Histoire naturelle de la religion/2

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Histoire naturelle de la religion
Traduction par Anonyme.
(Œuvres philosophiques. Tome 3p. 7-138).

HISTOIRE
NATURELLE
DE LA
RELIGION.


INTRODUCTION.


SI toutes les recherches qui concernent la religion sont de la derniere importance, cette matiere offre sur-tout à notre examen deux questions qui doivent principalement nous intéresser. Sur quels argumens la religion est-elle fondée ? & quels sont les principes de la nature humaine dont elle tire son origine ?

Heureusement la première de ces questions, qui est la plus importante, admet une soluton fort aisée, ou du moins une solution fort claire. L’univers entier annonce l’existence d’un auteur intelligent : il n’y a point d’homme raisonnable qui, après un examen sérieux, puisse douter un moment de la vérité des principes fondamentaux de la religion réduite au pur théïsme. Mais la question qui concerne son origine dans l’esprit de l’homme a plus de difficulté.

Il paroît à la vérité que dans tous les tems & chez toutes les nations on ait cru assez généralement qu’il existe un pouvoir supérieur, intelligent, & invisible ; cependant, cela n’est peut-être pas si absolument vrai, qu’il ne souffre point d’exception ; encore moins est-il vrai que cette croyance ait fait naître les mêmes idées dans tous les esprits. Si nous pouvons nous en fier aux relations des voyageurs & des historiens, on a découvert des peuples dépourvus de tout sentiment de religion : d’un autre côté, il est sûr que l’on ne trouve pas deux peuples ; que dis-je ? on aura de la peine à trouver deux hommes qui sur cet article croient précisément la même chose.

Il n'est donc pas probable que ce sentiment naisse d’un instinct originaire, ou d’une impression primitive de la nature : il n’en est point à son égard comme de l’amour-propre, ou comme de cet amour que se portent les deux sexes ; ces instincts sont toujours par-tout les mêmes, ils ne s’écartent jamais de leurs objets, & ces objets sont exactement déterminés. Les principes que nous appelons premiers en fait de religion, ne sont que des principes secondaires, susceptibles d'une infinité de variations, que diverses causes & divers accidens peuvent y produire ; quelquefois même un concours extraordinaire de certaines circonstances en arrête l’influence, & les empêche de produire leurs effets. Quels sont-ils donc ces principes ? Quelles sont les causes, quels sont les accidens qui en dirigent les opérations ? C’est ce que nous allons examiner.


I.

Si nous réfléchissons sur l’origine des sociétés, si nous les voyons sortir de leur enfance, si nous observons les progrès qu'elles font vers la perfection, je ne crois pas que nous puissions douter que le polythéïsme ou l’idolâtrie n’ait été la première & la plus ancienne religion du monde. Je tâcherai de le prouver.

C’est un fait incontestable, qu’en remontant au-delà d’environ 1700 ans, on trouve tout le genre humain idolâtre. On ne sauroit nous objecter ici ni les doutes & les principes sceptiques d’un petit nombre de philosophes, ni le théïsme d’une ou de deux nations tout au plus, théïsme encore qui n’étoit pas épuré. Tenons-nous-en donc au témoignage de l’histoire, qui n’est point équivoque. Plus nous perçons dans l’antiquité, plus nous voyons les hommes plongés dans l’idolâtrie : on n’y apperçoit pas la moindre trace d’une religion plus parfaite : tous les vieux monumens nous présentent le polythéïsme comme la doctrine établie & publiquement reçue. Qu’opposerat-on à une vérité aussi évidente, à une vérité également attestée par l’orient & par l’occident, par le septentrion & par le midi ?

Autant que nous pouvons suivre le fil de l'histoire, nous trouvons le genre humain livré au polythéïsme ; pourrions-nous croire que dans des tems plus reculés, avant la découverte des arts & des sciences, les principes du pur théïsme eussent prévalu ? Ce seroit dire que les hommes découvrirent la vérité pendant qu’ils étoient ignorans & barbares ; & qu’aussi-tôt qu’ils commencèrent à s’instruire & à se polir, ils tombèrent dans l’erreur.

Cette assertion non-seulement n’a pas une ombre de vraisemblance ; elle est contraire à tout ce que l’expérience nous fait connoître des principes & des opinions des peuples barbares. Les tribus sauvages de l’Amérique, de l’Afrique & de l’Asie sont toutes idolâtres ; cela est vrai sans exception. Supposons qu’un voyageur tombe dans une région inconnue : s’il y trouve des peuples qui cultivent les arts & les sciences, cela ne lui prouve encore ni que ces peuples soient théïstes, ni qu'ils ne le soient pas, quoique l’un soit déjà plus probable que l’autre ; mais enfin il n’en sauroit prononcer avec certitude, avant d’avoir pris des informations plus particulières. Si, au contraire, ce voyageur trouve la contrée habitée par une nation ignorante & barbare, il peut s’assurer d’avance que c’est une nation idolâtre ; & il ne seroit gueres possible qu’il s’y trompât.

Pour peu que l’on médite sur les progrès naturels de nos connoissances, on sera persuadé que la multitude ignorante devoit se former d’abord des idées bien basses & bien grossieres d’un pouvoir supérieur. Comment veut-on qu’elle se soit élevée, tout d’un coup, à la notion de l’Être tout-parfait, qui a mis de l’ordre & de la régularité dans toutes les parties de la nature ? Croira-t-on que les hommes se soient représenté la Divinité comme un esprit pur, comme un Être tout-sage, tout-puissant, immense avant de se la représenter comme un pouvoir borné, avec des passions, des appétits, des organes Même semblables aux nôtres ? J’aimerois autant croire que les palais ont été connus avant les chaumières, & que la géométrie a précédé l’agriculture. L’esprit ne s’élève que par degrés : il ne se forme l’idée du parfait qu’en faisant abstraction de ce qui ne l’est pas : discernant peu-à-peu ce qu’il y a de grand & de noble dans ses conceptions, de ce qu’il y a de petit & de chétif, il applique le premier, dans le degré le plus sublime, à la divinité. Si quelque chose pouvoit troubler cet ordre naturel de nos pensées, ce devroit être un argument, également clair & invincible, qui transportât immédiatement nos âmes dans les principes du théïsme, & qui leur fît, pour ainsi dire, franchir d’un saut le vaste intervalle qui est entre la nature humaine & la nature divine. Je ne nie point que par l’étude & l’examen cet argument ne puisse être tiré de la structure & de l’arrangement de l’univers ; mais, ce qui me paroît inconcevable, c’est qu’il ait été à la portée des hommes grossiers, lorsqu’ils se firent les premières idées d’une religion.

On ne s’amuse pas à rechercher les causes des objets qui nous sont familiers ; ces objets ne réveillent ni notre curiosité, ni même notre attention ; quelque extraordinaires, quelque surprenans qu’ils puissent être, le gros des hommes les voit sans les examiner. Nous concevons Adam, tel qu’il nous est dépeint dans le poëme de Milton, paroissant tout d’un coup dans le paradis, avec l’usage parfait de toutes ses facultés ; il étoit naturel sans doute qu’il fut frappé du brillant spectacle dont il se trouvoit environné : les cieux, l’air, la terre, son propre corps, tout dévoit lui causer de l’étonnement, & le porter à se demander, d’où pouvoient venir tant de merveilles. Mais un animal sauvage & misérable, tel qu’étoit l’homme dans l’origine de la société, un animal en proie aux besoins & aux passions, peut-il avoir le loisir d’admirer les beautés de la nature ? Lui peut-il venir dans l’esprit de rechercher les causes de ces objets avec lesquels une confiante habitude l’a familiarisé dès sa plus tendre enfance ? Tout au contraire, plus la nature lui paraît régulière & uniforme, c’est-à-dire, plus elle est parfaite, plus aussi il y est accoutumé & moins il se sent d’envie de la creuser. La naissance d’un monstre attire la curiosité ; cet événement lui paroît un prodige ; sa nouveauté l’allarme : il tremble, il prie, il offre des sacrifices ; au lieu que dans un animal qui a tous ses membres bien proportionnés il ne trouve rien que de fort ordinaire, rien qui puisse lui inspirer des sentimens ou des pratiques religieuses. Demandez-lui d’où cet animal tire son origine ; il répondra, de l’accouplement d’autres animaux de même espece : & ceux-ci ? D’un accouplement antérieur. Il satisfait sa curiosité en la reculant : il lui suffit d’avoir mis une petite distance entre lui & la question pour la perdre entiérement de vue. Ne croyez pas qu’il s’avise seulement de penser à l’origine de premier animal ; encore moins pensera-t-il à celle de systême entier de l’univers : ou, si vous faites naître cette question, n’attendez pas qu’il se tourmente l’esprit sur un sujet placé si loin de lui, qui l’intéresse si peu, & qui est si fort au-dessus de sa capacité.

De plus, si les hommes se sont d’abord convaincus de l’existence de l’Être suprême par des raisonnemens tirés des merveilles de la nature, il n’étoit pas possible qu’ils abandonnassent jamais cette croyance pour se jeter dans l’idolâtrie ; Les mêmes principes qui auroient produit & répandu parmi les hommes cette brillante opinion, devoient encore plus aisément la conserver. Il est infiniment plus difficile de découvrir & de prouver une vérité, que de la maintenir lorsqu’elle est découverte & prouvée.

Il y a une grande différence entre les faits historiques & les sentimens de spéculation ; ces deux sortes de connoissances ne se répandent pas par la même voie. Les faits historiques qui, transmis par les témoins oculaires, & par leurs contemporains, passent de bouche en bouche à la postérité, sont défigurés à chaque nouveau récit ; il peut arriver au bout d’un certain tems qu’ils ne se ressemblent presque plus, ou même qu’ils deviennent tout-à-fait méconnoissables. La foiblesse de notre mémoire, le plaisir que les hommes trouvent à exagérer, leur molle nonchalance, tout cela, dis-je, contribue aux altérations des événements qui ne sont point conservés par écrit. Le raisonnement, n’ayant point de prise, ou n’en ayant que fort peu sur ces sortes de matieres, ne sauroit y rappeler la vérité lorsqu’une fois elle s’en est éclipsée. C’est ainsi que l’on suppose que les fables d’Hercule, de Thésée, & de Bacchus sont originairement fondées dans des histoires qui ont été corrompues par la tradition.

Le cas est différent par rapport aux opinions spéculatives. Si les argumens qui les prouvent sont assez clairs & assez à la portée commune pour convaincre tous les hommes, ils conserveront à ces opinions leur pureté primitive, partout où elles se seront répandues. Si ce sont des ârgumens abstrus qui surpassent la portée de vulgaire, les doctrines qui s’y appuyent ne seront connues que d’un petit nombre de personnes, & seront ensevelies dans l’oubli aussi-tôt que ces personnes cesseront de s’en occuper. Que des deux membres de ce dilemne on choisisse celui qu’on voudra, il paroîtra également impossible que la religion primitive de genre humain ait été un théïsme raisonné, dont la corruption eût engendré l’idolâtrie & les diverses superstitions du monde payen. Des raisonnemens aisés l’eussent empêché de se corrompre : des raisonnemens abstraits & difficiles l’eussent dérobé à la connoissance de peuple, seul corrupteur des principes & des opinions.


II.

Si donc nous voulons pousser notre recherche avec succès, le polythéïsme, considéré comme la premiere religion de genre humain plongé dans l’ignorance, est le point dont nous devons partir.

Si la contemplation des œuvres de la nature avoit conduit les hommes à la connoissance d’un pouvoir supérieur, intelligent & invisible, ils n’auroient jamais attribué qu’à un seul être la production & l’arrangement de la grande machine de l’univers ; ils n’aurroient jasmais pu se figurer que ce plan régulier, que ce systême dont toutes les parties sont si bien proportionnées, fût l’ouvrage de plusieurs. Car quoiqu’il y ait des personnes d’un tour d’esprit particulier qui ne voient pas qu’il fût si absurde d’imaginer que plusieurs êtres, indépendans les uns des autres, & tous doués d’une sagesse supérieure, eussent pu concerter un pareil plan & l’exécuter en commun, ce ne sont pourtant-là que des hypotheses : & quand nous en accorderions la possibilité, il n’y auroit encore ni nécessité ni vraisemblance que cela fût ainsi. Dans toute l’étendue du monde on ne voit qu’un modèle, chaque chose est ajustée à chaque chose, le même dessein regne par-tout. Cette uniformité nous oblige à reconnoître un auteur unique ; la supposition de plus d’une cause avec les mêmes attributs & les mêmes effets, ne seroit qu’embarrasser l’imagination sans contenter l’entendement[1].

Mais si, d’un autre côté, quittant les œuvres de la nature, nous cherchons les traces d’un pouvoir invisible dans les événemens de la vie humaine, la variété la contrariété que nous y trouvons, nous conduira nécessairement au polythéïsme, & nous fera reconnoître plusieurs divinités bornées imparfaites. Ce que le soleil fait mûrir est ravagé par la tempête ; les plantes qui se nourrissent de l’humidité des pluies & des rosées, sont desséchées par les ardeurs de soleil. Ici une nation que la famine désole, trouve sa ressource dans la guerre ; là les maladies & la peste dépeuplent un royaume florissant, qui nage dans l’abondance, La même nation n’a pas les mêmes succès par terre & par mer : aujourd’hui elle triomphe de ses ennemis, demain elle succombera sous leurs armes. En un mot, cette dispensation des événemens, que nous attribuons à une providence particuliere, est variable & incertaine au dernier point. Si plusieurs intelligences s’en mêlent, ce ne peut être qu’avec des desseins & des vues contraires, ce qui doit produire entr’elles un combat perpétuel. Si une seule intelligence y préside, il faut qu’elle soit sujette à se repentir & à changer de résolution, ce qui ne pourroit arriver que par impuissance ou par légéreté. Chaque peuple a sa divinité tutélaire : chaque élément est gouverné par un maître invisible : les dieux ont partagé l’empire du monde, chacun a son propre domaine, & le même dieu ne suit pas toujours la même conduite : un jour il vous protége, l’autre il vous abandonne : ses faveurs sa haine dépendent de prières & de sacrifices, de rites & de cérémonies bien ou mal administrées. C’est de-là que viennent tous les biens & tous les maux entre lesquels nous voyons flotter la vie humaine.

Concluons-en qu’aucune des nations idolâtres n’a puisé ses premieres idées religieuses dans le spectacle de la nature. L’intérêt que les hommes prennent aux divers événemens de la vie, les espérances & les craintes dont sans celle ils sont agités, voilà la vraie source de ces religions. Aussi voyons-nous que les Idolâtres ont de tous tems eu soin de distinguer les différentes fonctions de leurs divinités, & qu’ils se sont adressés, selon les occasions, à celle qui présidoit aux choses qu’ils souhaitoient de voir réussir. Junon est invoquée pour les mariages ; Lucine pour les accouchemens ; Neptune exauce les prieres de navigateur ; Mars celles de guerrier ; le laboureur cultive ses champs sous la protection de Cérès ; le marchand se recommande à Mercure. Rien n’arrive dans le monde qui ne soit confié au gouvernement de quelque intelligence ; & dans la vie humaine, il n’y a point de bon ni de mauvais succès qui ne puisse devenir un sujet de prières ou d’actions de grâces[2].

C’est en effet une vérité incontestable, que pour porter l’attention des hommes au-delà du monde visible, & pour la faire monter jusqu’à une puissance invisible, il faut que quelque passion les anime ; ils n’entreprendroient jamais de pareilles recherches, s’ils n’avoient point de motif pour les entreprendre. Mais quelle passion nous expliquera un effet qui est de si grande importance ? Seroit-ce une curiosité qui se borne à la spéculation Seroit-ce le pur amour de la vérité ? Motifs trop subtils pour faire impression sur des ames grossieres ; & qui d’ailleurs conduiroient à l’examen de la structure du monde, objet trop vaste pour des esprits si bornés. On ne peut supposer à ces hommes barbares que les passions les plus ordinaires, le desir du bonheur, la crainte de la misere, les terreurs qu’inspire la mort, la soif de la vengeance, les appétits naturels qui portent à rechercher la nourriture & les nécessités de la vie ; il n’y a point d’autres motifs qui puissent agir sur eux. Ce sont ces sortes d’espérances & de frayeurs, mais les dernières sur-tout, qui les engagent à interroger l’avenir avec une curiosité inquiete, à vouloir fonder l’ordre des causes futures, & prévoir les événemens incertains de la vie humaine. C’est à travers une scene si remplie de désordres, qu’avec des yeux égarés & stupéfaits, ils entrevoient, pour la premiere fois, des traces obscures d’une Divinité.


III.

Ce monde que nous habitons est un grand théâtre dont les machines nous sont cachées : nous ne voyons point les premiers ressorts, nous ignorons les causes des événemens : menacés sans cesse de mille maux, nous manquons toujours ou d’intelligence pour les prévoir, ou de puissance pour les prévenir : nous sommes continuellement flottans entre la vie & la mort, entre la maladie & la santé, entre l’abondance & la disette. Des causes secretes versent sur la race humaine ces biens & ces maux : elles agissent souvent lorsque l’on s’y attend le moins ; & leur façon d’agir est un mystere.

Ces causes inconnues sont les objets constans de nos craintes & de nos espérances : & tandis que l’attente d’un avenir incertain nous inquiete & trouble notre repos, l’imagination, de son côté travaille à se former des idées de ces pouvoirs dont nous dépendons si fort. Si les hommes savoient analyser la nature, en suivant la philosophie la plus vraisemblable ou du moins la plus intelligible, ils verroient qu’en effet ces causes ne consistent que dans l’arrangement des moindres particules de nos corps, & des objets extérieurs : ils verroient que de ce mécanisme invariable dépendent tous ces événemens qui leur causent tant d’inquiétude. Mais cette philosophie n’est point faite pour le stupide vulgaire : il ne conçoit les causes inconnues que d’une maniere vague & confusément ; cependant son imagination, toujours occupée du même sujet, s’efforce d’en produire une idée plus distincte. Plus l’esprit se tourne vers ces causes, plus il considere combien leurs opérations sont indéterminées ; moins il est satisfait de ses recherches : il seroit forcé d’abandonner une aussi pénible entreprise, si un penchant inné à la nature humaine ne le conduisoit à un systême qui lui paroît plausible.

