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Histoire littéraire - une polémique religieuse au XVIIIe siècle

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HISTOIRE LITTERAIRE.




BOSSUET ET FENELON
UNE POLEMIQUE RELIGIEUSE AU DIX-SEPTIEME SIECLE.




I

Le rôle et les écrits de Bossuet dans le grand acte qui constitua, en 1682, l’église gallicane, et plus tard l’Histoire des variations, avec la formidable polémique qu’elle suscita, tant de travaux et de gloire l’avaient mis à la tête de l’église de France, et institué comme l’interprète officiel et le gardien de sa doctrine et de son unité. C’est ainsi qu’après en avoir fini avec les protestans, l’historien des Variations dut reprendre la plume pour combattre la doctrine du pur amour, ressuscitée du quiétisme, et défendue, non plus par un Molinos, espèce d’hypocrite de dévotion, qui avait caché sous un étalage de spiritualité les plus honteux désordres, mais par un esprit supérieur et presque un saint, par Fénelon.

Il ne s’agit pas de juger cette querelle en théologien. Pour cela, il faudrait, dans celui qui en écrit, l’autorité, et dans ceux qui le lisent, le goût de ces matières. Mais, sous les querelles théologiques, il y a une part pour la philosophie chrétienne ; il y a la lutte des caractères et des passions, il y a enfin un tour d’esprit, une méthode, par où ces querelles ont exercé sur les esprits une influence générale. Dans un pays comme la France, dans un siècle comme le XVIIe, où la théologie était à la fois un goût sérieux et une mode, quand les deux adversaires sont un Bossuet et un Fénelon, se pourrait-il que de nombreux écrits fussent sortis de telles plumes sans que l’esprit français en fût touché, sans que l’art et la langue y aient été intéressés ?

C’est par ce côté que m’a attiré la querelle de ces deux grands hommes, et peut-être y aurait-il utilité à étudier dans la même vue toutes les querelles, soit philosophiques, soit théologiques, qui ont occupé le XVIIe siècle. Il en résulterait certainement cette vérité, que si toutes ont servi à former l’esprit français, il a été néanmoins d’un intérêt capital pour la conduite générale et la perfection de cet esprit, que la victoire soit demeurée successivement à Descartes contre Gassendi, à Pascal contre les jésuites, aux catholiques contre les protes tans, et enfin à Bossuet contre Fénelon.

La cause véritable de ces luttes si diverses, c’est la guerre de la liberté contre la discipline, du particulier contre le général, de ce que Fénelon appelait le sens propre contre ce que Bossuet appelle la tradition et l’universel. Or, s’il a été bon que ces deux principes se disputassent à qui donnerait sa forme à l’esprit français, n’importait-il pas néanmoins que la discipline fût victorieuse de la liberté, le général du particulier, la tradition du sens propre ? D’autant plus que ces victoires n’ont pas été meurtrières, et que le principe vaincu n’a pas péri. Seulement il est resté au second rang. C’est l’image de cette lutte intérieure de nos facultés, dont parle Bossuet dans le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. S’il est bon que l’imagination et les sens aient leur part, il faut que la raison domine. Cet équilibre même, qui paraît le plus haut état de l’intelligence humaine, n’est que l’effet de la domination de la raison, c’est-à-dire de la seule faculté qui ne se trompe pas, tenant la balance entre les facultés qui se trompent.

S’il est un pays où cette vérité soit une croyance populaire, c’est la France. Voilà pourquoi la liberté de spéculation, qui paraît être un droit naturel, y a toujours été contenue, quelquefois opprimée, aux époques même où l’on reconnaissait et tolérait d’autres libertés en apparence aussi considérables. C’est que la spéculation, dans une tête française, ne se résigne pas long-temps à être oisive. Elle veut agir, se propager, devenir la règle et la loi. De là l’état de suspicion où elle a toujours été tenue par la puissance publique, sous les noms les plus divers, jansénisme, jésuitisme, quiétisme, idéologie.

L’influence de ces différentes sectes sur le génie national et sur la langue serait aisée à marquer. Ce sont autant de schismes qu’il a fallu détruire dans l’intérêt de l’unité intellectuelle de notre pays.

S’il est un tour d’esprit antipathique au génie et à la langue de ce pays, c’est la subtilité, excès commun à toutes ces sectes qui toutes ont raffiné, quoique dans des desseins bien différens.

Les jésuites raffinaient sur la morale. Leur subtilité corrompait le cœur ; leur casuisme éveillait dans les consciences ce fonds de mauvaise foi d’où nous tirons tous les prétextes de mal faire.

Les jansénistes ne raffinaient que sur le dogme, mais avec des arrière-pensées d’inquiétude et de suspicion contre la puissance publique, lesquelles affaiblissaient l’esprit d’unité qui fait la force de notre nation.

Les quiétistes, pour ne parler que des spéculatifs, ruinaient à la fois l’activité humaine par de vaines recherches de perfection, et la morale, en ne rendant pas la volonté responsable des brutalités du corps.

La langue souffrait de ces subtilités plus ou moins innocentes. Il faut lire certains passages des Provinciales où Pascal se raille légèrement du langage des pères, et cite des phrases dont l’affectation et le raffinement contrastent si étrangement avec le naturel et la candeur de son style. On sent combien il importe à la morale que Pascal triomphe des jésuites, et que son simple bon sens parvienne à déshonorer leur subtilité.

Les jésuites auraient relâché cette langue ; les jansénistes la desséchaient ; les quiétistes l’obscurcissaient et l’aiguisaient jusqu’à la rendre inintelligible. Plus tard, ceux qu’on a appelés les idéologues y devaient répandre les nuages de l’abstraction. Il était donc d’un grand intérêt que tous ces schismes, y compris celui-là même qui tira tant d’autorité de la vertu incommode, mais irréprochable de ses défenseurs, le jansénisme, fussent vaincus par le véritable esprit de la nation, représenté plus ou moins bien et défendu plus ou moins innocemment par la puissance publique.

Ces combats n’ont été stériles ni pour la nation qui en était témoin, ni pour les combattans eux-mêmes. Ceux-ci profitaient de leurs qualités réciproques, à peu près comme des armées ennemies se forment, en se combattant, aux usages de guerre et à la discipline qui donnent l’avantage ; mais c’est surtout pour la nation que le spectacle n’en était pas sans fruit : l’esprit public s’enrichissait de ce que chaque adversaire avait de bon. Cela est vrai surtout des jansénistes, auxquels j’éprouve le besoin de rendre hommage, et qui d’ailleurs firent toujours plus d’ombrage au pape et à la milice qu’il avait en France dans le corps des jésuites qu’à l’église gallicane. Toutefois je ne retire pas ce que j’en ai dit quant à la langue, qu’ils auraient desséchée par l’aridité de leur logique. On les comparait aux calvinistes, les plus secs des réformateurs, à cause d’une certaine conformité entre leur doctrine de la grace et la prédestination de Calvin. La comparaison, dont ils se défendaient par tant de tours de souplesse, n’était vraie que de leur méthode de composition, de leur tour d’esprit, de leur langue, trop souvent correcte et triste comme celle de Calvin.

Quant aux quiétistes, qui ne voit tout le mal que leur victoire eût fait à l’esprit national et à la langue ? Aussi ne peut-on trop glorifier Bossuet d’avoir écrasé cette secte dans sa querelle mémorable avec Fénelon, de même qu’on ne peut trop s’étonner que ce dernier, un si beau génie, et dans ses autres ouvrages un esprit si français, ait abondé dans des subtilités si antipathiques au génie de son pays.

De tous les dogmes du catholicisme, le plus populaire peut-être, c’est le dogme de l’amour de Dieu, aimé comme auteur du salut éternel : dogme admirable, d’où naît l’activité chrétienne, avec tous ses effets, les bonnes œuvres, la prière, et généralement tous les actes qui sont accomplis en vue de cette récompense. Le christianisme en avait trouvé le principe au fond du cœur humain, où il n’y a peut-être pas d’amour absolument sans intérêt, ni de sacrifice sans quelque espoir de récompense, et il l’avait réglé, pour le plus grand nombre des hommes, par des actes et des formules que la plus antique tradition avait consacrés.

