rien de l’affaire et qui sont du parti opposé à Léontiade, les uns s’enfuient aussitôt de la ville, dans la crainte qu’on ne les fasse mettre à mort, les autres se retirent d’abord chez eux ; mais apprenant qu’Isménias est enfermé dans la Cadmée, ils se réfugient à Athènes au nombre d’environ trois cents, tous du parti d’Androclidas et d’Isménias. Après cela, on choisit un nouveau polémarque à la place d’Isménias. Pour Léontiade, il se rend droit à Sparte. Il y trouve les éphores et le peuple de la ville fortement irrités contre Phébidas, de ce qu’il avait agi dans tout cela sans ordre de l’État. Cependant Agésilas dit que, si sa conduite était funeste aux intérêts de Lacédémone, il mérite d’en être puni ; mais que, si cela était avantageux à la cité, c’était un ancien usage que l’on pût prendre sur soi de pareils coups de main. « Il s’agit donc, dit-il, d’examiner seulement si ce qui s’est fait est bien ou mal. » Léontiade alors, se présentant devant les membres de l’assemblée, prend la parole en ces termes : « Citoyens Lacédémoniens, dit-il, les sentiments hostiles des Thébains envers vous, même avant les événements actuels, vous étiez les premiers à en parler ; car vous les voyiez toujours amis de vos adversaires et ennemis de vos alliés. N’ont-ils pas, en effet, refusé de marcher avec vous contre le peuple du Pirée, votre ennemi le plus implacable ? N’ont-ils pas fait la guerre aux Phocéens, parce qu’ils les voyaient bien disposés pour vous ? Et maintenant ne viennent-ils pas de contracter une alliance avec les Olynthiens, parce qu’ils savaient que vous marchiez contre eux ? Vous aviez toujours l’esprit à la nouvelle possible de leur violence contre la Béotie, pour se l’assujettir. Maintenant, après ce qui s’est passé, vous n’avez plus rien à craindre des Thébains ; et il vous suffira d’une petite scytale pour voir chez nous vos demandes remplies, si vous voulez vous intéresser à nous, comme nous nous intéressons à vous-mêmes. »

Ce discours entendu, les Lacédémoniens décident de garder l’Acropole, du moment qu’elle est prise, et de faire juger Isménias. Dans cette vue, ils envoient trois juges de Lacédémone et un de chacune des villes alliées, des petites comme des grandes. Quand ce tribunal est rassemblé, Isménias est accusé d’avoir eu des relations avec les Barbares, de s’être lié d’hospitalité avec le roi de Perse pour le malheur de la Grèce, d’avoir accepté l’argent du roi, et d’avoir été avec Androclidas l’auteur de tous les troubles de la Grèce. Isménias se défend contre toutes ces accusations, mais cependant il ne peut prouver qu’il ne nourrit point de grands et de mauvais desseins : il est condamné à mort et subit sa peine. Léontiade et son parti étaient maîtres de la ville et accordaient aux Lacédémoniens encore plus qu’ils ne demandaient.

Ces affaires ainsi terminées, les Lacédémoniens n’en mettent que plus d’empressement à pousser l’expédition contre Olynthe. Ils envoient Téleutias comme harmoste, avec le contingent qu’ils devaient eux-mêmes fournir pour la levée de dix mille hommes, et ils expédient, en outre, aux villes alliées des scytales qui enjoignent de marcher avec Téleutias, conformément au décret des alliés. En général, on obéit volontiers à Téleutias, à cause du bruit qu’il avait de n’être point ingrat envers ceux qui lui rendaient service ; et, comme il était frère d’Agésilas, la ville de Thèbes montra spécialement un grand zèle à lui envoyer des hoplites et des cavaliers. Téleutias toutefois s’avançait lentement, parce qu’il veillait à ne causer dans sa marche aucun mal aux pays alliés, et à rassembler le plus de forces possible. Il envoie d’avance des députés à Amyntas pour lui dire que, s’il désire reconquérir son royaume, il doit lever des mercenaires, et répandre de l’argent parmi les rois ses voisins, afin de s’en faire des alliés. Il envoie aussi dire à Derdas, gouverneur d’Élimie, que les Olynthiens ont déjà soumis la partie la plus considérable de la Macédoine, et qu’ils ne s’arrêteront pas devant la plus petite, si personne n’abat leur arrogance. Tout en prenant ces mesures, il parvient, à la tête d’une nombreuse armée, dans le pays allié.

Arrivé à Potidée, il réunit toutes ses forces et s’avance contre le pays ennemi. En marchant vers la ville, il ne brûle ni ne ravage rien, convaincu que, s’il le faisait, il se créerait autant d’obstacles pour sa marche et pour sa retraite, tandis que, quand il s’éloignerait de la ville, ce serait alors le moment d’abattre les arbres et d’arrêter ainsi ceux qui pourraient le suivre. Quand il n’est plus qu’à dix stades de la ville, il fait reposer ses troupes sous les armes ; et, comme il commandait l’aile gauche, c’est lui qui marcha contre les portes par lesquelles l’ennemi sortit de la ville : le reste de la phalange des alliés était rangé en bataille à l’aile droite. Il avait aussi disposé à la droite la cavalerie des Lacédémoniens, des Thébains et de ceux des Macédoniens qui s’étaient unis à lui. Cependant il avait gardé près de lui Derdas et ses cavaliers au nombre d’environ quatre cents, et parce qu’il estimait beaucoup cette cavalerie, et parce qu’il voulait plaire à Derdas, en lui rendant un service agréable.

Quand les ennemis sont sortis et rangés en bataille au pied de leurs murs, tous leurs cavaliers réunis fondent sur les Lacédémoniens et les Béotiens. Polycharme, hipparque lacédémonien, est renversé de cheval et reçoit à terre de nombreuses blessures ; d’autres sont tués, et à la fin la cavalerie de l’aile droite prend la fuite. L’infanterie, voyant la déroute des cavaliers, plie à son tour, et toute l’armée courait le risque d’être vaincue, si Derdas, à la tête de sa cavalerie, ne se fût porté au galop contre les portes d’Olynthe. Téleutias le suit avec sa division en bon ordre. Les cavaliers olynthiens, s’apercevant de cette manœuvre et craignant de se voir fermer les portes, font volte-face et se retirent en toute hâte. Là, Derdas en tue un grand nombre au moment où ils passaient au galop devant lui. L’infanterie des Olynthiens se retire aussi dans la ville, sans cependant avoir perdu beaucoup de monde, vu la proximité des murs. Téleutias, après avoir élevé un trophée et constaté cette victoire, se retire en coupant les arbres. Telle fut l’expédition qu’il fit cet été ; puis il licencia les troupes macédoniennes et celles de Derdas. Cependant les Olynthiens font de fréquentes incursions contre les villes alliées des Lacédémoniens, en ravagent les territoires et en tuent les habitants.


CHAPITRE III.


Défaite et mort de Téleutias. — Agésilas lui succède. — Son expédition contre Phlionte. — Mort d’Agésipolis. — Reddition de Phlionte. — Paix avec les Olynthiens.


(Avant J. C. 382, 381, 380.)