Les hommes en général inclinent à se figurer tous les êtres semblables à eux-mêmes, à revêtir tous les objets des qualités qui leur sont familieres, & qu’ils sentent en leurs propres personnes. Nous voyons une face humaine dans la lune, des armées dans les nuages, & nous penchons tous à attribuer de la bonne ou de la mauvaise volonté à toutes les choses indifféremment qui nous plaisent ou qui nous choquent ; il n’y a que l’expérience & la réflexion qui puissent nous corriger de cette erreur. De là le fréquent usage de la Prosopopée, & les beautés dont elle enrichit la poésie : les arbres, les montagnes, & les rivières se personnifient, la nature inanimée prend de la vie & du sentiment. Je veux que nous ne soyons pas les dupes de ces expressions poétiques, & que nous ne les confondions point avec la réalité ; nous y trouvons au moins du beau & du naturel ; cela ne prouve-t-il pas qu’elles plaisent à notre imagination, & qu’elles flattent un certain penchant qui est en nous ? Mais que dis-je ? Les dieux des fleuves & les Hamadryades ne passeront pas chez tous les hommes pour des personnages imaginaires ; leur existence peut devenir un article de foi, que l’ignorance consacrera. Les bois & les campagnes se peupleront de génies, d’esprits invisibles qui les habitent & les protègent. Les philosophes même ne se sont pas entiérement garantis de ce foible : ne les a-t-on pas vu donner à la matiere brute une horreur du vuide, des sympathies, des antipathies, & d’autres affections qui n’appartiennent qu’à l’espece humaine ? Au fond cela n’étoit pas plus absurde que de transporter, comme on ne le fait encore que trop, nos passions & nos foiblesses dans le ciel, de dépeindre la divinité comme un être jaloux, vindicatif, partial & capricieux, d’en tracer, en un mot, un portrait qui ressemble à un homme méchant & insensé, avec la différence qu’on lui accorde plus de pouvoir & d’autorité.

Faut-il donc s’étonner qu’avec cette ignorance totale par rapport aux causes, & tremblant à la seule pensée de l’avenir, le genre humain se soit soumis au gouvernement immédiat de certains pouvoirs invisibles, en qui il supposoit de l’intelligence & du sentiment ? Les causes inconnues toujours présentes à l’esprit, & s’offrant toujours sous le même aspect, devoient paroître toutes de la même espece. Nous les ferons donc penser & raisonner, nous leur donnerons nos passions, nos organes même, & notre figure, afin de leur ressembler d’avantage.

Les hommes deviennent plus superstitieux à mesure qu’ils éprouvent un plus grand nombre d’accidens dans le cours de leur vie. Les joueurs & les mariniers sont des preuves frappantes de cette vérité, quoique de tous les hommes les moins capables de réfléchir, on les voit livrés aux craintes les plus ridicules, aux superstitions les plus frivoles. Les dieux, disoit Coriolan, influent sur tout, mais en particulier sur les événemens de la guerre, parce que ce sont les plus incertains[3]. Toute la vie humaine est exposée aux vicissitudes de la fortune, & l’étoit bien d’avantage avant que l’ordre fût introduit par l’institution du gouvernement. Ces tems barbares devoient donc être le regne de la superstition, & les hommes de ces tems-là devoient n’avoir rien de plus pressé que de tâcher de connoître ces substances invisibles dont ils attendoient tous leurs biens tous leurs maux. N’ayant aucune notion de l’astronomie, ni de la botanique, ni de l’anatomie, trop peu curieux pour observer la merveilleuse subordination des causes finales, comment se seraient-ils élevés jusqu’à cette premiere cause, source de tous les êtres, jusqu’à cet esprit infiniment parfait, dont la volonté toute-puissante arrangea l’univers ? Une idée aussi sublime étoit trop au-dessus de leur étroite conception : ils n’étoient capables, ni d’appercevoir la beauté de l’ouvrage, ni de comprendre la grandeur de l’ouvrier. Il ne leur restoit donc qu’à se représenter leurs dieux, comme une façon de créatures humaines, peut-être même prises d’entre les hommes, invisibles à la vérité, & plus puissantes que nous, mais conservant d’ailleurs toutes les passions & tous les appétits, de même que les organes corporels, appropriés à notre espece. Des substances aussi limitées, quoique maîtresses de notre sort, ne pouvant pas se trouver partout, ni exercer partout leur empire, il fallut en multiplier prodigieusement le nombre, & le proportionner à la variété des événemens qui changent la face de la nature ; Dès-lors parut une foule de divinités locales, & tous les espaces en furent remplis. C’est ainsi que l’Idolâtrie a subjugué & subjugue encore les hommes dépourvus d’instruction ; c’est-à-dire, la plus grande partie du genre humain[4].

Toutes les affections humaines peuvent nous suggérer l’idée de ces intelligences invisibles, l’espérance, la crainte, la reconnoissance, la tristesse. Cependant, si nous fondons nos cœurs, si nous observons ce qui se passe autour de nous ; il se trouvera que les passions tristes nous font plus souvent fléchir les genoux que les passions agréables. Nous recevons communément la prospérité, comme une chose qui nous est duc, & sans nous informer d’où elle vient : elle nous remplit de joie, d’allégresse & d’activité : elle rehausse les plaisirs sensuels, elle augmente les agrémens de la société, elle en rend la jouissance plus vive. Dans cet état, notre ame n’a ni le loisir ni l’envie de se transporter dans les régions du monde invisible ; au-lieu que le moindre désastre nous alarme, & nous fait penser aux causes dont il peut tirer son origine : la crainte de l’avenir nous saisit : notre esprit se livre à la défiance & aux frayeurs, il s’abîme dans la mélancolie, il a recours à tous les moyens qu’il croit propres à appaiser ce pouvoir mystérieux, dont il s’imagine que sa destinée dépend.

L’avantage que nous pouvons retirer des afflictions, est le lieu commun le plus rebattu par les prédicateurs ; cet avantage consiste à nous inspirer des sentimens religieux, à dompter notre orgueil, à éteindre en nous l’amour des choses sensibles, qui nous fait oublier la divine Providence. Cette morale n’est point particuliérement affectée aux religions modernes ; les anciens en ont déjà fait usage. Les dons de la Fortune, dit un Historien Grec[5], se ressentent toujours de son naturel envieux : elle ne répand jamais sur les hommes des faveurs pures & sans mélange : tous ses présens sont détrempés dans l’amertume. Par ces corrections, elle veut nous apprendre à révérer les dieux, que nous ne négligeons & n’oublions que trop vite, lorsque nos jours coulent au gré de nos desirs.

Quel est l’âge ou le période de la vie, où les hommes penchent le plus vers la superstition ? C’est l’âge le plus foible, & le plus craintif. Quel est le sexe le plus superstitieux ? On peut répondre dans les mêmes termes. Les chefs, dit Strabon[6], & les exemples de tout genre de superstition ce sont les femmes : c’est elles qui excitent les hommes à la dévotion, aux prières & à l’observance des jours religieux : il est rare qu’un homme qui vit séparé de leur commerce se livre à ces sortes de pratiques : C’est pourquoi rien n’est moins vraisemblable que ce que l’on raconte d’un certain ordre de personnes parmi les Getes, lesquelles, quoique vivant dans un célibat perpétuel, poussent la religion jusqu’au fanatisme. Si ce raisonnement étoit juste nous devrions prendre mauvaise idée de la devotion des moines ; mais une expérience, qui peut-être n’étoit pas si commune du tems de Strabon, nous a appris que l’on peut vivre dans le célibat, & professer la chasteté, sans en avoir une liaison moins étroite avec les femmes, & sans en moins sympathyser avec ce sexe pieux & timide. Il n’y a qu’un article en théologie sur lequel presque tout le genre humain soit d’accord, c’est qu’il existe dans le monde un pouvoir intelligent & invisible. Mais ce pouvoir est-il suprême ou subordonné ? réside-t-il dans un seul être, ou est-il partagé entre plusieurs ? Quels sont les attributs, les qualités, les liaisons & les principes d’action de ces êtres ? sur tous ces points, les systêmes populaires s’éloignent extrêmement les uns des autres.

Avant la naissance des lettres, les Européens nos ancêtres crurent, comme nous faisons aujourd’hui, l’existence d’un seul Dieu, auteur & souverain de la nature, mais dont la puissance, quoique absolue en elle-même, étoit souvent exercée par le ministere des Anges, exécuteurs de ses saintes volontés. Ce n’étoit pas tout. Ils croyoient encore que l’univers étoit rempli d’autres substances invisibles, de fées, de farfadets, de lutins, êtres d’un rang supérieur aux hommes, mais infiniment au-dessous des esprits célestes qui entourent le trône de l’Éternel. Or supposons que dans ces siecles quelqu’un eût nié l’existence de Dieu & celle des Anges, pendant que, par un travers singulier, il eût cru vrai au pied de la lettre tout ce qui est débité dans les contes des fées : cet hommes-là n’auroit-il pas, à juste titre, passé pour athée ? Assurément il y auroit plus de distance d’un tel homme à un vrai théïste, qu’à un homme qui ne reconnoîtroit aucune intelligence invisible : & ce seroit bien être la dupe d’une ressemblance accidentelle de noms, que de vouloir ranger des sentimens si opposés dans une même classe.

Mais, à bien considerer la chose, les dieux des idolâtres ne valent pas mieux que les esprits folets de nos ancêtres, & ne méritent pas plus de vénération. Cette prétendue religion n’est en effet qu’un athéïsme superstitieux : les objets du culte qu’elle établit, n’ont point le moindre rapport avec l’idée que nous nous formons de la divinité : on n’y trouve point de premier principe de toute intelligence, point d’empire suprême, point d’ordonnance, point de dessein dans la formation du monde.

Les Chinois, lorsque leurs prières ne sont pas exaucées, battent leurs idoles[7]. La premiere grosse pierre où les Lapons remarquent une figure extraordinaire, devient leur divinité[8]. La mythologie égyptienne, pour justifier le culte que ce peuple rendoit aux animaux, nous apprend que les dieux, poursuivis par les fils de la Terre, n’ont sçû se dérober à la fureur de leurs ennemis, qu’en se transformant en bêtes brutes[9]. Les Cauniens, nation de l’Asie mineure, résolus de ne souffrir aucun dieu étranger, s’assembloient réguliérement dans certaines saisons : Chaque Caunien, armé de toute pièce, frappoit l’air de sa lance : la procession s’avançoit jusques aux frontieres : & c’est ainsi que l’on chassoit les divinités qui n’étoient pas du pays[10]. Les dieux immortels ne valent pas les Sueves, disoit à César une nation de la Germanie[11].

Les dieux, ma chere fille, ont infligé aux hommes de grands maux ; mais les hommes, à leur tour ont fait beaucoup de mal aux dieux : c’est le discours que Dione tient à Vénus, blessée par Diomede[12]. Il n’y a qu’à ouvrir le premier auteur classique qui vous tombe sous les mains, pour voir des portraits tout aussi grossiers de ces sortes de divinités. Longin a bien raison de dire que de pareilles idées, prises à la lettre, sont un véritable athéïsme[13].

Quelques auteurss[14] ont marqué leur surprise de ce que les impiétés d’Aristophane non-seulement ayent été tolérées, mais représentées & applaudies sur le théâtre d’Athènes, au milieu de ce peuple si superstitieux & si jaloux de la religion établie, de ce peuple, qui dans le même tems faisoit expirer Socrate à cause de sa prétendue incrédulité. Ces écrivains ne considerent point que les images familieres & burlesques du poëte comique, loin de paroître impies, étoient exactement conformes à l’idée que les anciens se faisoient de leurs dieux. Se peut-il une conduite plus basse & plus criminelle que celle de Jupiter vis-à-vis d’Amphitryon ? Cependant la comédie qui retrace ce bel exploit, passoit pour être la plus agréable au pere des dieux : à Rome l’on en ordonnoit la représentation toutes les fois que l’état étoit menacé de peste, de famine ou de quelque autre calamité publique[15]. Les Romains s’imaginoient que semblable à tous les vieux débauchés, Jupiter se plaisoit à se rappeller ses antiques prouesses, & qu’il n’y avoit rien qui flattât autant sa vanité.

Dans des tems de guerre, les Lacédémoniens avoient soin de faire leurs prières de grand matin, ils croyoient par-là prévenir leurs ennemis, & disposer les dieux en leur faveur, en présentant les premiers leur requête[16]. Nous voyons par un passage de Séneque, que les dévots qui fréquentoient les temples, tâchoient de s’entendre avec le sacristain pour être placés dans la proximité de l’image sacrée, d’où ils pensoient, que leurs prières pouvoient être mieux entendues[17]. Les Tyriens, assiégés par Alexandre, enchaînerent la statue d’Hercule, pour l’empêcher de déserter & de passer chez les ennemis[18]. Auguste, après que sa flotte eût été deux fois détruite par la tempête, défendit de porter Neptune dans la procession solemnelle qui se fit en l’honneur des dieux ; & crut s’être parfaitement bien vengé[19]. Après la mort de Germanicus, le peuple déchargea sa fureur sur les dieux ; ils furent lapidés dans leurs temples, & l’on leur refusa tous les hommages publics[20].

Il n’est jamais venu dans la pensée à aucun polytéïste d’attribuer la création & l’arrangement de l’univers à des êtres aussi imparfaits. Hésiode, dont les écrits avec ceux d’Homere, composent le systême canonique du paganisme[21], Hésiode, dis-je, pose en fait que les dieux & les hommes sont également produis par les forces inconnues de la nature[22] : dans toute sa théogonie, nous ne trouvons qu’un seul exemple de création ou de production volontaire, c’est celui de Pandore, qui encore ne fut créé que par dépit, & pour punir Prométhée d’avoir dérobé le feu céleste, & de l’avoir apporté parmi les hommes[23] ; l’idée de génération paroît avoir été plus goûtée des anciens mythologistes, que celle de création ou de formation, c’est presque la seule dont ils fassent usage pour expliquer l’origine du monde.

Ovide vivoit dans un siecle savant : il avoit appris des philosophes que le monde est l’ouvrage divin d’un créateur ; mais cette idée ne s’accommodant point avec le systême fabuleux qu’il mettoit en vers, il ne la touche que d’une maniere vague, sait la détacher de son plan :

Quisquis fuit ille deorum.

un Dieu, dit-il, quel qu’il ait été, a dissipé la nuit du chaos, & a tiré l’ordre de la confusion[24] : il savoit bien que ce ne pouvoit être, ni Saturne, ni Jupiter, ni Neptune, ni aucun des autres : la théologie qu’il suit ne lui enseigne rien sur cette question ; & il la laisse indécise.

Diodore de Sicile[25], qui commence son ouvrage par le dénombrement de tout ce qui se disoit alors de plus raisonnable touchant l’origine de l’univers, ne dit pas un mot de la divinité, & ne fait pas même mention d’un auteur intelligent ; cependant ceux qui ont lu cet historien, sont obligés de reconnoître qu’il étoit plutôt enclin à la superstition qu’au libertinage. Dans un autre endroit[26], en parlant de la nation Indienne connue sous le nom d’Ichthyophagues, il prétend que vu la grande difficulté de trouver l’origine de ces peuples on est réduit à les ranger parmi les Aborigènes, c’est-à-dire, à croire qu’ils n’ont point de commencement, & que leur race existe de toute éternité, comme, dit-il, d’habiles physiciens l’ont fort bien observé en traitant de l’origine de la nature. «Il se pourroit pourtant, ajoute-t-il, que dans ces sortes de sujets, qui surpassent si fort la capacité humaine, ceux, qui raisonnent le plus, y vissent le moins clair : des raisonnemens spécieux ne conduisent souvent qu’à l’apparence du vrai, tandis que la vérité même échappe.» Ne doit-il pas paroître bien étrange qu’un homme si zélé pour sa religion ait pu embrasser un pareil sentiment[27] ? Mais ce n’a jamais été que par accident que la question sur l’origine du monde est entrée dans les anciens systêmes : les théologiens de ces tems-là ne la regardoient point comme étant de leur ressort ; il n’y eût que les philosophes qui s’en occupassent ; & ce n’est que fort tard que ceux-ci s’aviserent de chercher la cause universelle dans une suprême intelligence. Il s’en falloit bien alors qu’on ne regardât comme profanes ceux qui expliquoient l’origine des êtres sans recourir à la divinité : Thalès, Anaximene, Héraclite, ni plusieurs autres qui se déclaroient pour le même systême de Cosmogonie, n’eurent jamais de censure à subir ; au lieu qu’Anaxagore, le premier des philosophes qui mérite véritablement le nom de théïste, fut le premier qu’on accusa d’être athée[28].

Épicure, encore écolier, lisoit avec son précepteur ces vers d’Hésiode :

Long-tems avant les jours de l’univers produit,
Le Chaos du Néant perça l’obscure nuit ;
La Terre, des mortels le commun domicile,
Sortit du vaste sein de ce Chaos fertile.

Le jeune disciple donna, pour la premiere fois, des marques de génie en demandant, & d’où vint le chaos ? Le maître répliqua que ce n’étoit pas son affaire de résoudre cette question ; qu’il falloit s’adresser aux philosophes. C’est ce qui porta Épicure à abandonner la philologie & les autres études qui s’y rapportent, pour s’adonner tout entier à la science qui lui promettait de satisfaire la curiosité qu’il se sentoit pour des matieres aussi relevées[29].