Cependant, pour faire la part de quelques esprits plus relevés et plus excellens, les héros du christianisme, l’église catholique, par l’organe de ses chefs et de ses docteurs, avait autorisé ou toléré un certain amour de Dieu moins étroitement lié à l’idée du salut éternel, et une certaine prière dans laquelle le fidèle ne faisait aucune demande et ne rappelait formellement aucune des promesses divines. Cette doctrine fort délicate était, en quelque sorte, facultative. Ceux qui la professaient pour la spéculation, et qui d’ailleurs pratiquaient tous les devoirs qui découlent du dogme de l’amour de Dieu, entendu dans le sens populaire, s’appelaient les mystiques. L’église y avait même pris quelques-uns de ses saints.

Le quiétisme, condamné en 1685 dans la personne de Molinos, n’avait été que l’exagération, poussée jusqu’à l’absurde, de l’amour désintéressé des mystiques. Il excluait l’activité à cause de ses motifs intéressés, et la prière comme impliquant la demande et l’espérance. Il enseignait un amour de Dieu si absolument pur de tout désir du salut, si vide de tous motifs et de toute espérance, qu’il rendait inutiles les deux principaux dogmes du christianisme, la médiation du Christ et les actes. En cet état, l’ame, absorbée dans une contemplation sans fin, devenait indifférente, même à sa condamnation éternelle, pour peu qu’elle la crût dans les vues de Dieu, et y souscrivait avec une sorte de joie ; l’on vit des dévots abandonner tout commandement sur leur corps, et faire hommage à Dieu des désordres de leur vie comme de la plus absolue résignation à ses décrets. C’est ainsi que le fameux Molinos, si long-temps vanté comme un prêtre consommé dans la direction, avait vécu vingt-deux ans dans toutes les ordures, dit Bossuet, et sans se confesser. Il est vraisemblable que pour beaucoup de ces mystiques la doctrine n’était qu’une couverture pour des désordres comme ceux de Molinos ; mais un bon nombre s’efforçaient de bonne foi à réunir en eux la bête et le saint.

Par ce peu que j’ai dit du quiétisme, on devine tout d’abord par quels côtés il dut attirer Fénelon, et inspirer au contraire à Bossuet une répugnance invincible et implacable. Dès leurs premières années, le tour d’esprit de ces grands hommes et la direction de leurs travaux les avaient comme préparés à cette lutte qui tint pendant trois années toute la chrétienté attentive, et qui fut un des plus beaux spectacles littéraires du XVIIe siècle.

Bossuet avait été saisi, dès ses premières études de théologie, de la suite de l’histoire de la religion. Depuis lors, et dans tout le cours de ses travaux, il n’avait pas séparé un moment les promesses divines, telles qu’elles sont enseignées dans les livres saints, de la suite et de la perpétuité de leur exécution, ni la transmission du dogme de la transmission du gouvernement ecclésiastique. Il était né, en quelque sorte, avec la vocation de défendre la tradition catholique. Il avait d’ailleurs peu de goût pour cet autre ordre de traditions, d’origine plus récente, dont se composait la religion secrète et intérieure des parfaits, et il avouait volontiers qu’il n’y était venu que fort tard, et à l’occasion des raffinemens extraordinaires de dévotion qui, dans les derniers temps, s’étaient autorisés de leurs expériences.

Fénelon, non moins attaché que Bossuet au fond de la doctrine catholique, mais né avec un esprit ardent et subtil qu’attirait toute recherche des choses rares et inaccessibles, s’était senti de bonne heure entraîné vers les mystiques. Autorisé d’ailleurs par la tolérance de l’église, qui, dans les choses douteuses ou indifférentes, avait pour maxime de laisser aux esprits la liberté d’opinion, il s’était attaché de préférence aux écrits des saints solitaires. Leur génie subtil ouvrait : à son esprit des horizons infinis, et leur vertu même devenait un piège pour son jugement, en lui ôtant la crainte de s’égarer sur de si saintes traces. Ses études profanes marquaient le même goût. A la différence de Bossuet, qui est plus latin que grec, Fénelon est plus grec que latin. Et parmi les auteurs grecs, il goûtait surtout Platon, dans les écrits duquel il n’est pas malaisé de trouver tous les excès des opinions, idéalistes, et même le quiétisme, que Bayle y a découvert presque sans paradoxe.


II.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’étant précepteur du duc de Bourgogne, il rencontra la fameuse Mme Guyon. Cette dame avait de la beauté, beaucoup d’esprit, et ce tour de piété que Fénelon admirait dans les mystiques ; elle le charma. Une amitié d’autant plus dangereuse, qu’elle était plus pure, donna à ce commerce de spiritualité toute la douceur et toute la force d’un commerce de cœur, et entraîna : peu à peu Fénelon à se faire le champion de Mme Guyon.

Toute cette histoire est bien connue. Mme Guyon avait consenti d’abord à remettre tous ses papiers entre les mains de Bossuet, et avait reçu de lui, avec l’absolution, la permission de communier. Tout à coup elle sort de nouveau de sa retraite et recommence ses étranges nouveautés de la grace dont la plénitude était telle, qu’il fallait, selon ses paroles, la délacer pour l’empêcher d’en crever, et de cet état passif « où Jésus-Christ même est un dernier obstacle à la perfection d’un cœur qui reçoit Dieu immédiatement, dans le vide de toute affection, de toute crainte, de toute espérance, de toute pensée quelconque. » C’est cet état que décrit un poète du temps dans ce portrait fort piquant de Mme Guyon :

Ce modèle parfait, ce Paraclet nouveau
Donne du pur amour un spectacle bien beau,
Quand tout d’un coup, sentant un gonflement de grace,
Elle crève en sa peau, si l’on ne la délace.
La grace de dedans passant jusqu’au dehors,
Du bassin de l’esprit regorge dans le corps.
Elle en déchirerait jusqu’à son corps de jupe,
Si dans le même instant quelque dévote dupe
Ne faisait prendre l’air à cet amour sacré.
Mais du lacet enfin se voyant délivré,

Il se répand au cœur de toute l’assistance,
Et chacun le reçoit dans un profond silence[1]

Dans un siècle où les schismes religieux étaient des crimes d’état, on ne s’étonne pas que l’auteur de telles illusions fût enfermé à la Bastille, et qu’on ordonnât une recherche de toutes les personnes suspectes de les professer. Mme de Maintenon, qui, d’abord, avait goûté Mme Guyon, à cause de son esprit et de la pureté de ses mœurs, la sacrifia, non pas comme on l’a dit, aux ombrages de Louis XIV, lequel ne sut l’affaire que fort tard, mais à ses propres scrupules religieux, éveillés et commandés par ceux de Bossuet.

La conduite que tint Fénelon est moins connue. Sa bonne foi, les graces de ses ouvrages, l’espèce de séduction que sa vertu, son exil, une opposition au moins secrète au gouvernement de Louis XIV, ont exercée sur la postérité, tout a concouru à jeter sur cette affaire une obscurité qui lui a tourné à faveur. La vérité éclaircie ne rend pas Fénelon coupable, mais elle absout Bossuet.

Il y eut d’abord de fréquens entretiens entre Bossuet, averti par la rumeur publique des progrès de la nouvelle spiritualité, et Fénelon, qui ne cachait ni son goût pour ces doctrines, ni son amitié pour celle qui les professait. Les explications furent pendant long-temps sincères et amicales. Bossuet n’avait pas de peine à pénétrer un homme qui ne cherchait pas à se dérober. Loin d’ailleurs de l’aigrir, l’obstination de Fénelon ne fit d’abord que l’inquiéter pour lui-même. Il se tâtait, dit-il, en tremblant, craignant à chaque pas des chutes après celles d’un esprit si lumineux[2]. A mesure que les entretiens, en serrant de plus près les choses, prirent le caractère de conférences, il devint de plus en plus difficile de se mettre d’accord. Fénelon éludait tout, atténuait tout. Les énormités même de Mme Guyon ne l’embarrassaient pas ; elles venaient, selon lui, ou d’ignorance et d’innocence, ou du défaut de précision, ou de ce qu’on les entendait dans un autre sens que leur auteur. Rien n’était à admettre ni à rejeter tout-à-fait. Il fallait, répétait-il sans cesse, examiner, éprouver les esprits, selon le précepte de saint Paul. Où Bossuet voulait décider, Fénelon ne voulait qu’expliquer.