Aussitôt que le printemps paraît, les cavaliers olynthiens, au nombre d’environ six cents, font une excursion contre Apollonie vers le milieu du jour, et se dispersent pour piller le pays. Or, il se trouvait que Derdas était arrivé ce jour-là avec ses cavaliers et qu’il prenait son repas du matin à Apollonie. Au moment où il s’aperçoit de l’invasion, il se tient tranquille, garde les chevaux tout harnachés, et les cavaliers en armes. Puis, lorsqu’il voit les Olynthiens s’avancer avec sécurité jusqu’au faubourg et aux portes mêmes de la ville, il sort à la tête de ses cavaliers en bon ordre. Aussitôt qu’on l’aperçoit, on prend la fuite. Mais il ne se contente pas d’avoir fait fuir les ennemis ; il ne cesse, l’espace de quatre-vingt-dix stades[7], de poursuivre et de tuer, jusqu’à ce qu’il soit arrivé au mur même d’Olynthe. On dit que dans cette affaire Derdas leur tue près de quatre-vingts cavaliers. Dès lors, les ennemis restent beaucoup plus enfermés dans leurs murs, et ne cultivent qu’une très-petite partie de leur territoire. Quelque temps après, Téleutias marchait contre la ville d’Olynthe, afin de détruire les arbres qui étaient encore debout, et les travaux des ennemis dans les campagnes, lorsque les cavaliers olynthiens s’avancent en silence vers l’armée des Lacédémoniens. À cette vue, Téleutias, indigné de leur audace, ordonne aussitôt à Tlémonidas, chef des peltastes, de fondre sur eux au pas de course. Les Olynthiens, voyant accourir les peltastes, font volte-face, se retirent tranquillement et repassent le fleuve. Les autres les suivent avec une grande audace, et, croyant poursuivre des fuyards, ils passent aussi le fleuve. Mais alors les cavaliers olynthiens, profitant du moment où les peltastes qui venaient de passer le fleuve, semblent leur donner une proie facile, se retournent, fondent sur eux et tuent Tlémonidas lui-même avec plus de cent des siens. Téleutias, voyant ce qui se passe, est transporté de colère, saisit ses armes, marche en avant avec les hoplites, et ordonne aux cavaliers et aux peltastes de poursuivre l’ennemi sans relâche. Un grand nombre d’entre eux, suivant ses ordres, s’avancent plus près qu’il ne faut des murailles, et se retirent avec perte ; d’autres, atteints par les flèches lancées du haut des tours, sont forcés de se replier en désordre pour se mettre à l’abri des traits. Alors les Olynthiens chargent avec leur cavalerie, qu’ils appuient de leurs peltastes, et enfin les hoplites eux-mêmes font une sortie et fondent sur la phalange en désarroi. Téleutias périt en combattant, et aussitôt après, les troupes cèdent, personne ne résiste plus, tous prennent la fuite ; les uns cherchent un refuge à Spartole, les autres à Acanthe, ceux-ci à Apollonie, la plupart à Potidée. Les vainqueurs poursuivent les vaincus dans tous les sens, et leur tuent une grande quantité d’hommes des plus utiles à l’armée.

Je prétends que de pareils malheurs doivent servir de leçon aux hommes, et leur apprendre en général à ne pas punir leurs esclaves, même par colère. Car il est arrivé souvent que des maîtres, entraînés par cette passion, se sont attiré à eux-mêmes plus de maux qu’ils n’en ont fait aux autres. Mais à la guerre, c’est toujours une faute de se laisser guider par la colère. La colère, en effet, est imprévoyante, tandis que la réflexion recherche avec autant de soin les moyens d’éviter les revers que ceux de nuire à l’ennemi.

Les Lacédémoniens, après avoir reçu cette nouvelle, entrent en délibération, et décident d’envoyer des forces assez considérables pour rabattre l’orgueil des vainqueurs et ne pas rendre inutile ce qui avait été fait jusque-là. Dans cette vue, ils envoyèrent le roi Agésipolis comme chef de l’expédition, en lui adjoignant trente Spartiates, comme ils l’avaient fait pour Agésilas, lors de son expédition en Asie. Plusieurs périèques, gens de cœur, le suivent en qualité de volontaires, ainsi que des étrangers du nombre de ceux qu’on appelle trophimes, et quelques bâtards Spartiates, hommes de bonne mine, qui avaient exercé de hautes fonctions dans la cité. Les villes alliées fournissent aussi des volontaires ; il arrive également des cavaliers thessaliens, qui désiraient se faire connaître d’Agésipolis, et Amyntas, ainsi que Derdas, montrent encore plus d’empressement que la première fois.

Cependant la ville des Phliasiens, qui avait mérité les éloges d’Agésipolis, à cause de la promptitude avec laquelle elle avait fourni de fortes sommes pour cette expédition, croyant qu’en l’absence d’Agésipolis, Agésilas ne sortira pas contre elle, vu qu’il n’était jamais arrivé que les deux rois fussent en même temps absents de Sparte, a l’insolence de n’accorder aucune justice aux bannis qui sont rentrés. En effet, ceux-ci demandaient que les points en litige fussent décidés par un tribunal impartial ; mais les citoyens veulent absolument que la chose soit jugée dans la ville même. Les exilés demandent quelle justice il peut y avoir où la partie lésée vient siéger comme juge : on ne les écoute pas. Alors les exilés se rendent à Lacédémone pour porter plainte contre leur ville. Ils sont accompagnés par quelques habitants de Phlionte, qui affirment qu’un grand nombre de citoyens les considèrent comme victimes de l’injustice. La ville des Phliasiens, outrée contre eux, condamne tous ceux qui se sont rendus à Lacédémone sans une mission de l’État. Les condamnés ne se pressent point de retourner dans leur patrie : ils restent, au contraire, et informent les Lacédémoniens que ceux qui commettaient ces violences sont les mêmes hommes qui les ont exilés et ont fermé les portes aux troupes de Lacédémone ; que ce sont eux qui ont acheté leurs biens et emploient la violence pour les garder, et qui enfin viennent maintenant de trouver moyen de les faire punir, pour s’être rendus à Lacédémone, afin qu’à l’avenir personne n’ose plus venir dévoiler ce qui se passe dans la ville.