Si les lettres & les interpretes des fables ont eu si peu de pénétration ; croirons-nous que le commun peuple ait poussé ses recherches jusqu’à se faire une religion raisonnée ? que dis-je ? Les philosophes même, raisonneurs par état sur ces sortes de sujets, ne se sont-ils pas accommodés, des doctrines les plus grossieres & les plus absurdes ? N’ont-ils pas enseigné que les dieux & les hommes tiroient leur origine commune de la nuit & du chaos, de l’eau, du feu, de l’air, ou de quelque autre élément qu’ils prenoient pour l’élément primitif ?

Ce n’est pas seulement par rapport à leur origine qu’on faisoit dépendre les dieux du pouvoir de la nature ; durant tout le cours de leur existence, ils étoient assujetis à l’empire de la destinée. Souvenez-vous, dit Agrippa au peuple romain, souvenez-vous du pouvoir de la nécessité, de ce pouvoir auquel les dieux même sont obligés de se soumettre[30]. C’est conformément à ces principes que Pline le jeune, en décrivant les ténebres, l’horreur & la confusion qui accompagnerent la premiere explosion du Vésuve, ajoute que l’on croyoit que la nature alloit périr, & que les dieux & les hommes alloient être enveloppés dans une ruine commune[31].

Il faudroit en effet avoir bien de la complaisance pour accorder le nom de religion à une théologie aussi défectueuse, & pour la mettre de niveau avec les systêmes plus sublimes & plus justes qui ont été bâtis dans ces derniers tems. Pour moi, je puis à peine me résoudre de donner le titre honorable de théïsme aux principes d’un Marc-Aurele, d’un Plutarque & de quelques autres philosophes du portique ou de l’académie ; quoique assurément il y ait dans ces principes une finesse que l’on est bien éloigné de rencontrer dans la superstition payenne. Car enfin si la mythologie du paganisme est le vieux systême européen dont on auroit retranché Dieu & les Anges, en n’y laissant que les fées & les lutins ; ne peut-on pas dire que la doctrine de ces philosophes retranche la divinité, & ne laisse que des Anges & de la féerie ?


V.

Mais notre dessein est sur-tout de considérer le polythéïsme grossier du peuple, d’en analyser les différens phénomenes, & d’en chercher l’origine dans certains principes de la nature humaine.

Quiconque apprend l’existence d’un pouvoir supérieur par des raisonnemens tirés des merveilles de la nature, ne peut regarder le monde que comme une production de cet Être divin qui est la source de tous les êtres. Il s’en faut bien que le commun des idolâtres se forme cette notion ; il déifie toutes les parties de l’univers ; tout ce que la nature a fait d’un peu remarquable est pour lui une divinité : le soleil, la lune, les étoiles sont autant de dieux : les fontaines sont habitées par des nymphes, les arbres recelent des hamadryades. Ce n’est pas tout : les singes, les chiens, les chats & d’autres animaux deviennent des êtres sacrés dans l’opinion des hommes, & leur inspirent une religieuse vénération. On voit par-là que quelque penchant que nous puissions avoir à croire qu’il existe un pouvoir invisible, nous en avons pour le moins autant à fixer notre attention sur des choses qui affectent les sens. Comment concilierons-nous deux penchans si contraires ? Le seul expédient, c’est de placer le pouvoir invisible dans des objets qui frappent la vue.

La répartition des dieux en divers départemens, a pu faire entrer des allégories physiques & morales, dans les systêmes vulgaires du polythéïsme. Il étoit convenable que le dieu de la guerre fut cruel, violent & furieux, le dieu de la poésie, aimable, poli & spirituel, le dieu de commerce, dans les premiers tems sur-tout, fourbe & voleur. J’avoue que les allégories que l’on prête à Homere & à d’autres fabulistes sont souvent si forcées que les personnes de bon sens ont sujet de les rejeter entiérement, & de ne les envisager que comme des productions chimériques, écloses dans le cerveau creux des critiques & commentateurs ; cependant, pour peu qu’on y réfléchisse, on ne sauroit douter qu’il n’y ait des fables allégoriques. Cupidon fils de Vénus, les Muses filles de Mémoire, Promethée le frere sage, Épimethée le frere fou, Hygiée déesse de la santé, descendant d’Esculape dieu de la médecine ; qui ne voit ici, & dans d’autres exemples de cette nature, les traces manifestes de l’allégorie ? Dès qu’on suppose qu’un dieu préside sur quelque passion, sur quelque événement, sur une certaine suite d’actions, on ne sauroit plus se dispenser de faire sa généalogie, de lui donner certaines qualités, de lui attribuer certaines aventures, qui conviennent à la puissance & à la charge dont on l’a revêtu : dès-lors il est naturel de pousser, jusqu’où elle peut aller, une comparaison qui plaît si fort à l’esprit de l’homme.

Il est vrai qu’on ne doit jamais s’attendre à voir des allégories parfaites, enfantées par l’ignorance & la superstition : il n’y a point de production de génie qui demande une touche plus délicate, & il n’y en a point où l’on ait moins réussi. La peur & la terreur sont les enfans de Mars ; Mais pourquoi Vénus est-elle leur mere[32] ? L’Harmonie est fille de Vénus mais est-il raisonnable qu’elle soit engendrée par Mars[33] ? Le Sommeil est le frere de la Mort ; mais à quoi bon le rendre amoureux d’une des trois Grâces[34] ? En voyant des fautes si grossieres & si palpables dans la mythologie des anciens, s’obstinera-t-on encore à y chercher les allusions les plus fines & les mieux soutenues[35] ? Les dieux que le peuple adoroit, étoient si peu au-dessus des hommes, qu’il ne faut point être surpris de voir les héros & les bienfaiteurs des nations placés au rang des immortels. Le respect & la reconnoissance ont peuplé les cieux d’une foule nombreuse, tirée du genre humain : la plupart des dieux de l’antiquité ont été des hommes, ne sont redevables de leur apothéose qu’à l’admiration & à l’amour des peuples : leur histoire, altérée par la tradition, & chargée de merveilles sans nombre, a produit quantité de fables ; elle a été falsifiée par les poëtes, les allégoriseurs & les prêtres ; c’étoit à qui la rendroit plus miraculeuse & plus étonnante aux yeux des ignorans.

Les peintres & les sculpteurs faisoient aussi leur profit de ces mysteres : ils fournissoient aux hommes des images sensibles de leurs divinités, & donnoient à ces images des figures humaines, ce qui augmentait considérablement la dévotion, en la tournant vers un objet fixe. Ce fut probablement faute de connaître ces arts que dans les siecles de la barbarie on avoit déifié les plantes, les animaux, & jusques à la matiere brute : si dans ces tems reculés, la Syrie avoit eu un statuaire capable de sculpter un Apollon ; elle n’eût jamais adoré la pierre conique nommée héliogabale, & ne l’eût jamais prise pour l’emblême de la divinité du soleil[36]. L’Aréopage condamna Stilpon à l’exil, pour avoir nié que la Minerve de la citadelle fût une déesse, disant qu’elle n’étoit qu’une sculpture de Phidias[37]. Si des Athéniens & des Aréopagites pensent si matériellement en fait de religion ; que devons-nous attendre du commun peuple des autres nations ? Ce sont-là les principes généraux du polythéisme : on voit que fondés dans la nature humaine le caprice & les accidens n’y ont point de part, ou n’y entrent que pour peu de chose. Récapitulons :

Les causes dispensatrices de notre bonheur & de notre malheur, étant généralement parlant fort peu connues & fort incertaines, nous jettent dans de grandes inquiétudes : notre esprit travaille à s’en former une idée fixe, & ne trouvant point d’autre expédient il en fait à la fin des êtres semblables à lui, des agens doués d’une intelligence & d’une volonté supérieure, de quelques degrés, à la nôtre.

Comme ces agens n’ont qu’une influence limitée, & que d’ailleurs on leur attribue des foiblesses assez semblables aux foiblesses humaines ; il a fallu diviser leur pouvoir en plusieurs départemens ; cette division a fait naître les allégories.

Les mêmes principes ont conduit à déifier les hommes que l’on croyoit supérieurs aux autres hommes, en puissance, en courage, ou en intelligence. De-là est venu le culte qu’on rendoit aux héros, avec tout ce barbare amas de traditions qui l’accompagne.

Enfin les intelligences spirituelles & invisibles étant des objets trop relevés pour la portée du vulgaire, il étoit naturel qu’on en attachât l’idée à des images sensibles. Dans les siecles grossiers on adoroit toutes les parties de l’univers qui ont le plus d’éclat ; dans les siecles polis on représenta les dieux par des statues & par des peintures.

Presque tous les idolâtres, de tous les tems & de toutes les nations, s’accordent dans ces principes généraux ; il n’y a pas même beaucoup de différence entre les caracteres & les fonctions qu’ils attribuent à leurs divinités[38]. Les voyageurs & les conquérans grecs & romains trouvoient leurs dieux partout : quelques étranges que fussent les noms que ces dieux portoient ; ils disoient d’abord : ceci est Mercure, ceci est Venus, voici Mars, voici Neptune. Tacite prenoit la déesse Hertha, autrefois adorée par nos ancêtces Saxons, pour la Mater Tellus des Romains[39], & sa conjecture étoit fondée.


VI.

La doctrine qui établit un seul Dieu suprême créateur de l’univers, est fort ancienne : elle s’est répandue dans de vastes pays, & dans des pays fort peuplés : des personnes de tout rang & de toute condition l’ont adoptée & professée ; cependant on se tromperoit bien en croyant que cette doctrine doive ses grands succès aux raisons invincibles sur lesquelles elle est incontestablement fondée : ce seroit peu connoître la stupidité du peuple, & les préjugés incurables qui l’enchaînent aux superstitions particulieres qui sont en vogue.

Qu’aujourd’hui même, & au milieu de l’Europe, on demande à un homme du commun pourquoi il croit un créateur tout puissant ; il n’alléguera jamais pour raison la beauté des causes finales ; comment les allégueroit-il ? il n’en a aucune idée. Pensez-vous qu’il étendra sa main, pour vous faire admirer la souplesse & la variété des jointures, qui rendent tous ses doigts flexibles du même côté, ou le juste équilibre où ils sont, tenus par le contre-poids du pouce ? Pensez-vous qu’il tournera cette main pour vous faire remarquer la mollesse des parties charnues, ou bien les propriétés qui la rendent si convenable aux usages pour lesquels elle est destinée ? Non, ces choses-là lui sont trop familieres, il les regarde avec la plus parfaite indifférence. Que dira-t-il donc pour prouver qu’il y a un Dieu ? Un tel est mort subitement, un tel est tombé, & s’est fait une contusion : cette saison a été excessivement aride, cette autre très-froide & fort pluvieuse. Tous ces événemens sont, à ses yeux autant de coups de la Providence ; ce qui pour un bon esprit fait une des plus fortes objections contre l’existence de l’Être suprême, est pour lui le seul argument par lequel on puisse la démontrer.

Plusieurs théïstes des plus zélés & des plus éclairés, nient la Providence particuliere : selon eux, la souveraine Intelligence, qui est le premier principe de tout ce qui existe, contente d’avoir fixé des loix générales, dont la nature ne peut jamais s’écarter, lui laisse d’ailleurs un cours libre, n’en interrompt point à chaque moment la marche, ne trouble point, par des volontés particulieres, l’ordre universel qu’elle même a établi. C’est précisément, disent-ils, ce bel ordre, cette observation rigoureuse des regles qui nous fournit la principale preuve du théïsme, & les réponses les plus solides aux objections qu’on nous oppose. Mais le gros des hommes y comprend si peu, qu’il lui suffit de savoir que vous attribuez tous les événemens à des causes naturelles, pour qu’il vous trouve coupable de la plus énorme incrédulité.

L’étude superficielle de la philosophie, dit milord Bacon, fait des athées ; l’étude profonde les ramene à la religion. Cela est très-juste. Les préjugés de la superstition engagent les hommes à faire fonds sur de faux argumens : lorsqu’on vient à en découvrir le foible, & l’on le découvre pour peu qu’on réfléchisse sur la régularité du cours de la nature, la foi chancelle, & bientôt elle fait naufrage : des méditations plus profondes nous font voir que cette régularité est précisément une des plus fortes preuves que l’univers est formé d’après un plan conçu par une souveraine sagesse : dès-lors on revient à la croyance qu’on avoit abandonnée, & l’on est en état de s’appuyer sur des fondemens plus fermes & plus durables.

Ces désordres qui paroissent des violences faites à la nature, les prodiges, les miracles, sont assurément ce qu’il peut y avoir de plus contraire aux desseins d’un être sage ; cependant rien n’est plus propre à inspirer aux hommes un vif sentiment de religion ; ces événemens les frappent d’autant plus qu’ils en pénetrent moins les causes. C’est pour la même raison que la folie, la fureur, la rage, & tous les écarts d’une imagination échauffée, qui dégradent si fort les hommes, & les mettent presque au niveau des bêtes, passent souvent pour les seules dispositions qui puissent nous rendre dignes d’un commerce immédiat avec la divinité. Puisque donc dans les nations même qui embrassent le théïsme, le commun peuple ne fonde la croyance que sur des opinions déraisonnables & superstitieuses ; nous pouvons conclure que ce n’est point par voie d’argumentation qu’il parvient à cette doctrine, mais par une façon de penser plus assortissante à son génie & à sa capacité.

Il peut arriver qu’une nation idolâtre, du nombre des dieux qu’elle adore, en choisisse un, pour lui rendre un culte distingué  ; soit qu’elle s’imagine que dans le partage général son territoire a été soumis à la juridiction de ce dieu, soit que mesurant les choses célestes d’après les choses d’ici-bas, elle se figure qu’il y a un dieu qui regne sur les autres, en qualité de monarque ou de chef suprême, à-peu-près comme les rois, de la terre commandent à leurs sujets, qui sont hommes comme eux. Que ce dieu soit donc regardé comme protecteur particulier, ou comme souverain maître des cieux ; il importera également de se procurer sa bienveillance : il sera sans doute, comme les dieux terrestres, sensible à la louange & à la flatterie, il ne les lui faut donc point épargner ; & il faut outrer ses éloges de toute façon. Les hommes deviennent panégyristes & adulateurs, à mesure que la crainte les saisit ou que l’infortune les accable : un tel surpasse tous ces devanciers dans l’art d’enfler les titres de sa divinité ; ses successeurs renchériront sur lui : ils trouveront des épithetes plus nouvelles, plus rares, plus pompeuses : enfin ils en viennent jusqu’à l’infini, au-delà duquel on ne sauroit aller ; encore ne laissent-ils pas de le tenter ; pour l’amour de je ne sais quelle simplicité, ils se jettent souvent dans des mystere inexplicables, mystere qui détruisant la nature intelligente de leur dieu, renversent le seul fondement raisonnable de son culte. Tant qu’ils s’en tiennent à la notion d’un être parfait, qui a créé le monde, ils sont dans les principes avoués par la raison & par la saine philosophie ; mais ce n’est que par hasard ; ce n’est point la raison qui les y a conduits, ils sont, pour la plupart, incapables d’entendre sa voix ; ils y ont été entraînés par la flatterie & les frayeurs, qui accompagnent la plus basse superstition. Chez les nations barbares, quelquefois même chez les nations civilisées, lorsqu’on a épuisé, en faveur d’un despote arbitraire, tout l’art des flatteurs, lorsque ses qualités humaines ont passé par tous les degrés d’exagération, le servile courtisan en fait à la fin un dieu, & le présente aux peuples comme un être digne d’adoration. N’est-il pas encore beaucoup plus naturel qu’une divinité bornée, qui d’abord n’a fait que dispenser les biens & les maux de la vie, soit élevée, dans la suite, au rang de créateur & de souverain moteur de l’univers ?

Il sembleroit que par-tout où la notion d’un Dieu suprême est publiquement reçue, tout autre culte dût tomber, & qu’on ne dût rendre hommage qu’à l’Être des êtres ; cependant cela n’est pas. Une nation est-elle imbue de l’idée d’un dieu subalterne, d’un génie tutélaire, d’un saint, d’un ange ? Le culte qu’elle lui rend, acquiert, de jour en jour, plus de lustre, jusqu’à ce qu’à la fin il empiéte sur l’adoration qui n’est dûe qu’à l’Être suprême. La Vierge Marie, pour qui on n’avoit d’abord que l’estime qu’il convient d’avoir pour une femme est vertueuse, parvenue à usurper plusieurs des attributs du Tout-Puissant, & en a joui jusques au tems de la réformation[40]. Dans les prières des Moscovites Dieu & St. Nicolas ne vont jamais l’un sans l’autre.

C’est ainsi que le dieu, qui par amour pour Europe, s’étoit changé en taureau, & qui par ambition avoit détrôné son pere Saturne, devint le Optimus Maximus du monde payen. C’est ainsi encore que les notions sublimes, dont les livres de Moïse & des autres écrivains inspirés sont remplis, ne paroissent pas avoir empêché qu’une bonne partie de la populace juive ne regardât l’Être suprême comme leur protecteur particulier, & comme une divinité nationale.

Les dévots superstitieux, plutôt que de renoncer à la flatterie, ont toujours mieux aimé renoncer, au bon sens, & donner, tête baissée, dans les plus absurdes contradictions.

En nommant l’Océan & Thétis la source & la premiere origine de tout ce qui existe, Homere suivoit la mythologie commune, & la tradition reçue en Grèce ; mais dans d’autres passages il ne peut s’empêcher de faire le même compliment à Jupiter, en lui donnant le titre glorieux de pere des dieux & des hommes : il oublie que tous les temples & toutes les rues sont pleines des ancêtres, des oncles, des freres & des sœurs de ce Jupiter, qui n’étoit en effet autre chose qu’un parricide usurpateur. Hésiode tombe dans les mêmes contradictions, d’autant moins excusables, qu’il nous promet la vraie généalogie des dieux. & des autres écrivains inspirés sont remplis, ne paroissent pas avoir empêché qu’une bonne partie de la populace juive ne regardât l’Être suprême comme leur protecteur particulier, & comme une divinité nationale.