Plusieurs mois se passèrent ainsi. Enfin Mme Guyon demanda et obtint que ses écrits fussent examinés par Bossuet, par l’évêque de Châlons, depuis M. de Paris, et M. Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice. Près d’une année y fut employée. Outre les écrits imprimés et les cahiers manuscrits de Mme Guyon, il fallait lire tout ce que Fénelon lui-même écrivait chaque jour sur la matière, soit ardeur de conviction, soit pour détourner sur lui les coups qui menaçaient son amie. Fénelon ne nommait point Mme Guyon ; la nommer, c’eût été avouer l’apologie ; il espérait la sauver à la faveur de quelque proposition générale qui l’eût excusée sur le fond et l’intention, sauf à l’abandonner, s’il le fallait, sur quelques excès de parole ou de plume, bien pardonnables à une femme. Il accompagnait d’ailleurs ses envois de tant de marques de soumission, d’humilité et de déférence, que ses juges, quoique épouvantés parfois de ses éblouissemens, ne pressaient rien, persuadés qu’ils le ramèneraient. Il offrait de tout quitter, même sa place de précepteur, à la seule condition qu’on lui montrât clairement par où il avait péché. Il ne voulait qu’être convaincu, comme s’il était possible de convaincre un homme de bonne foi que trompent ses lumières et sa vertu.

Il fallait pourtant en finir. Bossuet et les deux prélats ses confrères se mirent d’accord sur un certain nombre d’articles qui réglaient toute la matière, et ils en firent un formulaire auquel Fénelon fut invité à souscrire. Il disputa long-temps, faisant des restrictions sur chaque article ; mais, pressé par les prélats, il céda, soit triomphe de la vérité chrétienne, soit l’effet d’un changement de fortune qui l’avait rendu ou indifférent ou plus facile sur des choses de pure spéculation. Ce fut en effet dans l’intervalle, entre la rédaction et la signature de ce formulaire, que Louis XIV appela Fénelon à l’archevêché de Cambrai. Entre sa nomination et sa consécration, cette facilité persista. Bossuet, qui devait être son consécrateur, raconte dans la Relation que, deux jours avant la cérémonie, le nouvel archevêque, à genoux, baisant la main qui devait le sacrer, la prenait à témoin qu’il n’aurait jamais d’autre doctrine que celle de son consécrateur. Fénelon a nié ce fait ; mais son démenti ne peut prévaloir contre Bossuet donnant pour vrai ce qui était si vraisemblable.

Devenu archevêque, Fénelon changea de conduite. Bossuet avait expliqué dans un livre les articles du formulaire[3]. C’était le détail authentique et le résumé de tout ce qui avait été dit dans les conférences d’où ce formulaire était sorti. Ce livre avait été écrit de concert avec les deux prélats, lesquels y donnèrent l’approbation ecclésiastique. Il y manquait celle de Fénelon. Bossuet la lui demanda. Fénelon refusa de lire le livre. Son motif, c’était que certaines maximes de Mme Guyon y étaient textuellement censurées ; en souscrivant à l’écrit de Bossuet, il se rendait complice de la persécution dont cette dame était l’objet. Il y avait un autre motif que sa vertu lui dérobait. L’archevêque de Cambrai ne voyait plus les choses du même œil que l’abbé de Fénelon. Ce que le modeste ecclésiastique avait proposé à titre de restrictions discrètes était devenu pour le prince de l’église des dogmes dont il ne pouvait faire le sacrifice à personne. Avant son sacre, il avait souscrit au formulaire ; après son sacre, sa conscience l’empêchait de souscrire au commentaire qu’en avait rédigé Bossuet d’accord avec les deux prélats qui avaient concouru à le dresser. Le fond n’avait pas changé, l’abbé de Fénelon n’était pas moins déclaré pour le pur amour que l’archevêque de Cambrai : c’était la même opiniâtreté dans l’attachement au sens propre ; mais tant qu’il avait eu à ménager sa fortune à venir, involontairement plutôt que de dessein formé, cette opiniâtreté s’était dissimulée sous d’humbles doutes et sous mille promesses de se détacher de ses idées aux premières raisons qui lui en feraient voir le faux. Arrivé au faîte, toutes ces graces qui la paraient avaient fait place à la sécheresse d’un refus offensant.

De ce refus hautain date cette guerre de deux années entre les deux plus grands prélats de la chrétienté, et cette suite d’écrits dont l’abondance et la force firent l’admiration de ceux mêmes que touchait médiocrement le côté de pure théologie : guerre acharnée, où l’avantage de l’orthodoxie n’est pas le seul qui soit demeuré à Bossuet.


III.

On s’explique à merveille comment on ne put ni par persuasion, ni par menace, arracher à Fénelon un acte ou une parole qui condamnât Mme Guyon. Si l’habit d’archevêque jetait quelque peu de ridicule sur ce dévouement chevaleresque, nul habit n’eût justifié une autre conduite envers une femme de mœurs d’ailleurs irréprochables. Ce qui s’explique moins aisément, c’est que Fénelon se fût laissé prendre aux illusions de cette femme. Je reconnais là celui que Louis XIV appelait « le plus chimérique des beaux esprits de son royaume. » En effet, le chimérique dominait dans cet esprit d’ailleurs si lumineux et si juste. C’est le chimérique qu’il avait tout d’abord cherché dans la religion, en s’y attachant aux auteurs mystiques. Il n’avait pas eu assez de l’abîme des mystères pour exercer sa subtilité ; il lui avait fallu quelque chose de plus que la foi intelligente, ce problème sur lequel s’était consumée l’ame de Pascal. Cherchant aussi le chimérique dans la vertu, il ne s’était pas contenté de la pureté laborieuse et pleine de combats des saints, et il voulait arriver à celle des parfaits, espèce de saints qui échappaient à la lutte par l’inaction, ou plutôt, et n’est-ce pas là le comble du chimérique ? il aspirait à réunir en lui tous les caractères et toutes les dispositions, et à être à la fois le docteur de la tradition et le mystique de l’expérience propre, le saint et le parfait. Doué d’ailleurs d’une imagination tendre et d’une ame passionnée, dans une condition qui lui interdisait de donner son cœur à aucune créature vivante, il ne trouva que Dieu qui lui fît connaître la douceur d’aimer impunément. Encore craignait-il de se trop aimer lui-même dans cet amour, et c’est ce qui lui fit imaginer cette étrange échelle de cinq manières d’aimer Dieu, de cinq amours de Dieu, avec lesquels se combinait, dans des proportions décroissantes, un mélange d’intérêt propre, et dont le dernier était cet amour entièrement désintéressé, sans espérance, sans crainte, sans alliage d’aucun sentiment humain, lequel formait le suprême état de perfection enseigné par les quiétistes.

Quand Fénelon rendit cette doctrine publique dans son fameux livre des Maximes des Saints, tout le monde s’écria que le quiétisme ressuscitait. Il fit d’incroyables efforts de souplesse pour se tenir séparé des quiétistes, comme, avant lui, les jansénistes pour se distinguer de Calvin ; mais il ne persuada personne. La méthode même de son livre eût suffi pour le rendre suspect. Voulant faire voir le vrai et le faux sur chaque point où le pur amour et le quiétisme pouvaient se toucher, il avait placé en regard de chaque proposition fausse et condamnable la proposition qu’il estimait vraie et autorisée par les parfaits : mais tantôt les différences étaient si insensibles qu’on pouvait douter qu’il en tînt sincèrement compte ; tantôt il paraissait mettre tant d’indifférence ou de complaisance en exposant le faux, et si peu de soin à le faire haïr, qu’on n’était pas persuadé qu’il n’y eût pas le même goût qu’au vrai ; outre que, par l’effet même de sa bonne foi, dans un livre où il prétendait se distinguer des quiétistes, Fénelon n’avait trouvé ni à blâmer ni même à mentionner Molinos, oubli qui pouvait être interprété tout au moins comme le manque d’une répugnance présente et forte. Mme de Maintenon, qui ne lui fut jamais malveillante, l’image même du sens commun dans le grand siècle, disait, à l’époque où l’affaire se jugeait à Rompe : « Si M. de Cambrai n’est pas condamné, c’est un fier protecteur pour le quiétisme. » Tout le monde pensait comme Mme de Maintenon.