Les Phliasiens paraissant réellement commettre des injustices, les Éphores leur déclarent la guerre. Agésilas n’en est point fâché. En effet la famille de Podanémus, maintenant exilé, était liée d’hospitalité avec son père Archidamus, et lui-même l’était avec la famille de Proclès, fils d’Hipponicus. Les sacrifices du départ une fois achevés, il marche aussitôt, bien que plusieurs députations viennent à sa rencontre et que des sommes lui soient offertes pour prévenir l’invasion. Il répond qu’il ne vient pas pour commettre des injustices, mais pour secourir ceux qui en sont victimes. À la fin, les Phliasiens disent qu’ils sont prêts à tout faire, et le prient de ne point les envahir. Il leur répond alors qu’il ne peut pas se fier à des paroles, puisqu’ils ont trompé jadis, mais qu’il faut une garantie effective. Ils lui demandent quelle peut être cette garantie. « La même que vous avez donnée autrefois, dit-il, sans que vous en ayez reçu de nous aucun préjudice : c’est de nous livrer l’Acropole. » Ils refusent. Il envahit aussitôt le pays, environne leur ville d’un mur et les assiége. Cependant un grand nombre de Lacédémoniens répètent que pour plusieurs personnes on s’aliène une ville de plus de cinq mille âmes ; et, de fait, comme pour rendre la chose plus frappante, les Phliasiens tenaient leurs assemblées en vue de ceux du dehors. Agésilas imagine donc ce moyen de parer ce reproche. Toutes les fois qu’il sort des gens de la ville, attirés soit par leur amitié, soit par leur parenté avec les exilés, il les engage à former des repas en commun, et fait fournir des moyens de subsistance suffisants à tous ceux qui veulent prendre part aux exercices. Il veut aussi qu’on leur donne à tous des armes, et qu’on ne recule pour cela devant aucune dépense. Ses ordres sont exécutés, et il se forme ainsi un corps de plus de mille hommes qui se distinguent par leur vigueur, leur bonne discipline et la supériorité de leur armement. En sorte qu’à la fin, les Lacédémoniens déclarent qu’ils ne peuvent que désirer de pareils compagnons d’armes.

Telles étaient les occupations d’Agésilas. Cependant Agésipolis, quittant la Macédoine, vient se placer avec ses troupes sous la ville des Olynthiens ; mais voyant que personne ne sort contre lui, il se met à dévaster ce qui reste sur leur territoire, puis il se rend dans les terres alliées et détruit leurs moissons. Il attaque et prend d’assaut la ville de Torone. Sur ces entrefaites il est pris, au fort de l’été, d’une fièvre ardente. Comme il avait vu le matin le temple de Bacchus à Aphytis[8], il soupire après l’ombre de ces bocages, après ces eaux fraîches et limpides : il y est transporté encore vivant ; mais il meurt hors du temple, une semaine après le commencement de sa maladie. Son corps, placé dans du miel, est transporté dans sa patrie, où il reçoit la sépulture royale.

Quand Agésilas reçut la nouvelle, on ne put croire qu’il fût délivré d’un rival ; il versa des larmes et regretta leur société. Les rois, en effet, demeurent ensemble, lorsqu’ils sont à Sparte. Agésipolis était d’un caractère à s’entretenir avec Agésilas des histoires de leur jeunesse, de leurs chasses, de leurs chevaux, de leurs amours ; et en outre, dans leur demeure commune, il lui témoignait du respect comme au plus âgé des deux. Les Lacédémoniens envoient à sa place contre Olynthe, Polybiade en qualité d’harmoste.

Cependant Agésilas avait déjà dépassé le temps jusqu’où devaient durer, disait-on, les approvisionnements de Phlionte : car telle est la force de la domination sur l’appétit, que les Phliasiens, ayant décrété de délivrer la moitié moins de blé qu’auparavant, purent, en exécutant cette résolution, soutenir le siége le double du temps présumé. Et telle est aussi la supériorité de l’audace sur la timidité, qu’un nommé Delphion, qui passait pour un homme distingué, s’étant mis à la tête de trois cents Phliasiens, fut en état de maîtriser l’influence de ceux qui voulaient la paix, en état de tenir en prison les hommes dont il se défiait. Il parvint aussi à forcer le peuple à faire le service des gardes et à s’assurer de leur fidélité en les surveillant de près. Il faisait souvent des sorties avec les gens qui lui étaient dévoués, et repoussait les gardes des différents points du mur d’enceinte. Cependant, lorsque, malgré toutes leurs recherches, ces hommes déterminés ne purent plus trouver de vivres dans la ville, ils firent demander une trêve à Agésilas, pour députer à Lacédémone. Ils disaient, en effet, s’être décidés à livrer à discrétion la ville aux magistrats des Lacédémoniens. Mais Agésilas, irrité de ce qu’ils ne lui accordent aucun pouvoir, trouve moyen par ses amis de Sparte d’obtenir qu’on le laisserait décider du sort de Phlionte, d’accorder ensuite passage à la députation. Toutefois les gardes sont encore redoublées, afin que personne ne puisse sortir de la ville. Malgré ces précautions, Delphion et avec lui un esclave stigmatisé, qui avait soustrait une quantité d’armes considérable aux assiégeants, parviennent à s’échapper de nuit. Lorsque les députés sont revenus de Sparte, avec la nouvelle que la ville s’en remet à Agésilas pour statuer à son gré sur le sort des Phliasiens, Agésilas décrète d’abord que cinquante des exilés et cinquante hommes de la ville décideront quels sont dans la ville les gens qui méritent la vie sauve ou la mort ; ensuite il établira les lois d’après lesquelles ils seront gouvernés. En attendant l’exécution de ses volontés, il laisse une garnison dans la ville avec une solde de six mois ; après quoi, il licencie les alliés et ramène chez eux ses concitoyens. Ainsi se termine l’expédition de Phlionte, après une durée d’un an et huit mois.

Polybiade, de son côté, pressait vivement les Olynthiens, qui avaient beaucoup à souffrir de la famine, attendu qu’ils ne pouvaient recevoir par terre ni introduire par mer aucun approvisionnement : il les force à envoyer à Lacédémone pour traiter de la paix. Les députés qui s’y rendent, munis de pleins pouvoirs, concluent un traité par lequel ils s’engagent à avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Lacédémoniens, à les suivre partout où ceux-ci les conduiront et à être leurs alliés. Ils jurent de rester fidèles à ces conditions, et retournent dans leur patrie.

Les Lacédémoniens avaient alors une situation brillante : les Thébains et le reste des Béotiens leur étaient entièrement soumis, les Corinthiens dévoués, les Argiens humiliés, depuis que le prétexte des mois sacrés leur était devenu inutile, les Athéniens abandonnés ; ils avaient, en outre, châtié leurs alliés infidèles : aussi paraissaient-ils avoir établi un empire glorieux et assuré.

CHAPITRE IV.


Les Lacédémoniens sont chassés de Thèbes. — Campagne inutile de Cléombrote. — Sphodrias envahit l’Attique. — Les Athéniens prennent fait et cause pour les Thébains. — Expédition d’Agésilas ; déroute de Phébidas. — Troisième expédition d’Agésilas. — Il tombe malade. — Cléombrote ne peut passer le Cithéron. — Les Lacédémoniens assiègent Athènes ; ils sont battus par Chabrias. — Timothée bat le navarque Nicolochus.
(Avant J. C. 379, 378, 377, 376.)


On pourrait citer dans l’histoire des Grecs et dans celle des barbares nombre de faits, qui prouvent que les dieux tiennent compte des hommes religieux et des impies[9]. Mais je ne dirai que ce qui rentre dans mon sujet. En effet, les Lacédémoniens, qui avaient juré de garantir l’indépendance des villes, et qui, malgré cela, s’étaient emparés de l’Acropole de Thèbes, furent châtiés uniquement par les victimes de leurs injustices, eux qui jusqu’alors n’avaient été soumis par aucun homme, et il suffit de sept exilés pour faire tomber la puissance des citoyens qui les avaient introduits dans l’Acropole et avaient voulu asservir leur patrie aux Lacédémoniens, afin de pouvoir eux-mêmes exercer la tyrannie. Je vais dire comment la chose se passa.