Les dévots superstitieux, plutôt que de renoncer à la flatterie, ont toujours mieux aimé renoncer, au bon sens, & donner, tête baissée, dans les plus absurdes contradictions.

En nommant l’Océan & Thétis la source & la premiere origine de tout ce qui existe, Homere suivoit la mythologie commune, & la tradition reçue en Grèce ; mais dans d’autres passages il ne peut s’empêcher de faire le même compliment à Jupiter, en lui donnant le titre glorieux de pere des dieux & des hommes : il oublie que tous les temples & toutes les rues sont pleines des ancêtres, des oncles, des freres & des sœurs de ce Jupiter, qui n’étoit en effet autre chose qu’un parricide usurpateur. Hésiode tombe dans les mêmes contradictions, d’autant moins excusables, qu’il nous promet la vraie généalogie des dieux. Supposons une religion, & il semble que le mahométisme soit cette religion, qui tantôt dépeigne la divinité des couleurs les plus magnifiques, en nous la représentant comme créateur du ciel & de la terre, tantôt la rabaisse jusqu’à lui attribuer les facultés, les foiblesses, les passions, la partialité, & toutes les fautes morales affectées à l’espece humaine. Cette religion, lorsqu’elle sera éteinte, sera citée comme un exemple de ces contradictions dont nous venons de parler, contradictions qui naissent du conflit des idées vulgaires & grossieres, qui sont naturelles aux hommes, avec le penchant pour la flatterie & pour l’exagération qui ne leur est pas moins naturel. Il ne se peut point de preuve plus forte de la divinité d’une religion, que montrer qu’elle n’est point sujette à ces sortes d’opinions contradictoires, qui décelent l’ouvrage des hommes ; heureusement c’est-là le cas du christianisme.


VII.

Quoique, dans ses notions primordiales, le vulgaire se représente Dieu comme un être très-borné, & ne l’envisage que comme une cause particuliere qui produit les maladies & la santé, la disette & l’abondance, la prospérité & l’adversité ; il est pourtant sûr que lorsqu’on lui propose des idées plus sublimes, il ne leur refuse pas son assentiment, il croiroit même qu’il y auroit du danger à le refuser. Comment donc ? vous diriez que votre divinité est un être fini ; que ses perfections ont des limites ; qu’elle est gênée par une force supérieure, qu’elle a, comme vous, ses passions, ses douleurs & ses infirmités ; qu’elle a eu un commencement, & peut avoir une fin ! Personne n’oseroit l’affirmer ; il est plus prudent d’être du parti des panégyristes : loin de contredire ces éloges, on affecte d’en paroître extasié, & l’on espere par-là de s’attirer la faveur divine. Pour mieux sentir combien cela est vrai, remarquons que l’approbation que le peuple donne à ces brillantes idées, n’est qu’une approbation verbale : incapable de concevoir ces hautes qualités, ce n’est qu’en apparence qu’il les attribue au souverain être : & malgré le pompeux langage qu’il adopte, la notion réelle qu’il se forme, demeure tout aussi chétive & aussi frivole qu’elle l’étoit.

Ce n’est qu’à l’esprit seul, disent les mages, que la premiere intelligence, source de toutes les choses, se découvre immédiatement ; mais le soleil, qu’elle a placé dans ce monde visible, est son type : cet astre lumineux, dont les rayons embellissent la terre & le firmament, est une foible représentation de la gloire qui brille dans le haut des cieux. Voulez-vous éviter la colere de cet être divin ? prenez bien garde de ne jamais mettre vos pieds nuds sur la terre : ne crachez point dans le feu, & laissez brûler une ville entiere plutôt que d’y répandre une goutte d’eau[41].

Qui pourroit exprimer les perfections du Tout-puissant, s’écrient les Mahométans : les plus nobles de ses ouvrages ne sont que poudre & balayures en comparaison de lui ; comment donc l’esprit humain pourroit-il le comprendre ? son sourire donne aux hommes l’éternelle béatitude. C’est pourquoi, pour attirer sa bénédiction sur vos enfans, il n’y a point de meilleur moyen que de leur couper de la peau, à-peu-près de la largeur d’un demi-liard.

Prenez, disent les Catholiques Romains, deux morceaux d’étoffe, environ d’un pouce ou d’un pouce & demi quarré ; joignez les par les coins avec deux cordons ou deux pièces de rubans de la longueur de seize pouces : faites-les passer sur votre tête, en-sorte que l’un repose sur la poitrine, l’autre sur le dos ; ayez soin qu’ils touchent votre corps[42]. Il n’y a point de secret plus sûr pour vous rendre agréable aux yeux de cet être infini qui vit d’éternité en éternité.

Les Getes qu’on nommoit les immortels, parce qu’ils croyoient l’immortalité de l’ame, étoient véritablement des théïstes ou des unitaires : selon eux, il n’y avoit point de dieu que leur dieu Zamolxis, ils traitoient tous les autres cultes de fictions & de chimeres ; mais leur religion n’en étoit pas pour cela plus épurée. Tous les cinq ans ils sacrifioient une victime humaine, qu’ils envoyoient à leur divinité en qualité d’ambassadeur, pour l’instruire de leurs besoins : lorsqu’il tonnoit, ils entroient en fureur : pour braver Dieu à leur tour, ils tiroient des flèches contre le ciel, sans craindre les suites d’un combat aussi inégal. C’est au moins ainsi qu’Hérodote nous décrit le théïste des Getes immortels[43].


VIII.

C’est une chose remarquable que les principes religieux ont une espece de flux & de reflux dans l’esprit humain : les hommes tendent naturellement à passer de l’idolâtrie au théïsme, & à repasser du théïsme à l’idolâtrie. Le peuple ignorant & privé d’instruction, & le nombre de ceux qui ne sont point peuple à cet égard est bien petit, le peuple, dis-je ne monte jamais dans les cieux par la contemplation : il ne pénetre pas, par ses recherches, dans la structure du corps végétable & de corps animal, pour y découvrir un premier esprit, une sage providence, un Suprême ordonnateur ; son point de vue est renfermé dans d’étroites bornes ; il ne regarde ces grandes merveilles que d’un œil intéressé : il voit que son bonheur & son malheur dépendent de l’influence secrette, & du concours impénétrable des objets extérieurs : il ne détourne jamais son attention de ces causes inconnues qui, par des opérations aussi mystérieuses qu’elles sont efficaces, dispensent le mal & le bien, la peine & le plaisir : à chaque occasion, on en revient aux causes inconnues ; sous cet aspect général, sous cette image confuse, ce sont-là les objets perpétuels de nos espérances, de nos craintes & de nos desirs. Peu-à-peu, notre imagination se lasse de ces idées abstraites ; elle commence à les rendre plus déterminées, & à les revêtir d’une forme qui donne plus de prise : elle en fait des êtres sensibles & intelligens, des êtres semblables à nous, susceptibles d’amour & de haine, capables de se laisser fléchir par des présens, par des requêtes, par des prieres & par des sacrifices. C’est de-là que l’idolâtrie & le polythéïsme, aussi bien que la religion, tirent leur origine.

Mais ce même desir inquiet du bonheur qui fait naître la premiere idée que nous avons des intelligences invisibles ne permet pas aux hommes de s’arrêter long-tems à la conception simple qui représente ces êtres comme limités quoique puissans, comme esclaves de la destinée & du cours immuable de la nature, quoique maître de notre sort. À force de respects & d’éloges exagérés, cette idée s’aggrandit, & poussée jusqu’au plus haut période de la perfection, elle enfante les attributs d’unité, d’infinité, de simplicité & de spiritualité. Des dogmes aussi rafinés n’étant pas trop à la portée commune, ils ne sauroient garder long-tems leur pureté primitive : il faut les étayer de la notion de médiateurs & d’agens subalternes, qui remplissent, en quelque façon, l’espace qui est entre les hommes & l’être suprême. Ces êtres mitoyens, espece de demi-dieux, qui tiennent plus de la nature humaine que de la nature divine, & dont l’idée nous est familiere, devenus bientôt les principaux objets de culte, rappellent insensiblement cette idolâtrie que la dévotion fervente des timides & misérables mortels, & les pieuses exagérations qui l’accompagnent, avoient bannie des esprits. Cependant les religions idolâtres, chargées de plus en plus de conceptions matérielles & grossieres, se détruisent à la fin elles-mêmes : les divinités étant avilies par les portraits indignes qu’on en trace, il en résulte un nouveau retour vers le théïsme. Mais malgré cette alternative de sentimens, le penchant pour l’idolâtrie est si fort, qu’avec les plus grandes précautions on n’est pas en état de prévenir les rechutes : quelques théïstes, les Juifs & les Mahométans sur-tout, l’ont parfaitement bien senti : c’est par cette raison qu’ils ont proscrit les statuaires & les peintres, & qu’ils sont allés jusqu’à défendre d’employer les couleurs & le marbre à la représentation des figures humaines, de peur que les foibles mortels n’en fissent dégénérer l’usage en culte idolâtre. Les hommes, d’un côté, n’ont pas l’esprit assez fort pour se contenter de l’idée d’une intelligence pure & parfaite, & de l’autre, ils sont trop craintifs pour oser imputer à leurs dieux une ombre d’imperfection : ils flottent entre ces deux extrémités ; tantôt leur foiblesse les fait descendre d’une divinité spirituelle & toute puissante à un dieu corporel, dont le pouvoir est borné, & de celui-là à une statue ou à un objet visible ; tantôt leur amour pour la grandeur les fait remonter de la statue ou de l’image matérielle à un pouvoir invisible, & de ce pouvoir à un être dont les perfections sont infinies ; au créateur & au monarque du monde.


IX.

Le polythéïsme, ou le culte idolâtre, n’étant fondé que sur des traditions populaires, est sujet à un grand inconvénient : il autorise les opinions les plus dépravées & les pratiques les plus horribles : sous son empire la fourberie a le champ libre pour tromper la crédulité : la morale disparoît des systêmes, & il n’y reste plus de sentiment d’humanité. Mais aussi l’idolâtrie a un avantage qu’on ne sauroit lui contester : en mettant des bornes au pouvoir & aux fonctions de ses différentes divinités, elle donne accès aux dieux de toutes les sectes & de toutes les nations : elle concilie tous ces dieux, de même que les rites, les cérémonies & les traditions, qui sont inséparables de leur culte[44].

Le théïsme est opposé à l’idolâtrie, & par rapport à ses avantages, & par rapport à ses inconvéniens. Ce systême ne reconnoissant qu’un seul Dieu, qui est la souveraine raison & la souveraine bonté, il devroit, par ses conséquences naturelles, purger le culte religieux de toutes les choses frivoles & déraisonnables, & sur-tout de toute humanité : il devroit, en nous proposant les exemples les plus illustres & les plus pressans, remplir nos cœurs de l’amour de la justice & d’une bienveillance universelle. Les inconvéniens qui naissent des vices & des préjugés, ne détruisent pas tout-à-fait ces grands avantages, cela seroit impossible ; mais ils les diminuent. Lorsqu’on tourne sa dévotion vers un seul objet ; on regarde tous les autres cultes comme également absurdes & impies ; il y a plus ; comme cette unité d’objet semble demander une unité de foi & de cérémonies, des hommes entreprenant en profitent pour décrier leurs ennemis, en les faisant envisager comme des profanes dévoués aux vengeances divines & humaines. Toutes les sectes, positives dans leurs articles de foi, les croient les seuls agréables à la divinité : personne, d’ailleurs, ne pouvant se mettre dans l’esprit que Dieu se plaise également à des principes & à des rites différens & contraires, il est naturel que les sectes s’animent les unes contre les autres, & que chacune décharge sur ses rivales ce zele, ou plutôt cette haine sacrée, la plus furieuse & la plus implacable de toutes les passions.

Pour peu que l’on soit versé dans les historiens & dans les relations des voyageurs, tant anciens que modernes, on doit avoir été frappé de l’esprit tolérant des idolâtres. On demanda à l’oracle des Delphes quelle étoit la forme de religion la plus agréable aux dieux ; il répondit que c’étoit pour chaque ville celle que les loix y avoient établie[45].

Il semble que dans ces tems les prêtres mêmes ne refuserent point le salut à ceux qui étoient d’une communion différente de la leur. Les Romains avoient la coutume d’adopter les dieux des nations conquises, quelque part qu’ils se trouvassent, ils ne contestoient jamais les attributs divins aux divinités locales ou nationales.

Les guerres religieuses & les persécutions qui étoient en vogue parmi les idolâtres de l’Egypte, paroissent ici faire une exception ; mais les anciens auteurs rendent raison de ces guerres d’une maniere qui mérite d’être remarquée à cause de sa singularité. Les diverses sectes, qui partageoient cette nation, avoient choisi pour dieux diverses sortes d’animaux ; & ces dieux se livrant des combats perpétuels, il fallut bien que leurs adorateurs prissent parti : ceux qui se prosternoient devant les chiens ne pouvoient pas vivre long-tems en paix avec ceux qui encensoient les loups ou les chats[46]. Par-tout où cette source de division cessoit la superstition Egyptienne n’étoit pas si incompatible avec la tolérance qu’on se l’imagine : nous lisons dans Hérodote[47] qu’Amafis fournit de grandes sommes pour faire rebâtir le temple de Delphes.

Autant que le polythéïsme est tolérant, autant voit-on d’intolérance dans les religions qui maintiennent l’unité de Dieu. Qui ne connoît le génie étroit & l’esprit implacable des Juifs ? Le mahométisme débuta par des maximes encore plus sanguinaires ; aujourd’hui il ne brûle plus les autres sectes ; il ne fait que les damner. Si les Anglois & les Hollandois sont des chrétiens tolérans, c’est une singularité dont tout l’honneur appartient au gouvernement civil, qui oppose un ferme courage aux efforts constans des prêtres des bigots.

Les disciples de Zoroastre fermoient les portes du ciel à tout ce qui n’étoit pas mage[48]. Rien ne fit plus de tort au progrès des armes Persanes que le furieux acharnement de ce peuple contre les temples & les images des Grecs : à peine Alexandre avoit-il renversé l’empire de Perse qu’en bon polythéïste il établit le vieux culte de Babylone, que des souverains monothéïstes avoient aboli[49] ; il fit plus : malgré son aveugle attachement pour les superstitions Grecques, il sacrifia lui-même selon les rites des Babyloniens[50].

Rien n’est plus doux ni plus sociable que le polythéïsme : quoique les autres religions sévissent contre lui, & le noircissent aux yeux de leurs sectateurs, elles ont de la peine à l’effaroucher ; on le voit toujours prêt à tendre la main & à composer à l’amiable. Auguste, il est vrai, donna de grandes louanges à la retenue de Cajus César, son petit fils, de ce que, passant près de Jérusalem, il ne voulut pas sacrifier suivant la loi Judaïque ; mais pourquoi applaudit-il si fort à cette conduite ? Ce n’est que parce que la religion Juive passoit, chez les payens, pour une religion ignoble & barbare[51].

Je hasarderai de dire que le bien public ne souffre pas d’avantage de la plupart des excès où conduit l’idolâtrie, qu’il ne souffre de cette corruption du théïsme, portée à de certains excès[52]. Les Carthaginois, les Mexicains, & d’autres nations barbares[53], qui ont offert des victimes humaines, n’ont gueres à rougir devant les inquisiteurs & les persécuteurs de Rome & de Madrid ; peut-être ont-ils moins répandu de sang ; ces victimes, d’ailleurs, que l’on tiroit au sort, ou que l’on déterminoit par quelque marque extérieure, ne pouvoient pas intéresser si fort le reste de la société ; au lieu que les foudres de l’inquisition ne tombent que sur la vertu, la science, & l’amour de la liberté : ces qualités étant bannies, il ne reste que la honteuse ignorance, la dépravation des mœurs, & le vil esclavage. La mort de plusieurs milliers exterminés par la peste, par la famine, ou par quelque autre calamité publique, est moins préjudiciable à la société que le meurtre d’un seul homme qui expire sous le glaive injuste de la tyrannie.

À Aricie, ville située dans le voisinage de Rome, quiconque massacroit le prêtre du temple de Diane acquéroit par-là même le droit de lui succéder[54]. Établissement singulier ! La superstition, pour l’ordinaire, n’exerce ses fureurs que sur les laïques, & ne répand sur l’ordre sacré que des douceurs & des bienfaits.


X.

La parallele du théïsme & de l’idolâtrie nous fournit de nouvelles observations, tendantes à prouver que la corruption des plus grands biens engendre les plus grands maux.

Croire que la divinité est infiniment élevée au-dessus des hommes, c’est croire une vérité incontestable ; cependant cette croyance, jointe aux frayeurs superstitieuses, est très-propre à abattre & à avilir l’esprit humain, en lui faisant regarder la mortification, la pénitence, l’humilité, l’obéissance passive, & les autres vertus monacales, comme les seules vertus qui puissent plaire à l’être suprême. C’est tout le contraire, lorsque les dieux que nous adorons ne nous sont supérieurs que de quelques degrés, que plusieurs même d’entr’eux ne sont que des parvenus : alors nous nous en approchons avec plus d’assurance ; quelquefois nous pouvons, sans impiété, devenir leurs émules : de-là naissent l’activité, l’esprit, le courage, la grandeur d’ame, en un mot toutes les vertus qui agrandissent les nations.

Les héros demi-dieux du paganisme répondent aux saints de l’église romaine : Dominique, François, Antoine & Benoît ont pris la place d’Hercule, de Thésée, de Romulus : les uns ont mérité les honneurs célestes en écrasant les monstres & les tyrans ; les autres y sont parvenus à force de se donner des coups de fouet, par des jeûnes, par des actes de poltronnerie, par l’aveugle soumission, & par l’esclavage le plus rampant.