Assurément, les deux doctrines ne se ressemblaient pas plus par le fond des intentions que les deux hommes par le caractère et’ la vie. Selon Molinos, il fallait aimer Dieu jusqu’à souscrire à sa condamnation éternelle, si on la croyait dans les desseins de Dieu d’où l’indifférence pour tous les actes qui, selon la tradition chrétienne, nous rachètent de la condamnation, et pour l’espérance qui nous excite à les accomplir. L’amour de Dieu sans acte, au sein du désespoir, était toute la religion des quiétistes honnêtes gens ; pour les grossiers, outrant le raisonnement, ils se laissaient aller au désordre et à l’ordure pour mériter du moins la condamnation à laquelle ils avaient souscrit. Le pur amour de Fénelon n’excluait ni la confiance dans les promesses de béatitude éternelle ni les actes dont elle est le prix ; mais il les reléguait parmi les motifs inférieurs. L’un abandonnait les actes comme inutiles ; l’autre les discréditait comme insuffisans pour les parfaits. On sent combien, malgré leurs différences, les deux doctrines étaient près de se toucher.

Si ce n’était pas trop de tout l’esprit de Fénelon pour se jouer sur cette lame, ce n’était pas assez d’une vertu ordinaire pour ne pas glisser du quiétisme des honnêtes gens dans les désordres de Molinos. Certes le commerce de Fénelon avec Mme Guyon a été irréprochable, et c’est le triomphe de sa vertu qu’aucun de ses ennemis n’ait osé en douter. Pourtant cette amitié même, que Bossuet eut le grave tort de comparer à celle qu’inspirait Priscille[4] à l’hérésiarque Montan, était le principal défaut de la doctrine du pur amour, car il avait eu besoin, pour en traiter, de l’imagination ardente et de l’esprit curieux et mal assuré d’une femme[5] ; et de même qu’il fallait une force prodigieuse d’esprit pour se tenir suspendu sur l’abîme du quiétisme, de même il fallait la vertu des anges et des solitaires pour garder la pureté dans une amitié avec une femme jeune et passionnée, qui empruntait à la langue de l’amour tous les termes de sa spiritualité.

Lui-même reconnaissait dans sa doctrine certains caractères qui auraient dû l’en garantir, si la bonne foi et l’opiniâtreté ne l’eussent aveuglé. Le livre des Maximes, disait-il, n’était pas utile à tout le monde ; il ne convenait qu’à certaines ames, dans un certain état. Quelques personnes, il en convenait, abusaient du pur amour et de l’abandon. « Je sais, écrivait-il à un ami, que des hypocrites, sous de si beaux noms, renversent l’Évangile[6]. » Comment donc s’arrêtait-il là, au lieu de conclure qu’il y avait sagesse à ôter les beaux noms aux hypocrites ? N’est-ce point par les effets que se jugent les doctrines ? Or, quelles marques plus sûres du danger d’une doctrine que son inutilité pour le plus grand nombre, et l’abus qu’en peuvent faire les hypocrites ?

Dans un moment d’impartialité et de calme, peut-être après sa soumission, il écrivait d’une personne d’Arras, qui se croyait dans cet état particulier où, selon lui, la doctrine du pur amour porte tous ses fruits : « On ne se trompe point, quand on ne veut rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le voir, excepté les vérités de l’Évangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination et de notre amour-propre ou du tentateur, qui se transforme en ange de lumière[7]. » Que dire de plus juste de cette corruption insensible qui fait tourner les lumières mêmes en illusions et en mouvemens de vanité ? J’aurais cru ce passage de Bossuet, si je ne l’avais lu dans Fénelon.

Bossuet avait donc bien raison de se déclarer ouvertement contre la doctrine du pur amour, et de la condamner pour les effets mêmes que, de l’aveu de Fénelon, elle produisait chez certaines personnes. Le représentant du catholicisme, c’est-à-dire de l’universel, devait repousser une doctrine à l’usage d’esprits de choix, d’ames placées dans un certain état, et qui corrompait l’excellence même du christianisme, qui est d’être la religion de tout le monde, des esprits de toute nature et de tout état. L’amour pur substituait au christianisme populaire une sorte de christianisme de conférences secrètes et mystérieuses, un christianisme de beaux esprits, faisant leur nécessaire de ce qu’ils déclaraient n’être pas utile à tout le monde, et qualifiant eux-mêmes leur piété de piété distinguée. C’était, en effet, leur prétention de ne rien dire comme les autres, et la religion eut aussi ses précieuses. L’abbé de Chanterac, qui était du clergé et des amis de Fénelon, homme d’esprit et de vertu d’ailleurs, écrivait que le crime de la doctrine était sa sublimité même, et que le tort de Fénelon était cette plénitude qu’on prenait dans les apôtres pour de l’ivresse[8].

Un préjugé fâcheux pour le pur amour, c’est qu’il avait pour partisans les ennemis de Pascal, les jésuites, ceux dont l’influence avait fait effacer du livre des Hommes illustres contemporains, de Perrault, les vies et les images d’Arnauld et de l’auteur des Provinciales, ceux qui, par dépit contre Racine, dont l’archevêque de Paris empruntait la plume pour réfuter Fénelon, donnaient pour sujet de thèse à leurs écoliers : Racinius an est poeta ? an est christianus[9] ? ceux dont Bossuet disait, même dans le fort de la dispute : « Leur crédit n’est pas si grand que leur intrigue. » Il ne faut rien exagérer, ni rendre la pureté de Fénelon responsable des excès stigmatisés dans les Lettres provinciales ; mais c’était une mauvaise circonstance que d’être soutenu par une secte qui avait toujours subordonné la vérité de la doctrine à l’intérêt du corps, et qui favorisait toutes les imaginations du sens propre à cause de la prise qu’elle avait par là sur tous ceux qui s’y abandonnaient, croyant se rendre plus indépendans[10].

Ce fut un autre tort de la doctrine du pur amour d’avoir pour champion le fameux protecteur de Pradon contre Racine, le duc de Nevers, lequel avait loué les deux théâtres où se donnaient les deux Phèdre, afin de remplir celui où se jouait la pièce de Pradon, et tenir vide celui où se jouait la Phèdre de Racine. Le duc de Nevers défendit les Maximes des Saints dans des vers aussi secs que les doctrines de ce livre et aussi prosaïques que ceux de son protégé Pradon. Voltaire trouve néanmoins à louer de ce duc un portrait satirique de l’abbé de Rancé, qui n’est que médiocre. A la vérité, c’étaient des vers de grand seigneur, et il y était mal parlé d’un moine ; double mérite aux yeux de Voltaire.

Fénelon avait en outre l’appui du fameux Le Tellier, qui laissa voir son inclination jusqu’à entraver la publication du livre de Bossuet sur les États d’oraison. Cet appui était d’ailleurs secret. Sauf ce père, personne de marque dans l’église ne s’engagea ouvertement dans la cause du pur amour, et Bossuet avait le droit de dire, dans sa Relation : « L’épiscopat n’a pas été entamé, et M. l’archevêque de Cambrai ne peut citer pour son sentiment aucun docteur qui ait un nom. » Au contraire, de grands noms dans l’église et dans les lettres vinrent en aide à Bossuet et à ses deux collaborateurs. L’abbé de Rancé, Nicole, Racine, prirent la plume contre le pur amour. Nicole, qui retrouvait les jésuites sous les quiétistes, avait réfuté ces derniers dans un livre où Fénelon voyait « la plus implacable critique des mystiques[11]. » L’abbé de Rancé, dans une lettre d’une modération et d’une clarté admirables, se prononça contre l’archevêque de Cambrai avec l’autorité que lui donnaient quarante années de solitude employées à méditer sur la perfection chrétienne. Pour Racine, j’ai dit qu’il avait prêté à l’archevêque de Paris une plume que conduisait certainement la plus pure conviction.