Il y avait un nommé Phyllidas, qui exerçait les fonctions de secrétaire auprès d’Archias et des autres polémarques, et qui, en apparence, leur avait rendu d’excellents services. Cet homme, étant venu à Athènes pour quelques affaires, rencontra Mélon, homme déjà connu et faisant partie des réfugiés thébains. Celui-ci, informé par Phyllidas de la tyrannie exercée par le polémarque Archias et par Philippe, comprend que l’état de la patrie est encore plus odieux à Phyllidas qu’à lui-même. Ils se donnent donc des gages réciproques de leur fidélité et se concertent sur le plan à suivre. Là-dessus Mélon s’adjoint six des exilés, les mieux appropriés à son dessein, et ne leur fait prendre d’autres armes que des poignards. Ils commencent par entrer de nuit sur le territoire de Thèbes ; puis, après avoir passé la journée dans un endroit désert, ils s’approchent des portes, faisant semblant de revenir des champs à l’heure où les retardataires quittent l’ouvrage. Entrés dans la ville, ils passent cette nuit-là chez un nommé Charon, et y restent tout le jour suivant. Cependant Phyllidas s’occupe de tout disposer pour les polémarques qui célébraient les Aphrodisies[10] avant de sortir de charge. Or, comme il leur avait promis depuis longtemps de leur amener les femmes les plus distinguées et les plus belles de Thèbes, il leur dit qu’il les amènerait ce jour-là. Ils voulaient en effet, conformément à leurs goûts, passer une nuit agréable. Quand ils ont soupé, ils sont bientôt ivres, grâce à ses provocations, et sur leur ordre d’amener au plus tôt les hétaïres[11], il sort et amène Mélon ainsi que ses amis, dont trois habillés en maîtresses et les autres en suivantes. Après les avoir introduites dans l’antichambre du polémarque, il reste lui-même et dit à Archias que les femmes refusent d’entrer, s’il y a quelque serviteur dans la salle. Ils ordonnent aussitôt à tout le monde de se retirer, et Phyllidas, donnant du vin aux esclaves, les envoie dans la chambre de l’un d’eux. Alors il introduit les hétaïres et en fait asseoir une auprès de chaque homme. Il était, en effet, convenu qu’aussitôt assis, ils quitteraient leur voile et frapperaient. Voilà, dit-on, comment les polémarques périrent ; d’autres prétendent que Mélon et ses gens entrèrent comme des convives et les tuèrent.

Phyllidas, prenant ensuite trois des conjurés, se rend à la maison de Léontiade, frappe à la porte et dit qu’il est porteur d’un message des polémarques. Léontiade était encore seul couché depuis son souper, et sa femme filait de la laine, assise à ses côtés. Il fait entrer Phyllidas, dont il se croyait sûr. À peine entrés, ils l’égorgent et contraignent par la peur sa femme à garder le silence ; puis ils disent, en sortant, que la porte est fermée, et que, s’ils la trouvent ouverte, ils tueront tous ceux qui sont dans la maison. Ces mesures prises, Phyllidas se rend à la prison avec deux des siens, et dit au geôlier qu’il amène, sur l’ordre des polémarques, un homme à enfermer : le geôlier ouvre, on le tue et on délivre les prisonniers. On leur donne en toute hâte des armes prises au portique, et on les conduit à l’Amphéion, avec l’ordre d’y demeurer l’arme au pied. Aussitôt, on fait crier par les hérauts à tous les Thébains, cavaliers et hoplites, qu’ils peuvent sortir, que les tyrans sont morts. Les citoyens, tant qu’il fait nuit, demeurent tranquilles sans vouloir y croire ; mais le jour venu, et le fait devenant évident, les hoplites et les cavaliers se joignent aussitôt en armes aux conjurés. Les exilés envoient des cavaliers à ceux qui sont sur les frontières athéniennes et aux deux généraux, qui arrivent dès qu’ils savent pourquoi on les appelle.

Cependant l’harmoste de l’Acropole, connaissant la publication de la nuit, envoie immédiatement chercher des secours à Platées et à Thespies. Mais les cavaliers thébains, informés de l’arrivée des Platéens, vont à leur rencontre et en tuent plus d’une vingtaine. Après ce succès, ils rentrent dans la ville, et, réunis aux Athéniens qui étaient déjà venus des frontières, ils attaquent l’Acropole. Ceux qui s’y trouvaient, sentant leur propre faiblesse, commencent à avoir peur en voyant l’ardeur des assaillants, excités encore par les récompenses brillantes promises à ceux qui monteraient les premiers à l’assaut[12] : aussi déclarent-ils qu’ils se retireront, si on leur accorde un sauf-conduit pour sortir avec leurs armes. On le leur accorde avec plaisir, et on les laisse sortir après avoir conclu une trêve et s’être engagé par serment à en observer les conditions. Cependant, à la sortie, les Thébains se saisissent de tous ceux qu’ils reconnaissent comme ennemis et les mettent à mort. Quelques-uns sont emmenés secrètement et sauvés par les Athéniens venus des frontières. Par contre, les Thébains prennent les enfants des morts qui avaient une famille, et les égorgent.

À ces nouvelles, les Lacédémoniens commencent par mettre à mort l’escorte qui avait abandonné l’Acropole sans attendre des secours ; puis ils décrètent une expédition contre les Thébains. Alors Agésilas déclare qu’il y avait plus de quarante ans qu’il avait passé l’adolescence, et il démontre que la loi, en vertu de laquelle les autres citoyens de cet âge ne sont pas forcés de marcher hors de leur patrie, s’applique également aux rois. Ce motif allégué le dispense de partir. Ce n’était point toutefois pour cela qu’il votait ; mais il savait bien que, s’il commandait cette expédition, ses concitoyens diraient qu’Agésilas créait des embarras à l’État uniquement pour secourir des tyrans. Il laissa donc prendre le parti qu’exigeaient les circonstances. Les éphores, stylés par les Thébains qui avaient échappé aux massacres, envoient au cœur de l’hiver Cléombrote[13], qui commandait alors une armée pour la première fois. Comme la route qui passe par Éleuthères était occupée par Chabrias et des peltastes athéniens, Cléombrote prend, pour passer la montagne, la route qui conduit à Platées. Mais les peltastes, en avançant, trouvent sur le sommet les prisonniers libérés qui, au nombre d’environ cent cinquante, gardent ce passage. Les peltastes les tuent tous, à l’exception peut-être d’un ou deux qui s’échappent. Pour Cléombrote, il descend à Platées, encore dévouée aux Lacédémoniens, et se rend ensuite à Thespies, d’où il repart pour aller placer son camp à Cynoscéphales, ville des Thébains. Il y reste environ seize jours, et se rend de nouveau à Thespies. Il y laisse Sphodrias en qualité d’harmoste avec le tiers du contingent de chaque État allié. Il lui remet aussi tout l’argent apporté de la patrie et lui ordonne de recruter des mercenaires. Sphodrias exécute ses ordres ; après quoi Cléombrote prend la route de Creusis et ramène dans leurs foyers ses troupes, embarrassées de savoir si l’on était en guerre ou en paix avec les Thébains. Il est de fait qu’il avait conduit son armée sur le territoire de Thèbes, et qu’il en revenait après l’avoir ravagé le moins possible. À son retour, il fut assailli par un vent terrible, que quelques-uns interprétèrent comme un présage pour l’avenir. Ce vent, qui produisit beaucoup d’autres effets extraordinaires, surprit l’armée partie de Creusis, au moment où elle passait l’endroit près duquel la montagne longe la mer ; il y précipita beaucoup d’ânes avec leurs bagages, et fit voler dans la mer beaucoup d’armes arrachées aux soldats. À la fin, plusieurs d’entre eux, ne pouvant plus marcher avec leurs armes, laissèrent çà et là, sur le sommet de la montagne, leurs boucliers renversés, qu’ils eurent soin de remplir de pierres. Ils prirent alors, comme ils purent, leur repas à Égosthènes en Mégaride. Le lendemain ils revinrent chercher leurs armes. Cela fait, chacun s’en retourna, les troupes ayant été licenciées par Cléombrote.