Lorsque le pieux Alexandre entreprit ses expéditions guerrieres, un de ses plus grands motifs étoit de marcher sur les traces d’Hercule & de Bacchus, & c’est avec raison qu’il pretendoit les avoir surpassé[55]. Lorsque Brasidas, ce magnanime & généreux Lacédémonien, eut été tué dans le combat, les habitans d’Amphipolis, dont il avoit embrassé la défense, lui décernerent le rang de demi-dieu[56]. Et en général il n’y eut point, parmi les Grecs, de fondateur d’état ou de colonie qui ne fût élevé à ce grade de divinité subalterne par les peuples qui jouirent de fruit de ses travaux.

C’est ce qui fit dire à Machiavel que les dogmes chrétiens, à savoir les dogmes catholiques, car il n’en connoissoit point d’autres, en ne prêchant que souffrance, & en inspirant qu’un courage passif, énervoient l’esprit de l’homme, & le formoient pour l’esclayage & la sujétion[57]. Cette remarque seroit juste, si dans la société il ne se trouvoit pas d’autres circonstances qui concourent à modifier, le génie & le caractere des religions.

Brasidas, mordu par une souris qu’il avoit prise, la mit en liberté : il n’y point, dit-il, d’être si méprisable qui ne puisse se sauver, s’il a le courage de se défendre[58]. Bellarmin, avec beaucoup de patience & de résignation livra son corps en proie aux puces & à toute sorte de vermine ; il disoit : nos souffrances seront récompensées dans le ciel ; ces pauvres créatures n’ont que la jouissance du présent siecle[59]. Ces deux exemples font voir en quoi differe un héros grec d’un saint de l’église romaine.


XI.

La corruption des bonnes choses, avons-nous dit, en produit de très-mauvaises : en voici encore une preuve.

Si l’on considere sans prévention la mythologie payenne, tel que les poëtes nous l’ont transmise, on n’y voit plus ces absurdités monstrueuses que d’abord on y croyoit appercevoir. On conçoit sans difficulté que le même pouvoir ou le même principe quelconque, dont le monde visible, dont les hommes & les animaux tirent leur origine, peut avoir produit des créatures intelligentes, d’une essence plus pure, & d’une autorité plus étendue : il n’en coûte pas d’avantage de se représenter ces intelligences comme capricieuses, vindicatives, passionnées & sensuelles : eh, ne voyons-nous pas, par ce qui se passe chez nous, que ces vices sont le fruit le plus ordinaire du pouvoir absolu, dégénéré en licence ? Le systême de la mythologie n’a rien que de fort naturel ; & il est plus que probable que dans cette infinie variété de planetes & de mondes qui composent le tout, il soit quelque part mis en exécution.

L’objection la plus forte que l’on puisse faire à ceux qui croiroient que notre planete fût le théatre de ce systême, c’est que ce sentiment n’a pour lui ni la raison, ni aucune tradition authentique. Les vieilles traditions que les prêtres & les théologiens de paganisme ont fait valoir, ne sont que de très-foibles autorités : tant de relations contradictoires, qui ont toutes le même fondement, leur sont parvenues par cette voie qu’il étoit absolument impossible de faire un choix, & de discerner le vrai du faux. Il fallut donc que les écrits polémiques des prêtres payens fussent renfermés dans bien peu de volumes : leur théologie devoit plutôt consister en contes traditionels, & en pratiques superstitieuses qu’en controverses & en raisonnemens philosophiques.

Il en est tout autrement des religions populaires qui sont fondées sur les principes du théïsme : des principes si conformes à la saine raison s’allient aisément avec la philosophie, & il en résulte un systême mixte où la philosophie est incorporée : si les autres dogmes de ce systême sont contenus dans un livre sacré, comme par exemple dans l’alcoran ; s’ils sont déterminés par une autorité visible, comme est celle du pontife romain ; les spéculateurs s’y plient, & naturellement chacun embrasse la théorie dans laquelle il a été élevé, pourvu qu’elle ait une certaine constance & un certain degré d’uniformité.

Mais souvent les apparences trompent : il arrivera que la philosophie remarque qu’elle est mal appareillée : que fait-elle ? au-lieu de redresser les principes du systême par ses propres principes ; elle se laisse séduire à servir les vues de la superstition : nombre d’inconséquences se présentent à concilier : elles sont inévitables, & l’on peut dire avec assurance que toutes les théologies populaires, mais sur-tout la théologie scholastique, ont une espece d’appétit pour les choses absurdes & contradictoires : si elles n’alloient pas au-delà de la raison & du bon sens, leurs doctrines paroîtroient trop simples & trop familieres ; il faut étonner les hommes, affecter le mystere, se couvrir de ténebres ; il faut fournir aux dévots l’occasion tant desirée de subjuguer leur entendement rebelle, & de se faire un mérite, en croyant des sophismes qu’ils ne sont pas même en état de comprendre.

Tout ce que nous venons d’avancer est suffisamment confirmé par l’histoire ecclésiastique. Lorsqu’une controverse s’élève ; il se trouve des gens qui prétendent pouvoir en prédire l’issue avec certitude : comptez, disent-ils, que l’opinion qui triomphera, ce sera celle qui est la plus contraire au bon sens ; dût l’intérêt du systême exiger une décision différente : pendant quelque tems les deux partis se renverront mutuellement le titre d’hérétique ; mais finalement il demeurera à celui qui a raison : voulez-vous en être convaincu ? vous n’avez qu’à étudier les définitions d’Arien, de Pélagien, d’Erastien, de Socinien, de Sabellien, d’Eutychien, de Nestorien, de Monothélite, &c. sans faire mention du protestantisme, dont le sort n’est pas encore décidé. C’est ainsi qu’un systême devient d’autant plus absurde à la fin ; qu’il a été plus raisonnable & plus philosophique dans le commencement.

Vous croyez arrêter le torrent de la religion scholastique par ces foibles maximes : il est impossible qu’une chose, en même tems, soit & ne soit pas : le tout est plus grand que la partie : deux & trois font cinq ! C’est prédtendre que les vagues de l’océan se brisent contre des roseaux. Votre profane raison osera-t-elle s’élever contre de saints mysteres ? il n’y a point de punition assez grande pour votre impiété : souvenez-vous que les feux qui consument l’hérétique, peuvent pulvériser le philosophe.


XII.

Nous voyons, tous les jours, des hommes qui sont, en même tems, sceptiques en fait d’histoire, & dogmatiques en fait de religion : lorsqu’on leur parle des principes religieux des Grecs & des Egyptiens, ils soutiennent obstinément qu’il ne peut pas avoir eu de nation qui ait cru des choses aussi absurdes ; & ils ne reconnaîtront jamais qu’on puisse trouver des absurdités semblables dans d’autres communions. Tel fut le préjugé de Gambyse : il ne se contenta pas de plaisanter sur Apis ; il poussa l’impiété jusqu’à faire des blessures à ce grand Dieu de l’Egypte, qui ne parut à ses yeux profanes qu’un gros bœuf tacheté. Hérodote remarqua fort judicieusement que cette fougueuse extravagance ne pouvoit venir que d’un dérangement du cerveau ; sans cela, dit cet historien, il n’eût jamais publiquement affronté un culte établi ; car, continue-t-il, quant à la religion ; chaque peuple est content de la sienne, & la croit préférable à toutes les autres[60].

On ne peut disconvenir que les catholiques romains ne soient une secte très savante : de toutes les églises chrétiennes il n’y a que l’église anglicane qui puisse leur disputer la palme ; cependant le fameux Arabe Averroës, qui sans doute avoit entendu parler des superstitions égyptiennes, déclare qu’il ne connoît point de religion plus absurde que celle dont les sectateurs mangent leur Dieu, après l’avoir créé.

Je ne crois pas en effet qu’il y ait aucun dogme de paganisme qui donne autant de prise au ridicule, que la doctrine de la présence réelle ; cette doctrine est si absurde, qu’on ne sauroit argumenter contre elle ; les catholiques eux-mêmes font des contes plaisans, quoique un peu profanes sur ce chapitre …

Un fameux général, qui dans ce tems-là servoit en Russie, se rendant à Paris, pour se faire guérir de ses blessures, amena avec lui un jeune Turc qu’il avoit fait prisonnier. Des docteurs de Sorbonne, tout aussi entiers dans leurs opinions que le sont les dervis de Constantinople, croyant que c’étoit dommage que le pauvre Mustapha fût damné faute d’instruction, le solliciterent bien fortement de se faire chrétien : pour lui faire d’autant mieux goûter leurs raisons, ils lui promirent du bon vin dans cette vie, & le paradis dans l’autre. Le jeune homme ne put resister à de si puissans attraits : après avoir été instruit & catéchisé dans les formes, il consentit à recevoir les sacremens du baptême & de la sainte cêne. Cependant, pour mieux affermir & consolider sa foi naissante, le prêtre continua toujours de l’instruire : le lendemain de la communion il lui demande : combien y a-t-il de dieux ? il n’y en a point, répond Benoît, c’étoit son nouveau nom : comment ? il n’y en a point ! s’écrie le catéchiste : rien de plus sûr, réplique cet honnête prosélyte : vous m’avez toujours dit qu’il a y avait qu’un Dieu ; & je l’ai mangé. Ce sont-là les doctrines de nos freres les catholiques ; mais nous y sommes si fort accoutumés qu’elles ne nous étonnent plus : il est pourtant probable que dans les tems à venir il y aura des nations qui ne croiront pas sans beaucoup de peine que jamais une créature à deux pieds ait pu embrasser de pareils principes ; & il y a mille contre un à parier que ces mêmes nations auront dans leurs symboles des articles tout aussi absurdes, auxquels elles ajouteront une foi implicite, & qu’elles maintiendront avec le plus profond respect.

J’étois logé à Paris dans le même hôtel, avec l’ambassadeur de Tunis, qui à son retour de Londres, où il avoit passé quelques années, prenoit son chemin par la France. Un jour je vis son excellence Moresque qui se divertissoit dans le vestibule à contempler les superbes équipages qui rouloient par la rue : quelques capucins y passerent par hasard ; ils n’avoient jamais vu de Turc, comme l’ambassadeur à son tour, quoique accoutumé aux habillemens de l’Europe, n’avoit pas encore vu cette grotesque figure, que l’on nomme capucin : il n’y a point de termes pour exprimer l’étonnement réciproque qui étoit peint sur leurs physionomies je crois que la surprise n’eût gueres été moindre entre le dervis de l’ambassadeur & ces disciples de St. François, s’ils étoient entrés en conférence. C’est ainsi que tous les hommes se regardent les uns les autres, avec des yeux étonnés : on ne peut nous mettre dans la tête que le turban de l’Afrique soit une tout-aussi bonne, ou tout-aussi mauvaise coiffure que la capuce européane. C’est un fort honnête homme, dit le prince de Salle, en parlant de l’amiral de Ruyter ; c’est dommage qu’il soit chrétien.

Supposons qu’un docteur de Sorbonne dise à un prêtre de Saïs : comment est-il possible que vous adoriez des porreaux & des oignons ? Si nous les adorons, répond celui-ci, au moins ne les mangeons-nous pas. Mais les chats & les singes ! dit le savant docteur, voilà en vérité de plaisans objets d’adoration ! ils peuvent valoir au moins les reliques & les ossemens pourris des martyrs, réplique son savant antagoniste. Mais n’êtes-vous pas fous, insiste le catholique, de vous couper la gorge pour décider si un choux est plus respectable qu’un concombre ? J’en conviendrai, dit le payen ; mais convenez à votre tour qu’il y a encore moins de bon sens à se faire la guerre pour des volumes remplis de sophismes, dont dix mille ne valent ni un concombre, ni une pomme de choux[61]. Un spectateur intelligent de ce combat, mais par malheur les spectateurs de cette sorte sont bien rares, en concluroit d’abord que, si pour établir un systême populaire, il ne falloit qu’exposer les absurdités des autres systêmes, il n’y a point de bigot superstitieux qui ne pût justifier son aveugle attachement aux principes qu’il a sucés dans son enfance. Il n’en faut pas même tant aux hommes pour les rendre opiniâtres dans leur religion ; peut-être le sont-ils d’autant plus qu’ils ont moins de connoissances : & en général il y a un grand fonds de foi & de zele dans le genre humain.

Diodore de Sicile nous raconte, à ce sujet, un événement fort remarquable, qui s’est passé sous ses yeux[62]. Dans le tems que la terreur du nom romain remplissoit toute l’Egypte, un soldat légionnaire eut, par mégarde, le malheur de tuer un chat : cet horrible sacrilége souleva toute la populace contre lui : en vain le roi lui-même intercéda en faveur du criminel ; rien ne put le sauver de la fureur publique. Je suis persuadé que le sénat & le peuple de Rome auroient eu moins de délicatesse sur le chapitre de leurs divinités nationales ; peu de tems auparavant, ils avoient assigné à Auguste un siége dans la cour céleste ; & pour peu qu’il eût paru le desirer ; ils auroient détrôné tous les dieux pour lui faire place :

— præsens divus habebitur
Augustus.


dit Horace : c’étoit-là une démarche très-importante, & que dans d’autres tems, ou dans d’autres nations, on n’eût point regardée d’un œil indifférent[63]. Nonobstant la sainteté de notre religion ; dit l’orateur romain, rien n’est plus commun parmi nous que le sacrilége ; a-t on jamais entendu, qu’un Egyptien ait violé le temple d’un chat, d’un ibis, ou d’un crocodile[64] ? Il n’y a point de tourment, dit-il ailleurs qu’un habitant de l’Egypte ne subît plutôt que de faire la moindre injure à un ibis, à un aspic, à un chat, à un chien, ou à un crocodile[65]. Dryden a donc bien eu raison de dire :

Que leur Dieu soit construit ou de pierre ou de bois,
En esclaves soumis ils rampent sous ses loix :
Avec le même zele ils prennent sa défense
Que si l’or le plus pur composoit son essence[66].


Que dis-je ? plus les matériaux, dont l’objet de leur culte est formé, sont vils, plus leur dévotion s’échauffe : ils triomphent de ce qui devroit faire leur honte, & se sont un mérite auprès de leur dieu, de braver, pour l’amour de lui, le ridicule & les opprobres que ses ennemis répandent sur eux à pleines mains. Dix mille croisés s’enrôlent sous les saintes bannières, & se font un honneur infini d’une expédition que leurs ennemis leur reproche comme la chose du monde la plus déshonorante.

Il y a, je l’avoue, une difficulté contre la théologie égyptienne ; & où est la théologie contre laquelle il n’y en ait point ? Dans cinquante ans, un couple de chats, à en juger par la proportion dans laquelle ces animaux se multiplient, peupleroit tout un royaume : mettons vingt ans de plus pour la durée de ce culte, on pourra dire de l’Egypte ce que Pétrone disoit de quelques provinces de l’Italie, qu’il sera plus facile d’y trouver un dieu qu’un homme : le nombre prodigieux des dieux fera venir la famine, qui exterminera jusqu’au dernier de la race humaine : & il ne restera plus que des dieux sans prêtres & sans adorateurs. Il est donc probable que cette nation, si renommée dans l’antiquité pour sa sagesse & pour sa saine politique, prévoyant des suites aussi pernicieuses, y ait pourvu en réservant ses hommages aux seules divinités adultes : pour les petits dieux qui tetoient encore, il est à croire qu’on n’a pas été aussi scrupuleux à leur égard : & que l’on a pris sans façon la liberté de les noyer : l’usage d’accommoder la religion aux intérêts temporels, n’est pas d’invention moderne.

Varron, homme savant & philosophe, disserte sur la religion avec beaucoup de bon sens ; il est assez modeste pour ne donner ses spéculations que sous l’aspect de probabilités & de conjectures : cette retenue sceptique lui attira les insultes de saint Augustin, dont le zele étoit un peu fougueux. Augustin ne doutoit de rien ; sa foi étoit entiere, sa persuasion inébranlable[67] : cependant un poëte contemporain du paganisme trouve à son tour, quoique très-absurdement à la vérité, le systême de ce saint homme si faux, qu’il ne croit pas même qu’il puisse en imposer aux enfans[68].

N’est-il pas étrange que l’on soit si positif & si dogmatique sur des matieres où il est si facile & si ordinaire de se tromper ? Moverunt, dit Spartian, & eâ tempestate Judei bellum, quod vetabantur mutilare genitalia[69].

Si jamais il y eut une nation ou un tems où la religion établie sembleroit avoir dû perdre tout son crédit ; on croiroit que cela dût arriver à Rome du tems de Cicéron : on penseroit qu’alors l’incrédulité dût publiquement ériger son trône, & que Cicéron même, & par ses discours & par ses actions, dût s’en montrer le plus zélé partisan ; cependant il étoit bien éloigné de le faire : de quelque liberté qu’usât ce grand-homme dans ses écrits, & dans ses conversations philosophiques ; on le voit prendre un soin extrême que sa conduite ne donne lieu à des reproches de théïsme & de profanation ; il voulut même que sa famille, & Térence son épouse, en qui pourtant il avoit beaucoup de confiance, le prirent pour un homme religieux : il nous reste de lui une lettre adressée à cette derniere, où il lui recommande très-sérieusement d’offrir des sacrifices à Apollon & à Esculape, en reconnoissance du rétablissement de sa santé[70].

La dévotion de Pompée étoit bien plus sincere : dans toute la conduite qu’il tint durant les guerres civiles, on remarque qu’il faisoit beaucoup de fonds sur les augures, les songes & les prophéties[71]. Il n’y eût genre de superstition dont Auguste ne fût infecté. On raconte que la veine poétique de Milton étoit moins fertile au printems que dans le reste de l’année : Auguste observa de même que durant cette saison il ne rêvoit pas si bien, & faisoit plus de songes creux qu’à son ordinaire : lorsqu’il lui arrivoit par hasard de mettre le soulier droit au pied gauche, & le soulier gauche au pied droit, ce grand & sage empereur perdoit toute contenance[72]. En un mot, on ne sauroit douter que les anciennes superstitions n’aient produit autant de dévots de tout ordre, qu’en produisent les religions modernes : leur influence peut-être n’étoit pas si forte ; mais elle n’étoit pas moins universelle : la foi n’étoit pas si ferme, si précise, si décisive ; mais il y eut tout autant de croyans.