Presque tout le public éclairé se rangeait du côté de Bossuet, à Paris comme dans les provinces. C’était le savant abbé Nicaise de Dijon, le correspondant de Leibnitz et de nombre d’hommes éminens de l’époque, lequel, chose remarquable, attaquait les nouveaux quiétistes comme ennemis des belles-lettres[12]. C’était Mme de Scudéry, dont on sait combien l’esprit valait mieux que les livres, et qui écrivait à ce même abbé Nicaise ces paroles si sages : « Je ne veux point me mêler dans une dispute d’une matière si élevée, et je me tiens en repos, en me bornant aux commandemens de Dieu, au nouveau Testament et au Pater ; car je crois, ajoute-t-elle, qu’une prière que Jésus-Christ a consignée ne contient pas un intérêt criminel, quoique Mme Guyon la regarde comme une prière intéressée, ce qui renverserait les fondemens du christianisme. » Un autre correspondant de l’abbé Nicaise, l’abbé Bourdelot, lui écrit : « Depuis la Relation sur le Quiétisme, M. de Cambrai est tombé dans le dernier mépris, et on en veut mal à M. l’archevêque de Paris et à M. de Meaux de l’avoir laissé faire archevêque, sachant tout ce qu’ils en savaient… Tant qu’il n’a été question que du dogme, il partageait les esprits ; mais l’histoire et les faits l’ont accablé. » Il n’y a rien là que de vrai. Ce qui le prouve entre mille choses, c’est la conduite de ce même Perrault, qui, par complaisance pour les jésuites, avait retranché Arnauld et Pascal de ses Contemporains illustres, et qui, contraire d’abord à Bossuet, vint lui offrir, après la Relation, ses excuses et ses complimens.

Il parut, durant cette querelle, divers écrits, en vers ou en prose, où le bon sens public donnait gain de cause à Bossuet. On en fit un recueil, où tout est à lire, même la préface, dont certains passages sont d’une excellente plume, et qui traite d’ailleurs Fénelon avec le respect qu’il méritait. « L’homme, y est-il dit, est vain jusque dans ce qui le devrait le plus rabaisser et humilier. Il veut renchérir sur tout, aller au-delà de Dieu, s’il pouvait ; et ne le pouvant pas, il veut raffiner sur la manière de lui rendre le culte si simplement exprimé dans les Écritures. » Et plus loin : « On s’élève et on se guinde à des subtilités abstraites et impraticables qui deviennent dangereuses par leur impossibilité même et qui peuvent faire croire que la religion dépend de nos idées, et qu’elle en est le pur ouvrage. En voulant n’être rempli que de la grandeur de Dieu et du créateur, l’on néglige souvent de réfléchir sur le néant de la créature, sur sa faiblesse et son impuissance, sur le besoin qu’elle a d’être animée et soutenue par l’idée même de son bonheur pour éviter le désespoir et sa propre destruction[13]. »

La pièce la plus piquante du recueil, c’est une paraphrase du Pater poster par les quiétistes. En voici trois couplets ; la paraphrase est en regard du texte

Adveniat regnum tuum.

Votre royaume a des appas
Pour des ames intéressées ;
Les nôtres d’un motif si bas
Se sont enfin débarrassées.
S’il vient, il nous fera plaisir ;
Mais Dieu nous garde du désir !

Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

Seigneur, notre pain quotidien
Ne peut être que votre grace ;
Donnez-la-moi, je le veux bien,
Ne la donnez pas, je m’en passe.
Que je l’aie ou ne l’aie pas,
Je suis content dans les deux cas.

Et ne nos inducas in tentationem.

Seigneur, si votre volonté
Me met à ces grandes épreuves
Qui désespèrent le tenté,
Mon cœur, pour vous donner des preuves
De mon humble soumission,
Consent à la tentation<ref> Voici pour des goûts plus grossiers et pour ceux qui doutaient fort injustement de la vertu de Mme Guyon :

Un prélat, certain jour, exhortant la Guyon,

S’informait si des sens chaque tentation Du pur amour divin ne l’avait point tirée. La dévote lui répondit Que, comme un autre Saint-Esprit, Lacombe l’avait obumbrée.</poem> Le père Lacombe avait été le directeur de Mme Guyon.</ref>.

Bossuet n’eut pas d’abord pour lui le roi et Mme de Maintenon, ou, s’il les eut, ce fut d’autorité plutôt que par leur penchant. « Il n’y a rien à en attendre, écrivait-il à son neveu, que des choses générales dans l’occasion. » On sait que les jésuites étaient à la cour les garans de l’orthodoxie de Fénelon ; il y était d’ailleurs fort soutenu par les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, dont il était l’ame, et par l’affection que le duc de Bourgogne gardait à son ancien précepteur ; mais Bossuet finit par entraîner tout.

Le plus considérable de ses partisans fut Leibnitz. L’adhésion de Leibnitz est d’autant plus décisive qu’elle venait d’un protestant, et que bon nombre de protestans penchaient pour Fénelon à cause du schisme qu’il introduisait dans l’église catholique, et par hostilité contre Bossuet, qui leur avait porté un coup si rude dans son Histoire des Variations. L’opinion de Leibnitz sur la querelle entre Bossuet et Fénelon est le jugement même de la postérité. Il n’y a rien à y changer.

D’abord, sur le premier bruit des préventions dont le livre des Maximes est l’objet, il incline vers Fénelon comme vers l’opprimé « Ne fait-on pas un peu de tort à M. l’archevêque de Cambrai ? écrit-il à l’abbé Nicaise. Je me défie toujours un peu du torrent populaire, et toutes les fois que j’entends crier crucifige ! je me doute de quelque supercherie. » Puis, après avoir lu les écrits des deux prélats, il se range du côté de Bossuet. Il approuve fort la lettre de l’abbé de Rancé. Il trouve excellens les vers de Boileau sur le pur amour :

C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique,
Au milieu des péchés tranquille fanatique,
Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don
Et croit posséder Dieu dans les bras du démon[14]


Selon les apparences, pense-t-il, Mme Guyon est une orgueilleuse visionnaire, et l’archevêque de Cambrai a été trompé par son air de spiritualité. Enfin il approuve la conduite de Louis XIV faisant cesser la dispute, et il loue jusqu’au bref ou bulle du pape, dit-il, qui condamnait Fénelon. « Je suis, conclut-il, prévenu pour deux choses : l’une est l’exactitude de M. de Meaux, l’autre est l’innocence de M. de Cambrai[15]. »

Cette innocence n’était contestée de personne. Mme de Maintenon, qui ne voulait point le perdre, lui en rend un bel hommage. « S’il n’était pas trompé, écrivait-elle, il pourrait revenir par des raisons d’intérêt. Je le crois prévenu de bonne foi ; il n’y a donc plus d’espérance. » Les bons esprits ne doutaient pas plus de la bonne foi de Fénelon que de l’exactitude de Bossuet. Pour l’innocence de ce dernier, certaines gens en doutaient, disant tout haut que le livre des Maximes eût été orthodoxe, si Fénelon n’avait pas été précepteur du duc de Bourgogne. Voici ce que leur répondait Bossuet : « Quant à ceux qui ne peuvent se persuader que le zèle de défendre la vérité soit pur et sans vue humaine, ni qu’elle soit assez belle pour l’exciter toute seule, ne nous fâchons point contre eux. Ne croyons pas qu’ils nous jugent par une mauvaise volonté, et après tout, comme dit saint Augustin, cessons de nous étonner qu’ils imputent à des hommes des défauts humains[16]. » Aveu d’autant plus noble que Bossuet semble reconnaître comme possible, sinon confesser comme délibéré et volontaire, tout ce qui lui échappa au-delà des droits de la polémique. Ma passion pour la gloire de Bossuet ne va pas jusqu’à nier ce qu’il y eut d’outré dans ses démarches à la cour de Rome, où d’ailleurs il n’était que trop bien servi par son neveu, homme opiniâtre, faisant bien plus les affaires de l’influence temporelle de son oncle que celles de sa foi, mais d’ailleurs d’un talent et d’une fermeté d’esprit nullement méprisables.