Les Athéniens, considérant la puissance de Lacédémone, et voyant que le théâtre de la guerre n’est plus à Corinthe, mais que déjà les Lacédémoniens passent à côté de l’Attique pour envahir Thèbes, en conçoivent une crainte si grande, qu’ils citent en jugement les deux stratéges coupables de la révolte de Mélon contre Léontiade et son parti. L’un d’eux est mis à mort, et l’autre, qui n’avait point attendu sa sentence, condamné à l’exil.

De leur côté, les Thébains, redoutant leur faiblesse, s’ils étaient seuls à faire la guerre aux Lacédémoniens, recourent au moyen suivant. Ils persuadent à force d’argent l’harmoste de Thespies, Sphodrias, de faire mine d’envahir l’Attique, pour amener par là une rupture entre les Athéniens et les Lacédémoniens. Sphodrias, docile à ces instructions, feint de vouloir s’emparer du Pirée, qui n’avait plus de portes. Il part le matin de Thespies avec ses soldats, après leur avoir fait prendre leur repas, et disant qu’il veut atteindre le Pirée avant le jour. Mais le jour le surprend à Thria ; et là il ne cherche point à cacher sa route ; mais, prenant une autre direction, il enlève les troupeaux et pille les maisons. Quelques-uns de ceux qui l’avaient rencontré de nuit s’étaient enfuis à Athènes, et avaient annoncé aux Athéniens l’approche d’une armée formidable. Les Athéniens s’étaient donc armés en toute hâte, et cavaliers et hoplites veillaient à la garde de la ville. Il y avait alors à Athènes des députés lacédémoniens, Étymoclès, Aristolochus et Ocellus, qui demeuraient chez le proxène Callias. Aussitôt que les Athéniens reçoivent cette nouvelle, ils s’emparent des députés et les gardent à vue, croyant qu’ils ont eu part au complot ; mais ces députés eux-mêmes sont effrayés de l’événement, et se justifient en disant que, s’ils avaient su qu’on dût prendre le Pirée, ils n’auraient jamais été assez fous pour se livrer ainsi aux mains des Athéniens, et cela chez le proxène, où l’on pouvait les trouver au premier instant. Ils disent encore que les Athéniens verraient bien clairement que la ville de Lacédémone ne savait rien non plus de tout cela : pour Sphodrias, ils se prétendent tout à fait sûrs de recevoir la nouvelle de sa condamnation. On juge donc qu’ils n’ont aucune connaissance de l’affaire, et on les met en liberté. De leur côté, les éphores rappellent Sphodrias et lui intentent une accusation capitale. La crainte l’empêche de se rendre à la citation ; mais, malgré cette désobéissance, il est absous. Beaucoup de gens à Lacédémone trouvèrent ce jugement d’une injustice criante. Voilà quelle en fut la cause.

Sphodrias avait un jeune fils, à peine sorti de l’enfance, nommé Cléonyme. C’était le plus beau et le plus distingué des jeunes gens de son âge : il se trouvait qu’il était aimé d’Archidamas, fils d’Agésilas. Les amis de Cléombrote qui, en leur qualité d’intimes de Sphodrias, désiraient vivement le sauver, redoutaient le parti d’Agésilas et les hommes impartiaux ; car Sphodrias paraissait avoir commis une faute grave. Sphodrias dit alors à Cléonyme : « Il dépend de toi, mon fils, de sauver ton père, en priant Archidamas de me rendre Agésilas favorable pour mon jugement, » Cléonyme, ces paroles entendues, se hasarde avenir auprès d’Archidamas, pour lui demander d’être le sauveur de son père. Archidamas, cependant, voyant Cléonyme en pleurs, restait auprès de lui, pleurant avec lui ; mais quand il eut entendu sa prière, il répondit : « Il faut que tu saches, Cléonyme, que je ne puis pas même regarder mon père en face ; aussi, quand je désire obtenir de lui quelque chose dans l’État, j’ai recours à toute autre personne plutôt qu’à mon père. Toutefois, puisque tu m’en pries, sois assuré que j’emploierai tout mon zèle à faire cela pour toi. » Cela dit, il retourne chez lui après le repas public, et se livre au repos. Le lendemain matin, à peine levé, il fait le guet, pour que son père ne sorte point sans qu’il s’en aperçoive. Dès qu’il le voit sortir, il laisse d’abord les citoyens qui étaient là s’entretenir avec lui, ensuite les étrangers ; puis il cède le pas même aux esclaves qui ont quelque chose à demander, et enfin, lorsque Agésilas, de retour des bords de l’Eurotas, rentre chez lui, il se retire aussi après l’avoir abordé. Le lendemain il fait absolument la même chose. Agésilas, cependant, soupçonne le motif de sa présence continuelle ; mais il ne l’interroge point et le laisse faire. Archidamas, de son côté, qui désirait, comme c’était naturel, voir Cléonyme, n’osait pourtant se rendre auprès de lui, tant qu’il n’avait point parlé à son père au sujet de sa prière ; et les amis de Sphodrias, ne voyant plus venir Archidamas dans la maison qu’il fréquentait auparavant, étaient dans la plus grande inquiétude qu’il n’eût été repoussé avec colère par Agésilas. À la fin, Archidamas se décide à l’aborder et à lui dire : « Mon père, Cléonyme me prie de te supplier de sauver son père, et moi je t’en conjure, si cela est possible. » Agésilas lui répond : « À toi, je te le pardonne ; mais pour moi, comment obtiendrais-je le pardon de ma patrie, si je ne déclarais pas coupable un homme qui s’est enrichi aux dépens de la cité, lorsque je ne le crois pas ? » Archidamas n’a rien à répliquer, et il se retire vaincu par l’évidence de la justice. Il revint pourtant une seconde fois, soit de lui-même, soit stylé par quelqu’un, et dit : « Mon père, tu acquitterais Sphodrias s’il n’était pas coupable, je le sais : eh bien ! maintenant, s’il a commis une faute, qu’il obtienne de toi son pardon pour l’amour de moi. » Agésilas répond : « Si cela doit nous être honorable, cela sera. » Archidamas se retire sur cette réponse qui lui ôte tout espoir. Mais un des amis de Sphodrias, s’entretenant avec Étymoclès, lui dit : « Vous tous, amis d’Agésilas, je présume, vous voulez la mort de Sphodrias ? » A quoi Étymoclès répond : « Par Jupiter ! nous ferions alors tout le contraire d’Agésilas, puisque celui-ci répète à tous ceux avec lesquels il parle de cette affaire, qu’on ne saurait nier que Sphodrias ne soit coupable ; mais que cependant il serait bien dur de faire mourir un homme qui, enfant, adolescent et homme fait, a toujours mené la conduite la plus honorable : Sparte, en effet, a besoin de tels soldats. » Ces paroles sont rapportées à Cléonyme, qui, plein de joie, se rend aussitôt vers Archidamas et lui dit : « Nous savons maintenant ce que tu as fait pour nous : aussi sache bien, Archidamas, que nous essayerons de faire en sorte que tu n’aies point à rougir de notre amitié. » Il ne mentit point : car, pendant sa vie, il tint à Sparte la conduite la plus honorable, et à Leuctres, où il combattit sous les yeux du roi, à côté du polémarque Dinon, après être tombé trois fois, il fut le premier de ses concitoyens qui trouva la mort au milieu des ennemis. Cette perte affligea cruellement Archidamas : car, suivant sa promesse, Cléonyme ne fut point pour lui un sujet de honte, mais d’honneur. C’est ainsi que Sphodrias échappa à la condamnation.