Quelque impérieux & tranchant que soit le langage de la superstition ; on peut observer que les superstitieux affectent plutôt d’être convaincus qu’ils ne le sont en effet : leur conviction n’est pas solide : rarement leur foi approche de cette persuasion, d’après laquelle nous réglons notre conduite dans les affaires de la vie commune. Les hommes n’osent pas s’avouer à eux-mêmes les doutes qu’ils nourrissent dans leur esprit : ils croient mériter par une foi implicite : en prenant le ton affirmatif sur tout, ils se déguisent leur incrédulité réelle à force de bigotterie. Mais la nature ne perd point ses droits : la pâle lueur qui nous éclaire dans ces régions sombres, n’égalera jamais la force des impressions que font sur nous l’expérience & le sens commun. Les actions démentent les discours ; elles font voir que dans ces sortes de sujets notre foi n’est qu’une opération inexplicable de l’entendement, placée entre la défiance & la conviction, mais plus voisine de la premiere.

Notre esprit paroît être d’une substance bien peu solide : si même de nos jours tant de gens qui ne cessent, pour ainsi dire, de faire agir sur lui le marteau & le burin, ne peuvent y graver des dogmes dont l’impression soit durable ; cela devoit être encore bien moins pratiquable dans les tems de l’antiquité, lorsque les personnes gagées pour exercer ces sortes de fonctions, étoient en beaucoup plus petit nombre : faut-il s’étonner que les hommes d’alors, n’étant frappés que de lueurs passageres, aient souvent paru incrédules & ennemis de la religion établie, sans l’être en effet, ou du moins sans savoir au juste ce qu’ils étoient. Une autre cause rendoit les anciennes religions plus vagues, & plus décousues que ne le sont les modernes : les premieres ne tenoient qu’à la tradition ; au lieu que les dernières sont consignées dans des écrits. Les traditions des vieux tems sont perplexes, contradictoires, & le plus souvent douteuses ; il n’étoit pas possible de les réduire à un canon fixe qui déterminât les articles qu’il falloit recevoir, semblables aux légendes, des catholiques. Les contes qu’on faisoit des dieux, étoient sans nombre : chacun en croyoit quelque chose ; personne ne pouvoit tout croire ; & cependant on ne pouvoit disconvenir que tout ne fût également bien ou mal fondé. Différentes villes & différens peuples débitoient souvent des traditions diamétralement opposées ; & il n’y avoit point de raison de préférer l’une à l’autre. On étoit accablé d’une infinité d’histoires, sur lesquelles la tradition n’apprenoit rien de positif ; & l’on passoit, par des nuances presque imperceptibles, des articles fondamentaux à ces fictions gratuites. La religion payenne disparoît comme un brouillard, aussi-tôt qu’on la regarde de près, qu’on l’examine piece après piece : on n’a jamais pu l’assujettir à des dogmes & à des principes constans. Ces considérations, à la vérité, n’étoient pas en état de détromper la multitude, parce que la multitude n’est pas raisonnable ; cependant elles la faisoient vaciller & hésiter dans la foi ; elles pouvoient même conduire certains esprits à des pratiques & à des sentimens, qui avoient tout l’air de l’irréligion la plus décidée.

Ajoutons que les fables du paganisme étoient gaies, riantes, faciles à’comprendre & à retenir : il n’y entra ni diables, ni lacs de souffre, ni rien qui pût effrayer l’imagination. Qui pourroit s’empêcher de sourire au récit des amours de Mars & de Vénus, ou en pensant aux tendres gaillardises de Jupiter & de Pan ? C’étoit véritablement, à ces égards, une religion poétique, peut-être même étoit-elle au-dessous de la grande poésie : les poëtes modernes en ont fait usage ; mais jamais assurément ils ne parlent avec plus de liberté & d’irrévérence de ces dieux, qu’ils regardent comme des êtres fabuleux que n’en firent les anciens, qui les prenoient pour des objets de culte & d’adoration.

Un systême n’a pas fait de profondes impressions sur l’esprit du peuple : donc tous les hommes de bon sens l’ont rejeté : donc, en dépit des préjugés de l’éducation, le systême opposé a été généralement reconnu pour vrai, en vertu des raisonnemens qui l’appuyoient ; cette conclusion n’est rien moins que juste ; il me semble qu’on devroit en conclure précisément le contraire. Moins une superstition est importune & présomptueuse, moins aussi elle provoque notre indignation, & moins nous sommes excités à remonter vers sa source, & à creuser jusqu’à ses fondemens. Il est d’ailleurs incontestable que l’empire que toute sorte de foi religieuse exerce sur l’entendement, est un empire chancelant & peu assuré : il dépend beaucoup de l’humeur, & des caprices de l’imagination ; la différence n’est que dans les degrés ; un ancien placera un trait impie à côté d’une tirade dictée par la superstition ; il y a des discours où cette alternative se fait remarquer d’un bout à l’autre[73] : les modernes pensent souvent de la même maniere ; mais ils sont plus circonspects dans leurs expressions.

Lucien dit en termes bien exprès que, de son tems, on ne pouvoit refuser de croire les fables les plus ridicules du paganisme, sans passer pour impie profane[74], & pense-t-on que cet aimable écrivain eût employé toute la force de son esprit, qu’il eût lancé tant de traits satyriques contre la religion nationale, si cette religion n’avoit point été généralement reçue parmi ses compatriotes & les contemporains ?

Tite-Live reconnoît, comme seroit un théologien de nos jours, que l’irréligion est devenue fort commune ; mais il la condamne avec la même sévérité[75] : le peuple pouvoit-il être exempt des superstitions qui en imposoient à un si grand homme ?

Les Stoïciens donnoient à leur sage les épithetes les plus sublimes, qui tenoient même de la profanation : il n’y avoit que lui qu’on pût nommer riche, libre, souverain ; il étoit égal aux immortels : ils oublièrent d’ajouter que, pour l’esprit & le bon sens, il en avoit pour le moins autant qu’une vieille femme. Rien n’est plus pitoyable que de voir cette secte, imbue des plus basses superstitions, & respectant toutes les sottises que les augures ont imaginées, prenant le corbeau qui croasse du côté gauche pour un mauvais pronostic, & le cri de la corneille qui se fait entendre du même côté, pour un présage du bonheur. De tous les Stoïciens Grecs, il n’y eût que Panætius qui osa douter de la certitude de l’art des augures & des devins[76]. Marc-Antonin nous apprend lui-même qu’il a souvent reçu en songe des avis de la part des dieux[77]. Si Épictete nous défend de faire attention au langage des corneilles & des corbeaux ; ce n’est pas qu’il croie ce langage faux ; c’est qu’il le croit sans conséquence ; ces oiseaux ne peuvent nous prédire autre chose si ce n’est : tu te rompras le cou, tu feras la perte de tes biens, événemens qui, selon Épictete, ne nous regardent pas, & ne doivent en aucune façon nous intéresser[78]. Le stoïcisme est un mélange de superstition & d’enthousiasme philosophique ; l’esprit de cette secte, entiérement tourné vers la morale, déraisonne en fait de religion[79]. Platon fait dire à Socrate qu’on ne l’accusoit d’impiété que parce qu’il refusoit de croire certaines fables, parce qu’il nioit, par exemple, que Saturne ait châtré son pere Uranus, & que Jupiter ait détrôné son pere Saturne[80] ; cependant dans un des dialogues qui suivent, le même Socrate, représente le peuple athénien comme généralement persuadé que l’ame est mortelle[81]. Y a-t-il ici une contradiction, Oui ; mais ce n’est pas Platon, c’est le peuple qui se contredit. Dans tous les tems, les principes du peuple sont un composé de parties discordantes ; & ils devoient l’être sur-tout dans ces tems-là, lorsque le joug de la superstition étoit si léger, & si facile à porter[82].

Le même Cicéron qui, dans le sein de sa famille affecte des sentimens si dévots, ne se fait point de conscience de traiter, devant un tribunal public, la doctrine d’un état à venir de fable ridicule, qui ne mérite pas que l’on y fasse la moindre attention[83]. Dans Salluste[84], César parle, en plein sénat, sur le même ton[85].

Cependant on auroit tort de conclure de ces propos licencieux, que l’incrédulité & le scepticisme ayent été répandus parmi le peuple ; cela est manifestement faux. Il est vrai que certains articles de la religion établie, étoient assez indifférens à ceux qui la professoient ; mais d’autres leur tenoient plus à coeur : les Pyrrhoniens faisoient tous leurs efforts pour montrer que les uns n’étoient pas mieux fondés que les autres : Cotta se servit de cet artifice dans ses Dialogues sur la Nature des Dieux : pour réfuter le systême de la mythologie par degrés, il examine d’abord, avec son adversaire orthodoxe, les histoires les plus graves, & les plus universellement reçues : de-là il passe à ces contes frivoles que tout le monde tournoit en ridicule : des dieux il descend aux déesses, des déesses aux nymphes, des nymphes aux faunes & aux satyres : Carnéade son maître avoit usé de la même méthode[86].

Enfin voici les deux différences les plus frappantes qu’il y ait entre une religion traditionnelle ou mythologique & une religion systématique ou scholastique. D’abord la premiere est souvent plus raisonnable que la seconde : elle n’est, pour ainsi dire, qu’un recueil d’événemens, peu fondés il est vrai, mais qui pourtant n’impliquent pas des contradictions formelles & dont on puisse démontrer l’absurdité. Ensuite la religion traditionnelle ne pese pas si-fort à l’esprit humain : & quoique généralement reçue, elle n’excite pas des passions si violentes, ni ne fait de si fortes impressions sur l’entendement.


XIII.

La religion primitive du genre humain doit sa principale origine aux craintes que l’avenir inspire. On peut juger quelles idées les hommes doivent se faire d’un pouvoir invisible & inconnu ; tandis que tout les fait trembler, & que leur esprit n’est rempli que de sinistres événemens. Tout ce que la malice, la sévérité, la vengeance, la cruauté ont de plus affreux, vient se peindre, des traits les plus noirs, dans l’ame sombre du dévot, & augmenter l’horreur dont elle est pénétrée. En proie à mille terreurs paniques, dont une imagination vive lui multiplie les objets : dans ces profondes ténebres, ou, ce qui pis est, dans ce foible crépuscule dont il est environné, la Divinité se présente à lui comme un spectre revêtu de la forme la plus épouvantable ; il n’y a point de trait de méchanceté dont il ne la croie capable, & que dans ses accès de frayeur il ne lui attribue en effet sans le moindre scrupule.

Tel paroît être l’état naturel de la religion, envisagée par une de ses faces ; mais elle en présente encore une autre. Si nous considérons ce goût pour l’exagération & la flatterie qui se manifeste dans tous les systêmes religieux, & qui est l’effet de la frayeur même dont nous venons de parler ; il paroit qu’il en doive naître une théologie toute opposée. La Divinité fera ornée de toutes les vertus, de toutes les qualités excellentes : & quelque loin que l’on pousse l’hyperbole, on ne croira jamais en avoir assez dit ; ses perfections paroîtront encore bien au-dessus des éloges qu’on leur donne. De-là résultent des panégyriques sans fin, & l’on ne prend pas la peine d’examiner s’ils s’accordent avec la raison ou avec les phénomenes ; on s’y croit suffisamment autorisé par là même qu’ils tendent à exalter la gloire du divin objet de notre culte.

Ici donc il y a une espece de contradiction entre les deux principes de la nature humaine sur lesquels la religion est fondée. Nos terreurs naturelles nous font voir une divinité méchante & pour ainsi dire diabolique ; notre penchant à louer nous la peint excellente & toute-parfaite. Chacun de ces principes a plus ou moins d’influence sur nous, selon les dispositions des esprits.

Il n’est pas surprenant que des peuples plongés dans l’ignorance & la barbarie, comme sont les habitans de l’Afrique, ceux des Indes, ceux même du Japon, incapables d’étendre les notions qu’ils se forment d’un pouvoir intelligent, adorent un être qui de leur propre aveu est cruel, mal-faisant, & détestable, il est cependant à croire qu’ils se gardent bien de dire tout-haut ce qu’ils en pensent & sur-tout de le dire dans son temple, où il pourroit les entendre.

Tous les idolâtres ont gardé, pendant long-tems, des notions aussi viles & aussi abjectes ; & il est certain que les Grecs eux-mêmes ne s’en sont jamais entiérement défaits. Xénophon observe à l’honneur de Socrate qu’il a toujours rejetté l’opinion vulgaire, qui borne la connoissance des dieux à certains objets, &, par rapport aux autres, les laisse dans une parfaite ignorance : selon ce philosophe, les dieux connoissoient parfaitement toutes nos actions, toutes nos paroles, & toutes nos pensées[87], mais cette philosophie, étant de beaucoup trop haute pour la portée de ses concitoyens[88], il ne faut point être surpris de les voir critiquer & blâmer, dans leurs écrits, ces mêmes dieux aux autels desquels ils se prosternoient. Hérodote en particulier, en plus d’un endroit, ne craint point de leur attribuer des sentimens d’une basse envie, qui conviendroient mieux à des démons. Cependant, dans le tems même que les payens chargeoient leurs divinités des actions les plus infâmes ; les cantiques qu’ils chantoient dans leurs temples, ne retentissoient que des épithetes les plus glorieuses. Lorsque le poëte Timothée récita l’hymne qu’il avoit composé à l’honneur de la cruelle & capricieuse Diane, dont il élevoit les vertus & les actions jusques aux nues : Puisse votre fille ; lui dit un des assistans, ressembler à la déesse que vous célébrez[89] ! Lorsque les hommes aggrandissent l’idée de leur divinité cette exaltation, le plus souvent, ne porte que sur le pouvoir & l’intelligence ; on oublie la bonté, ce n’est pas assez de l’oublier ; à mesure que les dieux acquièrent plus de science & d’autorité, ils deviennent plus redoutables : aucun secret n’échappe à leur vue, ils pénetrent jusqu’aux recoins les plus cachés de cœur humain : il faut donc bien prendre garde de ne rien désapprouver de ce qu’ils font, il faut écarter tout sentiment de blâme ; il faut louer, applaudir, être ravi en extase ; & si quelque esprit mélancolique, dans un accès de vapeurs, attribue aux objets de notre dévotion une conduite qui seroit révoltante dans des hommes ; il faut pourtant la trouver admirable en eux, & leur en faire de grands complimens. Plusieurs religions populaires, à en juger par les conceptions du commun des hommes, sont véritablement une espece de démonisme : de quelques éloges que l’adorateur enthousiaste comble son dieu, il est certain que pour l’ordinaire il lui ôte en bonté tout ce qu’il lui donne en intelligence & en grandeur. Le langage de l’idolâtre peut être mensonger & contraire à l’opinion qu’il a dans l’esprit ; chez les dévots plus rafinés l’opinion elle-même contracte souvent une espece de fausseté, & se voit démentie par les sentimens du cœur ; ce cœur déteste tout bas les effets cruels de la vengeance de son dieu, tandis que l’esprit, en lâche courtisan, n’ose rien y voir que d’adorable & de parfait. Ce combat interne augmente la terreur, & donne un air plus hideux aux fantômes qui persécutent les victimes infortunées de la superstition.

Un jeune homme a lu l’histoire des dieux dans Homere ou dans Hésiode : il a vu leurs factions, leurs guerres, leurs injustices, leurs adulteres, leurs incestes, tous leurs crimes, en un mot, décorés des plus grands éloges. Quelle est sa surprise, lorsqu’il se produit dans le monde, de voir que les loix infligent des châtimens à ces mêmes actions que ses poëtes attribuent aux habitans du séjour céleste ? Cette observation est de Lucien[90]. Il y a peut-être un contraste plus fort encore entre les idées que des religions plus récentes nous donnent, & entre ces sentimens de généralité, de douceur, d’impartialité & de justice que la nature elle-même a gravés dans nos cœurs. À mesure que ces religions multiplient les sujets de crainte ; elles rendent la notion de la divinité encore plus grossiere & plus barbare[91]. Il n’y a que la nécessité absolue des principes de la morale, pour le maintien de la société, qui puisse conserver ces principes purs dans notre esprit, & faire en sorte que nous réglions constamment sur eux le jugement que nous portons de la conduite des hommes. S’il ne répugne pas aux notions communes que les princes se fassent une morale à part, un peu différente de celle des simples particuliers ; à combien plus forte raison cela ne doit-il pas être permis à ces intelligences supérieures, dont la nature, les propriétés & les intentions nous sont si profondément cachés ?

Sunt superis sua juras[92].


les dieux ont des maximes de droit qui ne sont faites que pour eux.


XIV.

Je ne puis m’empêcher de placer ici une observation qui ne devroit pas même échapper à ceux qui se mêlent de faire des recherches sur la nature humaine. Quelque sublime que soit la définition nominale qu’une religion puisse donner de la divinité ; il est certain qu’un grand nombre, peut-être même la plupart des croyans chercheront moins à s’attirer la faveur divine par la vertu & les bonnes oeuvres, qui seules peuvent plaire à l’être tout-parfait, que par des observances frivoles, par un zele immodéré, par des extases fanatiques, par une foi aveugle aux mysteres & aux opinions absurdes. Il n’y a qu’une très-petite partie du Sad-der, aussi-bien que de Pentateuque, qui consiste en préceptes de morale ; & soyons sûrs que c’est la moins observée. Quand les anciens Romains étoient affligés de la peste, ils étoient bien éloignés de la regarder comme le châtiment de leurs vices, il ne leur vint pas même dans l’esprit de se repentir & de changer de conduite : ils ne penserent point qu’ils étoient les brigands du monde, que leur ambition & leur avarice désoloient la terre, & réduisoient les nations les plus opulentes à la mendicité ; ils avoient un moyen plus court d’appaiser la colere céleste ; c’étoit de créer un dictateur, & de lui faire chasser un clou dans une porte[93].