Ce sont les amis surtout et les proches qu’il faut accuser de ce qui fut employé d’armes mauvaises dans ce magnifique combat. C’est l’abbé de Chanterac du côté de Fénelon, et l’abbé Bossuet du côté de l’évêque de Meaux, qu’il faut rendre responsables, l’un de ce fonds d’orgueil que Fénelon nourrissait sous cette piété inaccessible, l’autre de la vivacité qui poussa Bossuet, soit à livrer des secrets qu’il aurait dû tenir ensevelis, soit à conseiller les menaces pour arracher au saint-siège une prompte condamnation. Dans les débats des esprits supérieurs, ceux de leurs amis qui ne les peuvent suivre dans cette sphère, où la vérité les domine invinciblement et les détache de toute vue humaine, ne s’intéressent qu’à leurs faiblesses et à leurs arrière-pensées, et pour le profit qu’ils en espèrent tirer ; et il n’arrive que trop souvent, aux jours où l’attrait de la vérité s’affaiblit pour les deux adversaires, qu’excités par des subalternes intéressés ou aveugles, ils laissent arriver dans leur intelligence ces vues humaines qui se mêlent insensiblement aux plus pures lumières.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu des fautes commises de part et d’autre, du côté de Bossuet par emportement, du côté de Fénelon par cette habileté qui fut si prodigieuse qu’elle fit mettre en doute sa sincérité, et que la magnanimité même de sa soumission après le bref du pape fut interprétée comme l’action d’un habile homme. C’est encore le grand Leibnitz qui en juge ainsi. « M. l’archevêque de Cambrai, écrit-il, s’est mieux tiré d’affaire qu’il n’y était entré. Il en est sorti en habile homme, et il y était entré sans penser aux suites qu’elle pouvait avoir. » Ce jugement est celui d’un homme de génie qui ne voyait pas de loin et d’en bas, comme la foule, la conduite de Fénelon avec l’illusion de la distance ; il la voyait de près, et pour ainsi dire de plain pied, par cette connaissance qu’ont de leurs égaux les hommes supérieurs. Il apercevait le calcul jusque dans la soumission, et ce fameux mandement par lequel Fénelon faisait connaître à ses diocésains la condamnation dont l’avait frappé le saint-siège, Leibnitz n’y voyait que l’acte d’un habile homme.

Dix ans plus tard, dans une lettre au père Letellier, confesseur de Louis XIV, qui pensait à le remettre en grace auprès du roi, Fénelon prouvait combien Leibnitz avait vu juste. Parlant de sa condamnation et de la doctrine qui avait triomphé, il dit : « Celui qui errait a prévalu ; celui qui était exempt d’erreur a été écrasé. » Il est vrai qu’il ajoute, comme pour ne pas démentir le fameux mandement de soumission : « Dieu soit béni, je ne compte pour rien non-seulement mon livre, que j’ai sacrifié à jamais avec joie et docilité à l’autorité du saint-siège, mais encore ma personne et ma réputation. » C’est toujours, et jusqu’à la fin, l’homme et le rôle, et une admirable vertu qui en purifie et en rend aimable la contradiction.

Le combat de ces deux grands prélats est un des plus beaux souvenirs de l’histoire de notre littérature. Chacun y déploya, outre les qualités propres à son génie, les qualités de sa cause ; mais la supériorité fut pour celui qui défendait la bonne. Le fameux livre des Maximes des saints, d’où naquit le scandale, parut avant les États d’Oraison de Bossuet. Ce livre n’est qu’un recueil de propositions et de formules, le plus souvent inintelligibles même pour le temps. « Je ne puis, disait M. Tronson, esprit profond et grave théologien, je ne puis qu’estimer ce que j’y entends et admirer ce que je n’y entends pas. » Un style sec, quoique précis et facile, point d’onction, rien pour le cœur, des axiomes d’une théologie sans date et sans tradition, une piété qui ne prie ni n’espère, et d’ailleurs aucune des qualités aimables de l’auteur de Télémaque : tel est ce livre ; la cause de Fénelon avait gâté son génie[17].

Il n’en est pas de même du livre des États d’Oraison. C’est un historique vif et intéressant de l’origine et des progrès de la doctrine des auteurs mystiques. Bossuet se donne d’ailleurs beaucoup de liberté dans des matières qui ne se recommandaient ni de l’autorité des livres saints, ni de la parole de Jésus-Christ, ni de celle des apôtres, ni des décrets des conciles, et dont la tradition remontait à peine à quatre ou cinq siècles. Il avouait à Fénelon qu’avant ces disputes sur l’oraison passive et le pur amour, il avait négligé les auteurs mystiques dont les livres, disait-il, ne sont bons qu’à demeurer « inconnus dans des coins de bibliothèque avec leur langage exagératif et leurs expressions exorbitantes[18]. »

Gerson en avait parlé dans les mêmes termes deux siècles auparavant, lorsqu’ayant à surveiller les amans de Dieu de son temps, il qualifiait leurs travers d’insanias amantium, imo et amentium, folies d’amans ou plutôt folies de fous. Bossuet, malgré son respect, n’épargne pas même les plus saints, pour peu que leurs expériences ne soient pas conciliables avec la doctrine de l’église. Ni saint François de Sales, ni sainte Thérèse, ni le bienheureux Jean de Lacroix, ne peuvent prévaloir contre les principes et le bon sens. Il faut à Bossuet « des expériences solennelles et authentiques, celles des prophètes, des apôtres et des saints pères qui les ont suivis, et non pas des expériences particulières qu’il est difficile ni d’attribuer ni de contester à personne par des principes certains. » C’est ainsi que, dans cette matière si au-dessus du sens commun, il reste, comme en toute autre, attaché au sens commun, discernant ce que ces subtilités cachaient de réel, et s’arrêtant toujours à la limite de l’intelligible. Le chrétien conduit par un tel guide peut tenter impunément les expériences des parfaits, et le curieux qui cherche la philosophie sous la théologie reconnaît dans les doctrines défendues par Bossuet le cœur et l’esprit de l’homme mieux compris, et, dans l’art qu’il met à les défendre, la méthode éternellement la meilleure pour rechercher et exposer toute espèce de vérité.

Le livre de Fénelon parut un peu après celui de Bossuet. Il l’avait fait lire en manuscrit à l’archevêque de Paris et à l’évêque de Chartres, qu’il essayait, en habile homme, Leibnitz a autorisé le mot, de séparer de l’évêque de Meaux. Ce fut une nouvelle blessure pour Bossuet. On se cachait de lui, on le voulait brouiller avec ses confrères, et peu s’en était fallu que Fénelon n’y réussit, car il obtint d’abord pour son livre une sorte d’approbation, que les deux prélats lui retirèrent ensuite avec éclat, parce qu’il n’en sut pas user discrètement.

Pendant que Rome examinait ce livre avec la lenteur propre au saint-siège, la guerre de plume commença entre les deux adversaires. Les écrits se succédaient sans interruption. A Rome, on se disputait les juges par des traités ex professa écrits en latin ; à Paris, on se disputait les spectateurs par des attaques et des répliques en français. Quatre lettres de Fénelon, pleines de vivacité et d’esprit, mirent d’abord le public de son côté. Il y atténuait tout ; il répandait de la grace sur les arides formules du livre des Maximes. Tous les esprits cultivés qu’il conviait, par de si agréables avances, à prendre sa défense, lui surent gré de les rendre compétens, par tant de précision et de clarté, dans une matière de théologie si ardue. On admirait cet air de résignation et de candeur ; on se laissait prendre à ces offres de soumission sous lesquelles perçaient l’assurance et l’opiniâtreté, à cette sensibilité qui touchait les femmes. Une première disgrace de cour vint ajouter au charme. Louis XIV avait relégué Fénelon à Cambrai. Le succès de ces lettres fit dire à Bossuet : « Qui lui conteste l’esprit ? Il en a jusqu’à en faire peur, et son malheur est de s’être chargé d’une cause où il en faut tant. » Pour lui, il répondit avec sa vigueur et sa simplicité ordinaires, se renfermant jusqu’à la fin dans l’exactitude, pensant plus aux juges qu’aux curieux. « Pour des lettres, écrivait-il à Fénelon, composez-en tant qu’il vous plaira ; divertissez la ville et la cour, faites admirer votre esprit et votre éloquence, et ramenez les graces des Provinciales ; je ne veux plus avoir de part au spectacle que vous donnez au public. »

Sauf quelques passages où l’aigreur avait peine à se cacher, la polémique n’avait porté jusqu’alors que sur les doctrines ; mais les lenteurs du saint-siège, auprès duquel Fénelon avait de puissans amis, un premier jugement où les voix s’étaient partagées, tant de raffinemens nés de la dispute, toute cette mauvaise fertilité, comme l’appelle Bossuet, des esprits subtils, lui donnèrent l’idée, je devrais dire, la tentation, d’en venir aux personnalités. L’impatience l’avait gagné. Il sentit que tout ce qui lui restait à vivre se serait consumé vainement à poursuivre un adversaire qui, par mille tours de souplesse, échappait à toutes les prises ; car comment réduire cette opiniâtreté qui affectait toutes les offres de soumission et d’obéissance ? Comment arracher une concession à un homme toujours prêt à céder, disait-il, pourvu qu’on lui marquât avec précision les endroits et les sens condamnables, et qui n’était jamais d’accord ni du sens, ni de l’endroit qu’on lui marquait ? L’attaquait-on par le sens direct, c’est par l’indirect qu’il se défendait, et de quelque côté qu’on le prit, ou bien il n’avait pas dit ce qu’on lui faisait dire, ou bien on ne lui faisait pas dire ce qu’il avait dit. Lui opposait-on quelque endroit noté comme erroné : il y avait fait des correctifs auxquels on n’avait point eu d’égard. Lui montrait-on qu’il s’était contredit en soutenant deux propositions opposées et également absolues, l’une des deux, disait-il, ne devait être entendue qu’au sens relatif. Ce n’était pas mauvaise foi : il n’est pas donné à la mauvaise foi d’être si opiniâtre, car, comme elle a pour mobile un intérêt, il suffit d’un intérêt plus grand pour la faire céder ; mais la bonne foi d’un esprit subtil et chimérique lasserait la raison du genre humain.