Ceux des Athéniens qui étaient du parti des Béotiens annoncent au peuple que les Lacédémoniens, non-seulement n’ont pas puni Sphodrias, mais qu’ils l’ont même approuvé pour avoir tendu des embûches à Athènes. Aussi se mettent-ils en ce moment à établir des portes au Pirée, à construire des vaisseaux et à secourir les Béotiens avec tout le zèle possible. De leur côté, les Lacédémoniens décrètent une expédition contre Thèbes, et, croyant qu’Agésilas la conduirait avec plus de talent que Cléombrote, ils le prient de prendre le commandement de l’armée. Il répond qu’il ne résistera jamais aux volontés de la cité, et se prépare au départ. Mais sachant que, si l’on n’occupe avant tout le Cithéron, il ne sera pas facile de pénétrer jusqu’à Thèbes, et apprenant que les Clitoriens, en guerre avec les Orchoméniens, entretenaient des mercenaires, il entre en relation avec eux, afin d’avoir à sa disposition leurs troupes soldées, s’il en a besoin. Après avoir offert les sacrifices du départ, et avant d’être arrivé au Tégée, il fait parvenir au chef des mercenaires des Clitoriens un mois de leur solde, avec ordre de s’emparer d’avance du Cithéron ; et, en même temps, il dit aux Orchoméniens de suspendre les hostilités pendant toute la durée de la campagne. Il déclare que, selon le décret rendu par les alliés, il commencera par marcher contre toute ville qui en attaquerait une autre pendant que l’armée serait occupée au dehors.

Après avoir passé le Cithéron, il se rend à Thespies, d’où il part pour entrer dans le territoire de Thèbes ; mais il trouve la plaine, ainsi que les points les plus importants du pays, garnie de fossés et de palissades. Il campait tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et, après le repas du matin, il sortait avec ses troupes et ravageait les campagnes situées à l’orient des palissades et des fossés. Les ennemis, en effet, dès qu’Agésilas paraissait quelque part, arrivaient de leur côté pour se défendre derrière leur retranchement. Un jour qu’il avait repris la route du camp, les cavaliers thébains, jusqu’alors invisibles, s’élancent tout à coup par les sorties pratiquées dans le retranchement, et fondent sur l’ennemi, dont les peltastes étaient déjà partis pour aller préparer leur repas, et dont les cavaliers étaient les uns encore à terre, et les autres en train de monter à cheval : ils renversent un grand nombre de peltastes, ainsi que Cléon et Épilytidas, cavaliers Spartiates, un périèque nommé Eudicus, et quelques exilés athéniens qui n’étaient pas encore remontés à cheval. Agésilas, aussitôt, fait volte-face, et vient au secours des siens avec ses hoplites ; sa cavalerie charge la cavalerie ennemie et est appuyée par les hoplites qui servaient depuis dix ans. Cependant, les cavaliers thébains ressemblaient à des gens qui auraient un peu trop bu à midi. En effet, ils attendent les assaillants jusqu’à ce qu’ils puissent lancer leurs javelots ; mais ils ne les atteignent point ; puis ils opèrent leur retraite, dans laquelle ils perdent douze hommes. Quand Agésilas sait que les ennemis paraissent toujours après le déjeuner, il sacrifie dès le point du jour, et, agissant en toute hâte, il introduit son armée dans l’intérieur des retranchements, se met aussitôt à brûler et à saccager l’espace compris dans l’enceinte, et s’avance ainsi jusqu’à la ville. Après cela, il se retire de nouveau à Thespies, qu’il fortifie en y laissant Phébidas comme harmoste ; puis, repassant lui-même la montagne, il se rend à Mégare, y licencie ses troupes, et ramène la milice nationale à Sparte.

Aussitôt après, Phébidas envoie des bandes de maraudeurs mettre à feu et à sang le territoire des Thébains, et fait, en personne, des excursions où il dévaste le pays. De leur côté les Thébains, voulant user de représailles, marchent en masse contre le pays de Thespies ; mais, une fois arrivés, ils trouvent Phébidas qui, les resserrant continuellement avec ses peltastes, les empêche de se séparer un seul instant du gros de l’armée, de sorte que les Thébains, tout chagrins de leur invasion, font une prompte retraite. Les muletiers mêmes, jetant les grains dont ils se sont emparés, s’en retournent chez eux, tant est grande la peur qui a saisi l’armée. Phébidas, entouré de ses peltastes et suivi, d’après ses ordres, des corps des hoplites, presse vivement l’ennemi. Déjà il a l’espoir de le mettre en déroute ; il marche lui-même fièrement en tête, et exhorte sa troupe à entamer l’ennemi, tout en donnant l’ordre aux hoplites thespiens de le suivre ; mais, dans leur retraite, les cavaliers thébains, arrivés à un bois impénétrable, commencent à se réunir, puis ils font volte-face, attendu qu’ils ne voient aucun moyen de passer ; le petit nombre de peltastes qui sont en tête ont peur et s’enfuient, et les cavaliers, à cette vue, prennent des fuyards même l’idée de les poursuivre. Phébidas et deux ou trois hommes avec lui meurent en combattant, et les mercenaires prennent tous la fuite.