Dans l’isle d’Égine, une faction ayant formé un complot, les conjurés attaquèrent en traîtres, & assassinerent en barbares sept cents de leurs concitoyens : un de ces infortunés s’étoit réfugié à la porte du temple qu’il tenoit embrassée : ils lui coupèrent les deux mains, & l’ayant emporté hors de la terre sacrée, le massacrerent impitoyablement : par cette impiété, dit Hérodote, ils offenserent les dieux, & se rendirent coupables d’un crime qui ne peut jamais être expié[94] : il ne compte donc pour rien tant d’autres assassinats, qui font frémir d’horreur.

Supposons même, ce qui pourtant est rare, qu’il y ait une religion populaire, qui déclare expressément que les bonnes mœurs sont l’unique moyen d’obtenir la faveur divine : supposons qu’il y ait des prêtres établis pour répéter, tous les jours, cette maxime dans leurs sermons, & pour l’inculquer aux esprits avec l’éloquence la plus persuasive : tel est l’attachement des hommes pour leurs vieux préjugés qu’au défaut de quelque autre superstition ils feroient consister l’essence de la religion à être réguliers à ces exercices, plutôt que de la placer dans la vertu & dans la morale. Nous ne voyons pas que le sublime prologue des loix de Zaleuque[95] ait inspiré aux Locriens, sur la maniere de se rendre la divinité favorable, des idées plus saines que n’en avoient les autres Grecs.

Notre observation est donc universellement vraie ; mais il n’en est pas pour cela moins difficile de rendre raison du fait. Il ne suffit pas de dire que le peuple est par-tout accoutumé à dégrader ses dieux, à les former sur son modèle, à en faire une espece de créatures humaines, seulement un peu plus éclairées & plus puissantes que nous : cela ne leve point la difficulté : il n’y a personne qui soit assez stupide, assez dépourvu de raison naturelle, pour ne pas voir que la vertu & la probité sont les plus estimables de toutes les qualités dont l’homme puisse être revêtu ; pourquoi donc n’attribue-t-on pas à son dieu la même façon de penser ? pourquoi ne fait-on pas consister dans leur exercice toute la religion, ou du moins la partie la plus essentielle de la religion ?

Dira-t-on que l’on préfere les pratiques superstitieuses à celles de la morale, parce qu’elles sont moins pénibles ? Mais, pour ne point parler ici des séveres pénitences du Brachmane & de Talapoin, n’en est-ce pas déjà une bien dure que le Rhamadan des Turcs ? Sous des climats brûlans & souvent dans les mois les plus chauds de l’année, ces pauvres gens demeurent, plusieurs jours de suite, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, sans manger & sans boire : Il n’y a assurément personne de si vicieux ni de si dépravé qui ne trouvât cette abstinence plus rude que l’exercice d’un devoir de morale, de quelque nature qu’il pût être. Croiroit-on qu’il y ait plus d’agrément à observer les quatre carêmes des Moscovites, ou à imiter la vie austere de quelques catholiques romains, qu’à avoir un esprit doux & bien-faisant ? Pour peu qu’on ait acquis l’habitude des vertus, elles deviennent autant de plaisirs ; au lieu que la superstition est toujours odieuse & incommode.

Essayons de donner une solution plus satisfaisante. Ce que nous faisons comme amis, ou comme peres, nous paroît des devoirs dont nous nous acquittons envers nos bienfaiteurs & nos enfans ; nous ne pourrions y manquer sans desserrer les nœuds du sang, & sans transgresser les loix naturelles : nous les remplirons par inclination : un sentiment d’ordre & de beauté morale nous y fait trouver de nouveaux plaisirs : l’homme vertueux fait le bien sans peine & sans effort : les vertus mêmes qui sont plus austeres, & qui demandent plus de réflexions, le dévouement à la patrie, l’obéissance filiale, la tempérance, l’intégrité, ces vertus, dis-je, nous paroissent autant d’obligations, qui ne peuvent nous procurer aucun mérite religieux ; nous les devions d’avance, soit à la société, soit à nous mêmes : en observant tous ces devoirs, le superstitieux ne croit pas encore avoir, à proprement parler, agi pour l’amour de son dieu, il croit n’avoir rien fait qui puisse lui mériter une protection spéciale : il ne pense pas que le service le plus agréable aux yeux de la divinité, c’est de faire le bonheur des créatures, qui sont l’ouvrage de ses mains ; il lui faut un culte plus immédiat, pour calmer les frayeurs qui l’obsedent ; la pratique la plus contraire à ses penchans, voilà ce qu’il lui faut, il s’y adonnera par les raisons même qui devroient l’en éloigner ; elle lui paroîtra d’autant plus pure qu’elle n’est fondée sur aucun motif, & que par elle-même elle n’est bonne à rien. Plus il sacrifie de ses aises, plus il montre de zele & de dévotion ; plus sa conduite lui paroît méritoire : rendre un dépôt, payer ses dettes, ce ne sont-là que des actes de justice, dont sa divinité ne sauroit lui tenir compte, des actes dont on ne peut se dispenser, & que bien des gens pratiqueroient quand il n’y auroit point de dieu ; mais jeûner du matin au soir se fustiger comme un misérable, cela se rapporte plus directement au service divin. Voilà donc les seuls motifs qui engagent le superstitieux à ces sortes d’austérités : par ces marques d’une dévotion distinguée, il s’insinue dans la faveur de l’être suprême : désormais il dort en sûreté, il peut se promettre, & du bonheur dans cette vie, & le salut éternel dans la vie à venir.

Voilà d’où vient encore que souvent la piété la plus superstitieuse est compatible avec les dispositions les plus criminelles. Ne jugeons jamais des mœurs d’un homme par la ferveur de son zele, ou par son assiduité aux exercices publics, quand même nous serions assurés qu’il agit de bonne foi : rien n’est plus trompeur que cette conclusion ; les attentats les plus énormes sont, au contraire, très-propres à enfanter la terreur religieuse, & à augmenter la superstition. Bomilcar avoit formé le complot d’assassiner, dans la même heure, tout le sénat de Carthage, & de donner des fers à sa patrie ; par trop d’égard aux présages & aux pronostics, il en perdit l’occasion : sur quoi un historien remarque qu’il n’y a point d’hommes plus superstitieux que ceux qui forment les entreprises les plus horribles ou les plus périlleuses[96] : & en effet leur dévotion & leur foi spirituelle s’accroissent avec les frayeurs dont ils sont agités. Catilina ne se contente point des divinités avouées, & des rites établis dans son pays ; ses angoisses lui firent naître de nouvelles inventions en ce genre[97], dont vraisemblablement il ne se fût jamais avisé, s’il étoit demeuré bon citoyen & fidèle aux loix de sa république.

On peut ajouter que les remords & les horreurs secretes que l’on sent après un crime commis, ne laissent point de repos au criminel qu’il n’ait eu recours à des cérémonies expiatoires, par lesquelles il croit se décharger de ses offenses. Tout ce qui affoiblit ou dérange notre constitution intérieure, favorise les intérêts de la superstition : au-lieu que rien n’est plus propre à la dompter & à la détruire qu’une vertu mâle & inébranlable : elle nous préserve des accidens désastreux qui inspirent la mélancolie, ou du moins elle nous apprend à les supporter ; tant que dans le calme des passions ce beau jour éclaire notre esprit, le fantôme des fausses divinités n’ose s’y montrer. Mais tant que d’un autre côté, dépourvus d’instruction, nous n’écoutons que la voix naturelle de nos timides coeurs, les terreurs qui nous assiégent nous peindront l’être suprême avec les traits d’un tyran, barbare ; & les méthodes que nous choisissons pour l’appaiser nous accoutumeront à le regarder comme un être capricieux. Dans les religions populaires, la cruauté & le caprice, sous quelque nom qu’on les déguise, forment toujours le caractere dominant de la divinité : souvent les prêtres mêmes, au-lieu de rectifier ces fausses conceptions, les nourrissent & les entretiennent : plus le dieu est terrible, plus nous sommes dociles & soumis à ses ministres : plus les pratiques qu’il faut pour lui plaire sont bizarres, plus nous sommes réduits à renoncer à nos propres lumières, pour nous livrer à la direction de nos guides spirituels. Cependant, quoique l’artifice des hommes puisse augmenter ces sortes de foiblesses & de folies naturelles ce n’est pourtant pas à cet artifice qu’elles doivent leur naissance ; elles poussent des racines plus profondes dans nos esprits ; elles resultent, en un mot, des propriétés essentielles & universelles de la nature humaine.


XV.

Quoique l’homme barbare manquant d’instruction, soit assez stupide pour méconnoître l’auteur de la nature dans ceux de ses ouvrages qui lui sont familiers & qu’il connoît par habitude, il ne l’est pourtant pas assez pour rejeter cette idée lorsqu’on vient à la lui présenter ; & il n’est guère concevable qu’elle puisse être rejetée par un homme qui a le jugement sain. À peine ouvrons nous les yeux que par-tout nous appercevons des plans, des vues, une destination : dès que nos facultés développées nous mettent en état de nous élever jusqu’à l’origine du systême universel, l’idée d’une cause intelligente vient nous frapper avec une évidence qui porte conviction. Les desseins uniformes qui se font remarquer dans toute la structure de l’univers nous conduisent, si non nécessairement, du moins naturellement à concevoir cette cause comme unique & individuelle ; il n’y a que des préjugés d’éducation qui puissent étouffer en nous un sentiment aussi raisonnable. Les événemens mêmes, dans lesquels la nature semble se contrarier, prouvent un plan suivi, parce qu’on découvre ces événemens partout : tout annonce la même intention, quelque inexplicable. & incompréhensible qu’elle soit.

Les biens & les maux, le bonheur & la misere, la sagesse & la folie, la vertu & le vice, tout cela est mêlé & confondu. Rien n’est pur sans alliage : tout avantage a ses inconvénient : il se fait une compensation générale entre toutes les conditions & tous les états. Dans nos vœux les plus chimériques, il ne nous est presque pas possible d’imaginer une situation, qui puisse nous fixer, & qui ne nous laisse plus rien à desirer : la coupe de la vie nous est versée des deux tonneaux que le poëté place à la droite & à la gauche de Jupiter : ou s’i, arrive que nous la buvions pure : le même poëte nous dira qu’elle est tirée du tonneau gauche.

Nous ne faisons, pour ainsi dire, qu’effleurer les biens : plus un bien est exquis, plus aussi le mal qui l’accompagne est violent ; c’est ici une de ces loix de la nature qui ne souffrent que peu d’exceptions. L’esprit le plus pénétrant est voisin de la folie ; les plus grands éclats de joie touchent à la plus profonde mélancolie ; les plaisir les plus ravissans sont suivis de la fatigue & des dégoûts les plus cruels ; à l’espoir le plus flatteur succedent les traverses les plus accablantes. En général, il n’y a point de vie plus passable, car pour la vie heureuse, il n’y faut point songer, il n’y a point de vie plus passable que celle d’un homme modéré, qui garde, autant qu’il est possible, un juste équilibre, & qui contracte une espece d’insensibilité pour tout.

Le bon, le grand, le sublime, le délicieux étant compris éminemment dans les principes purs du théïsme, l’analogie de la nature exige que le bas, le puérile, l’absurde, le terrible soient le partage des fictions & des chimeres religieuses.

Ce penchant que nous avons tous à croire l’existence d’un pouvoir intelligent & invisible, s’il n’est pas un instinct primitif, est au moins un résultat de l’usage de notre esprit, inséparable de la nature humaine : on peut l’envisager comme une marque que le divin ouvrier a imprimée à son ouvrage. Quoi de plus glorieux pour les hommes que d’avoir été choisis, parmi toutes les créatures, pour porter l’empreinte & l’image du créateur ! Mais, juste ciel ! Combien cette image est-elle défigurée dans les religions populaires ! Que la divinité devient méconnoissable dans les portraits que nous en traçons ! que de caprices, d’absurdités, & de défauts nous mettons en elle ! que nous la dégradons ! oui, nous la dégradons bien au-dessous de ce que dans la vie commune nous appellons un homme sensé, ou un honnête homme.

Noble prérogative de la raison humaine ! elle peut atteindre à la connoissance du souverain Être ; des objets que la nature expose à nos sens elle remonte jusqu’àu premier principe, jusqu’au créateur de l’univers. Mais voici bien un autre spectacle : promenez vos regards sur les nations & les tems : examinez les maximes de religion qui ont eu vogue dans le monde, vous aurez de la peine à vous persuader que ce soit autre chose que des rêves d’un homme en délire ; peut-être même les prendrez-vous plutôt pour des imaginations capricieuses de singes travestis, que pour des assertions sérieuses, positives, & dogmatiques d’êtres qui s’honorent du beau nom d’êtres raisonnables.

Ecoutez les protestations des hommes, il n’y a rien dont ils soient si assurés que de la vérité de leur religion. Voyez leur conduite : vous douterez qu’ils aient jamais eu de religion du tout.

L’homme dont le zele paroît le plus fervent & le plus vrai, peut être un hypocrite. L’impie le plus déclaré peut ressentir des frayeurs secrettes, & n’est pas à l’abri des remords de conscience.

Les personnes qui avoient le plus d’esprit, & l’esprit le plus cultivé, ont souvent donné, dans de grandes absurdités en fait de théologie. Les hommes les plus sensuels & les plus dissolus ont souvent embrassé les préceptes les plus rigoureux en fait de religion.

L’ignorance est la mere de la dévotion,


maxime proverbiale, mais confirmée par l’expérience. Cependant cherchez un peuple qui n’ait point de religion : si vous le trouvez, soyez sûr qu’il ne differe pas beaucoup des bêtes brutes.

Qu’y a-t-il de plus pur que la morale de quelques systêmes de théologie ? qu’y a-t-il de plus dépravé que les pratiques auxquelles ces mêmes systêmes donnent cours.

La consolante perspective d’une vie à venir nous cause les transports les plus vifs ; mais les sujets de terreur que cette idée renferme, font bientôt cesser nos transports, leur impression est bien autrement forte & durable dans l’esprit humain.

Tout est énigme & mystere : le doute, l’incertitude, l’irrésolution, voilà les seuls bruits de nos plus exactes recherches. Mais telle est la foiblesse de notre raison, tel est l’effet contagieux de l’opinion, que ce doute même, ce doute réfléchi, ne pourroit être de durée, si nous ne portions la vue plus loin, si en opposant superstition à superstition nous ne les faisions, pour ainsi dire, combattre ensemble : pendant qu’elles se font la guerre la plus furieuse, nous nous sauvons heureusement dans les régions obscures, mais tranquilles de la philosophie.

    Un sacrifice est considéré comme un présent & faire présent d’une chose à la divinité, c’est la détruire & la rendre inutile aux hommes : on brûle ce qui est solide, on répand ce qui est liquide, on tue ce qui est animé : en nous faisant tort nous croyons rendre service à Dieu, ou donner au moins des marques d’affection & de bonne volonté : c’est ainsi que trompés nous-mêmes par notre dévotion mercenaire nous nous imaginons de pouvoir tromper l’Être que nous adorons.

  1. Pline nous dit que trois artistes avoient travaillé à la statue de Laocoon : cependant, il est sûr que sans en être avertis, un grouppe de figures taillé dans la pierre & exécuté sur le même plan ne nous paroîtroit jamais l’ouvrage de plus d’un statuaire. Attribuer un effet unique à la combinaison de plusieurs causes, ce n’est point de tout raisonner d’une façon naturelle.
  2. Fragilis & laboriosa mortalitas in parus ita digessit, infirmitatis sue memor, ut portionibus quisque coleret quo maxime indigeret. Plin. liv. II.
    Dès le tems d’Hésiode, il y eût déjà trente mille Dieux. Op. & Dier. lib. I, V. 250. Cependant ce nombre ne suffisoit pas encore aux fonctions qu’ils avoient à remplir : il fallut subdiviser leurs tâches : il y eut jusqu’à un Dieu qui présidoit à l’éternuement. V. Arist. Probl. Sect. XXXIII cap. 7. Le département de la génération fût divisé entre plusieurs Dieux, à cause de l’importance & de la dignité de cet acte.
  3. Dion. Hal. lib. VIII.
  4. Le passage suivant d’Euripide vient ici si à propos que je ne puis m’empêcher de le transcrire.

    Οὐϰ ἐστὶν οὐδεν πιστὸν, ὄυτ’ ἐυδοξία
    Ὂυτ’ ἂν ϰαλῶς πράσσοντα μὴ πράξειν ϰαϰῶς
    Φυροῦσι δὲ ἆυθ’ δε ὁι θεοὶ ϰάλιντε ϰαὶ προσω,
    Ταραγμὸν ἐντιθέντες, ὡς ἀγνωσίᾳ
    Σέβω μεν ἀυτοὺς.

    Hecuba.

    Rien n’est stable dans l’univers : la gloire passe ; le bonheur s’envole. Les dieux bouleversent la vie humaine, en y mêlant ensemble les choses les plus contraires : ils confondent tout : ils nous tiennent dans l’incertitude, afin que nous les respections davantage.