Quoi qu’il en soit, Bossuet perdit patience, et, passant des doctrines aux faits, il publia la Relation du Quiétisme, livre admirable dont les belles et faciles réponses de Fénelon ne purent affaiblir l’effet. Ce livre ruinait les doctrines de l’archevêque de Cambrai par les vrais principes, présentés de nouveau et résumés avec une invincible exactitude, et par les motifs secrets que Bossuet n’aurait pas dû trahir. On ne vit plus une question de dogme, mais un prince de l’église, un archevêque, un esprit supérieur, devenu le sectaire d’une femme que les plus indulgens tenaient tout au moins pour folle. Vainement, dans ses réponses, Fénelon prodigua la dignité et les graces ; sa générosité même se tournait contre lui, car en affectant de donner le nom d'amie à Mme Guyon, il découvrait son illusion ; et si la charité eût alors parlé au cœur de Bossuet, il eût regretté d’avoir réduit son adversaire à avouer un commerce qui ne pouvait être que coupable ou ridicule. A la vérité, la vertu de Fénelon n’avait pas permis qu’il fût coupable ; mais la supériorité de son esprit n’avait pas empêché qu’il fût ridicule. En tout cas, l’explication de sa conduite dépendait du caprice des jugemens humains, et ce fut le comble du scandale et de la disgrace que quelqu’un pût se croire le droit de douter de l’innocence de Fénelon.

On sait le dénouement de cette affaire. Fénelon fut traité en vaincu ; on l’accabla dans sa personne et dans ses amis. Louis XIV avait demandé à Rome l’examen des Maximes des Saints ; il finit par en exiger la condamnation. La bulle du pape vint enfin frapper l’archevêque de Cambrai : il était prêt pour un triomphe décent comme pour une défaite habilement supportée. Quoique le coup l’eût frappé au cœur, nul ne s’aperçut qu’il était blessé, et, pareil à ce lutteur rhodien de son Télémaque qui, renversé par le fils d’Ulysse, tâche encore de le mettre dessous[19], il sut faire un dernier tort à son vainqueur de la grace même avec laquelle il tomba.


IV.

Quoique les armes n’aient pas toujours été bonnes, la victoire a été juste. Juste en ce qui touche le dogme, elle l’a été pareillement pour qui ne regarde dans cette querelle fameuse que les principes des deux adversaires, les conséquences générales de ces principes pour la conduite de l’esprit, et enfin le côté par lequel une lutte entre deux des plus grands écrivains de notre pays peut intéresser notre littérature et notre langue.

Le principe fondamental de Bossuet, c’est la tradition, le catholique, l’universel, le nous. Le principe de Fénelon, c’est le particulier, et s’il y a tradition, tout au plus, une tradition d’hier ; c’est l’expérience personnelle, le moi. En d’autres termes, Fénelon part du sens individuel ; Bossuet du sens commun. Ces deux principes sont également légitimes ; c’est la lutte sans cesse renouvelée du sens individuel et de ses expériences contre la discipline et la tradition, qui fait la vie des sociétés humaines. Les révolutions ne sont autre chose que le combat, rendu sanglant par les passions qui s’y mêlent, du principe du sens propre, d’où naît l’activité et l’invention, et du principe du sens commun et de la tradition, d’où naît l’ordre, la règle, la hiérarchie, l’esprit de conservation si nécessaire pour balancer et pour contenir l’esprit d’invention. C’est pour ce grand combat que la Providence met au monde, à certaines époques, des hommes supérieurs en qui se personnifient les deux principes, et c’est parce que ce combat est nécessaire et inévitable que tout combattant qui y est de bonne foi est innocent ; mais, comme il n’y a de combat dans ce monde que pour qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, toutes les fois que le principe du sens commun ne peut pas vivre avec le principe contraire, il faut qu’il l’emporte. Le plus beau moment des sociétés humaines est celui où une transaction est possible, et où le sens commun, qui ne mérite ce nom qu’à la condition de ne rien exclure, s’enrichit des inventions du sens propre tout en triomphant de ses excès.

Dans la querelle entre Bossuet et Fénelon, la transaction était impossible : le sens propre n’y apportait que les pires de ses excès, des subtilités à fatiguer l’intelligence de théologiens comme M. Tronson, une piété qui paraissait inaccessible à des solitaires comme l’abbé de Rancé. Il importait donc qu’il fût vaincu ; il l’importait pour l’esprit français comme pour la religion. Orthodoxe quant à la foi, Bossuet ne le fut pas moins quant à la méthode, et si l’on ne cherche dans cette polémique que des règles et des leçons pour la conduite de l’esprit, la supériorité du talent, comme la gloire du bon exemple, appartiennent à Bossuet.

Dans cette admirable polémique, Bossuet laisse rarement voir la personne. S’il parle de lui, c’est seulement à titre d’évêque chargé du dépôt des ames. On l’a accusé d’arrière-pensées de rivalité : s’il en mérite le reproche, Dieu le sait ; mais il n’en paraît rien dans ces écrits où il semble porter la parole au nom de l’église assemblée, sans ménagement mondain, mais sans colère. Bossuet ne songe pas plus à éviter le soupçon de jalousie qu’à affecter les vains égards. Rien, dans ses écrits, n’est donné au désir de plaire ; nulle affectation de candeur hors de propos, point d’inutiles marques de déférence pour cacher le secret plaisir de colère avec lequel on porte les coups, point d’éloges excessifs prodigués à l’adversaire pour détourner l’accusation d’envie. Bossuet n’a pas besoin de surfaire le mérite de Fénelon, parce qu’il ne craint pas de l’estimer. Tantôt l’énormité de ses erreurs le révolte ; tantôt les prodigieuses ressources de ce talent lui tirent des paroles d’admiration qui ne sont pas de vaines atténuations du tort qu’il entend bien lui faire par ses réponses. Les écrits de Bossuet sur le quiétisme resteront le modèle de la polémique personnelle, puisque l’imperfection humaine veut qu’il y ait de la polémique personnelle.

Pour le fond, Bossuet s’arrête où cesse la lumière. On ne l’embarrasse point par l’autorité des saints mystiques. La tradition qu’on lui oppose étant récente, et de tolérance plutôt que de discipline, la même raison qui se courbait devant les mystères, et se faisait gloire de n’en pas pénétrer les obscurités vénérables, ne s’émeut point de certains raffinemens qui s’autorisent du nom d’un saint. Fénelon le poursuivait de citations de saint François de Sales : « Pourquoi, répondait Bossuet, affecter de répéter ces passages, et faire dire à tout le monde que le saint homme s’est laissé aller à des inutilités qui donnent trop de contorsions au bon sens pour être droites ? » Et ailleurs : « Ce sont des expressions et non des pratiques. » A-t-il d’ailleurs méconnu ou trop peu estimé les délicatesses de la piété des contemplatifs ? Celui à qui l’abbé de la Trappe donnait raison contre Fénelon ne peut être accusé d’avoir fait la part trop petite aux solitaires et aux parfaits. Quoique plus sensible aux vérités de la foi, populaire et du catéchisme obéi en toute simplicité, il entrait volontiers dans les besoins des esprits qui cherchaient un commerce plus intime avec Dieu ; mais il ne voulait les suivre que jusqu’où sa vue pouvait pénétrer. On l’a appelé l’aigle de Meaux ; si cette image n’est pas vaine, il la faut entendre aussi bien de la force de son regard que de la hardiesse de son vol. Or, qui oserait dire qu’au-delà de la portée de ce regard il y eût autre chose qu’illusion et ténèbres ?