Dans leur déroute, quand ils sont arrivés près des hoplites thespiens, ceux-ci qui, auparavant, se faisaient fort de n’avoir jamais cédé aux Thébains, s’enfuient aussi, sans même qu’on songe à les poursuivre, vu qu’il était déjà tard. Aussi ne perdent-ils que peu de monde ; mais cependant les Thespiens ne s’arrêtent que quand ils sont derrière leurs murailles. Ce succès enflamme d’un nouveau courage les Thébains, qui font alors des expéditions contre Thespies et les villes voisines. Le parti démocratique de ces villes se retire à Thèbes : car il s’était établi dans toutes de puissantes aristocraties, comme à Thèbes ; en sorte que, dans ces villes aussi, les amis des Lacédémoniens avaient besoin de secours. Après la mort de Phébidas, les Lacédémoniens envoient par mer un polémarque et une division pour garder Thespies.

Quand le printemps approche, les éphores décrètent une nouvelle expédition contre Thèbes, et, comme par le passé, ils prient Agésilas de la commander. Agésilas, jugeant nécessaire de suivre le même plan d’invasion, envoie, avant les sacrifices du départ, l’ordre au polémarque de Thespies d’occuper et de garder jusqu’à son arrivée les hauteurs qui dominent le Cithéron. Il passe ensuite cette montagne, et, arrivé à Platées, il feint de vouloir encore se rendre tout d’abord à Thespies, envoie l’ordre de préparer des approvisionnements, et invite les députations à l’attendre dans cette ville, de sorte que les Thébains se préparent fortement à une invasion du côté de Thespies. Mais Agésilas, après avoir sacrifié, se dirige, à la pointe du jour, du côté d’Érythies, franchit en un jour avec son armée l’espace de deux jours de marche, et passe en toute hâte le retranchement du côté de Scolos, avant l’arrivée des Thébains, qui gardaient l’endroit par lequel il était entré la première fois. En agissant ainsi, il ravage le pays situé à l’orient de Thèbes jusqu’au territoire des Tanagréens : car Tanagre était encore au pouvoir d’Hypatadore et de son parti, dévoués aux Lacédémoniens. Il se retire ensuite, ayant la mer à sa gauche. Les Thébains arrivent et se rangent en bataille à Graosthéton[14], ayant derrière eux le fossé et la palissade, et pensant que c’était un endroit favorable pour combattre, vu l’étroitesse du lieu et la difficulté d’accès. Agésilas, sentant l’avantage de leur position, ne marche point contre eux, mais décrit une courbe et s’avance contre la ville. Alors les Thébains, craignant pour leur cité, qui était abandonnée, quittent la place qu’ils occupent et courent vers Thèbes par la route de Potnie ; c’était en effet le chemin le plus sûr. On admira cet ingénieux artifice d’Agésilas, qui força les ennemis à se retirer au pas de course, tout en conduisant lui-même son armée loin d’eux. Toutefois, quelques polémarques attaquent avec leurs mores les ennemis au passage ; mais les Thébains lancent leurs javelots du haut des collines, et tuent ainsi un des polémarques, Alypétus, atteint d’une lance. Cependant les Thébains sont aussi repoussés de l’éminence où ils se trouvaient, et les Scirites, avec quelques cavaliers, montant après eux, atteignent ainsi les derniers de ceux qui accouraient vers la ville. Mais les Thébains, une fois arrivés près des murs, se retournent, et les Scirites, les voyant sur la défensive, se retirent plus vite qu’au pas ; aucun d’eux n’est tué ; mais cependant les Thébains érigent un trophée, parce que les assaillants s’étaient retirés.

Agésilas, vu l’heure avancée, s’en retourne placer son camp à l’endroit où il avait vu les ennemis rangés en bataille, et le lendemain il reprend le chemin de Thespies. Les peltastes à la solde de Thèbes le suivent de près et appellent à voix haute Chabrias, qui n’avait pas voulu les accompagner, lorsque les cavaliers des Olynthiens, qui, fidèles à leur serment, étaient déjà dans les rangs des Lacédémoniens, font volte-face et les poursuivent sur les pentes de la montagne, en tuent un grand nombre ; en effet, l’infanterie est aisément atteinte par la cavalerie, quand il lui faut gravir une montée accessible aux chevaux. Arrivé à Thespies, Agésilas trouve les citoyens en désunion ; ceux qui se prétendaient du parti lacédémonien voulaient tuer leurs adversaires, parmi lesquels était Mélon. Il s’oppose à eux, réconcilie les partis et les force à se lier entre eux par des serments ; puis il franchit de nouveau le Cithéron et retourne à Mégare, où il licencie les alliés, et ramène chez lui la milice nationale.

Vivement tourmentés par le manque de vivres, les Thébains qui, depuis deux ans, n’avaient retiré aucun fruit de leurs terres, envoient à Pagares[15], sur deux trirèmes, des hommes chargés d’acheter pour dix talents de blé. Pendant qu’ils sont à acheter ce blé, le Lacédémonien Alcétas, qui gardait Oréum[16], équipe trois trirèmes, et veille à ce que rien n’en transpire. Puis, quand le blé est en mer, Alcétas s’empare des trirèmes et du blé, et prend vivant l’équipage, pas moins de trois cents hommes. Il renferme tous ces gens dans l’Acropole, où il logeait lui-même. Il avait à sa suite un jeune garçon oréite, beau, dit-on, et honnête : il descend un jour de l’Acropole pour s’occuper de lui ; aussitôt les prisonniers profitent de cette négligence et s’emparent de l’Acropole ; la ville s’insurge et les Thébains ont, dès lors, toute facilité pour se procurer du grain.

Au retour du printemps, Agésilas se trouve alité ; en effet, à l’époque où il ramena l’armée de Thèbes, il était à Mégare et montait de l’Aphrodisium[17] à la maison du gouverneur, quand une de ses veines se rompit et le sang du corps se porta dans la jambe saine[18] : la cuisse étant demeurée très-enflée et les douleurs insupportables, un médecin syracusain lui ouvrit la veine près de la cheville. Une fois en train de couler, le sang continua la nuit et le jour suivants, et tous les efforts pour l’arrêter sont inutiles, jusqu’à ce qu’Agésilas s’évanouit : c’est alors seulement qu’il s’arrête. Ramené dans cet état à Lacédémone, Agésilas y demeure malade le reste de l’été et durant l’hiver.

Les Lacédémoniens, dès que le printemps paraît, décrètent une nouvelle expédition et en donnent le commandement à Cléombrote. Quand il est arrivé avec son armée au pied du Cithéron, il envoie en avant les peltastes pour s’emparer des hauteurs qui dominent la route. Mais un corps de Thébains et d’Athéniens, qui étaient déjà maîtres du sommet, laisse avancer les peltastes : quand ceux-ci se trouvent à leurs pieds, ils s’élancent à leur poursuite et en tuent près de quarante. Dans cette conjoncture, Cléombrote croit qu’il est impossible de passer dans le pays de Thèbes ; il ramène donc son armée et la licencie.