  5. Diod. Sicul. liv. III.
  6. Lib. VII.
  7. Le Pere le Comte.
  8. Regnard, Voyage de Laponie.
  9. Diod. Sic. lib. I. Lucian : de Sacrificiis. Ovide y fait allusion, Met. lib V, v. 321 ; de même que Manile, lib, IV.
  10. Herodot. lib. I.
  11. César, Commens, de bello Gallico, lib. IV.
  12. Hom. Iliad. lib. IX.
  13. Cap. VII.
  14. Le Pere Brumoy, Théatre des Grecs ; & Fontenelle, Histoire des Oracles.
  15. Arnob. lib. VII.
  16. Xénophon de Lacedæm. Rep.
  17. Non sunt ad cœlum elevandæ manus, nec exorandus ædituus ut nos ad aures simulacri, quasi magis exaudivi possimus, admittat. Ep. XLI.
  18. Qu. Curtius, l. IV. c. 3. Diod. Sic. lib. XVII.
  19. Suetonius in vitâ Augusti, cap. 16.
  20. Idem. In vitâ Caligulæ, cap. 5.
  21. Herotodus, lib. II. Lucian. Jupiter confutatus, de luctu Saturni, &c.
  22. Ὡς ἱμόθεν γέγάασι θεοὶ, θνητόι τ’ ἄνθρωποι.

    Les Hommes & les Dieux ont la même origine.

    Hes. Opera & Dies, v. 108.
  23. Theogonia, v. 570.
  24. Metamorph. lib. I, v. 32
  25. Lib. I.
  26. Lib. I.
  27. Le même auteur qui sait si bien se passer de Dieu dans l’explication de l’origine du monde, regarde comme fort impies ceux qui osent déduire de causes physiques les événemens les plus communs, les tremblemens de terre, les orages, les inondations ; pour lui, il les attribue fort dévotement à la colere de Jupiter & de Neptune. Par-là il est manifeste, d’où il a pris ses idées de religion. Lib. XV. p. 364, ex editione Rhodomanni.
  28. Il est très-facile de rendre raison pourquoi Thales, Anaximandre, & tous ces Philosophes des premiers tems passoient pour fort orthodoxes chez les payens, pendant qu’Anaxagore & Socrate, qui ont été de vrais théïstes, furent taxés d’impiété. La force aveugle de la nature qui a pu faire des hommes, a pu faire aussi un Jupiter & un Neptune ; lesquels se trouvant les êtres les plus puissans qui fussent dans le monde, ont pu devenir des objets de culte, au lieu que sous le gouvernement d’une souveraine intelligence, premiere cause de tout, ces êtres fantasques, ou n’existent point, ou sont dans une dépendance qui ne leur laisse plus rien de divin. Platon dit que le crime qu’on avoit imputé à Anaxagore, c’étoit d’avoir nié la divinité des astres, des planetes, & d’autres choses créées. De Leg. LX
  29. Sextus Empiricus, adversus Mathem. L. IX.
  30. Dionys. Halicarn. lib. VI.
  31. Plin. Epistol. lib. VI.
  32. Hesiod. Theog. v. 935.
  33. Id. ibid. & Plutarch. in vitâ Pelop.
  34. Iliad. lib. XIV. v. 167.
  35. Il est clair que Lucrèce a été séduit par cette apparence d’allégorie qui regne dans les fictions du paganisme : il invoque d’abord, sous le nom de Vénus, ce pouvoir générateur qui anime, renouvelle & embellît la face de la nature, mais peu après la mythologie l’entraîne à des absurdités, il prie cette Vénus, qui n’est qu’un personnage allégorique, de calmer les fureurs de Mars dont elle est aimée. Ici l’allégorie cesse, & se change en un point de religion, dont un Épicurien ne peut faire usage sans se contredire.
  36. Herodian. L. V. Qu. Curce nous fait le même portrait du Jupiter Ammon. L. IV. cap. 7. Les Arabes & les Pessinumiens adoroient aussi des pierres informes. Arnob. lib. VI. Cette folie ne surpasse-t-elle point celle de l’Egypte ?
  37. Diog, Laert. lib. III.
  38. Voyez ce que dit César de la religion des Gaulois De Bello Gallico, lib. 6.
  39. De Moribus Germanorum.
  40. La doctrine des Jacobins, qui nioient la conception immaculée, n’a jamais fait fortune : & si l’église ne l’a point condamnée, c’est parce que des raisons de politique l’en empêchoient. Les Cordeliers ont toujours suivi la foule, il n’en faut excepter que le quinzième siecle, dans lequel parut un Cordelier Italien qui, selon le rapport de Boulainvilliers, se distingua par des singularités : il soutint que durant les trois jours que le Christ fut enterré, l’union hypostatique avoir été dissoute, & que par conséquent la nature humaine, pendant ce tems-là, n’avoit eu aucun droit à l’adoration. On devinera aisément qu’une impiété aussi grossiere & aussi blasphématoire ne put manquer d’encourir l’anathème : les Jacobins en prirent occasion d’insulter à leurs ennemis, & se vengèrent, en quelque façon, des disgraces qu’ils avoient essuyées dans la guerre sur la conception immaculée, p. 459.
  41. Hyde de Religione veterun Persarum.
  42. On le nomme le Scapulaire,
  43. Lib. VII.
  44. Verrius Flaccus, que Pline cite, lib. XVII, c. 2, nous apprend qu’il étoit d’usage chez les Romains, avant de mettre le siége devant une place, d’en évoquer la divinité tutélaire, de tâcher de la séduire & de lui faire trahir ses anciens amis, en lui promettant les mêmes honneurs, & de plus grands encore que ceux dont elle jouissoit. Le nom de la divinité tutélaire de Rome fut tenu caché comme le mystere le plus sacré de la religion, de peur que les ennemie de la république ne se servissent du même expédient pour la mettre dans leurs intérêts ce qu’on ne croyoit pas pratiquable sans la connoissance de ce nom. Pline ajoute que le formulaire de cette évocation se conservoit encore de son tems dans le rituel des Pontifes : & Macrobe nous en a transmis une copie, tirée des choses secretes de Sammonicus Severus.
  45. Xenoph. Memorab. lib. II.
  46. Plut. de Iside & Osiride.
  47. Lib. II. vers la fin.
  48. Hyde, de religione veterum Persarum.
  49. Arrianus de exped. &c. Lib. III.
  50. Idem. Lib. VII.
  51. Sueton. in vitâ Augusti. cap. 93.
  52. Corruptio optimi pessima.
  53. La plupart des nations se sont rendues coupables de ce crime ; cependant, si l’on excepte les Carthaginois, il n’a pas fait de grands progrès chez les nations civilisées : les Tyriens abolirent, de bonne heure, cette cruelle coutume.
  54. Strabo, lib. V. Sueton. in vitâ Calig.
  55. Arrianus passim.
  56. Thucid. lib. V.
  57. Discorsi, lib. IV.
  58. Plut. Apophth.
  59. Balc. art. Bellarmin.
  60. Lib. III. cap. 38.
  61. Il est singulier qu’une religion aussi absurde qu’étoit celle d’Egypte ait paru si semblable à celle des Juifs que les plus grands génies de l’antiquité n’ont su l’en distinguer. Tacite, aussi-bien que Suetone, en rapportant le décret dit sénat, fait sous Tibere, qui bannissoit de Rome les prosélytes des Egyptiens & des Juifs, traite expressément ces deux religions sur le même pied : & le décret lui-même paroît être fondé sur cette supposition, Actum & de Sacris Ægyptiis Judaicisque pellendis ; factumque patrum consultum, ut quatuor millia, libertini generis eâ superstitione infecta, quis idonea ætas, in insulam Sardiniam veherentur, coërtendis illic latrociniis ; & si ob gravitatem cœli interissent, vile damnum. Tac. Ann. lib. II, c. 85. Externas cæremonias, Ægyptios Judaicosque ritus compescuit, coactis qui superstitione eâ tenebantur ; religiosas vestes cum instrumento omni comburere. Sueton : in vitâ Tib. c. 36. Ces sages payent remarquoient quelque chose de semblable dans l’air & le génie de ces peuples, de même que dans l’esprit des deux religions ; les différences de leurs dogmes leur paroissoient trop frivoles pour y faire attention.
  62. Lib. I.
  63. Lorsque Louis Quatorze prit le Collége Jésuite de Clermont sous sa protection, la société fit ôter la croix qui étoit sur le portail de ce bâtiment, pour y substituer les armes du roi, ce qui donna lieu à cette épigramme.
    Sustulit hinc Christi, posuitque insignia regis :
    Impia gens ! alium nescit habere Deum.
  64. De natura Deorum, lib. I.
  65. Tusc. Quæst. lib. V.
  66. Voici les vers de Dryden, tels qu’ils sont dans l’original.

    «Os what sod’r descent their Godiread be,

    Stock, stone, or other homely pedigree :

    In his defence his servants are as bold,

    As if he had been born of bearengold.»

    ABSALOM and ACHITOPHEL.
  67. De civitate Del, lib. III, c. 17.
  68. Claudii Rutilii Numilitani Iter lib. I. V. 385.
  69. In vitâ Adriani.
  70. Lib. XIV, Ep. 7.
  71. Cicero de Divin. lib. III, cap. 24.
  72. Suetonius, in vitâ Augusti, cap. 90, 91, 92, Plinius, lib. II, cap. 7.
  73. Témoin ce passage remarquable de Tacite : Præter multiplices rerum humanarum casus, cœlo terrâque prodigia, & fulminum monitus, & futurorum præsagia, læta, tristia, ambigua, manifesta. Nec enim unquam atrocioribus populi Romani cladibus, magisque justis judiciis approbatum est, non esse curæ diis securitatem nostram, esse ultionem. Hirt. lib. I. La querelle qu’Auguste fit à Neptune est un exemple de même genre : si cet empereur ne prenoit pas Neptune pour un être réel qui dominoit sur l’Océan, quel sujet avoit-il de se fâcher ? & s’il le prenoit pour tel, quelle folie de l’irriter encore d’avantage ? On peut faire la même remarque sur les exclamations de Quintilien au sujet de la mort de ses enfans.
  74. Philopseudes.
  75. L. X, c. 20.
  76. Cic. de Divin, lib. I, cap. 3.
  77. Lib. I, §. 17.
  78. Enchiridion, §. 17.
  79. Les Stoïciens n’étoient pas tout-à-fait orthodoxes ; cependant on voit, par les exemples que nous venons de rapporter, qu’ils croyoient bien des choses ; le peuple, sans doute, croyoit tout ce qu’on vouloit lui faire croire.
  80. Eutyphro.
  81. Phædo.
  82. La conduite de Xenophon, telle que lui-même nous l’a décrit, montre tout à la fois, & combien le genre humain fût crédule dans ce tems-là, & combien les hommes de tous les tems sont peu d’accord avec eux-mêmes dans des matieres de religion. Ce vaillant capitaine, ce grand philosophe disciple de Socrate, qui nous a conservé les spéculations les plus rafinées de son maître, par rapport à la nature de Dieu, Xenophon, dis-je, donne dans la superstition la plus crasse du paganisme. Que l’on en juge par les traits suivans.
    Conformément à l’avis de Socrate, Xenophon consulte l’oracle de Delphes, avant de s’engager dans l’expédition de Cyrus. De Exped. lib. III, p. 194, ex ed. Leunclavii. Dans la nuit dans laquelle il se saisit des généraux, il fait un songe qui fait beaucoup d’impression sur lui, quoiqu’il le croie ambigu. Ib. p. 295. L’éternûment lui paroît un heureux présage, de même qu’à toute l’armée. Ibid. p. 300. Étant arrivé à la riviere de Centrites, il fait un autre songe, qui lui paroît très-important, aussi-bien qu’à Chirosophe, qui partageoit le commandement avec lui. Id. lib. IV, p. 323. Les Grecs souffrent beaucoup d’un vent de Nord, lequel cesse aussi-tôt qu’on lui a offert un sacrifice. Ibidem, p. 329. Sur le point d’établir une colonie, il differe d’en prendre la résolution jusqu’à ce qu’en secret il ait consulté les victimes. Lib. V, p. 359. Il exerce lui-même la fonction d’augure avec beaucoup d’habileté. Ibid, p. 361. Il est déterminé par l’état des victimes à refuser le généralat en chef qu’on lui offre, Lib. VI, p. 17. Cléandre, le Lacédémonien, le refuse pour la même raison, quoiqu’il ait grande envie de l’accepter. Ib. p. 392. Xenophon rappelle un vieux songe, avec l’interprétation qui en avoit été faite, lorsqu’il s’étoit joint, pour la premiere fois à Cyrus. p. 37. Il fait mention du lieu par lequel Hercule descendit aux enfers : il parle de cet événement en homme qui le croit vrai il dit qu’on en voit encore les traces. Ib. p. 375. L’armée risque de périr de faim, parce que les auspices lui défendent d’avancer, p. 382, 383 L’augure Euclide ne veut pas croire que son ami Xenophon soit revenu de l’expédition sans argent : il consulte les entrailles des victimes, & il y voir clairement que la chose est vraie. Lib. VII, p. 425. Notre philosophe, ayant conçu le projet d’augmenter les revenus des Athéniens par le moyen des mines, exhorte à consulter l’oracle avant de rien entreprendre. De rat. red. p. 932.
    Pour peu que l’on examine ces faits avec attention, on verra que ce n’étoient pas la des forces de politique : dans ces siecles l’hypocrisie ne procuroit pas de grands avantages, ou plutôt n’en procuroit aucuns. Il paroît d’ailleurs, par un autre ouvrage de Xenophon (*), qu’il était taxé d’hérésie, ce qui n’arrive jamais aux dévots politiques. Cette méme raison me persuade que Newton, Locke, Clarke & d’autres ont adhéré sincérement à la foi arrienne, ou socinienne, qu’ils professoient ; & j’oppose toujours cet argument aux libertins qui veulent absolument faire passer ces grands philosophes pour des hypocrites.
    (*) Memorabilia. [Ep. 14.] & Juvenal [Sat. 2.] disent également qu’il n’y a point de petit garçon, ni de vieille femme assez imbécille pour croire les descriptions que font les poëtes de l’état après la mort. D’où vient donc que Lucrèce exalte si fort son maître pour nous avoir délivrés des terreurs d’une autre vie ? Il se peut que le gros des hommes ait été alors dans les dispositions du Céphale de Platon : tant qu’il étoit jeune, & qu’il se portoit bien, il plaisantoit sur toutes ces histoires ; mais devenu vieux & infirme, il commença à appréhender qu’elles ne fussent vraies. De Rep. lib. I. Cela arrive encore assez fréquemment de nos jours.
  83. Pro Cluentio, cap. 61.
  84. De bello Catilinario.
  85. Cicéron [Tusc. Qu. Lib. I, cap. 5, 6,] Seneque
  86. Sextus Empir. adv. Mathem. L. VIII.
  87. Mem. lib. I.
  88. Les anciens croyoient que les dieux étoient renfermés dans le ciel, on voit dans Lucien que la doctrine de leur toute-présence passoit pour une opinion singuliere, pour un paradoxe philosophique, Hermotimus, sive de sectis.
  89. Plut. de superst.
  90. Necromantia.
  91. La mythologie nous donne le dieu Bacchus pour inventeur de la danse & du théâtre : les représentations théatrales faisoient autrefois partie du culte public, on les exécuta dans les occasions les plus solemnelles, souvent même on y eût recours dans des tems de peste, comme à un moyen d’appaiser la colere des dieux. Il n’en est plus de même : dans ces derniers tems sur-tout les dévots se sont fortement élevés contre les spectacles : un savant théologien a nommé le théâtre le vestibule de l’enfer.
    Pour se convaincre qu’il est possible de représenter la divinité d’une façon plus odieuse encore, & moins assortie à la saine morale, on n’a qu’à lire un passage du chevalier Ramsay, écrivain qui avoit du goût & de l’imagination : il n’étoit rien moins qu’ennemi du christianisme ; il étoit au contraire animé du desir le plus louable d’être orthodoxe : la trinité, l’incarnation, la satisfaction, qui sont les doctrines les plus exposées aux traits des esprits forts, ne révoltèrent point son entendement ; il n’y eut que celles de la prédestination & de la réprobation éternelles qui fissent pâtir son humanité, dont il paroît avoir été amplement partagé : «Quelles étranges idées, dit-il, se formeroit de notre sainte religion un philosophe indien ou chinois, s’il falloit qu’il en jugeât d’après les systêmes des esprits forts de nos jours & de nos pharisaïques docteurs ? …
    Après avoir proposé avec force les objections connues contre ces dogmes, voici comment il finit.
    C’est ainsi que nos incrédules, nos chrétiens judaïsans, nos docteurs de fatalisme ont défiguré les saints & sublimes mysteres de la foi : c’est ainsi qu’ils ont confondu la nature du bien & du mal : c’est ainsi que transformant les passions les plus monstrueuses en attributs divins, & les mettant dans l’essence éternelle, comme autant de perfections, ce qui rend les hommes coupables des plus énormes forfaits, ils ont surpassé le paganisme dans l’art de blasphêmer ! Les payens les plus grossiers se contenterent d’ériger en dieux la volupté, l’inceste & l’adultere ; les prédestinateurs divinisent la cruauté, la colere, la fureur, a vengeance, tous les crimes les plus noirs & les plus exécrables.» V. Principes Phil. de la Rel. Nat. & Révél. par le chevalier Ramsay, P. II, p. 401.
    Par d’autres endroits l’on voit que cet auteur ne croit pas le systême des Arminiens, ni celui des Molinistes fort propre à adoucir cette doctrine : s’étant ainsi exclus de toutes les sectes chrétiennes, il se voit réduit à proposer lui-même un systême de son invention : c’est une espece d’origénisme, qui suppose la préexistence des ames humaines & brutes, de même que la conversion & le salut éternel de tous les hommes, animaux & diables. Cette opinion lui étant particuliere, nous ne nous y arrêterons pas : au reste, si les idées de cet écrivain ingénieux m’ont paru dignes d’être rapportées, ce n’est pas que je prétende en garantir la justesse.
  92. Ovid. Met. lib. IX, v. 501.
  93. Dictator clavis figendæ causâ, Tit Liv. lib. VII, cap. 3.
  94. Lib. VI.
  95. On le trouve dans Diodore de Sicile, lib. XII.
  96. Diod. Sic. lib. XX.
  97. Cicero, Catilin. I. Sallust. de bello Catilinario.