Le défenseur du sens propre, Fénelon, est tout entier de sa personne dans ses écrits. Il parle en son nom, il est le plus souvent toute sa tradition. Le moi, si haïssable, même quand il est paré de tant de graces, remplit sa polémique. Le sens propre, l’expérience, disent en effet : moi. De là vient même l’attrait tout particulier de ses écrits. On y voit tous les mouvemens d’un homme d’un esprit extraordinaire, qui défend, non une vérité transmise et universelle, mais des idées particulières, qu’il déclare d’un intérêt médiocre pour le plus grand nombre, et qu’il traite comme sa propre chose, les adoucissant, les atténuant, les modifiant par des correctifs qui faisaient dire à Bossuet : « La vérité est plus simple, et ce qui doit si souvent être modifié marque naturellement un mauvais fond. » Fénelon sait bien ce que les hommes admirent en lui, et c’est par là qu’il se fait voir. On sent dans cette controverse ce désir de plaire, même à ses laquais, dont parle Saint-Simon. Pourvu qu’il sauve la faveur de sa personne, sa cause est gagnée. Il semble qu’il ne cherche qu’un succès personnel dans un débat de doctrine, et son ardeur à se montrer sous un beau jour fait quelquefois oublier ce qu’il se doit. Ainsi, croirait-on qu’un archevêque, un homme de cette vertu, un Fénelon, se défende d’avoir menti ? C’est pourtant ce qu’il fait à satiété. Se contente-t-il du moins d’une protestation en termes généraux, comme il sied à un homme aussi au-dessus du mensonge que le ciel est au-dessus de la terre ? Non. Il établit subtilement qu’il n’a pas pu mentir, parce qu’il y aurait moins gagné qu’à rester vrai, comme s’il eût plus craint de passer pour maladroit que pour menteur. C’est lui d’ailleurs qui prodigue à son adversaire la déférence et l’admiration, ici par légèreté de plume et sans à-propos[20], ailleurs par calcul, et pour rendre plus dangereux des coups portés d’une main plus respectueuse.

Je reconnais là les formes qu’affecte le sens propre, et je les note dans Fénelon, parce qu’elles sont communes à toutes les opinions particulières. Il en est d’autres encore plus caractéristiques : ce sont les protestations de docilité, de soumission absolue. Son esprit en varie les tours à l’infini : offres de tout quitter, prières pour qu’on ne le ménage point, et qu’on se dispense avec lui des respects humains, humbles instances pour qu’il y ait décision ; c’est trop peu, sommation qu’on en finisse avec lui, promesse de se taire, de s’aller cacher et de faire pénitence, déclarations réitérées d’humilité et de petitesse : « Réglez-moi tout ce que vous voudrez ; j’aime autant me rétracter aujourd’hui que demain ; traitez-moi comme un petit écolier, etc. » Mais voyez au fond de toutes ces demandes de prompte décision : ce sont autant de défis portés à ses juges de rien décider. D’autant plus qu’il ajoute : « Qu’on me fasse voir clair ; qu’on précise, qu’on marque les termes ; » comme s’il n’avait pas d’avance mille échappatoires pour se dérober aux décisions.

Encore un trait du sens propre : c’est d’atténuer le refus de ce qui vous est demandé en offrant mille fois davantage. Fénelon est-il invité à faire le sacrifice de quelque vaine proposition dans un ordre de vérités qu’il juge lui-même n’être pas utile à tout le monde, il offre d’aller au martyre où personne ne songe à l’envoyer. Après la rétractation de Mme Guyon et l’absolution de Bossuet, qui la déclarait innocente, on priait Fénelon de condamner, pour l’abus qui pouvait en être fait, certaines maximes de cette dame. Ce blâme ne touchait plus son amie, puisqu’elle s’était rétractée ; on le lui demandait non contre elle, car elle était réconciliée, mais dans l’intérêt de ceux qui pouvaient s’y méprendre. Qu’offrait-il ? De brûler Mme Guyon de sa propre main et de se brûler lui-même ; ce qui faisait dire à Bossuet : « Il n’y a rien à brûler ici. » On sourit de ces expressions, qui lui partent un peu trop fréquemment pour que la sincérité n’en perde pas de son prix : Je le signerai, je l’eusse signé, je suis prêt à le signer de mon sang. Qu’y a-t-il donc à signer du sang d’un archevêque ? Est-ce quelque vérité universelle ? Est-ce un de ces dogmes d’où dépend toute la foi ? Nullement ; c’est quelque définition du quatrième ou du cinquième amour, une chimère, une subtilité dont son imagination a fait un dogme. On ne risque pas de rencontrer ces violences de paroles chez le défenseur de l’universel ; loin qu’il tombe dans l’excès d’engager son sang, il ne daigne pas prendre acte de l’offre que Fénelon fait du sien.

Au reste, la victoire éclatante de Bossuet n’ôta pas à Fénelon ce à quoi il tenait peut-être le plus, la faveur de la personne. Le saint-siège même, en le frappant, laissa voir qu’il avait été sensible à ce grand art de plaire, que relevait une vertu admirable ; et si l’évêque de Meaux resta maître des intelligences, l’archevêque de Cambrai resta maître des imaginations.

La défaite de Fénelon fit cesser des écrits où la belle langue du XVIIe siècle recevait de si graves dommages de cette spiritualité outrée qui la chargeait de vains mots et altérait sa pureté. En discréditant la fausse subtilité dans les matières de théologie, Bossuet la fit mépriser dans toute espèce d’écrits, et il fortifia le penchant de l’esprit français à n’admettre et à n’estimer que ce qui est simple et vrai. Ce fut peut-être le fruit le plus réel de sa victoire, car je doute que le quiétisme se fût établi en France, et que la victoire des visionnaires du pur amour eût propagé les excès de Molinos dans un pays où le ridicule n’aurait pas eu besoin des bulles du pape pour détruire un parti de cyniques de dévotion.


NISARD.

  1. Extrait d’une épître satirique en réponse à une lettre apologétique de l’abbé de Chanterac, vicaire-général et ami de l’archevêque de Cambrai.
  2. Relation du Quiétisme.
  3. Instructions sur les états d’oraison.
  4. Dame phrygienne qui avait quitté son mari pour suivre Montan ou Montanus, hérésiarque du IIe siècle, lequel se faisait passer pour prophète et faiseur de miracles ; il mourut, à ce qu’on croit, sous Caracalla, en 212.
  5. Leibnitz voulait faire traiter cette matière par les femmes. « Rien, dit-il, n’est plus de la juridiction des femmes que les notions de l’amour, et comme l’amour divin et l’amour humain ont une notion commune, les dames pourront fort bien approfondir cette pensée de la théologie. » (Extrait d’un précieux volume publié par M. Cousin sous le titre de Mélanges philosophiques.)
  6. Lettres de Fénelon.
  7. Lettres de Fénelon.
  8. Correspondance de Fénelon.
  9. Racine est-il un poète ? Racine est-il chrétien
  10. « Les pères jésuites, dit l’abbé de Chanterac, jugent bien autrement le livre des Maximes ; ils l’approuvent, ils le louent, ils le défendent, etc. » (Correspondance de Fénelon).
  11. Correspondance de Fénelon.
  12. Mélanges philosophiques, par M. Cousin.
  13. Recueil de diverses pièces sur le quiétisme.
  14. Épître sur l’amour de Dieu.
  15. Mélanges philosophiques, publiés par M. Cousin.
  16. Relation du quiétisme.
  17. Voici ce que disent du style Bossuet et ses deux collaborateurs, l’évêque de Chartres et l’archevêque de Paris, dans une déclaration en latin, adressée au pape Innocent XII : « Aussi, en général, le style du livre est-il tellement entortillé ou embarrassé (tortuosus ac lubricus), qu’à peine en peut-on tirer un sens certain en plusieurs endroits, après s’y être appliqué ; ce qui est la marque d’une doctrine sans principe et sans suite, où l’on ne cherche par tant de correctifs que des faux-fuyans et des détours. »
  18. Instructions sur les états d’oraison.
  19. Livre V.
  20. Il résulte d’une lettre de Fénelon à Bossuet que celui-ci l’avait prié de lui épargner les louanges. Cette lettre se termine ainsi : « À cause que vous avez défendu à mes lettres tout compliment. »