Les alliés, réunis à Lacédémone, prennent la parole et disent qu’ils sont épuisés par la guerre à cause de la mollesse qu’on apporte ; on pourrait, en effet, équiper un bien plus grand nombre de vaisseaux que les Athéniens et prendre leur ville par la famine : on pourrait aussi avec ces mêmes vaisseaux faire passer une armée à Thèbes par la Phocide, si l’on voulait, ou, si l’on préférait, par Creusis. Sur cet avis, on équipe soixante trirèmes, dont Pollis est nommé navarque. Ceux qui avaient eu cette idée ne s’étaient point trompés. Les Athéniens sont bloqués. Les vaisseaux chargés de vivres arrivent bien jusqu’à Géreste[19], mais ils ne veulent pas s’avancer au delà, parce que la flotte des Lacédémoniens est autour d’Égine, de Céos et d’Andros. Les Athéniens, sentant leur détresse, montent eux-mêmes sur leurs vaisseaux, et remportent, sous le commandement de Chabrias, une victoire navale sur Pollis : dès lors le blé est amené à Athènes.

Comme les Lacédémoniens se préparaient à faire passer une armée en Béotie, les Thébains prient les Athéniens d’en envoyer une autour du Péloponèse, croyant par là qu’il ne serait pas possible aux Lacédémoniens de couvrir tout ensemble leur propre pays et les villes alliées qu’ils avaient dans ces contrées, puis d’envoyer en même temps des forces suffisantes contre eux. Les Athéniens, irrités d’ailleurs contre les Lacédémoniens, à cause de l’affaire de Sphodrias, sont pleins d’ardeur à envoyer autour du Péloponèse soixante vaisseaux, avec Timothée[20] pour stratége. Thèbes se trouvant délivrée de l’invasion des ennemis pour toute la saison où Cléombrote commande les troupes et où Timothée est en croisière, les Thébains marchent hardiment contre les villes voisines et les font rentrer sous leur domination. Cependant Timothée, dans ses courses maritimes, soumet en peu de temps Corcyre, mais il n’en réduit point les habitants en esclavage, il n’exile personne et ne change point les lois ; conduite qui lui vaut les dispositions les meilleures de la part de toutes les villes.

Cependant les Lacédémoniens équipent une flotte de leur côté et prennent pour navarque Nicolochus, homme tout à fait déterminé. Dès qu’il est en vue des vaisseaux de Timothée, il n’hésite point, bien qu’il lui manque six vaisseaux des Andraciotes, mais il attaque avec ses cinquante-cinq vaisseaux les soixante de Timothée. Il est vaincu, et Timothée élève un trophée à Alyzia[21]. Timothée tire ensuite ses vaisseaux à terre pour les radouber, et Nicolochus, renforcé des six trirèmes des Andraciotes, cingle vers Alyzia, où se trouve Timothée. Celui-ci ne se mettant point en ligne, Nicolochus, à son tour, élève un trophée dans les îles les plus voisines. Mais Timothée, après avoir radoubé les vaisseaux qu’il avait déjà, et en avoir reçu d’autres de Corcyre, ce qui lui fait en tout une flotte de plus de soixante-dix voiles, a décidément la supériorité navale : il fait demander de l’argent à Athènes ; il lui en fallait beaucoup, ayant beaucoup de vaisseaux.





  1. Bazar du Pirée.
  2. Il ne faut pas le confondre avec Thrasybule de Stiriée, le libérateur d’Athènes. Colytte était un déme de l’Attique.
  3. Les Grecs d’Europe.
  4. Environ 60 centimes.
  5. Près de 20 francs.
  6. Troupe d’élite de Sparte, choisie parmi les Arcadiens.
  7. Près de 2 kilomètres.
  8. Dans le voisinage de Pallène, ville de la Chersonèse de Thrace.
  9. On aime à voir le dogme de la Providence divine veillant sur les affaires humaines, servir de guide moral et philosophique aux récits de Xénophon. Aucun des éminents esprits de l’antiquité, après avoir étudié l’histoire, ne s’est mépris sur l’enchaînement des événements qui en composent le texte et qui font la leçon aux hommes. Ainsi les grandes idées de Bossuet, de Vico et de Herder, ont déjà leurs racines dans l’antiquité païenne, et le christianisme, qui en a développé si admirablement le germe, a pu trouver les âmes préparées à recevoir ces utiles enseignements.
  10. Fêtes de Vénus.
  11. Courtisanes.
  12. Il existe un curieux exemple de ces récompenses, promises à qui montera le mieux à l’assaut, dans Quinte-Curce, VII, xi : « Prœmium erit ei, qui occupaverit verticem, talenta decem. Uno minus accipiet, qui proximus ei venerit, eademque ad decem homines servabitur portio. Certum autem habeo vos non tam liberalitatem intueri meam, quam voluntatem. » Voy. ce passage dans l’édition de Pitiscus, p. 534. On y trouve une note curieuse sur la proportion décroissante indiquée par les mots : « Eademque ad decem homines servabitur portio. » Les auteurs du Roman d’Alexandre n’ont pas laissé échapper une si belle occasion d’introduire dans leur poëme cette promesse du roi de Macédoine, et de composer les vers suivants, qui ont, selon nous, un certain intérêt archéologique :

    Vus, jouene baceler de pris et de desroi,
    Qui ames bêle dame et le rice donoi,
    Et desires sovent et gueres et tornoi ;
    Qui primes montera sur la roce, ce croi,
    Et de ma rice enseigue mostera le desploi,
    x marcs li donrai-je, je li plevis ma foi ;
    L’autres en ara ix, et li tiers viii, de moi,
    Li quars vii, li quins vi, ii sismes v, de moi,
    Li sesmes en ait iv, li vismes iii, ce croi ;
    Li neumes en ait ii, le dizme i, je l’otroi.
    Et cescun avera ceval et palefroi,
    De caus qui monteront le mur et le berfroi.

    Voici la traduction de ce passage : « Vous, jeunes bacheliers, dont la fortune est faite ou à faire, qui aimez belles dames et riches présents, et désirez souvent guerres et tournois ; le premier qui montera sur la roche, c’est mon avis, et qui déploiera ma riche enseigne, je lui donnerai dix marcs d’or, je lui en jure ma foi ! le second en aura neuf ; le troisième huit, je le promets ; le quatrième, sept ; le cinquième six ; le sixième cinq ; que le septième en ait quatre ; le huitième trois ; le neuvième deux ; et le dixième un, je l’accorde. Et chacun aura un cheval ou palefroi, parmi ceux qui monteront sur le mur et sur le beffroi. »

  13. Frère et successeur d’Agésipolis.
  14. On lit différemment le nom de cette localité, soit Rhéasédos, temple de Rhéa, soit Gréasédos, siège de Gréa. Polémandre, dit-on, fondateur de Tanagre, avait une femme très-âgée à laquelle, en raison de sa vieillesse, on avait donné le surnom de Grea, la vieille. On prétend qu’elle avait une statue entre Thèbes et Tanagre, et que c’est de là que vient le nom de Gréasédos. Nous avons suivi la leçon ordinaire.
  15. Ville importante du littoral de la Thessalie.
  16. Ville d’Eubée, nommée aussi Histiéa.
  17. Temple de Vénus.
  18. Cf. Plutarque, Agésilas, XXVII.
  19. Voy. plus haut livre III, iv.
  20. Celui dont Cornélius Népos a écrit la biographie.
  21. Ville d’Acarnanie.